Précis historique sur les tentatives faites en différents temps pour réunir les Chrétiens des diverses croyances

 

Lettre à M*** de......... ce 1er ventôse an 13.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JE ne sais, monsieur, si j’ai bien saisi votre pensée. Connaissant mon goût pour les études historiques, vous prétendez m’ouvrir une voie qui, quoique éloignée des routes battues, conduit pourtant à un but vraiment utile.

« Il est, dites-vous, nombre de projets susceptibles d’influer sur le bonheur ou le malheur des nations, qui pour avoir été plusieurs fois repoussés, n’en sont pas moins reproduits de temps en temps. Alors le public, soit qu’il les accueille, soit qu’il les improuve, juge rarement en connaissance de cause : ou il s’exagère des chances mal calculées, ou bien il néglige des écueils qui n’ont point été signalés d’avance. L’ignorance des expériences antérieures livre la génération présente aux conseils de sa présomption, aux suggestions des partis, des enthousiastes ou des charlatans.

« Puisqu’on a souvent consacré de longues veilles à l’histoire particulière de certaines sciences, de certains personnages, de certaines époques, pourquoi ne s’attacherait-on pas aussi à celle de certains plans ou entreprises politiques ? Ne pourrait-on, rapprochant les essais multipliés qui en ont été faits depuis leur origine, offrir dans un seul cadre les faits, les détails et les considérations qui peuvent nous les faire apprécier, nous engager à les suivre ou à les abandonner, nous mettre en état d’en pénétrer les motifs et d’en prévoir les résultats ? »

Vous faites plus encore, monsieur ; sans vous borner à me découvrir, dans le domaine de l’histoire, cette contrée nouvelle et féconde, vous me pressez de m’en emparer moi-même. Vous m’indiquez plusieurs sujets curieux. Non seulement ce genre de recherches pique mon émulation, mais je me sens surtout stimulé par l’un de ces sujets : c’est l’histoire de diverses tentatives qui ont été faites en différents temps, et toujours sans succès, soit en France, soit dans le reste de l’Europe, pour opérer la réunion des protestants ou réformés avec les catholiques. Je vais donc tâcher d’en tracer l’esquisse. Je m’y livre d’autant plus volontiers, que déjà dans le cours de mes études, j’avais noté ce point comme n’ayant pas été assez approfondi par ceux qui ont écrit de la réformation. Il pouvait, ce me semble, fournir un intéressant chapitre à l’ouvrage couronné l’an dernier par l’Institut national ; et même le parti pris par son ingénieux auteur, de ne voir qu’en beau l’influence de la réformation, ne s’y opposait pas. Mais qui pourrait se flatter d’avoir tout vu dans un si vaste espace ?

Si l’on remonte à l’origine même du schisme, on ne voit point qu’il ait paru d’abord inconciliable. « Lorsque Luther dogmatisa (disait le savant Longuerue), les esprits étaient bien disposés ; la cour de Rome en exécration et les ecclésiastiques méprisés : avec tout cela, si on eût donné le calice aux laïques, et le mariage aux prêtres, le luthéranisme avait le dessous. »

On sait en effet que le pape Léon X voulut d’abord ramener à lui Luther par les voies de négociation, et étouffer dans leur naissance ces germes de révolution. Malheureusement il ne sut pas résister aux moines qui le poussaient aux mesures violentes. Mais il s’en repentit ; il était, lorsqu’il mourut, dans des dispositions plus pacifiques et ce n’est pas sans fondement qu’on a écrit que sa mort prématurée (1521) avait seule rendu le schisme tout à fait incurable.

Cependant l’illustre Érasme conserva longtemps des espérances de paix. Son génie supérieur, en combattant l’hypocrisie, les superstitions et la fausse science des écoles, avait déjà fait entrer son siècle dans un chemin de réformation plus long, peut-être, et plus détourné, mais plus lumineux, plus sûr et moins orageux que la voie trop directe ouverte par Luther. Il craignait encore plus le triomphe des moines théologiens ses adversaires, que les emportements et l’obstination fanatiques des réformateurs. On le vit à diverses reprises intervenir dans le fort de la lutte des partis, leur conseiller la modération, leur offrir des moyens d’accommodement. Il composa son Traité du rétablissement de l’union ecclésiastique ; c’était un plan d’uniformité adopté aux opinions des orthodoxes et des dissidents. Il est donc le premier des savants nombreux qui aspirèrent à l’honneur de la médiation ; mais le premier aussi, il vit son impartialité et son amour de la paix, le rendre suspect aux catholiques comme aux luthériens, et exciter contre lui une double persécution.

