Les Cavaliers de Dieu

par Wilfrid LUCAS,

Poète de la Pensée Profonde.

(Chez Bernard Grasset.)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

ALI-BERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RIEN n’est plus certain, Wilfrid Lucas ne s’adresse pas aux hommes, mais à l’Homme, l’Homme parcelle de Dieu, quand il a conscience de son organisation morale indestructible ou quand il crie son immense espoir, mille fois déçu, mille fois renaissant, de tenir enfin la Vérité.

Un seul poète, avant lui, a commis cette curieuse tentative de se dédoubler, de dédoubler une compagne aimée, de rejeter les deux corps défroqués pour presser, pétrir, interpénétrer les deux âmes divines, les interroger tyranniquement jusqu’à ce qu’elles répondent : « Voilà ce que je suis ! » Ce poète fut Lamartine ; et « La Chute d’un Ange » ne livra pas tout du secret merveilleux que le poète des « Cavaliers de Dieu » veut à son tour arracher au sidéral, au cosmos, qui le détiennent toujours.

Et combien belle est son entreprise ! Il y a de l’héroïsme dans cette haute lutte, et ce qu’il rapporte de cette aperception lointaine est œuvre géante. Cela est tout ensemble un poème, un opéra, un tableau ; oui, tableau, mais démesuré et double – toujours ce dédoublement – une vaste fresque en surimpression, superposant deux visions, sur deux plans, opposant la Lumière à l’Ombre, projection donnant intensément les heurts multipliés du Duel.

Duel du Mal et du Bien, qui laisse les antagonistes brisés mais non vaincus. Ni l’un ni l’autre, nous le savons depuis la création du Monde, ne déposera les armes, renversé, piétiné par son vainqueur.

Qu’est le Bien ? Qu’est le Mal ? Pourquoi se rejoignent-ils toujours ? Pourquoi ces ennemis sont-ils inséparables ? L’Homme cherche, implore, exige de savoir. Il entrevoit la Lueur ; souvent il croit saisir de ses mains avides la fulgurante Clarté. Elle se laisse frôler, elle brûle les doigts trop tôt triomphants, puis s’évanouit. Tout est à recommencer.

Poète de la Pensée Profonde, oui. Mais Wilfrid Lucas est chrétien, ne nous y trompons pas, et son livre est chrétien. De même l’était, après Jocelyn, et malgré l’avis de l’Église, la saisissante mise en scène de la « Chute d’un Ange ». Mais Lamartine était de son temps ; Wilfrid Lucas est du sien. Pour le premier, le Romantisme, qu’attisaient encore des peintres comme Gustave Doré, exigeait l’Horreur dans la Splendeur, voulait jouxter l’Infernal au Céleste, par des saillants brutalement projetés. Dans les « Cavaliers de Dieu », l’Horrible est banni, mais le Mal et l’Angélique restent constamment en présence, solidement appuyés d’une métaphysique dont les matériaux ont été puisés religieusement dans la Bible, sous un signe catholique certain.

Mais Wilfrid Lucas a voulu faire neuf. Dans les « Cavaliers de Dieu », il s’agit de l’Universel, condensé à la taille de l’Homme. L’œuvre n’est donc pas non plus une exégèse : elle reste humaine et dans le fondamental, constamment.

Deux plans, disons-nous. Ils se détachent nettement dans la construction. Ou plutôt il y a deux constructions, l’une interne, l’autre externe ; et deux teintes, l’une psychologique, l’autre métaphysique. Les deux constructions sont liées, les deux teintes mêlées par les contours. L’ensemble de l’édifice, dressé selon les bonnes lois architecturales, s’harmonise dans l’ampleur, vivifié par de multiples étincelles, surgies d’attouchements brûlants sans lesquels l’œuvre serait aridité.

À première vue, un héros : Homa ; une héroïne : Primané. Mais un troisième personnage surgit bientôt : La Terre :

 

            « Tout depuis la montagne où sont les premiers êtres

            Et les rochers dressés dans leurs robes d’ancêtres,

            Jusqu’au roc écrasé depuis des milliers d’ans,

            Jusqu’aux laves de flamme aux grands baisers mordants,

            Étaient là dans le champ des visions fantasques

            D’Homa mû par l’appel des vents et des bourrasques

            Qui lui montraient la Terre ainsi qu’au premier jour,

            Dieu l’avait faite ardente et libre pour l’amour ! »

 

Puis un quatrième : Dieu.

