Causeries de Pic de la Mirandole

 

 

 

 

 

De omni re scibili.          

 

 

Le prince Jean Pic de la Mirandole a été l’une des individualités les plus puissantes du quinzième siècle. Dieu en avait fait, aux yeux du monde, une créature d’élite. Pic de la Mirandole, d’après son neveu, avait la taille souple et élancée, les chairs d’un blanc mat, l’œil d’un bleu marin, la chevelure blonde et touffue, les dents d’une blancheur de perle. Il y avait dans toute sa personne un mélange de douceur angélique, de pudique modestie, de bienveillance attrayante qui charmait les regards et attirait les cœurs.

Mais à ces dons un peu trop féminins, nous dit l’historien français de Léon X, Pic en joignait d’autres encore plus dignes d’être célébrés : une imagination orientale, une parole colorée, une âme d’artiste qui se laissait emporter à toutes les émotions de la peinture, de la musique ou de l’éloquence ; une sensibilité exquise, et par-dessus tout une mémoire qui tenait du prodige. On lui lisait une page d’Homère, et il la répétait en changeant l’ordre des vers. Quelques mois lui suffisaient pour posséder le dictionnaire entier d’un idiome : à dix-huit ans il savait vingt-deux langues. Parfois, après ses repas, il improvisait, devant son commensal Benivieni, tout un nouveau chant de l’enfer ou du paradis ; et, le lendemain, Florence, dans l’admiration, ne savait qui saluer, des vers du Dante, son vieux poète, retrouvés après trois siècles, ou du mensonge de son improvisateur.

Après avoir parcouru, pendant sept ans les plus célèbres universités de l’Italie et de la France, cheminant à pied, le sac sur le dos, le bâton de pèlerin à la main, se familiarisant avec tout le monde, pour tout savoir, Pic de la Mirandole se rendit à Rome, en 1486, sous le pontificat d’innocent VIII. Voulant trouver l’occasion d’y étaler sa vaste érudition, il publia une liste de neuf cents thèses, De omni re scibili, qu’il s’engageait de soutenir publiquement contre tous les savants qui se présenteraient pour les attaquer ; et il offrit de payer le voyage de ceux qui seraient éloignés, et de les défrayer pendant leur séjour. Ce trait de vanité princière excita l’envie de quelques graves personnages, fâchés de se voir éclipsés par un jeune homme à peine sorti des bancs. Ils lui firent défendre toute discussion publique, et dénoncèrent au souverain Pontife treize de ces propositions comme entachées d’hérésie. Pic lui présenta de son côté une apologie écrite avec une foi tout enfantine. Innocent VIII en fut touché et défendit d’inquiéter ce jeune homme qui réalisait la devise du moyen âge : Fides quærens intellectum. On se tut, et la papauté eut la gloire de protéger la liberté de penser dans une des plus hardies intelligences de l’époque. C’est un magnifique triomphe pour la tiare. Voltaire n’en a point parlé : notre devoir, à nous, rédacteurs de la Revue du Monde catholique, était d’en rappeler le souvenir.

Pic de la Mirandole dut quitter Rome. Cette victoire avait coûté à ses adversaires trop d’humiliations pour qu’il espérât jouir en paix de sa gloire. Il reprit ses voyages. À peine arrivé en France, il apprend la mort d’Innocent VIII, l’exaltation d’Alexandre VI et les nouveaux efforts de ses adversaires pour accuser d’hérésie ses neuf cents thèses. Dans une lettre au nouveau Pape, il se plaint qu’on ravive cette tache d’hérésie qu’Innocent VIII avait eu soin de laver lui-même ; il dit que, nourri du lait de la sainte Église romaine, il aime cette Église comme sa nourrice et sa mère ; qu’il veut vivre et mourir catholique. Il demande qu’on lui donne des juges, et proteste de son obéissance au Saint-Siège. Alexandre nomme sur-le-champ une commission ; l’innocence de Pic est reconnue solennellement, et le Pape lui en adresse une bulle.

