Du surnaturel chez les Sauvages

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

ALASTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous ce titre nous apportons à nos lecteurs un choix de documents puisés aux meilleures sources, complément indispensable de nos études. Rien n’est plus attrayant, en effet, que de suivre pas à pas les développements de la croyance humaine : et les peuples de civilisation peu avancée, plus près de la Nature, nous offrent naturellement un champ d’exploration inépuisable. Il ne s’agit point, ici, d’un travail d’ensemble, d’un ouvrage d’idolâtrie comparée, mais simplement d’un recueil de matériaux, nous insistons sur ce point. Aussi notre présente rubrique ne suivra-t-elle pas toujours numéro par numéro, mais se présentera seulement au fur et à mesure de nos trouvailles au cours de nos recherches parmi l’œuvre innombrable des voyageurs de tous les temps comme de tous les pays.

N.D.L.R.      

 

 

« Les esprits malfaisants qui passent pour habiter les forêts ténébreuses et qui inspirent aux Bongos une frayeur extraordinaire ont des appellations indigènes. Ces êtres redoutables, ainsi que le diable, les sorciers et les sorcières, portent en commun le nom de bitâbhos ; tandis que les esprits des bois se désignent spécialement par celui de rongas. Sont compris dans cette dernière désignation les hiboux de différents genres, qui dans le pays sont principalement les striæ leucotis et capensis ; les chauves-souris, surtout le megaderma frons, qui est très nombreux et qui vole en plein jour d’arbre en arbre ; enfin le ndorr (galago senegalensis), demi-singe à gros yeux rouges, à oreilles dressées, qui fuit la lumière jusque dans le creux des arbres, d’où il ne sort que la nuit. D’autres bêtes nocturnes inspirent également une vive frayeur, non pas à cause du mal qu’elles peuvent faire par leurs armes personnelles, mais en raison de leur pouvoir occulte.

Pour échapper à l’influence de ces mauvais esprits, les Bongos n’ont pas d’autre moyen que l’emploi des racines magiques, dont leurs sorciers de profession font commerce, de même que les fakis vendent des amulettes et des versets du Coran. Il est très rare que, dans le pays, on fasse usage de l’exorcisme, qui, chez les Dinkas, est si profitable aux magiciens.

L’institution des coyours existe également chez les Bongos, où elle porte le nom de belomah. Toutefois, en cas de maladie grave, c’est généralement un sorcier dinka, de la tribu voisine, que l’on fait venir.

Pour les Bongos, ainsi que pour tous les nègres de ces contrées, il n’y a pas d’esprits bienfaisants ; la seule chose que l’on puisse attendre du monde invisible, ou de ses représentants est une influence maligne qui se traduit par des actes plus ou moins cruels. Tous les esprits sont mauvais ; ils n’en connaissent pas d’autres, ils vous l’affirment. L’idée d’un Créateur ou d’un Pouvoir suprême leur est absolument étrangère.

D’après eux, on n’entre en communication avec les esprits qu’au moyen de certaines racines, qui permettent de conjurer le mal ou qui donnent la faculté de jeter des sorts. À cette foi dans la magie peut s’attribuer l’influence que les chefs indigènes exercent sur la masse du peuple, en dehors de l’autorité dont ils sont revêtus. On en trouve la preuve chez les Baris, du haut Nil-Blanc, et chez cent autres peuplades, qui montrent la plus grande déférence à toutes les volontés de ceux qui les dirigent.

Il n’est pas demandé aux chefs bongos de faire pleuvoir ; cette pratique est même inconnue dans le pays. Cela tient probablement à ce qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer les nuages et de mettre ainsi à l’épreuve le talent du magicien.

Tous les vieillards, principalement les femmes, sont accusés d’entretenir des relations plus ou moins étroites avec les esprits. « Ces gens-là, nous disent les Bongos, vont errer dans les clairières, sans autre but que d’y chercher les racines magiques. En apparence, ils dorment paisiblement dans leurs cases ; mais en réalité ils consultent les esprits du mal, afin d’en apprendre la manière de détruire leurs voisins. Ils fouillent le sol et en retirent les poisons dont ils se servent pour nous tuer. » Conséquemment, chaque fois qu’il arrive une mort inattendue, les vieilles gens en sont regardés comme responsables. Or, il est avéré pour tout le monde que l’homme ne meurt naturellement que dans le combat ou faute de nourriture. Malheur donc au vieillard chez qui, en pareil cas, on trouve des herbes suspectes ; fût-il le père ou la mère du défunt, il est condamné.