 

             « Esprit d’amour, divin Esprit de sapience,

            Esprit d’amour, cria Homa, j’ai confiance

            Que ta force invisible est partout comme un sang

            Qui s’écoule et reflue au nom du Cœur Puissant !

            Et toi qui m’apparais dès avant l’origine

            Comme une éternité sainte que j’imagine

            Infinie au bonheur et sans commencement,

            Manifeste épopée où brille un signe aimant,

            Esprit d’amour, que l’Être, ici, soit sentiment ! »

 

Toutefois, en pénétrant mieux le sens profond des pages qui suivent, ces quatre personnages ne sont bien que deux : Homa et Primané, qui représentent deux degrés de la Connaissance : l’illumination pour l’homme – n’est-il pas le poète lui-même ? – l’Intelligence et la Raison pour sa jeune compagne. Ainsi l’Humanité a passé par le deuxième degré, elle aborde le troisième et le pénétrera complètement quand elle possédera le sens de l’Esprit. Elle approchera alors de la Divinité, voire se confondra avec elle. La Divinité Terre, la Divinité Ciel : dans l’essence, voilà les « Cavaliers de Dieu ».

La terre elle-même, force d’instinct et premier degré de la Connaissance selon Wilfrid Lucas, possède aussi ce besoin d’apprendre. C’est l’assaut de l’Arbre de Science, le pillage des fruits secrets, la morsure de la dent dans la chair vivante et réticente, la sève pressée pour la gorge assoiffée ! Apprendre, apprendre ! Cette interrogation à trois, c’est en définitive la Création tout entière – Terre et Couple – qui veut savoir.

Pour traduire ces aspirations, l’amant n’a à sa disposition que le Verbe, hérité de Dieu, invisible mais immortel, que ses cris, sa joie, son chant, la faculté divine aussi qu’a le poète de convaincre. La Nature n’a pas de voix, mais l’Homme, fait à l’image de Dieu, a le don de parole. Le mécanisme des mots, savamment arrangés, interprétera son désir confus.

Savoir. Mais savoir quoi ? Tout ce qui existe que nous ignorons encore. Hélas ! l’ignorance n’est-elle pas le véritable état du bonheur ? que rencontre-t-on à tant chercher ? Le mal ! La déception va donc de pair avec la connaissance ? Oui ! Mais pourquoi ? Encore interroger : quel mal ? Il s’agit de savoir pourquoi le Mal est le Mal, pourquoi et en quoi il diffère du Bien ; pourquoi le Mal est haïssable et le Bien adorable. Possédant nettement la perception du contraste, et son explication claire et précise, l’Homme, par étapes longues et douloureuses, s’avérera plus divin.

Homa éperdu, Primané apeurée disent : quel Mal ? Satan, ou le malin, n’est-il pas le Mal ? Oui, le Mal humain. Mais n’est-il pas un autre Mal ? Le Mal métaphysique, ce que la Vie rencontre les Premier et Deuxième Jours du Monde avec ce qui subsiste du Vide originel ?

Et voilà le Combat du Jour et de la Nuit, cher à Hugo, cet autre poète de Pensée Profonde.

Donc, Homa et Primané, nouveaux Adam et Ève, pour lever trop haut leurs regards sur l’Arbre de Science, obtiennent le malheur, c’est-à-dire la souffrance de ne pas savoir sans cesse davantage.

Nous arrivons ainsi à l’épopée. Des poèmes entiers ne se rapportent plus au couple mais au deuxième plan, plan abstrait, surimpressionné sur le plan vivant. En même temps qu’au combat d’en bas, on assiste au combat d’en haut ; épopée spiritualiste. La découverte de l’ordre d’en haut qui reste combat – ou d’un fragment – influe sur le Couple, le blesse. Cela trouble la nature également ; la page « Les Archers Nains » personnifie cet autre trouble juxtaposé.

Le plan vivant est immédiat, actuel, fini ; le plan abstrait est l’éternel. Là réside le secret de l’œuvre : l’Homme est placé devant l’une des vérités métaphysiques, celle de sa destinée.

