Citations et extraits

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Romain ROLLAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Durant les cinq ans de captivité, où la vie était comme obstruée, elle refluait vers ses sources. J’ai rouvert mes vieux grands livres : Homère, Beethoven, les Évangiles.

Je n’avais point relu ceux-ci, depuis l’enfance. Je les nommais : « l’Évangile », sans distinguer entre les quatre bouches annonciatrices de la Bonne Nouvelle. Il m’en restait des souvenirs fragmentés, mal liés ensemble, mais très vivants. Ce furent même les doutes émis sur cette vie authentique par les rationalistes de notre temps qui ont réveillé en moi sa présence. Car à quelques doutes que puisse mener l’étude philologique des textes, je trouve d’une incroyable pauvreté psychologique ceux qui n’ont vu dans ce grand drame humain qu’un jeu de symboles et d’allégories, une crise abstraite de l’esprit, procédant de l’idée théologique au fait réel inventé et doutant que Jésus ait jamais existé.

Ce dont je suis sûr, au contraire, comme de ma propre existence, c’est de celle de Jésus. Son humanité m’est attestée par les beaux récits, naïfs, sincères, des Évangiles, que jamais un abstracteur de quintessence idéologique n’eût pu inventer : car ils abondent en traits spontanés et imprévus, comme l’apparence de faits dans la nature ; et tantôt ils livrent des faiblesses des narrateurs, que ceux-ci étaient les seuls à connaître, tantôt les grandes paroles qu’ils transmettent passent trop haut par-dessus leurs têtes, pour qu’elles aient pu sortir de leurs âmes probes, mais timorées.

De la divinité du Christ et de son message, je ne parle pas ici. C’est une autre question. Mais qu’homme il ait été, qui donc en pourrait douter ? Je douterais plutôt de l’existence de César. Car César fut. Jésus continue d’être. Il est présent. Sa voix qui n’est qu’à lui, même quand elle paraît s’inspirer des Livres Saints avant lui, devance, pas moins ni plus que les temps d’autrefois, les temps d’aujourd’hui. Il est toujours le Maître, beaucoup plus que d’une Église, embourbée dans le siècle, d’une élite de cœurs humbles, fermes et fidèles au Royaume de Dieu, qui est la plus haute mission fixée à l’humanité.

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Les variations des Évangiles, bien loin de me les rendre suspects, m’assurent de leur vivante authenticité. Ils ne répètent pas uniformément une tradition apprise.

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Si nous n’avions pas Jean, l’Évangile manquerait du cœur de son cœur ; tous ces beaux, intelligents, profonds, subtils entretiens seraient privés de leur couronnement ; nous n’aurions point la sublime confession dernière, où l’âme se livre, jusqu’en ses secrets les plus intimes, avec une effusion de tendresse, qui prend congé de ses bien-aimés : – tout le divin Entretien après la Cène. Mais qui l’eût pu écrire, sinon « le disciple que Jésus aimait » ? Toutes ces pages viennent du cœur (vom Herzen zu Herzen), du cœur de Jésus, du cœur de Jean qui y est baigné.

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Ce n’est pas eux qui l’ont choisi, c’est lui qui a choisi ses amis. (« Non vos me elegistis : sed ego elegi vos et posui vos... », Jean, XV, 16.) Et l’on sait quels il a choisis : des pauvres, des humbles, des pêcheurs de Galilée, un publicain décrié, etc. (Il serait intéressant d’avoir l’origine exacte et la situation de chacun des apôtres.) Il les a « choisis et retirés du monde » (« quia vero de mundo non estis, sed ego elegi vos de mundo », XV, 19). Ils ne font plus partie du monde. Le monde leur est opposé et les hait, comme il a haï leur maître. Et il faut qu’il en soit ainsi, pour que le monde achève sa perdition et que s’accomplisse ainsi la Loi (XV, 24-25). – Mais on sent dans le ton de commisération affectueuse que Jésus a de la peine des épreuves que ses amis subiront, et qu’il tâche de les rassurer, de les consoler. Il ne les abandonne pas. Il est utile même qu’il s’absente auprès du Père car il leur enverra un Défenseur, – ce Défenseur (le Paraclet) « qui mettra le monde dans son tort », « arguet mundum de peccato..., etc. » (XVI, 8), et qui leur révélera la vérité tout entière (« ille Spiritus veritatis docebit vos omnem veritatem », XVI, 13).