Nulle part la foi à la sorcellerie n’est plus profonde, nulle part la recherche des faits occultes n’est plus attentive, la punition plus rigoureuse. Il en résulte que chez les Bongos la vieillesse est relativement rare, et que, par l’effet du contraste, le nombre des têtes blanches que l’on voit chez les Diours, leurs voisins, où le peuple ne croit pas à la magie, semble étonnant.

Les Nubiens confirment les Bongos dans toutes leurs superstitions, qu’à vrai dire ils partagent.

Dans l’est du Soudan, pays d’islam, l’entretien roule constamment sur le sahâra, c’est-à-dire sur le sorcier, et les vieilles femmes sont fréquemment assimilées aux hyènes. La plupart des gens du pays tiennent pour certain que les sorciers ont la faculté d’aller, pendant la nuit, se loger dans le corps de ces animaux, où il est impossible de les reconnaître. Lorsque j’étais à Gallabat, il m’arriva d’envoyer un coup de fusil à l’une des hyènes qui infestaient le canton, et de m’attirer de la sorte les vifs reproches du cheik : sa mère, me dit-il, « était une femme-hyène ; comment pouvais-je savoir si je ne l’avais pas tuée ? » Après cela je ne fus pas surpris d’entendre le gouverneur de la zériba de Ghattas raconter ses luttes avec les sorciers et se vanter d’en avoir fait mettre à mort une demi-douzaine le même jour. Peu de temps après, sur la demande d’un Bongo, Idris ordonna l’exécution de deux vieilles femmes, et je ne parvins à lui faire révoquer la sentence qu’en le menaçant d’empoisonner ses fontaines.

Mais dans la frayeur que leur inspire la magie se résume tout le fanatisme des Bongos ; et de quel droit oserions-nous leur reprocher cette crainte ? Malgré leur ignorance, ces êtres primitifs ont cent fois moins d’erreurs superstitieuses que beaucoup de peuples qui se vantent d’être plus civilisés qu’eux. » (Georges Schweinfurth, Au Cœur de l’Afrique, t. I, p. 289-291.)

 

« La croyance à la magie était universelle parmi les gens de mon entourage. Pendant qu’on déjeunait, Mohammed-Amine, un de mes serviteurs, se mit dans la tête que j’avais découvert une plante de laquelle j’allais tirer de l’or. Peu de temps avant, c’était d’un crâne particulier que je devais extraire un poison subtil ; et quand je tuais une antilope, cette chance me venait de la possession de quelque racine merveilleuse. Pour ces êtres-là, pas un fait ne peut avoir lieu naturellement ; toutes les plantes sont pourvues de propriétés magiques, dont, paraît-il, les Européens ont seuls le secret. « Connais-tu l’herbe qui donne la jeunesse perpétuelle ? » demande l’Oriental ; et ce sont des recettes miraculeuses que l’Africain attend du voyageur.

Plus que tous les autres, les Niams-Niams croient à l’existence des racines qui rendent heureux à la chasse. Lorsque de bons tireurs abattent des antilopes et des buffles en nombre inusité, ce n’est pas à eux qu’en revient le mérite ; c’est aux racines merveilleuses qu’ils le doivent. Il en résulte qu’on attache moins d’importance à la manière dont le coup est porté qu’à la possession des charmes ; et cette croyance païenne produit le même effet que le fatalisme des mahométans. Si les Khartoumiens ne s’exercent jamais au tir, s’ils envoient leurs coups à tort et à travers, c’est parce qu’ils ont pour article de foi que chaque balle va d’elle-même au but qui lui est assigné. » (Id. p. 451, 452.)

 

« Aucun des indigènes de la province du Chazal n’a de véritable conception religieuse ; toutefois, les Niams-Niams ont dans leur propre langue un mot qu’ils emploient d’une manière constante pour désigner l’acte d’adoration, tel qu’ils le voient pratiquer par les Nubiens : mais, quand on examine ce terme, qui se dit borrou, on trouve qu’en réalité il se rapporte à l’augure auquel les Niams-Niams ne manquent jamais de recourir avant de se livrer à leurs entreprises.

Ils ont, à cet effet, de petits bancs pareils à celui dont se servent les femmes, et taillés dans le bois du sarcocéphale de Russeger, qu’ils appellent dâmma. La surface du banc est polie avec le plus grand soin. Lorsqu’il est nécessaire de consulter l’augure, un bloc est taillé dans le même bois et poli également à l’un de ses bouts ; on verse une ou deux gouttes d’eau sur le petit banc, on le frotte avec la partie lisse du bois qu’on vient de tailler, en faisant mouvoir le bloc par un mouvement analogue à celui d’un individu qui se sert d’un rabot. Si le morceau de bois glisse aisément, l’affaire en question réussira, cela ne fait pas le moindre doute ; si la glissade rencontre quelque difficulté, l’entreprise est douteuse ; si les deux surfaces deviennent adhérentes et que, suivant l’expression consacré, vingt hommes ne suffisent pas à faire mouvoir le bloc, on est averti d’un échec certain.