Homa et Primané seront-ils absous de leur curiosité ? Le désir de savoir est-il un crime si grand ? Pourquoi ne trouveraient-ils pas la réalisation de leur légitime aspiration, la concrétisation de leur rêve initial, grandi par les lambeaux de connaissance ? Leur rêve de paix, attendue, désirée, promise même sitôt que devinée, contribue à faire du livre une œuvre suave.

Pourtant l’amante, plus proche de l’Humanité, qu’elle représente, va souffrir, et pour tenter de retourner à l’état heureux, maudire et rejeter la Science. Et la Science, comme un rideau qu’on écarte, va démasquer, paré d’autres attraits, l’Arbre de Vie, l’Arbre défendu.

Pour conquérir la Vérité de l’Arbre de Vie, en effet, Prométhée doit rester enchaîné à son rocher trente mille ans et être dévoré. De même l’Humanité chassée du Paradis doit œuvrer jusqu’à la consommation des siècles. Au jour dernier, peut-être se dira-t-elle : « Ce n’est que cela ? » Et sa déception dépassera toutes les autres en immensité. N’importe, elle aura atteint son but, elle se comprendra puisqu’elle aura compris Dieu.

Donc ; cet effort vers la Connaissance, Primané l’accomplira, dût-elle en verser des larmes de regret.

Mais c’est ici que par Primané, Wilfrid Lucas nous pose un nouveau dilemme : Foi ou Raison ? La Foi est chaleur ; la Raison est aride. Il faut choisir. L’Intelligence va aider à pénétrer le Cosmos, mais est-il intelligent de vouloir cela ? Ou du moins est-ce sage ? Car Intelligence n’est pas Sagesse. Intelligence égale Souffrance ; Sagesse égale Ignorance, mais Paix et Bonheur aussi.

L’Intelligence va se substituer à la Foi dans l’ouvrage. Comment ? Par la Nature, par la leçon, par l’incantation de la Nature. La Nature va être une paix d’intelligence, éveillant celle de la conscience chez Primané. Cela va s’accomplir par le Verbe. Le sens du Verbe, qui est en nous, qui est hors nous, qui est partout...

Le Fils ici rejoint le Père. Et voilà le mystère trinitaire, le Secret... la chevauchée, l’aide des Cavaliers de Dieu, leur défense opposée aux cavaliers de Satan ; car il faut toujours compter avec eux.

 

             « Mais j’ai bien vu cela : quatre chevaux d’angoisse

            Et quatre cavaliers d’infernale paroisse

            Accolés et bâtis pour une éternité,

            Accrochant à la terre un galop indompté :

            Un cheval était blanc et le montait un reître

            Portant arc et couronne afin de bien paraître

            L’antéchrist de la Voie où choiront les humains ;

            Un cheval était rouge, et l’homme sang aux mains,

            Avait un chant de guerre à lever de sa selle. »

 

Ces Cavaliers d’Apocalypse, représentant Satan, dressés en face des Cavaliers de Dieu, éternel antagonisme du Mal et du Bien, passent en foudre, dans l’un des plus beaux chapitres du livre, page qui n’a d’égale que celle qui suit la chevauchée adverse :

 

             « Ils étaient faits d’éther et de forces cosmiques.

            Ils roulaient blancs du givre arraché des froideurs

            Des temps influencés par leurs courses rythmiques,

            Et beaux de connaissance ! et parures mystiques

            Des Volontés d’En Haut pour les printemps en fleurs !

            Je les sentais promis à toutes les magiques

            Éternités de l’être au fond des profondeurs ! »

 

Magique évocation ! Puissance des mots au service de l’inspiration de la Pensée ! Wilfrid Lucas est donc aussi un poète visionnaire ? Certes, par certains côtés son génie est créateur d’enthousiasme. Il est viril jusque dans la douceur. Et par la plume il est peintre spectaculaire. Mais bien avant tout cela, il est poète. Il l’est jusque dans sa prose. Sa Route de Lumière, pour n’être pas écrite en vers, est un pur poème. Il conviendrait de l’avoir lue avant d’aborder Les Cavaliers de Dieu, livre qui sans lui faire suite positivement, vient logiquement après. Toute l’œuvre de Wilfrid Lucas se tient, et l’ensemble encore mal connu est effarant.

 

 

ALI-BERT.

 

Paru dans Les poètes de la tradition en janvier 1937.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net