Citations et extraits

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maurice DENIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En cette fin si croyante tout de même du siècle [écrit en 1896] où l’on voit éclore dans les âmes encombrées des plus savants blasphèmes la petite fleur de la Foi, nous sommes, quelques peintres, bien près de nous convertir, comme fit le vieux Botticelli au temps de Frère Savonarole. Mais nous connaissons mal notre voie.

Il en est toutefois qui pressentent ou qui savent que la Vérité chrétienne définit non seulement le but de leur art, mais les moyens d’art qu’il leur faut employer. Il en est aussi qui ignorent ce que doivent à la discipline de l’Église tous les bons maîtres d’autrefois – dont quelques-uns furent des esprits médiocres, quelques-uns des cœurs sans Foi.

Mais nous sommes tous préoccupés de Dieu. Aujourd’hui, le Christ est vivant. C’est le temps favorable. Il n’y eut pas depuis longtemps d’époque plus passionnée que la nôtre pour la Beauté religieuse, et s’il en est venu comme une mode, dont on se plaint, c’est que quelque chose de vrai se manifeste ainsi.

 

Maurice DENIS, Théories du symbolisme et de Gauguin

vers un nouvel ordre classique, 4e éd., Paris,

Rouart et Watelin, 1920, p. 31.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Oui, c’est le meilleur espoir qu’une de nos œuvres seulement propage et perpétue un peu de Vérité d’en haut. Les peintres ne disent de Dieu que la beauté, la blancheur, la logique harmonieuse. Lorsque la Parole se tait, prononcent les Conciles, le spectacle des images nous raconte encore et nous enseigne la vérité des actes de Dieu.

Une photographie de primitif suffit, dans le désordre et le tumulte de la vie, à nous rappeler ce qu’est notre âme, que ses gestes sont sublimes, et qu’une pure lumière la console à notre insu.

 

Maurice DENIS, Théories du symbolisme et de Gauguin

vers un nouvel ordre classique, 4e éd., Paris,

Rouart et Watelin, 1920, p. 31.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Interrogeons-nous. Qu’est-ce donc qui nous touche dans l’art du Moyen Âge ? Je réponds : c’est sa jeunesse d’âme, sa sincérité, sa naïveté, c’est la simplicité du rapport qu’il établit entre la nature et nous. Et ce qu’il possède en propre de profondément chrétien, c’est précisément cette attitude sincère, naïve, virginale, humiliée en face de la nature, c’est le caractère religieux de son objectivité.

Ni la perfection théologique du sujet, ni la foi qui est de toutes les époques du christianisme, ni le hiératisme, ni le symbolisme, ni l’allégorie dogmatique ne suffisent à créer l’œuvre d’art religieux supérieure. Il faut autre chose, il faut que l’instrument, que l’art lui-même soit conforme à l’esprit chrétien. Oui, ce que nous aimons, c’est que cet art soit un langage dépourvu de tout orgueil et de toute espèce de rhétorique, un langage qui parle directement à nos sens, à notre sensibilité, à notre raison, et sans autre intermédiaire que l’objet naïvement et gauchement représenté. Tout autre art se préfère à ce qu’il dit. " Est laid en art, dit Rodin, tout ce qui est faux, tout ce qui est artificiel, tout ce qui cherche à être joli ou beau au lieu d’être expressif, tout ce qui sourit sans motif, ce qui se manière sans raison, ce qui se cambre et se carre, ce qui n’est que parade de beauté et de grâce, tout ce qui ment. " Dans le domaine du sentiment religieux, le mensonge est insupportable plus que partout ailleurs. Lorsque les jeunes gens qui sont au plafond du Gésu, et que Coypel a imités à la chapelle de Versailles, projettent en trompe-l’œil sur la corniche, l’ombre de leurs jambes élégantes, il nous est impossible de ne pas penser que c’est là une parade de beauté, que ces personnages célestes se cambrent et se carrent comme des dieux de théâtre, qu’ils gesticulent en dehors de la vie et de la vérité, et nous ne pouvons plus prier devant eux.