Jeune encore, il riait de ses amis qu’il voyait courir comme de véritables enfants après des bulles de savon. Un jour que son ami Ange Politien chantait en poète le bonheur que procurent les lettres : – Insensé, lui dit-il, qui te fatigues à chercher dans la science ce que tu ne saurais trouver que dans l’amour divin.

C’est dans ces pieuses dispositions que Pic de la Mirandole termina sa vie. À l’âge de trente ans, ayant cédé tous ses domaines à son neveu, il jeta au feu ses poésies amoureuses, et, prosterné devant un autel de la sainte Vierge, dit adieu au monde, à toutes les sciences profanes, et passa le reste de ses jours dans la prière et dans l’exercice des vertus les plus austères du christianisme, Il mourut à Florence le dix-sept novembre 1494, après avoir partagé tous ses biens entre les pauvres et ses domestiques. La dernière édition de ses œuvres complètes, celle de Bâle, est de seize volumes in-folio.

Nous lisons dans l’Histoire de Léon X, par Audin, ce qui suit :

« Le jour où Charles VIII quittait Florence, le 17 novembre 1494, pour poursuivre sa grande expédition, mourait Jean Pic de la Mirandole, assez heureux du moins pour ne pas avoir été témoin des outrages prodigués à ses bienfaiteurs (les Médicis). Pic, depuis longtemps, ne cherchait plus la vérité dans le vide des grandes routes, il l’avait trouvée dans une église, au pied d’une croix. Ce n’était plus le savant orgueilleux qui jetait, de Rome, ses fastueux défis aux intelligences de tous les pays ; il disait aujourd’hui, comme Tritheim, “aimer c’est savoir” ; et il aimait vivement.

« À cette nouvelle, Savonarole, le moine du couvent des dominicains, monte en chaire pour rassurer ses auditeurs sur le sort de cette âme qui avait fait tant de bruit en ce monde. “Je veux vous révéler, leur dit-il, un secret céleste que je n’ai voulu communiquer encore à personne, parce que je n’étais pas sûr de ce qui m’était annoncé comme je le suis à cette heure. Vous connaissez tous le comte Jean Pic de la Mirandole, qui demeurait parmi vous à Florence, et qui vient de mourir. Je vous annonce que son âme, grâce aux prières de nos frères, et à quelques bonnes œuvres que Pic fit sur cette terre, est en purgatoire : priez pour sa délivrance.”

« Benivieni, le chanoine de Santa-Maria des Fiore, croit au salut de son docte ami, sur la parole de Savonarole. “Dieu, dit-il, a dû le révéler en songe à son grand serviteur, frère Hieronimo.”

« Le merveilleux philologue repose à côté du poète, dans la même tombe, à Santa-Maria Novella. Jamais deux âmes ne s’étaient si tendrement aimées.

« Dans les thèses insolentes de Pic de la Mirandole, De omni re scibili, s’il y a du sable, il y a de belles perles aussi. En traitant des animaux et des plantes, Pic enseigne que leurs germes se développent à l’aide d’une vertu prolifique, pressentiment instinctif de la décomposition des corps et du principe de l’organisme vital. Tout en s’élevant contre l’astrologie judiciaire, il affirme que le magicien antique, c’est-à-dire le sage, possédait de véritables notions sur les phénomènes naturels ; qu’au ciel et sur la terre il n’existe pas de force cachée que la science ne puisse s’approprier : et, parmi ces forces occultes que l’homme un jour maîtrisera inévitablement, il semble indiquer la vapeur, l’électricité et le magnétisme animal. »

 