Ils ont bien du mal à comprendre. Et même quand ils semblent enfin comprendre et croire, Jésus a un sourire triste, car il sait bien que dans un instant ils vont se disperser et l’abandonner. Mais point de reproche ! Il n’est préoccupé que de les consoler, – « qu’ils aient la paix en lui. Vous aurez à souffrir dans le monde ; mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde. » (« ... ut in me pacem habeatis. In mundo pressuram habebitis ; sed confidete, ego vici mundum. » XVI. 33).

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Ils ont bien du mal à comprendre. Et même quand ils semblent enfin comprendre et croire, Jésus a un sourire triste, car il sait bien que dans un instant ils vont se disperser et l’abandonner. Mais point de reproche ! Il n’est préoccupé que de les consoler, – « qu’ils aient la paix en lui. Vous aurez à souffrir dans le monde ; mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde. » (« ... ut in me pacem habeatis. In mundo pressuram habebitis ; sed confidete, ego vici mundum. » Jean, XVI, 33).

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Jésus leur expose, dans Matthieu, la Loi nouvelle que les élus ont la charge de porter parmi les hommes. Le légiste Matthieu se donne beaucoup de peine pour démontrer que la Loi ancienne demeure intacte ; et il affirme, avec une vigueur singulière :

« N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes. Je ne suis pas venu abroger, mais parfaire. Je vous le dis en vérité ; jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un trait de lettre ne passera de la Loi que tout ne s’accomplisse. » (V, 17-18.)

Mais l’interprétation que Jésus donne de ces commandements est un tel « surpassement » (« nisi abundaverit justitia vestra plus quam scribarum et pharisaeorum... », V, 20) qu’elle apparaît comme leur désaveu absolu, et qu’elle se pose délibérément en antagonisme avec chacune de leurs prescriptions. L’intention d’opposition est manifeste.

« Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens... Et moi, je vous dis... » (V: 21-22 ; 27-28 ; 33-34 ; 38-39 ; 43-44). La formule revient, par cinq fois, identique, comme un défi. L’esprit combatif est évident. Jésus n’attend pas qu’on l’attaque. Il prend les devants, il arrache les masques aux « hypocrites dans les synagogues et dans les rues » (ou dans « les coins des places ») (VI, 2, 5, 16). Il est remarquable qu’il oppose au culte public et extérieur la prière secrète (VI, 6 et suiv.), seul à seul avec Dieu, et qu’il en donne même la formule immortelle (le Pater, VI, 9 et suiv.) ; il rétablit l’intimité avec le Père, il rend la confiance en lui (VII. 7 et suiv.). Et de tout le reste il fait peu de cas. Cette Loi et ces Prophètes, dont il a assuré qu’il ne changerait pas un iota, il ira jusqu’à les annuler, au bénéfice de cette seule règle intime : « Faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît. C’est toute la Loi et les Prophètes. » (« Haec est enim lex et prophetae. » VII, 12). C’est un enseignement tout révolutionnaire. Il ébranle les fondations du culte et de la justice officiels. Sans doute, c’est pour poser des conditions très strictes de « perfection » (V, 48) et de « porte étroite » (VII, 13), qui rendent l’accès plus difficile que toute ancienne Loi. Mais les foules qui écoutent sont plus sensibles aux destructions qu’elles entendent proclamer des puissances établies qu’aux sévérités annoncées de l’ordre nouveau. On les voit saisies d’admiration par le ton d’autorité du prophète, non moins que par le sens de ses paroles impérieuses. « Et factum est cum consummasset Jesus verba haec – quand Jésus eut terminé ce discours – admirabantur turbae super doctrina ejus : erat enim docens eos sicut potestatem habens et non sicut scribae eorum et pharisaei » (VII, 28-29). – « Sicut potestatem habens », comme s’il avait le pouvoir en main, s’opposant là aux prescriptions livresques des pharisiens. On dirait d’un agitateur social. Et il faut penser qu’aux alinéas qui précèdent ce discours, il est dit que ces « turbae », ces foules innombrables, étaient venues de toute la Palestine : « de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée, de la Transjordanie » (IV, 25). Il y a de quoi soulever l’effroi des éléments conservateurs et la méfiance des maîtres du pouvoir. Toute cette première partie de l’activité de Jésus dans Matthieu se déroule, au milieu du délire des foules, dans une atmosphère de miracles et dans l’attente ou l’annonce d’une sorte de Révolution.