Je vais plus loin, je dis que nous aimons tellement l’expression sincère que, dans le domaine de l’émotion religieuse, nous irions plus volontiers au pathétique qu’à l’académique ; oui, nous préférons la Sainte-Thérèse de Bernin, les drames de Gréco, le romantisme de Grünewald, tout ce qui est bouillonnant, passionné, le désespoir, le doute, le remords du pécheur, tout ce qui est violent, démesuré, contraire aux règles de l’art. Oui, tout cela plutôt que ce qui est seulement harmonieux et froidement esthétique. C’est par répulsion pour l’art académique, c’est par horreur du mensonge que nous nous tournons avec tant de force vers ce qui est primitif, naïf, simple, enfantin, vrai.

 

Maurice DENIS, conférence prononcée le 16 décembre 1913.

Publié dans Nouvelles théories sur l’art moderne,

sur l’art sacré, Paris, Rouart et Watelin,

1922, p. 151-154.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Aussi loin qu’on peut pénétrer dans le mystère du sentiment religieux, on aperçoit un sentiment naïf de dépendance et de crainte, une sorte d’éblouissement en face de l’inconnu. À cette impossibilité de comprendre le monde et l’être, notre origine et notre destinée, la Foi apporte avec la vérité, le remède d’une humilité joyeuse et la confiance de l’enfant qui croit tout ce que vous lui dites quand vous répondez à son perpétuel pourquoi. L’inconnu pour le chrétien n’existe plus, mais le mystère persiste et il conserve une sorte de tendresse émue pour toutes les humbles choses de la vie que Dieu a faites exprès pour lui et qui lui manifestent Sa gloire tout autant que les plus imposants spectacles. Le chrétien n’a pas besoin en allant voir se lever le soleil d’entendre le discours du Vicaire savoyard. Il avait inventé la nature avant lui. Les merveilles de la création et celles de l’Évangile pour lui se confondent. Le souvenir de l’Évangile ennoblit tout, les semailles, la moisson, le lys des champs, le grain de sénevé et les petits oiseaux du ciel. À la lettre il s’étonne de tout. Tout lui est un miracle perpétuel et charmant. C’est un enfant.

 

Maurice DENIS, conférence prononcée le 16 décembre 1913.

Publié dans Nouvelles théories sur l’art moderne,

sur l’art sacré, Paris, Rouart et Watelin,

1922, p. 154-155.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Une œuvre symboliste, – et remarquez que toute œuvre d’art ancien ou moderne vraiment supérieure est symboliste – doit produire à première vue une émotion analogue à celle qui nous étreint quand nous entrons dans une belle nef de cathédrale. Nous subissons, dès le porche, sans analyser les éléments sensibles de l’harmonieux ensemble constitué par les vitraux, les proportions, l’ornementation, la hauteur, la couleur, etc., nous subissons un ébranlement irrésistible, qui dans l’espèce, est une émotion religieuse... Tous nos souvenirs confus ainsi revivifiés, toutes nos forces subconscientes ainsi mises en branle, l’œuvre d’art digne de ce nom crée en nous un état mystique ou du moins analogue à la vision mystique, et en un certain sens et dans une certaine mesure, nous rend « Dieu sensible au cœur ».

 

Maurice DENIS, conférence faite à la

Guilde de Notre-Dame, 1918.

Publié dans Nouvelles théories sur l’art moderne,

sur l’art sacré, Paris, Rouart et Watelin,

1922, p. 175.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Que cherchons-nous dans la Religion ? Ni une morale, ni une consolation, ni une musique émouvante, ni ce mystère qui flatte nos aspirations intimes. Non, nous cherchons la vérité. Si la Religion est fausse, je me moque de la Religion.

Eh bien, je ne veux rien voir à l’église qui ne soit pas vrai, qui ne soit pas sincère, qui soit truqué. Quand un prédicateur me conte des anecdotes édifiantes inventées de toutes pièces, j’enrage : il parle dans la chaire de Vérité : il me doit la Vérité, rien que la Vérité. L’idée d’une tromperie, d’une hypocrisie, et par extension du mot upocrites, tout ce qui sent le théâtre, tout ce qui sent l’optique du théâtre, et donc, le trompe-l’œil, est choquant pour un chrétien.