Jean Pic de la Mirandole figure avec Marsile Ficin et Politien au nombre des maîtres de Jean de Médicis qui fut plus tard le Pape Léon X. D’après Audin, Marsile Ficin représente le néoplatonisme alexandrin, mais dans des tendances catholiques ; – Pic de la Mirandole, la mystique judaïque, mais rattachée au dogme chrétien ; – Politien, la rhétorique païenne, mais assouplie au style de la Renaissance. Il était impossible que l’élève échappât à l’influence individuelle de ses professeurs. Il dut prendre à l’un son amour pour Platon, à l’autre ses fantaisies rêveuses d’imagination, au troisième son culte pour l’antiquité. Si donc jamais un jour Dieu l’appelle à Rome pour gouverner l’Église, nous sommes sûrs d’avance que nous retrouverons dans le Florentin couronné les traits les plus saillants de ces trois grandes natures. Comme Marsile, un moment il rêvera des mondes imaginaires, doués d’une force cachée personnelle ; comme Pic, il aimera la vie des champs, le grand air, l’espace ; comme Politien, il cherchera la solitude, les fleurs et le soleil : trois belles âmes dont il reflétera les vertus ; ami chaud et dévoué comme Politien, sensible comme Pic de la Mirandole, doux comme Ficin. Ce n’est pas sans motifs que la Providence, si elle a des vues sur Médicis, a placé près de lui ces trois caractères de lettrés.

Pic de la Mirandole nous est maintenant connu, et nous pouvons écouter ses causeries De omni re scibili. Toutefois rappelons d’abord un trait de sa vie qu’il est important de ne pas ignorer.

Jean Pic de la Mirandole voyageait, selon sa coutume, la bourse pleine, le cœur joyeux, sûr de la Providence et de son chemin, quand il vit venir de loin une caravane d’Israélites à longues barbes et à robes flottantes, qui allaient de ville en ville pour vendre des manuscrits recueillis dans leurs pérégrinations. On s’assied sur l’herbe, on parle, on discute. Pic est dans l’enchantement. On lui offre soixante codices hébreux, composés par Esdras, et qui renferment, lui dit-on, les arcanes de la philosophie cabalistique. À cette époque de curieuses investigations, c’était une opinion accréditée que le peuple juif gardait cachée, dans des livres fermés aux profanes, la doctrine des mages de l’ancienne loi. Jugez du bonheur de Pic, lorsqu’il se crut, au prix de tout ce qu’il possédait d’or dans son escarcelle, en possession de secrets dont, à son tour, il pourrait faire l’aumône à ses semblables ; car il était généreux comme on l’est à son âge. On devine qu’il avait été trompé. Ces traditions d’Esdras n’étaient qu’un amas de gloses dérobées au Talmud, aux rêveurs de l’Arabie et de la Grèce, mais c’était pour lui de l’or et de la lumière.

 

 

I

 

Par une magnifique soirée du mois de juillet 1493, Pic de la Mirandole causait dans son jardin tout plein de beaux rosiers de Damas avec plusieurs de ses amis, parmi lesquels nous signalerons Marsile Ficin et Ange Politien, devenus l’un et l’autre chanoines de l’église métropolitaine de Florence. Ils s’entretenaient de la découverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb. Pic avait des nouvelles récentes que Jérôme Savonarole lui avait fait parvenir ; car le moine dominicain, qui avait étudié l’astronomie, la physique, la mécanique et les sciences naturelles, était tenu au courant des recherches du savant Génois.

 

« Voici, disait Pic, un mot de Christophe Colomb qui nous explique sa persévérance à tenter la découverte : “J’entrai tout petit à la mer pour m’adonner à la navigation. Cette carrière porte qui la suit à vouloir pénétrer les secrets de ce monde.”

« Ce désir de pénétrer les secrets de la nature est depuis plusieurs années commun aux esprits les plus actifs. Tous nous avons voulu nous expliquer, enfin, le monde physique ; nous sentons l’insuffisance ou la fausseté des opinions accréditées depuis l’antiquité sur l’état et sur les lois de la création visible. Quels sont les hommes d’étude de ce siècle qui ne se sont pas adonnés avec ardeur à la cosmographie ? Tous nous avons interrogé les auteurs anciens, compulsé les livres arabes, et nous avons lu avec une avidité presque fébrile les relations de voyages antérieurs ou contemporains. Christophe Colomb nous a dépassés tous, car il a lu, en outre, Aristote, Sénèque, les poètes, les Pères de l’Église, les théologiens et les commentateurs ; aussi possède-t-il une érudition de premier rang dans les sciences les plus en vogue.

