Tristesse et joie

 

 

Ô soleil, est-ce toi qui viens dorer la cime

Dont le gel flétrissait la première verdeur ?

Est-ce toi, doux printemps, dont le souffle m’anime

Et rend à mon esprit la joie avec l’ardeur ?

 

Mon mal est donc passé ! qu’il fut long, qu’il fut sombre !

Je n’avais point connu de pareil serrement ;

Entrevoir des travaux nobles, vastes, sans nombre,

Et ne pouvoir agir ni parler : quel tourment !

 

J’ai pleuré quand j’ai vu que s’épuisait ma sève,

Que la Muse pour moi n’avait eu qu’un éclair,

Que la gloire fuyait, que ce n’était qu’un rêve

Cet avenir si beau, cet horizon si clair !

 

J’ai pleuré plus encor quand, la céleste flamme

Réchauffant par hasard mon languissant esprit,

Les hommes en courant éteignaient dans mon âme

Ce flambeau qui demande un solitaire abri…

 

Alors, par un besoin de la nature humaine,

Je veux, pour exprimer le mal que je ressens,

Peindre l’homme qui marche où la force le mène,

Rongé jusqu’au tombeau de désirs impuissants ;

 

Et d’une plume aussi brûlante que mes larmes

J’ébauchais le tableau de ce martyre humain...

Mille objets distrayants, des plaisirs, des alarmes,

Arrêtèrent encor mon esprit et ma main ;

 

Et je fus triste alors de ne pouvoir maudire...

Mais aujourd’hui, Seigneur, vous me rouvrez les yeux :

Je ne veux plus me plaindre, et j’aime mieux sourire,

Sourire en cheminant sur la route des Cieux !

 

J’accepte l’existence ainsi que me la donne,

Mon Dieu, votre ineffable et gratuite bonté :

Aux maux qu’elle comprend, soumis, je m’abandonne,

Je ne veux à jamais que votre volonté !

 

Je ne gémirai plus devant l’incertitude

D’un avenir obscur, banal ou glorieux ;

Je ne gémirai plus, dans ma stérile étude,

De ne pouvoir frapper un vers harmonieux...

 

J’accepte de vos mains grandeur, ignominie :

Les trésors superflus comme la pauvreté ;

J’accepte le talent, j’accepte le génie :

J’accepte encor, Seigneur, la médiocrité !

 

Désormais je vous aime, ô Dieu de mon enfance !

Faites de mon néant tout ce que vous voudrez ;

Je veux fuir avec soin le mal qui vous offense,

Accomplir tout le bien que vous m’inspirerez.

 

J’aurai mon rang, mon nom dans les nobles phalanges

Soutenant au grand jour vos droits et votre honneur,

Ou sans humain écho je dirai vos louanges

Dans une ombre où ma foi trouvera le bonheur.

 

Le corps retient mon vol dans les sphères prochaines,

La matière partout borne mon horizon :

Mais je veux sans gémir porter ces lourdes chaînes,

Je veux voir sans pleurer les murs de ma prison !

 

Comment donc murmurer quand vous m’avez fait naître :

Quand je n’ai rien, Seigneur, qui ne vienne de Vous !

Que désirer encor si j’ai pu vous connaître,

Vous, l’immense Océan qui déborde sur nous ?

 

Mon Dieu, pour embellir notre pèlerinage,

N’avons-nous pas des fleurs sur le bord des chemins ?

Et ne trouvons-nous pas, au moment de l’orage,

De célestes abris disposés par vos mains ?

 

Et ce monde qui pèse à l’élan de notre âme,

N’a-t-il pas des douceurs que nous devons bénir ?

Le soleil aujourd’hui me ranime et m’enflamme :

N’est-ce pas Vous, Seigneur, qui le faites venir ?

 

Si la route est pénible et le devoir austère,

Je suis assez heureux de n’aspirer qu’au Ciel :

Quand le repos m’arrête aux charmes de la terre,

Je suis assez heureux de les goûter sans fiel.

 

Jésus, la vie est douce avec votre présence :

Nul bruit ne peut troubler le cœur de vos élus ;

De nos biens votre amour comble l’insuffisance,

Et quand vous êtes là, les maux ne nuisent plus.

 

Que je jouisse ou non de la gloire qui passe,

De l’or qui se corrompt, du beau qui se ternit,

Dirigeant mon regard au-delà de l’espace,

Tranquille, j’attendrai la mort et l’infini !

 

 

          Avril 1879

 

 

 

Jean CASIER, Chants intimes, 1896.

 

 

 

 

 

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