Je ne supporte pas qu’un tableau à l’église me donne l’illusion de la nature, ni qu’il soit une restitution archéologique et photographique, dans le genre du Musée Grévin, des scènes de l’Écriture. Et de même si les figures que vous représentez me montrent des sentiments affectés, des yeux blancs, des gestes d’acteurs, je me révolte, je me refuse à être dupe.

Je demande que par un effort de transposition – de Symbolisme ! – vous essayiez au moins de promouvoir, d’installer dans un plan supérieur le sentiment et les personnages représentés ; que vous les peigniez de telle façon qu’ils aient l’air d’être peints, soumis aux lois de la peinture, qu’ils ne cherchent pas à me tromper l’œil ou l’esprit. C’est le moyen qu’ils aient du style. Et c’est ce que j’appelle : vérité.

 

Maurice DENIS, conférence faite à la

Guilde de Notre-Dame, 1918.

Publié dans Nouvelles théories sur l’art moderne,

sur l’art sacré, Paris, Rouart et Watelin,

1922, p. 184.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Il fut un temps où, d’après les conciles, le but du peintre était de raconter aux illettrés le fait religieux, les vérités de la Foi. Encore le faisait-on au Moyen Âge avec des artifices destinés à suggérer ce qui, plastiquement, est inexprimable. À plus forte raison aujourd’hui que tout le monde sait lire, le peintre religieux n’est plus un peintre d’histoire. Tout artiste doit être poète. De la musique avant toute chose, disait Verlaine. Que le peintre soit Fra Angelico, Rembrandt ou Puvis de Chavannes, ce ne sont pas ses qualités d’historien, ce n’est pas sa documentation qui importent, mais la ferveur de l’émotion qu’il communique. Son ambition doit être d’inciter à la prière, de rapprocher l’âme de Dieu, de l’envelopper comme fait l’orgue, d’une pénétrante atmosphère de recueillement et de piété. Comme la liturgie qui ordonne la prière en commun et qui est l’ornement de la prière, l’art doit procurer au fidèle le bénéfice de l’" ascension spirituelle ", selon le mot de Dom Besse. La liturgie, comme l’art, est décorative, puisque son domaine est la beauté ; esthétique puisqu’elle se sert des sons et des couleurs pour émouvoir ; symbolique puisqu’elle établit un perpétuel rapprochement entre les images du texte sacré et les vérités révélées, entre les phénomènes de la nature et les phénomènes de la vie intérieure.

Si donc je suis bien pénétré de cette théorie des correspondances, et si je suis chrétien, je puis faire entrer toute la nature, toute la vie moderne, toutes les ressources de ma sensibilité dans l’œuvre destinée à l’église. Un tel art oblige à un effort de sincérité et pour ainsi dire d’introspection qui exclut le convenu et par conséquent l’académisme. Représenter, symboliser nos émotions religieuses par des formes et des couleurs, c’est travailler sur notre fonds le plus intime. L’œuvre d’art naît ainsi de l’expérience personnelle de l’artiste. Au lieu d’un système d’allégories ou de hiéroglyphes froid, banal, figé, au lieu d’un réalisme sentimental de qualité douteuse, l’artiste chrétien nous doit donner un art vivant, et parler le langage de son cœur. Je vois là une sorte d’ascèse qui met au service de la Foi notre excès de sensibilité. Eh ! sans doute, il y a eu et il y aura d’autres formules, l’art chrétien est inépuisable mais s’il doit traduire les aspirations de chaque époque, n’est-ce pas la forme d’art qui convient le mieux au temps présent ?

 

Maurice DENIS, conférence faite à la

Revue des jeunes, 1919.

Publié dans Nouvelles théories sur l’art moderne,

sur l’art sacré, Paris, Rouart et Watelin,

1922, p. 232-234.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Les artistes du Moyen Âge ne sont pas des ignorants ; ils connaissent leur religion et la pratiquent. Ces chrétiens du XIIIe siècle croient, d’une autre façon, mais pas plus que les chrétiens de nos jours. Ne nous faisons pas d’illusions, ce ne sont pas des saints. Mais ils se sentent les porte-parole de la chrétienté. Ils vivent au sein d’une civilisation chrétienne ; tout dans les sciences, dans l’histoire, sacrée ou profane, tout est dans l’ordre divin, tout est subordonné à la Vérité révélée. L’ensemble de la nature créée dépend de cet ordre surnaturel, et particulièrement les créatures visibles et tangibles dont l’artiste s’inspire, qu’il « pourtraict al vif ».