La plupart des historiens ont prétendu que Charles-Quint, qui seul aurait pu prévenir le schisme, l’avait favorisé dans le principe et nourri à dessein, dans la vue de diviser les princes allemands, et de préparer, par leurs mésintelligences, l’accroissement qu’il méditait du pouvoir impérial en Allemagne, et de la monarchie autrichienne dans l’Europe. Il faut avouer que les résultats confirment cette opinion 1. Mais ce que les faits montrent encore mieux, c’est que cet habile prince vit dans le luthéranisme un moyen d’affaiblir la prépondérance de la cour de Rome dans l’Empire. De là ses efforts pour obtenir la convocation d’un concile général, que le lieu de sa réunion rendit assez indépendant, pour qu’il pût, au gré des princes et des peuples, réformer efficacement l’Église ; réformation sans laquelle on ne pourrait plus y ramener les dissidents. Ce qu’on distingue tout aussi clairement, c’est que Charles-Quint tendait à se mettre en état de concilier lui-même les démêlés religieux, avec ou sans le concours du Saint-Siège. De là ces conférences qu’il autorisa à Worms, à Ratisbonne, entre des docteurs catholiques et des théologiens protestants. De là tant de projets de convention sur les points de doctrine susceptibles d’être admis par les deux partis. Longtemps ces colloques furent infructueux et ces formulaires rejetés ; mais enfin ils produisirent le célèbre acte de l’interim présenté par l’empereur (1548), comme devant servir de guide à tous les chrétiens, provisoirement et en attendant la décision du concile. Car cette assemblée, après avoir tenu plusieurs sessions à Trente, se trouvait en quelque sorte paralysée par sa translation à Bologne, laquelle n’avait point été approuvée par l’empereur. Quoique l’interim eût été attaqué d’abord par les protestants, Mélanchton cependant y avait adhéré ; et sans doute son exemple eût fini par entraîner le grand nombre. Il semble qu’alors la conciliation tint à peu de chose. Mais d’abord la cour de Rome repoussa l’interim avec indignation. La guerre d’ailleurs continua en Allemagne ; cette guerre qui avait fait un seul et même intérêt de la confession d’Augsbourg et de la constitution germanique. Charles éprouva des revers ; il désira la paix ; et enfin le traité de Passau (1551) vint anéantir toute espèce de réunion religieuse en consacrant le schisme, et légitimant la réformation luthérienne.

L’abdication et la mort de Charles-Quint suivirent de près la paix de religion. Mais les projets de conciliation ne furent point ensevelis avec lui. Les troubles qui commençaient en France, inspirèrent à quelques-uns des plus grands seigneurs, qui avaient plus de modération, plus de lumières, plus de patriotisme et moins d’ambition que les autres, la salutaire pensée qu’on pourrait prévenir de grands malheurs, si par une formule nouvelle, propre à servir de réformation commune à toute l’Église, on rapprochait les différentes opinions. Dans le même temps, l’empereur Ferdinand Ier manifestait de semblables intentions, et Maximilien II qui lui succéda, marcha sur ses traces. Un docteur belge, nommé Cassander, reçut tant de France que d’Allemagne, les plus pressantes invitations pour traiter cette matière dans laquelle il était profondément instruit. Quoiqu’il fût catholique et qu’il eût même été attaqué vivement par Calvin, sa modération et ses grandes lumières ne laissaient point douter qu’il ne fût porté à repousser tout ce que la doctrine ultramontaine avait de plus choquant. Un nommé Baudouin lui écrivait de Paris, au nom du roi de Navarre, en 1561 : Omnes boni et cordati postulabant aliquam dijudicationis et reformationis æquam formulam 2. Ce roi, père de Henri IV, lui écrivait l’année suivante dans le même sens. On a aussi de semblables lettres des empereurs Ferdinand et Maximilien au même docteur 3. Il était de plus l’oracle d’un évêque de Munster, qui dans ce temps penchait pour les évangéliques. Cassander, animé par de si puissantes sollicitations, avait publié une consultation, dans laquelle il expliquait les articles de la confession d’Augsbourg, de façon à en atténuer l’opposition à la croyance catholique. Mais ce médiateur ne fut pas plus heureux qu’Érasme et que Mélanchton. Je suis lapidé de droite et de gauche, écrivait-il à ses amis. Il mourut peu après, pauvre, épuisé de veilles, et déplorant la condition des pacificateurs.

Cependant trente années de discordes, de fanatisme et de massacres firent oublier en France ces premiers pas vers l’union. Car apparemment on ne croira point que le désir de s’accorder entrât pour rien dans le grand assaut public de controverse, qu’on appela le colloque de Poissy. La gloriole du cardinal de Lorraine, qui se prétendait supérieur en ce genre d’escrime, avait suscité cet incident théâtral. Les fanatiques et les brouillons seuls en profitèrent pour attiser l’esprit de faction et de trouble.

Mais à peine Henri IV eût rétabli en France l’ordre et la paix, qu’il embrassa l’idée de la conciliation religieuse, avec cette ardeur que lui inspiraient toutes les grandes pensées. Elle convenait également à son humanité et à sa politique. Pressé entre les cabales et les plaintes des réformés et des catholiques, il eût trouvé dans leur réunion des moyens de gouverner plus facilement ses États, et de préparer l’exécution des grands desseins qu’il avait conçus pour la gloire de la France et pour le bien de l’Europe entière. Les Mémoires de Sully lui attribuent ce projet ; et, suivant Grotius, qui le tenait des plus grands personnages de ces temps 4, Henri se croyait sûr d’obtenir du Saint-Siège les concessions les plus propres à le favoriser. Le célèbre Jean de Serres, qui quoique calviniste zélé, avait conseillé au roi son abjuration, paraît avoir été des premiers dans la confidence de ce plan. Il publia un livre intitulé Harmonie, que dès l’année 1694 il soumit à l’examen du synode de Montauban. Mais les esprits étaient encore chauds de la guerre civile. Soit fanatisme, soit ardeur factieuse, les réformés parurent suspecter ces vues pacifiques ; ils se déchaînèrent contre de Serres, et on a prétendu qu’il mourut victime de ces animosités. Cependant le roi suivait son objet. Je crois qu’il faut lui attribuer la conférence solennelle qu’il permit à Fontainebleau (1600) entre le cardinal Duperron et Duplessis-Mornay ; du moins l’opposition qu’y mit d’abord le nonce du pape autorise-t-elle cette conjecture. Mais d’ailleurs on ne put méconnaître les vues pacificatrices de Henri, lorsque pour empêcher qu’une injure nouvelle n’allumât de nouveau les passions, il obligea les huguenots à révoquer les décisions outrageantes pour le catholicisme qui avaient été prises dans le synode de Gap 5. Enfin, c’est dans le même temps qu’il fit venir à Paris et nomma son bibliothécaire le savant Casaubon. Il fut employé à préparer le travail de la conciliation. Le fameux Arminius, son ami, qui, tout en élevant un schisme dans son pays, désirait éteindre celui de l’Europe, encourageait ses efforts ; mais on trouva que ses écrits en ce genre étaient au-dessous de sa réputation : il semble qu’il faisait trop peu de cas de la théologie pour la bien savoir 6.