Prenons-y garde ! La réaction hostile des scribes et des pharisiens ne se manifeste (dans Matthieu) qu’assez tard, – au septième miracle (guérison du paralytique) où, l’entendant remettre ses péchés au malade, ils se disent « entre eux » : « Cet homme blasphème ! » (IX, 3.) De ce moment, ils ne cessent plus de l’observer avec malveillance (festin chez Matthieu, IX, 11), ils attribuent ses pouvoirs de thaumaturge aux démons (IX, 34 – X, 24), ils l’accusent de violer les règles du sabbat (XII, 2, 10), ils cherchent un prétexte à accusation.

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Aux grands prêtres et aux anciens du peuple, qui lui offrent la discussion, Jésus ne répond que par des paraboles menaçantes – les vignerons homicides (XXI, 33-41), les invités discourtois ou la robe nuptiale (XXII, 1-44) – et des paroles hautaines et outrageantes. En termes non voilés (« les grands prêtres et les pharisiens comprirent que c’est d’eux qu’il voulait parler », XXI, 45), il leur annonce non seulement leur propre déchéance, mais celle de leur race, de la nation juive. « Je vous le dis, le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une nation qui en produira des fruits. » (XXI, 43.) De telles menaces seraient un crime inexpiable pour le chauvinisme de toute nation ; combien plus pour l’esprit de suprématie exclusive de la nation juive et pour son orgueil forcené ! Aussi sadducéens et pharisiens s’accordent pour le frapper : « Ils cherchaient à s’emparer de lui ; mais ils craignaient les foules » (XXI, 46) ; et cette crainte même ajoutait à leur volonté d’en finir avec ce danger. Ils lui tendent des pièges, par des questions insidieuses, comme celle de l’impôt de César (XXII, 15-22), où la réponse, quelle qu’elle fût, devait prêter à une accusation de forfaiture. Jésus, qui n’en est pas dupe, s’en tire avec la souveraine aisance ironique que l’on sait. Toutes les pointes s’émoussent contre lui. Et c’est lui qui finit par embarrasser ses adversaires par ses ripostes. « Personne ne fut capable de lui répondre ; et, à partir de ce jour, personne n’osa plus lui poser de question. » (XXII, 46.)

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Jésus ne dit pas seulement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il dit : « Tu aimeras le moindre de mes frères (« unum ex his fratribus meis minimis »), – (il dit : « mes frères » et non pas « tes frères »), – un de ces tout petits (« unum de minoribus his »), de ces affamés, de ces étrangers, de ces malades, de ces prisonniers, – tu l’aimeras comme moi-même. Car c’est moi-même. Ils sont moi-même. Et ce que vous leur faites, c’est à moi-même que vous le faites. » (Amen, dico vobis, quamdiu fecistis uni ex his fratribus meis minimis, mihi fecistis... Amen, dico vobis ; quamdiu non fecistis uni de minoribus his, nec mihi fecistis. » (XXV, 40, 45).