C’est une situation bien différente de celle de l’artiste chrétien moderne, hésitant, tiraillé entre les doctrines, les styles, les écoles, le présent, le passé. Au milieu de l’indifférence ou de l’hostilité, parmi tous les courants d’air, il s’efforce d’entretenir la flamme. Mais, vis-à-vis de la nature, il n’a pas l’aisance des anciens. S’il s’évade des conventions admises par les bien-pensants, il tombe dans le maniérisme à la mode. Il y a des " trucs " religieux, ou des nouveautés éphémères. Il n’échappe pas à l’esprit de système. Depuis vingt ans nous avons changé de formules, mais de nouveaux poncifs se sont installés, et c’est toujours à recommencer...

Le verrier de Chartres, quand il avait reçu le programme ou le dessin des mains de l’architecte, devait inventer le jeu des couleurs, trouver dans ses gammes transparentes des mélodies expressives. Quel que soit le sens dogmatique ou iconographique, quelle que soit la lisibilité de ces mosaïques de verre dont on ne devine le sujet qu’après un long examen, elles nous ravissent, et même nous ravissent en Dieu, parce que la couleur, comme l’orgue, comme le lyrisme et la poésie a un magique pouvoir sur l’esprit.

Le verrier les réalisait avec ses traditions de métier, avec son sentiment, son goût naturel. Il choisissait ses éléments comme la brodeuse ou la modiste choisit les siens ; il savait quels tons devaient chanter le mieux, là-haut, dans la clarté du ciel.

Il faut renoncer à trouver ici la trace d’un accent de Foi personnel, comme celui que les figures humaines conservent dans l’ouvrage des sculpteurs. Cette richesse, cette profusion d’accords et d’harmonies subtiles est un poème à la gloire du Créateur, de la même façon que la polyphonie palestrinienne, ou que la nature au printemps. Je me souviens des tapis de fleurs que l’on voit en avril aux environs du lac de Génésareth et sur la route de Jéricho. Parmi ces mauves, ces jaunes, ces bleus, ces blancs délicats, relevés de vives notes d’anémones rouges, j’ai retrouvé la palette des verrières de la mosquée d’Omar. Les peintres de Chartres s’inspiraient des jardins français, de nos fleurs des champs, et peut-être s’avisaient-ils de chercher des correspondances entre la couleur de leurs rêveries et les harmonies que fournissaient à leurs yeux émerveillés les belles matières transparentes.

 

Maurice DENIS, Charmes et leçons d'Italie,

2e éd., Paris, A. Colin, 1935, p. 174.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

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Le mystère comporte une certaine obscurité ; l’ombre impénétrable des mauvais tableaux de sainteté qui ont noirci, ou le clair obscur magique des chefs-d’œuvre de Rembrandt. Il faut que l’œuvre d’art religieux ait quelque chose d’incompréhensible, de secret, qu’elle soit comme une langue morte dont on ne saisit que quelques mots, comme le latin des psaumes et des hymnes.

Carlo Dolci et Rembrandt... Entre ces deux pôles, le miracle de pureté d’un Fra Angelico. Il y a encore le hiératisme, et ces grandes allégories mystiques dont l’archaïsme évoque la pérennité de l’enseignement de l’Église, symbolise le caractère éternel de la Vérité.

Les sujets abstraits compliquent la difficulté de satisfaire à la fois l’art et le public. Ils sont ou trop rebelles à l’essor de l’imagination créatrice, ou trop éloignés du pittoresque naturel. Et nous n’avons pas le droit de nous désintéresser du pèlerin de Lisieux.

Si l’on revenait à l’Évangile.

 

Maurice DENIS, Charmes et leçons d'Italie,

2e éd., Paris, A. Colin, 1935, p. 179.

 

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,

par Camille Bourniquel et

Jean Guichard-Meili,

Cerf, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

 

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