Ce n’était pas seulement en France qu’on s’occupait de ce grand projet. En 1601, l’électeur de Bavière et le Palatin faisaient discuter à Ratisbonne, dans plusieurs conférences entre des docteurs protestants et catholiques, les deux points principaux de leurs dissentiments, la règle de la foi et le juge des controverses 7. Déjà même, dans les commencements de son règne, la sage Élisabeth avait tenté, non sans succès, d’établir un accord de fait et de tolérance mutuelle entre les protestants et les catholiques. Pendant quelque temps, les premiers s’unissaient aux luthériens dans les prières publiques ; mais le pape se hâta d’excommunier la reine et de proscrire ce mélange 8 ; aussi Henri IV ne voyait-il, quant à l’Angleterre, d’obstacle à son plan que de la part du Saint-Siège.

On sait que le cardinal de Richelieu, véritable successeur de Henri, dut sa gloire à l’exécution de plusieurs des plans de ce grand prince. Celui dont nous parlons ici ne fut pas oublié. Vers l’an 1621 Grotius, dès longtemps plein de ces idées, s’en entretenait à Paris avec plusieurs hommes d’État. L’intolérance des réformés de la Hollande avait suggéré aux remontrants la pensée de se réfugier en France 9. Cet incident, aussi bien que les démarches de Grotius, ramenant les esprits vers les plans de conciliation, la Suède dont ce savant homme était devenu l’ambassadeur, la Suède, alors si étroitement liée d’intérêts avec la France, s’y montrait favorable. L’illustre chancelier Oxenstiern ne demandait qu’à se convaincre de la possibilité du succès. Les autres princes affectaient le même zèle. Enfin Grotius dut croire le cardinal de Richelieu dans ces sentiments, lorsqu’il vit des docteurs calvinistes travailler par ses ordres à ce grand ouvrage 10. Aussi les seconda-t-il par d’immenses travaux, qui semblaient attendus par l’Europe entière. Il publia sur ce sujet plusieurs livres assez dignes de son beau génie, pour qu’on regrette ce qu’il y en a de perdu. Car l’effet le plus réel de ses écrits, comme de ses démarches, fut d’exciter contre lui une longue tempête d’invectives et de calomnies, de la part des théologiens de sa croyance. Ils se prétendaient trahis par lui. Il était trop vrai que lui-même avait été trompé.

En examinant tout ce qui s’était passé, on est fondé à présumer que dans l’origine, Richelieu projetant d’écraser les réformés, avait trouvé bon de leur faire d’abord quelques avances, comme pour leur donner le tort du refus d’un accommodement désirable. Dans la suite, il put convenir à sa politique de donner des inquiétudes à la cour de Rome, dont le penchant pour l’Autriche lui déplaisait beaucoup. Aussi les alarmes de cette cour se montraient-elles dans les satyres qu’elle faisait répandre contre le cardinal ; les unes imputent à son capucin Joseph d’avoir, dans une diète germanique, promis la tolérance de la coupe ; les autres accusent Richelieu même de vouloir former un schisme et de viser à se faire patriarche. On conçoit comment Grotius, moins adroit négociateur que grand publiciste, fut dupe d’apparences qui flattaient ses spéculations favorites 11.

À l’égard des autres princes, qui dans la première moitié du dix-septième siècle, avaient montré de telles intentions, l’évènement prouva que plusieurs n’agissaient ainsi que pour colorer le changement de religion qu’ils méditaient et pour paraître abandonner la réforme seulement par principe et par conviction. De ce nombre était un Ernest, landgrave de Hesse. Mais ce fut surtout la secrète manœuvre du successeur d’Élisabeth, Jacques Ier, roi d’Angleterre 12. Son érudition théologique n’avait servi qu’à le convaincre que l’esprit de la réformation était absolument contraire à l’autorité monarchique, telle qu’il l’avait conçue. Jugeant des autres par lui-même, il prétendait que cet intérêt majeur des princes devînt le lien unique d’une sorte de coalition nouvelle entre eux, et qu’il les déterminât à se joindre dans une parfaite conformité de foi et de discipline religieuse. Ce but constant de tout son règne explique très bien toutes les fautes de sa politique. Charles Ier, pour son malheur, ne suivit que trop bien sa marche. Il est impossible d’en douter, lorsqu’on voit, en 1657 13, ses ambassadeurs se concerter à Paris avec le bon Grotius ; ainsi ce grand homme consumait ses veilles pour l’ambition de quelques potentats, en croyant travailler pour la raison et pour l’humanité. Il n’abandonna pourtant ses espérances qu’avec la vie. Peut-être même à l’époque de sa mort, se flattait-il plus que jamais. Car c’est dans cette même année 1645 que le roi de Pologne Uladislas avait assemblé dans Thorn une sorte de congrès général des trois principales communions, dans la vue de les accorder entre elles. Qui sait même si on n’attendait pas d’un autre congrès plus important celui de Westphalie, alors en pleine activité, quelques conventions favorables au rapatriage des diverses croyances chrétiennes ? Mais l’assemblée de Thorn se sépara sans avoir rien conclu. Celles de Munster et d’Osnabruck, n’ayant terminé leurs opérations qu’au grand mécontentement de la cour de Rome, n’avaient garde de toucher à des questions qui avaient besoin de toute sa condescendance.