« De plus, il a étendu encore le cercle de son savoir par la fréquentation des gens doctes. Tous les lieux où son navire a jeté l’ancre, il les a étudiés attentivement au point de vue religieux, politique, industriel et commerçant. Nous tenons de lui-même qu’il n’a pas visité sans fruit tous les parages connus, conversé avec un grand nombre d’hommes savants, des ecclésiastiques, des séculiers, des Latins, des Grecs, des Maures, des personnes de toutes religions ; “qu’il ne s’est pas appliqué en vain aux livres de cosmographie, d’histoire et de philosophie”.

« D’ailleurs, nul de nous n’ignore les relations épistolaires qui ont existé entre Christophe Colomb et notre compatriote, l’illustre Paul del Pozzo Toscanelli, que nous avons perdu depuis onze ans environ, et qu’on appelait plus ordinairement le physicien Paul, malgré la profession de médecin qu’il exerçait à Florence. Paul Toscanelli allait fréquemment à Rome et y faisait de longs séjours. Que de choses nous avons apprises de lui, vous et moi, Marsile Ficin et Ange Politien ? La cour pontificale avait son savoir en haute estime et sa personne en affection. Le gouvernement portugais le consultait officiellement sur les questions relatives à la géographie. Colomb avait été mis en rapport avec lui par un Toscan domicilié à Lisbonne, et lui avait exposé, dans une correspondance scientifique très-suivie, ses vastes conceptions. Toscanelli, qui jugeait les idées de Colomb et ses projets grands et nobles, avait communiqué les lettres du Génois au Souverain-Pontife.

« Mais je tarde trop à mettre sous vos yeux la fin d’une lettre de Christophe Colomb à Raphaël Sanchez, imprimée à Rome avec l’autorisation pontificale :

« “Ce n’est pas à mon mérite qu’est due cette grande entreprise ; elle est due à la sainte foi catholique, à la piété et à la religion de nos monarques ; car le Seigneur a accordé aux hommes ce que l’intelligence humaine ne pouvait ni concevoir, ni atteindre ; parce que Dieu écoute quelquefois les prières de ses serviteurs qui suivent ses préceptes, même dans les choses qui paraissent impossibles. C’est ce qui m’est arrivé à moi, qui ai réussi dans une entreprise que jusqu’à présent aucun mortel n’avait osé former ; car quoiqu’on eût déjà écrit et parlé de ces îles, tous en parlaient et en écrivaient par conjectures et sous la forme du doute ; mais personne n’assurait les avoir vues, en sorte qu’on les réputait fabuleuses. En conséquence que le roi, la reine, les princes et leurs royaumes très-heureux, de concert avec la chrétienté, rendent grâces à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a accordé une semblable victoire et de si grands succès. Qu’on fasse des processions, qu’on célèbre des fêtes solennelles ; que les temples se parent de rameaux et de fleurs ; que Jésus-Christ tressaille de joie sur la terre, comme il se réjouit dans les cieux, au prochain salut de tant de peuples dévoués jusqu’à présent à la perdition. Réjouissons-nous également, tant à cause de l’exaltation de notre foi qu’à cause de l’augmentation des biens temporels dont non-seulement l’Espagne, mais toute la chrétienté recueillera les fruits.”

« La cour de Rome a été transportée de joie et elle a rendu d’éclatantes actions de grâces pour la découverte en elle-même, qui vient de donner à l’Église les païens pour héritage et les parties les plus reculées de la terre pour possession ; aussi nous concevons sans peine que le Souverain-Pontife et le Sacré-Collège se soient sentis attirés par la plus affectueuse admiration, par la confiance la plus entière, vers l’auteur principal d’un évènement de cette portée, sachant le comprendre et en parler avec la foi d’un apôtre.