C’est la plus grande parole, peut-être, des Évangiles ; et n’eût-il fait que nous la transmettre, Matthieu en serait immortalisé. Qu’il eût le sens exact de sa grandeur, le prouve la place qu’il lui a assignée : au terme, au faîte de tous ces discours du Christ, à l’avant-veille de sa Passion.

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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Ce que Luc a de mieux, c’est son Évangile de l’enfance – de la double enfance, de la vie prénatale de Jean-Baptiste et de Jésus. C’est un trésor, que nous devons à Luc seul ; et Luc l’avait recueilli, très probablement, de la bouche même de la Vierge : qui d’autre aurait pu le lui raconter ? Et par deux fois, il l’a noté :

– (après l’adoration des bergers) : « Marie retenait toutes ces choses, les méditant dans son cœur. » (« Maria autem conservabat omnia verba haec conferens in corde suo. » II. 19).

– (après l’épisode de l’enfant Jésus, âgé de douze ans, parmi les docteurs) : « Sa mère conservait toutes ces paroles dans son cœur. » (« Et mater ejus conservabat omnia verba haec in corde suo. » II. 51).

Tout ce récit, d’une grâce légendaire et d’une extrême précision (rien de précis comme les conteurs de légendes), est un chef-d’œuvre de suavité poétique. La prose ne suffit pas à l’exprimer. Comme au printemps les bourgeons s’ouvrent, il en jaillit l’irrésistible élan de brûlantes effusions lyriques, – l’immortel Magnificat de Marie (I. 46-55), le cantique de Zacharie (I. 68-79), et celui du vieillard Siméon (II. 29-32), le « Nunc dimittis ». – Luc n’a rien écrit de plus parfait. C’est la Pastorale des Évangiles.

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

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« Mon commandement, c’est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés. D’amour plus grand nul ne peut avoir que de donner sa vie pour ses amis. » (« Majorem hac dilectionem nemo habet, ut animam suam ponat quis pro amicis suis », Jean, XV, 13.)

Mais qui sont ces amis ? – Les amis sont ceux qui l’aiment ; et ceux qui l’aiment sont ceux qui suivent ses commandements. – « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. » (« Vos amici mei estis, si feceritis quae ego praecipio vobis », XV, 14). – « Qui a mes commandements et qui les garde, voilà celui qui m’aime. Et celui qui m’aime... mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (XIV, 21-23).

D’ailleurs, ce n’est pas eux qui l’ont choisi, c’est lui qui les a choisis. (« Non vos me elegistis, sed ego elegi vos... » XV, 16).

Il les a choisis et retirés du monde. (« Quia vero de mundo non estis, sed ego elegi vos de mundo, propterea odit vos mundus... » XV, 16.) C’est un corps élu, voué à la haine du monde, afin de mettre le monde dans son tort, et que le monde soit jugé selon son tort (XVI, 8 et suiv.) – Il y a scission nette entre les Amis et le monde (que régit « le prince du monde », Satan). Ce sont deux camps. « De mundo non sunt, sicut et ego non sum de mundo » (XVI, 14-16). (Mot dangereusement exclusif : il y aurait donc une partie de l’Être, dont le Fils de Dieu ne serait pas ?) – Eux, les amis, ne font plus qu’un avec Dieu, et c’est en ceci que consiste l’œuvre de Jésus, et, après lui, de l’Esprit : « ut dilectio, qua dilexisti me, in ipsis sit, et ego in ipsis » (« afin que l’amour dont tu m’as aimé, Père, soit en eux, et moi en eux », XVII, 26, fin du dernier Entretien).

 

Romain ROLLAND, Au seuil de la dernière porte,
Entretiens sur les Évangiles
, Correspondances et inédits,
Éditions du Cerf, 1989.

 

 

 

 

 

 

 

 

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