Nous arrivons au règne de Louis XIV. Si funeste qu’il ait été aux réformés français, nous voyons qu’avant de les opprimer, on parla encore de leur faciliter la réunion avec l’Église catholique.

Je trouve d’abord qu’en 1660 un électeur de Mayence proposa aux cours protestantes d’Allemagne certaines conditions de paix, et qu’il s’annonçait même comme autorisé par le pape à faire ces propositions. Je ne puis rien dire de plus sur cette anecdote, et je manque ici des livres qui pourraient m’en donner les détails. Il me suffit de l’avoir puisée dans une bonne source14 ; et d’ailleurs, comme il n’en est fait aucune mention dans l’excellent abrégé de M. Pfeffel, je suis fondé à croire que cet incident n’eut aucune suite. Mais il est bon de le noter, parce qu’il se rattache aux entreprises semblables qui le précédèrent, comme à celles qui le suivirent.

Vers l’année 1669, la longue et vive guerre qu’avaient soutenue en France les jansénistes appuyés des talents de leurs écrivains et de la faveur publique, contre les jésuites soutenus par la cour et par le pape, venait d’être sinon terminée, au moins suspendue par l’espèce de transaction théologique que Clément IX avait sanctionnée, et qu’on appela du nom trop imposant de paix de l’Église. Une femme, autrefois célèbre par sa galanterie et par les factions qu’elle dirigeait, la duchesse de Longueville, avait été la négociatrice de cette espèce de trêve. C’est alors qu’on remit en évidence l’ancien plan de réunion des églises ; et suivant la remarque d’un écrivain aussi bien informé qu’ingénieux 15, il se trouva qu’une autre femme, qui avait aussi passé des intrigues galantes et des cabales de cour à la haute dévotion, la célèbre princesse palatine, Anne de Gonzague, s’était mis en tête ce même plan ; et s’évertuait tant à Paris qu’en Allemagne, pour procurer cette paix universelle entre les chrétiens orthodoxes ou hétérodoxes. Elle était secondée par les deux oracles de la théologie gallicane. Tandis que le fécond et véhément Arnauld publiait contre les calvinistes son gros livre de la Perpétuité de la foi, vrai signal d’un combat à outrance, Bossuet survenait, comme un conciliateur insinuant, et essayait, par son Exposition de la foi catholique, de prouver aux protestants que la doctrine qu’ils repoussent est moins opposée qu’on ne croit à celle qu’ils professent ; d’où l’on pouvait conclure qu’il ne leur manquait que la bonne volonté pour rentrer dans le sein de l’Église catholique 16. Malheureusement la médiation ne parut pas aussi bien autorisée que les hostilités. Les protestants auraient voulu qu’au moins le livre de Bossuet eût l’approbation du pape ; mais on l’attendit en vain pendant plusieurs années, et Clément X finit par la refuser. La Sorbonne désavoua même l’éloquent prélat ; et l’université de Louvain condamna formellement les mitigations de doctrine qu’il avait hasardées, comme un appât pour ses adversaires. Aussi le synode de Charenton, où l’on avait pressenti le résultat de ces ouvertures non autorisées, s’était-il séparé dès l’année 1673 regardant comme impraticable la réunion projetée.

Cependant soit que Bossuet se confiât davantage dans son influence sur l’Église gallicane, soit que son crédit à la cour et la connaissance des intérêts politiques, ainsi que des ressources de la théologie, lui donnassent d’autres motifs de continuer l’entreprise, nous voyons qu’il la suivit longtemps encore, et par des voies très différentes.

Je crois, en effet, qu’il faut regarder comme une suite de ses premiers essais la conférence fameuse dans ce temps qui fut tenue entre Bossuet et le ministre calviniste Claude, pendant l’année 1683. Je sais bien qu’à cette époque on disait que la conversion de mademoiselle de Duras en était l’objet17. La duchesse de Richelieu avait fait ordonner ce colloque pour ménager au catholicisme une victoire qui pût soumettre cette hérétique illustre. Mais sans doute il en est de cette conférence comme du livre de l’Exposition de la foi, qui servit à la conversion de Turenne, mais que Bossuet n’avait pas composé exprès pour ce grand homme. D’ailleurs, quiconque connaît la cour de Louis XIV, sait que madame de Richelieu, quoique très savante dans son manège de dame d’honneur, n’était pourtant pas un personnage assez en crédit pour avoir obtenu cette conférence dont l’appareil et les résultats ne pouvaient être indifférents, si la mesure n’eût convenu sous d’autres rapports. Elle se lie donc évidemment à tout ce qui s’était fait pour la réunion. Au surplus, cette dispute solennelle fut bientôt interrompue par les terribles préludes de la révocation de l’Édit de Nantes ; et, quant à son succès, il suffit de rappeler qu’on la compara dès lors à la bataille de Senef, après laquelle on chantait le Te Deum dans les deux camps.