« Le Saint-Père n’a donc fait aucune difficulté de sanctionner, sur la foi d’un tel chrétien, les demandes de la couronne d’Espagne. D’après les traditions de prudence du Saint-Siège et les temporisations ordinaires de la chancellerie romaine, on aurait dû d’abord saisir d’une telle question, des commissions de cosmographes en Portugal, en Castille et en Italie, afin de délibérer sur leur rapport et asseoir une opinion sûre. C’était un délai de deux ans au moins. Mais le Saint-Siège s’est cru affranchi des nécessités de cette lente instruction, par la seule vue des notes et des cartes de Colomb, que Ferdinand et Isabelle n’avaient pas manqué de joindre à leur demande. Le 3 mai dernier, une première bulle, dite de concession, a accordé à l’Espagne, sur les terres qu’elle avait découvertes ou découvrirait, des privilèges identiques à ceux précédemment concédés au Portugal. Et, dès le lendemain, 4 mai, une seconde bulle, dite de répartition, a délimité, entre elles, les possessions des deux couronnes : le Portugal a tout l’orient, l’Espagne tout l’occident, d’une ligne idéale, tracée d’un pôle à l’autre, sur l’indication de Christophe Colomb, par la moyenne de cent lieues à l’ouest des Açores et des îles du cap Vert 1.

« Vous me permettez, mes amis, ajouta Pic de la Mirandole, d’examiner avec vous les motifs qui ont porté la cour de Rome à se montrer, en toute occasion, si favorable à Christophe Colomb.

« À l’époque où Colomb préparait les moyens d’aller à la découverte du nouveau monde, le Souverain-Pontife alors régnant, Innocent VIII, était Génois. Quand et comment connut-il les théories et les projets de son compatriote, je ne saurais le préciser d’une manière certaine. Mais à coup sûr, il en fut instruit. Lui furent-ils communiqués par Paul Toscanelli ? Cette supposition est tout à fait vraisemblable. Le Cardinal Cibo, évêque de Melfe, devait se trouver à Rome vers le temps où Toscanelli écrivait de Rome à Colomb, en Portugal, les lettres dont je vous parlais tout à l’heure. Ne fut-il pas naturel à notre savant florentin d’instruire le cardinal génois de théories et de desseins admirables, à son avis, qui émanaient d’un enfant de Gênes ?

« Mais voici une autre hypothèse tout aussi rationnelle, Colomb, dès le principe, a soumis au Saint-Siège ses grandes pensées. Pourquoi ne se serait-il pas adressé, de préférence, dans ce but, à un cardinal son compatriote ? S’il n’écrivit pas à Cibo, encore cardinal, peut-être lui écrivit-il après qu’il eut ceint la tiare. L’exaltation d’Innocent VIII datait de moins d’un an ; elle devait être la grande préoccupation et la fierté publique, à Gênes, lorsque Colomb, fuyant de Lisbonne, fit ses secondes offres au Sénat génois et ramena son père de Savone dans sa ville natale ; circonstances que j’ai connues pendant mon séjour à Rome, sous Innocent VIII. En quittant encore cette fois l’Italie, pourquoi n’eût-il pas informé directement le Souverain-Pontife, enfant des mêmes murs que lui, qu’il allait chercher et espérait trouver en Espagne, ce que l’évènement a confirmé, les moyens d’ouvrir à l’Évangile des royaumes inconnus ?

« De quelque manière, au surplus, qu’Innocent VIII ait connu les aspirations pieuses et les apostoliques ambitions de Christophe Colomb, il les connut, je le sais positivement, et il leur fut sympathique.

« Enfin n’oublions pas Nicolas de Cusa, ainsi appelé d’un village du diocèse de Trèves, sur la Moselle, où il vit le jour en 1401. Son père était un pauvre pêcheur nommé Jean Crebs. Élevé à Deventer par les soins d’un comte allemand, le jeune Cusa, après avoir parcouru son cours académique de la manière la plus brillante, visita les principales universités de son pays et se rendit ensuite à Padoue pour y recevoir le bonnet de docteur en droit canon. Avide de connaissances en tout genre, il devint habile dans l’hébreu et le grec, dans la philosophie et la théologie et dans plusieurs autres sciences, notamment l’astronomie, la cosmographie et les mathématiques. Le premier il a proposé de ressusciter le système de Pythagore sur le mouvement de la terre sur elle-même et autour du soleil. En 1448, Nicolas V le revêtit de la pourpre romaine et le fit évêque de Brixen.