Puisque le mot borrou, qui est le nom de cet augure, a été choisi pour désigner les prières des mahométans, c’est donc que le frottement dont il s’agit est considéré par les Niams-Niams comme une pratique religieuse. Je leur ai souvent demandé ce que pour eux signifiait le mot prière : ils m’ont toujours répondu par celui de borrou, en l’accompagnant du mouvement que je viens de décrire.

Cette machine à prier est dérobée avec soin aux regards des musulmans : cependant, à l’époque où nous étions en guerre avec les gens d’Ouando, elle fut souvent consultée par mes Niams-Niams, et, l’oracle m’ayant été favorable, mes hommes se trouvèrent singulièrement affermis dans la confiance que leur inspirait mon étoile.

Les Niams-Niams ont encore d’autres augures, qui sont également en faveur chez différentes peuplades, et dont quelques-uns même sembleraient avoir plus d’autorité que le borrou. En cas de guerre, un liquide oléagineux, extrait d’un bois rouge appelé benghyê, est administré à une poule ; celle-ci vient-elle à mourir, la campagne sera désastreuse ; au contraire, si l’oiseau survit, la victoire est assurée. Une autre façon d’interroger l’avenir consiste à prendre un coq, à le porter à la rivière et à lui maintenir la tête dans l’eau pendant quelque temps, et à plusieurs reprises. Le coq est ensuite abandonné à lui-même : s’il en revient, c’est d’un heureux présage ; s’il meurt, il faut renoncer au projet conçu : l’aventure finirait mal.

À peine trouverait-on un Niam-Niam qui voulût se battre sans avoir consulté l’augure. Ils ont tous une foi pleine et entière dans ses oracles. Ouando, notre ennemi acharné, était parvenu à soulever deux districts contre nous, mais il fit administrer le benghyê à une poule : celle-ci mourut, et il n’osa pas nous attaquer personnellement. Nous étions fort étonnés de ne pas le voir paraître, quand nous apprîmes qu’il s’était réfugié en tremblant au fond d’une retraite inaccessible ; ce qui fut un grand soulagement pour nous. Autrement les choses auraient pu fort mal tourner, car tous nos magasins se trouvaient sur la route du chef : mais ce dernier était parti, et tous les Niams-Niams que nous vîmes alors nous affirmèrent que sa fuite n’avait pas eu d’autre motif que la mort de la poule. Heureux décès qui nous sauva la vie !

Ces épreuves sont généralement employées pour reconnaître l’innocence ou la culpabilité des gens que l’on accuse, soit de magie, soit d’un autre crime.

La croyance aux mauvais esprits, qui est générale parmi les Bongos et les autres peuples de l’Afrique, se retrouve chez les Niams-Niams, Pour ces derniers, la forêt est la demeure des êtres invisibles qui conspirent sans cesse contre les hommes ; et, dans le bruissement du feuillage, ils croient entendre leurs dialogues mystérieux.

De même que la religion naturelle, la superstition est fille de la terre où elle se produit ; elle y germe comme les fleurs des champs et a des rapports intimes avec l’endroit qui la voit naître. Sous leur ciel de plomb, les gens du nord peuplent toutes les cavernes, toutes les ruines de spectres irrités et vengeurs. Ici, le bois impénétrable, avec ses nuées de hiboux et de chauves-souris, est tenu pour le séjour d’esprits perfides ; tandis que les Orientaux, gens d’un pays dénudé, exposé à tout l’éclat d’un soleil dévorant, craignent surtout le mauvais œil. Le caractère de la superstition dépend de la nature des lieux et devient, à vrai dire, un problème géographique. » (George Schweinfurt, Au Cœur de l’Afrique, t. II, p. 31-33.)

 

« Les amulettes ne se voient pas seulement, et par douzaines, au bras des Croyants ; elles sont attachées aux portes, afin de protéger les maisons contre l’incendie, et suspendues au cou des ânes et des chevaux. Écrire ces talismans, qui sont la copie de tel ou tel verset coranesque, est l’une des occupations les plus lucratives des fakis ; et le métier rapporte infiniment plus en Nubie qu’en Égypte.