Cependant le même Bossuet, qui paraît n’avoir jamais désespéré de réconcilier avec le catholicisme les communions dissidentes, semble aussi avoir voulu se réserver ou la gloire ou les dangers de l’entreprise. Autrement, comment comprendre ce qui se passa, à l’égard d’un autre prélat français, moins controversiste et moins orateur que l’évêque de Meaux, mais d’une érudition plus étendue et d’un esprit plus philosophique ? C’est le sage Huet, évêque d’Avranches18. Pendant les années 1680 et 1681, il avait été sollicité de travailler à la même réconciliation ; « et cela, nous dit-il lui-même, par des protestants étrangers d’une grande capacité, qui m’en faisaient espérer un heureux succès de leur part et de celle de leurs compatriotes. Mais je ne trouvai pas les mêmes dispositions de ce côté-ci ; on ne me faisait voir que des précipices dans cette entreprise. Ainsi je fus contraint de l’abandonner. » Les protestants étrangers dont il parle étaient les frères Puffendorff, dont l’un a immortalisé son nom par ses écrits, et dont l’autre, sénateur de Suède, n’avait guère moins de savoir et de génie. M. de Feuquières, alors ambassadeur de France à Stockholm, fut l’intermédiaire de leurs propositions ; et comme il les fit passer à l’évêque d’Avranches par Bossuet lui-même, son ami, il y a toute apparence que ce fut ce dernier qui détourna Huet de ce travail, ce qui ne s’accorderait guère avec tout ce que le premier fit encore dans la suite pour le même objet. Tel est ce fait singulier : peut-être en pourrait-on trouver une explication autre que celle que j’ai indiquée ; mais du moins elle est la plus vraisemblable.

Quoi qu’il en soit, la ressemblance de ce qui se fit sous Louis XIV, pour la réunion des calvinistes, avec ce qui s’était passé sous Richelieu, ne vous échappera point. Comme ce grand ministre avait suivi les errements de Henri IV, les siens avaient dirigé le cabinet de Louis XIV. Le zèle religieux y observait une semblable politique. Quoiqu’on se gardât bien d’avouer cette imitation, on ne se la dissimulait point à soi-même. Le mémoire authentique dont Rhulières a publié l’extrait19 fait voir qu’en proposant ce plan au roi, on s’appuyait principalement sur ce qu’il avait été celui du cardinal. Même dans les circonstances extérieures, on remarque une pareille ressemblance. Car, au moment où la cour de France paraissait traiter avec les réformés, on espérait, ainsi que du temps de Richelieu, faire rentrer l’Angleterre dans le sein de l’Église catholique. Prompt à reprendre les traces de son aïeul et de son père, Charles II avait fait à cet égard de grandes promesses qu’il éluda toujours, par crainte ou par indolence, mais qu’il ne tint pas à son zélé successeur de réaliser.

Après la conférence de 1683, on n’aperçoit aucune tentative pour opérer l’unité de l’Église en France ; et en effet la résolution prise de forcer les huguenots à l’orthodoxie, ne permettait plus des négociations, qui eussent trop ressemblé à ces congrès illusoires où l’on traite de la paix des nations au bruit des armes qui les exterminent. Les convertisseurs excluaient les conciliateurs ; la mission bottée avait remplacé les controverses amiables ; et Louis XIV, le mieux trompé comme le plus flatté des rois, n’avait garde de capituler avec ceux qu’on lui représentait comme uniformément soumis.

Il semble même que tout projet de réunion eût dû être abandonné dans le reste de l’Europe aussi bien qu’en France. Car bientôt à l’horreur universelle qu’inspirait la persécution des calvinistes français, se joignit la subite catastrophe du roi Jacques II, chassé de son trône et de son pays ; et c’était là, sans doute, pour les princes comme pour les peuples catholiques ou protestants, une double leçon, qui les avertissait tous de se contenter de leur position, et de tenir la politique à l’abri des influences de la théologie.

Cependant, vers l’année 1691, on travaille de nouveau à la réunion des Églises, tant en Allemagne qu’en France. Des princes protestants, souverains d’un grand pays, semblent la désirer avec ardeur. Un habile théologien et un publiciste profond reçoivent la mission d’en discuter les conditions ; l’oracle de la théologie française est le plénipotentiaire qu’on leur oppose. L’empereur autorise solennellement ce projet. Le roi de France, quoique alors son ennemi, ne le favorise pas moins.

Un évêque de Neustadt, qui avait parcouru dans cette vue les cours protestantes d’Allemagne, avait trouvé celle d’Hanovre la mieux disposée à se rapprocher du catholicisme ; aussi dans cette année 1691, un rescrit de l’empereur Léopold nomme ce prélat pour traiter en son nom cette grande affaire. Mais l’électeur, et généralement la maison de Brunswick, avaient avec la cour de France des liaisons qui apparemment attirèrent de ce côté la négociation. À la date même du rescrit de l’empereur s’ouvre la curieuse correspondance de Leibnitz, alors conseiller intime de l’électeur, et de Molanus, abbé de Dockum, avec Bossuet. Molanus avait déjà dressé un savant traité théologique où il exposait les principes de la transaction projetée. Une lettre de Leibnitz invita Bossuet à examiner ce travail. De saintes femmes étaient les canaux par lesquels se forma cette communication. La duchesse douairière d’Hanovre résidait alors à Paris ; elle était la fille de cette princesse palatine dont j’ai déjà parlé, et de plus, la sœur de l’abbesse de Maubuisson. Près de celle-ci vivait une religieuse qui avait gouverné Saint-Cyr avec trop d’éclat, et qu’on avait été forcé d’en chasser, la spirituelle et ambitieuse Brinon. C’est par elle que passèrent les premières lettres de Bossuet et de Leibnitz. Ce commerce dura trois ans. C’était une double négociation 20. Tandis que Molanus traitait, ex professo, toutes les questions controversées, Leibnitz s’était attaché à obtenir certaines facilités préalables qui auraient donné le temps de travailler à un accord stable et général. Bossuet faisait face à ses deux puissants adversaires, mais avec différents succès. D’un côté, il se louait de la docilité de Molanus, par laquelle on s’était déjà concilié sur cinquante articles des plus importants. D’autre part, il ne pouvait s’entendre avec Leibnitz, prétendant maintenir à la rigueur tous les résultats du concile de Trente, dont celui-ci voulait qu’on reconnût d’abord l’invalidité, laissant à peine espérer la réforme de quelques pratiques religieuses et quelques amendements dans la discipline. La discussion finit donc en 1694, sans autre effet que d’avoir peut-être jeté plus de lumière sur les difficultés théologiques.