« Nicolas de Cusa était du même âge que Toscanelli, qui eut connaissance des opinions astronomiques de ce prélat, membre du Sacré-Collège. Par conséquent, notre savant florentin fut en mesure, lorsqu’il parla, à Rome, dans un de ses fréquents voyages, des idées de Colomb, de faire remarquer leurs analogies avec les opinions d’un prince de l’Église dont la mémoire était récente ; Nicolas de Cusa était mort en 1464.

« Cusa, d’ailleurs, avait assisté comme archidiacre de Liège au concile de Bâle, où il proposa un projet pour la réforme du calendrier, ce qui attira sur lui l’attention générale. Trois souverains pontifes, Eugène IV, Nicolas V et Pie II, l’employèrent dans des légations importantes près de diverses cours. Il jouissait donc d’une grande autorité à Rome. Ses amis du Sacré-Collège, de la prélature, de la maison du Pape, des ambassades, des académies ; ceux qu’il avait fréquentés à Bâle ou rencontrés dans ses légations ; tous ceux qui furent en relations plus ou moins suivies avec lui eurent mille occasions de s’entretenir entre eux des problèmes agités par cet esprit chercheur. Qu’on n’acceptât pas ses solutions comme expression certaine ou même plausible de la vérité, peu importe. Leur opposition avec la conviction commune la gravait d’autant plus fortement dans les souvenirs. L’orthodoxie éprouvée de leur auteur, sa science théologique notoire et sans soupçon, empêchaient qu’on s’inquiétât de ces nouveautés. Les esprits étaient préparés, à Rome, aux hardiesses cosmographiques, lorsque les conceptions de Colomb y furent divulguées ; je le sais par ma propre expérience.

« Conclure de tous ces faits qu’Innocent VIII a dû recommander aux bons offices de son nonce Antonio Géraldini, devenu précepteur de l’infante, fille d’Isabelle, son compatriote Colomb, si, selon toutes les probabilités ils se rencontraient à la cour des rois catholiques, me paraît très-logique. C’est, en effet, à Antonio Géraldini, qui avait apporté de Rome en Castille des opinions toutes faites sur Colomb et ses idées, que le savant Génois doit la première audience qu’il a obtenue de Ferdinand et d’Isabelle.

« Félicitons-nous du succès de Christophe Colomb ! Rome aime les esprits chercheurs ; j’en suis avec Colomb une preuve vivante. Rome veut l’obéissance au symbole des apôtres, ce qui ne gêne en rien notre liberté ; au contraire, c’est ce qui la perfectionne et ce qui la conduit à d’admirables découvertes. Dans nos causeries, nous nous occuperons de plusieurs questions fort importantes et nos solutions seront toujours d’accord avec les prescriptions de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, en matière de dogme et de morale.

« Ce qu’il faut surtout, c’est de nous en tenir à la Révélation, de nous appuyer sur elle comme sur un fondement inébranlable, de croire fermement à l’Écriture et à la tradition. Christophe Colomb n’a pas varié à cet égard ; il croyait même voir la découverte qu’il méditait prédite dans l’Écriture sainte et indiquée à grands traits dans les révélations des prophètes.

« Mais quelque fidèle que nous soyons à la vraie science, aux enseignements divins, nous n’échapperons pas néanmoins à l’envie et aux attaques des ennemis de Dieu ! Les iniquités dont l’esprit humain se rend coupable depuis bientôt quinze siècles contre la foi chrétienne : les parti-pris orgueilleux, les études superficielles, les jugements précipités, les imputations haineuses, les critiques déloyales, les falsifications de doctrines, les mensonges historiques, ne cesseront pas de se produire, tant que le monde existera, pour continuer l’œuvre de Satan et arrêter les progrès du règne du Christ. »

 

***.          

 

Paru dans la Revue du monde catholique en 1879.

 

 

 

 

 

 



1  Consulter, sur l’exactitude des nouvelles données par Pic de la Mirandole à ses amis sur la découverte, le Christophe Colomb illustré, publié par la librairie V. Palmé, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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