Ce sont les fakis du Darfour qui inspirent le plus de respect, en raison du pouvoir qu’ont leurs amulettes de protéger contre les armes à feu. Par leur influence, le plomb se vaporise avant d’avoir atteint son but. De là, chez les Nubiens, que, dans les campagnes entreprises contre cette forteresse du fanatisme musulman, on ne peut tenir compte que des soldats turcs de race blanche.

Fort crédules eux-mêmes, les Turcs n’en rient pas moins de ces superstitions. Le gouverneur de Fachoda me racontait, à ce propos, une histoire qui montre à quel degré d’extravagance en arrivent les Nubiens. Zibêr Râhama, le grand propriétaire d’établissements dont le territoire touche aux provinces méridionales du Darfour, se vanta au dit gouverneur d’être en mesure de narguer la magie des prêtres darfouriens ; il avait fondu à Khartoum vingt-cinq mille thalaris et en avait fait des balles qui échappaient à l’influence des amulettes, celles-ci n’ayant de pouvoir que sur le plomb.

Cette histoire que le gouverneur tenait de la bouche même de Zibêr m’a été confirmée par différentes personnes ; et la fortune de Zibêr ne m’étant pas moins connue que son esprit d’entreprise et sa superstition, je n’ai aucun motif pour douter du fait.

Si jamais le Khédive déclare la guerre au Darfour, ce que tous les amis du progrès et des lumières salueraient avec joie, qu’il n’oublie pas de se munir du précieux métal avant de s’exposer aux talismans du Bokhara d’Afrique.

Dans tout le Soudan musulman, on croit aux propriétés curatives de l’eau dans laquelle on a fait tremper des carrés de papier où sont écrits des passages du Coran ; d’après les Nubiens, cette tisane à l’encre est une panacée des plus efficaces.

Les maladies, toujours d’après les mêmes autorités, se divisent en deux classes : celles qui sont causées par l’haboûb, c’est-à-dire par le vent, et celles qui viennent du damm (ou du sang). Pour rafraîchir et purifier celui-ci, les Nubiens prennent des infusions de poivre, de girofle et d’autres épices.

Pas un jour, à peine une heure ne s’est écoulée, pendant que j’étais dans les zéribas, sans que je fusse témoin d’un acte inspiré par une de leurs superstitions. La crainte du mauvais œil, répandue comme on sait, chez tous les riverains de la Méditerranée, joue le plus grand rôle dans la vie des Nubiens. Jamais on ne voit l’un d’eux prendre un repas tout seul ; on n’entend jamais dire qu’ils aient mangé en secret, et jamais un plat, un vase quelconque où sont les aliments n’est porté au dehors sans être soigneusement couvert.

La langue d’un animal n’est considérée par eux comme étant mangeable que lorsque le bout en a été retranché, attendu que le bout de la langue est le siège des malédictions et des souhaits de malheur ; les malédictions d’un mouton ou d’un bœuf ! » (G. Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, p. 269 à 270.)

 

De la relation du voyage en Guinée des frères Lander, nous détachons le récit qu’on va lire et qui a cours chez les nègres riverains du Niger : « La hauteur du mont Kéza, sa position isolée, sa forme étrange, le distinguent de toutes les autres montagnes et le rendent l’objet d’une attention particulière. Il est grandement vénéré par les naturels de ces contrées. La tradition attachée au mont Kéza est d’une nature très romanesque : ils croient qu’un génie bienveillant en fait sa demeure habituelle et favorite, dépensant autour de lui de bénignes et célestes influences. Ici les affligés sont déchargés de leurs misères, les nécessiteux sont pourvus ; les larmes se changent en sourires ; le mal, le chagrin, la souffrance, sont ignorés, l’austérité même s’y égaye, et les inquiétudes de l’avenir y font place aux jouissances du présent et à une insouciante gaieté. Mais surtout, disent les naturels, c’est ici que le voyageur harassé trouve asile contre l’orage, repos pour ses membres fatigués, les délices de la sécurité et de l’abondance, et le sommeil et les rêves du bien-être. Pour obtenir tout cela, il n’a qu’à faire connaître ses besoins et ses désirs à l’esprit de la montagne ; la réponse à ses supplications est instantanée. Il reçoit de mains invisibles la nourriture la plus délicate et la plus exquise, et quand sa vigueur est revenue, il peut en liberté continuer son voyage ou s’arrêter pour jouir quelque temps des bénédictions de l’esprit du lieu. » (Richard et John Lander, Journal d’une expédition entreprise dans le but d’explorer le cours et l’embouchure du Niger, etc.)

 

 

ALASTER.

 

Paru dans La Haute Science en 1893.

 

 

 

 

 

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