Mais si ces obstacles étaient les plus grands, ils n’étaient pas les seuls. On démêle que la politique eût grande part à ces négociations. Des considérations très temporelles occupaient, dans ces temps-là, la maison d’Hanovre. À travers les divisions de la France et de l’Autriche, recherchée par l’une et par l’autre, elle fondait sa grandeur. Dès l’an 1687, ses amis avaient aperçu, dans un changement de religion, le moyen de porter cette maison au principal but de son ambition. Les mémoires de Gourville fournissent à cet égard un fait curieux 21. Cet homme, dont le jugement était si solide et l’imagination si fertile, dressa lui-même un plan d’après lequel il fut envoyé, par Louis XIV, vers le duc d’Hanovre (Ernest-Auguste). Il lui proposa formellement de se faire catholique, sous la promesse que, par la protection du roi, il serait créé électeur ; il est vrai qu’en lui offrant cette protection, on en exigeait de nouveaux traités et un changement dans ses alliances. Cela se passait dans l’année 1687. Le duc rejeta les propositions, disant seulement qu’il était trop vieux pour changer de religion. Mais il paraît que la guerre entre la France et l’Empereur étant prés d’éclater, l’Hanovrien entrevoyait dès lors l’espoir d’arriver, sous les auspices de ce dernier, à l’électorat ; et ce fui en effet Léopold qui le lui procura dans l’année 1692 ; en sorte que le débat qui s’ouvrait en 1691, du côté de la France, pourrait bien avoir eu pour but secret de se ménager l’appui de cette cour, ou de prévenir son opposition, au cas que le sort de la guerre lui eût conservé sa prépondérance dans l’empire germanique. Les difficultés qu’éprouva depuis l’admission du nouvel électeur, en prouvant que cette précaution était utile, la rendent très vraisemblable. La suite de l’affaire ne dément point la conjecture. Car lorsqu’en 1700 Leibnitz écrivit de nouveau à Bossuet sur la même matière, quoiqu’il s’autorisât des ordres du duc de Brunswick-Wolfenbuttel (Antoine-Ulrich), ce fut sous un prétexte si futile et avec si peu de suite, qu’on ne peut prendre cette démarche que pour une démonstration, dont le motif ne nous échappe qu’à cause de son peu d’importance.

Enfin c’est ici le moment de rappeler que la pacification religieuse de toute la chrétienté fut, dès sa jeunesse, liée aux vastes conceptions politiques de cet homme extraordinaire. En 1677 pendant qu’on travaillait dans Nimègue à la paix de l’Europe, il avait publié, sous le nom de Cesarinus Fürstnerius, son singulier système, pour une organisation nouvelle des États européens 22. Il est manifeste que cette république chrétienne, à la tête de laquelle, tout luthérien qu’il était, il prétendait placer le pape comme chef spirituel, supposait un accord préalable des diverses communions ; et, sous ce rapport, sa correspondance avec Bossuet semblait être une sorte d’acheminement indirect vers ce plan, qui avait été calculé principalement pour l’élévation et pour l’indépendance des princes germaniques.

Quoi qu’il en soit, il faut avouer que les partisans de Bossuet ont eu quelque raison de se plaindre que Leibnitz eût traité trop politiquement l’affaire de la réunion. Mais sans cela l’eût-on chargé de conduire la négociation ? S’en fût-il chargé lui-même ? Aux yeux d’un homme dont l’indifférence religieuse est si bien connue 23, ce que des controversistes regardent comme le principal, ne pouvait être que l’accessoire. Aussi, dès qu’il n’eut plus l’espérance de faire prévaloir ses vues, ou que les intérêts dont il était l’organe furent changés, il abandonna entièrement cette dispute. L’histoire, et surtout la philosophie, rentrèrent en possession de ce vaste génie ; et il retourna à ses monades, trouvant plus aisé et surtout plus amusant d’arranger des mondes que d’accommoder des religions.

Il se passa plus de quinze ans sans qu’on pensât de nouveau à rapprocher les communions divisées ; et même l’incident analogue dont nous allons parler n’offre plus qu’une partie des plans étendus qu’on avait suivis jusqu’alors.

Louis XIV était à peine expiré que l’état fort embrouillé des affaires ecclésiastiques en France donna naissance à une autre sorte de projet conciliatoire. Il s’agit de l’importante correspondance qui, dans le cours de 1717, fut liée entre l’Anglais Wake, archevêque de Cantorbéry, et quelques docteurs français, et qui se soutint durant près de deux ans. Un système d’union des deux Églises gallicane et anglicane était la matière qui s’y traitait. À la tête de ces docteurs, on voyait le savant Dupin ; le cardinal de Noailles les dirigeait. La Sorbonne même prit connaissance de tout le travail rédigé par Dupin, et qui servait de réponse aux propositions du prélat anglican. Il résulte de plusieurs pièces authentiques que ces communications, qui mériteraient de fixer l’attention de quelque historien, ne tendaient pas à moins, de la part de la France, qu’à une véritable séparation d’avec le Saint-Siège. Le régent et son ministre Dubois ne s’en montraient point éloignés, tandis que la querelle de la bulle Unigenitus précipitait une grande partie du clergé français vers cette résolution extrême. De son côté, le gouvernement britannique autorisait tacitement les démarches de Wake ; mais il parut ensuite que tout ce mouvement, de la part des Français, n’était que l’effet d’une sorte de réaction du jansénisme, dont la mort de Louis XIV avait ranimé l’énergie et l’esprit d’indépendance. Car la cour de Rome, les jésuites et les constitutionnaires, s’étant rapprochés à propos, eurent bientôt fait avorter ce formidable projet que peut-être leurs adversaires n’avaient mis en avant que comme une sorte de préparatifs comminatoires, et pour obtenir une capitulation plus avantageuse 24.

Malgré leur insuccès, il fallait que ces idées d’union eussent fortement ébranlé les cerveaux théologiques. Il y a de la mode pour les esprits les plus graves. On vit, peu de temps après, la Sorbonne profiter du séjour du czar Pierre le Grand pour l’engager à procurer la réconciliation de l’Église russe avec l’Église catholique. Le prince parut entrer dans ces vues. Il demanda un mémoire, qui apparemment ne lui déplut pas, puisqu’il envoya le prince Kourakin pour suivre à Rome cette négociation. Mais la consultation sorbonnique, ouvrage curieux où l’on avait trop exalté les libertés gallicanes, donna beaucoup d’humeur aux cardinaux romains. Le czar Pierre leur était trop peu connu pour qu’ils crussent qu’il méritât des égards du successeur de Saint-Pierre. Kourakin fut maltraité ; il se retira ; et le czar se vengea en bafouant la cour de Rome par une mascarade grotesque, dont vous avez vu ailleurs la description.

Passé ce temps, je vois partout les systèmes de conciliations religieuses écartés, ou du moins mis au rang des vaines spéculations. Car les démarches isolées de quelques personnages, tels que Lavater, qui a, si je ne me trompe, manifesté des intentions semblables, ne méritent aucune mention, après les grands mouvements que je viens de faire passer, comme en revue, devant vous.

Pourquoi, me direz-vous maintenant, tant d’essais de pacification ont-ils toujours échoué ? Les obstacles les plus forts étaient-ils dans la chose ou dans les hommes ? Les personnages puissants et les savants vertueux qui s’y employèrent n’eurent-ils pas en général des vues trop opposées ? Dans ce cas, n’eût-il pas fallu d’abord accorder les intérêts avant de prétendre concilier les opinions ? Quelle part enfin les défiances réciproques des sectes eurent-elles au mauvais succès de toutes ces tentatives ? Vous demanderez encore à quelle époque l’union eût été le plus praticable en France ? L’intérêt de la foi à part, quel en eût été le bénéfice sous le rapport du gouvernement politique ? Lequel y aurait gagné davantage, de l’esprit religieux ou de l’esprit philosophique, et si le caractère national n’en eût pas été singulièrement modifié ? Ces questions et plusieurs autres semblables se présentent naturellement ici, je le sais ; mais mon dessein n’est pas d’y répondre. Je m’en repose entièrement sur votre sagacité.

Vous remarquerez pourtant combien peu la cour de Rome s’intéressa au retour de ses brebis égarées. Ce ne pouvait être indifférence de sa part. Était-ce impolitique ? Comme elle parut quelquefois voir avec chagrin et traverser les efforts qu’on faisait pour l’union, il sera curieux de pénétrer ses vues. Rome a-t-elle, en cela, justifié ou démenti cette réputation d’habileté profonde que Hume lui refuse, mais que Voltaire lui accorde ? On prétend qu’un jésuite disait : « Quand ce serait pour convertir tous les huguenots, nous n’éteindrions pas un cierge. » Faut-il prendre à la lettre cette saillie, et croire qu’un attachement opiniâtre à des pratiques ou à des cérémonies que, dans Rome aussi bien qu’ailleurs, on ne regarde que comme le vêtement ou même les atours de la religion, qu’un si faible motif enfin ait entravé de si grands desseins ?

Ou plutôt serait-ce le fonds même des doctrines qui sépare à jamais le protestantisme et le catholicisme ? Il semble, en effet, que celui qui vous dit : « Croyez ce qu’il est ordonné de croire ; ne croyez ni rien de plus, ni rien de moins » s’accordera difficilement avec celui qui, dès l’enfance, s’est accoutumé à examiner toute sa croyance, qui ne connaît qu’un seul maître sur la parole duquel il veuille jurer ; encore se prétend-il en droit de disputer sur les sens de cette parole sacrée.

Le sage Bayle n’a pas balancé à traiter de chimères tous les projets de réunion : et certes, ce n’était pas en lui obstination puérile pour des opinions essentiellement problématiques, ou répugnance irréfléchie pour des coutumes sans conséquence. On ne soupçonne pas de ces faiblesses celui qui a fait de Mélanchton un portrait si aimable et si digne de Plutarque ; celui qui semble s’être peint lui-même quand il nous retrace la douceur et la facilité de ce beau génie, son grand sens, sa modestie de cœur et d’esprit, cette mélancolie vertueuse où l’avaient plongé le long spectacle et les rudes froissements des querelles religieuses, enfin ces derniers moments de sa vie agitée où il bénissait la mort qui le délivrait de la théologie.

Mais sans doute Bayle avait, comme vous ne manquerez pas de le faire, monsieur, étendu plus loin l’examen de ce sujet. Ce n’est pas seulement entre Rome et Genève, entre la confession d’Augsbourg et le concile de Trente que l’art des conciliateurs a sans fruit épuisé ses expédients. Les gomaristes et les arminiens ne purent jamais s’accorder, non plus que les jansénistes et les molinistes. Que de confessions de foi, de symboles, de formules dressés inutilement ! Dès l’origine même de la réformation, Zwingli et Luther, en dépit de toutes les médiations, se divisèrent sans retour. Et pourtant il semble qu’on devrait espérer plus de facilités à transiger et à s’amender de la part des gens qui repoussent également le joug de l’autorité et qui ne reconnaissent point d’infaillibilité dans les hommes.

Si même vous remontez plus haut, l’histoire vous offre des applications frappantes à ce même objet, dans la suite des efforts qu’on a tentés pendant plusieurs siècles pour amener la tourbe ignorante des patriarches, papas, archimandrites et caloyers, à convenir que le Saint-Esprit procède du Fils comme du Père. Plusieurs fois, avant la destruction de l’empire grec 25, cet accommodement parut consommé, autant de fois il se rompit. Faut-il conclure de ces expériences que des pacifications semblables, si on les obtenait, seraient toutes également fantastiques et passagères ?

En considérant l’invincible antipathie qui sépare les diverses communions chrétiennes, on serait conduit à en rechercher les causes. Ces divisions tiennent-elles à la nature des idées religieuses ? On les trouve également prononcées dans l’islamisme, dans le judaïsme. Le brahmanisme même a, dit-on, ses hérésies.

Mais quoi ! ne vois-je pas que les sectes philosophiques, chez les Grecs, s’isolèrent toujours, et se tinrent souvent en état hostile avec la même opiniâtreté que les sectes religieuses ? Un illustre romain, nommé Gellius, pendant son séjour à Athènes, s’avisa de convoquer tous les chefs des diverses écoles de philosophie 26. Il leur reprochait leurs disputes inutiles et scandaleuses. Médiateur impartial, il prétendait les mettre d’accord ; ou s’il ne pouvait y parvenir, il voulait au moins qu’ils convinssent de certains points fondamentaux, sur lesquels chacun garderait un silence prudent et amical. Les Athéniens étaient polis ; mais très portés à rire. Ils écoutèrent patiemment le conciliateur ; mais son entreprise n’eut d’autre effet que la risée qu’elle excita parmi les spectateurs, comme parmi les intéressés. Autant en fût arrivé sans doute, si, dans le dix-septième siècle, on eût proposé aux cartésiens d’entrer en quelque accommodement sur les formes substantielles et sur les entités scholastiques ; autant en arriverait, si l’on prétendait, par voie de négociation, remettre en harmonie les disciples de Locke et de Condillac avec ceux de Kant, et peut-être les kantistes entre eux.

Serait-ce donc l’essence mère des études métaphysiques qu’il faudrait accuser ? Il est singulier que les hommes soient d’autant plus attachés à leurs opinions que ces opinions portent sur des points plus obscurs et plus douteux.

Je m’arrête ici, monsieur, non pourtant que je ne voie beaucoup de choses à dire ; mais elles sortiraient de mon plan. Ce que je vous livre ici, je le sais, n’est que le squelette de l’histoire. C’est à vous de lui redonner un corps et même d’en retrouver l’esprit. Il faut avouer que je vous laisse le plus difficile de la tâche ; car l’esprit de l’histoire ne se trouve ni dans tel historien, ni dans tel autre, ni même dans aucun livre en particulier, mais dans la combinaison d’un grand nombre de faits et d’écrits, souvent étrangers au sujet qui nous occupe enfin dans nos méditations nourries par de profondes études.

 

 

Ph. G.

 

Paru dans Archives littéraires de l’Europe en 1805.

 

 

 

 



1 Cette opinion, déjà très ancienne, puisqu’on la trouve dans le livre très curieux de Naudé, sur les coups d’État, méritait d’être discutée, ou au moins jugée par Robertson, qui n’en fait aucune mention.

2 Epistolæ clarorum virorum, édit. d’Elzévir, 1617.

3 Même recueil.

4 Vie de Grotius, par Burigny, tom. II.

5 Voyez Mézerai, Abrég. chronol. tom. VI, (année 1603). Ce synode avait décrété, comme article de foi, que le pape était l’Antéchrist.

6 On sait que Casaubon entrant dans la Sorbonne, quelqu’un lui dit : Voici une salle où l’on dispute depuis quatre cents ans. Il répondit : Qu’y a-t-on décidé ?

7 Mosheim, Histoire ecclésiastique, siècle XVII.

8 Concile de Trente, traduit par le Courrayer, tom. III, p. 463.

9 Voyez dans l’Histoire de la réformation des Pays-Bas, par Brandt, tom. II, deux entretiens curieux du docteur Uytenbogaed, avec le premier président du parlement et avec l’archevêque de Rouen.

10 Les principaux étaient le savant Lefèvre, père de Mme Dacier, et Milletière. Ce dernier, personnage fougueux, intrigant et ambitieux, n’avait vu dans les plans de conciliation que l’occasion de jouer un rôle, de se rendre nécessaire et d’approcher des hommes puissants. Il demandait sans cesse des conférences publiques. Il attaquait les hommes et les écrits des plus célèbres. Devenu suspect à ceux de sa communion, il abjura, et les attaqua par ses écrits, en même temps qu’on les écrasait par les armes. De tels médiateurs, qui ne sont que trop communs, ont décrédité étrangement ces sortes de médiations.

11 Voyez Levassor, Vie de Louis XIII, et la vie très curieuse du père Joseph.

12 Voyez son histoire, par Hume ; celle de Louis XIII, par Levassor ; et des lettres de Casaubon, rapportées à la suite de la vingt-quatrième des dissertations de Huet. Lahaye, 1720.

13 Vie de Grotius, tom. II.

14 Mosheim, dans la traduction française, tom. V.

15 Rhulières, Éclaircissements historiques sur les causes de la révocation de l’édit de Nantes, 1788, tom. I.

16 Mosheim, dans son Histoire ecclésiastique, cite un théologien de Strasbourg, qui, à la même époque, fit un gros livre, par lequel il rapprochait et mariait, pour ainsi dire, ensemble le concile de Trente et la confession d’Augsbourg.

17 Bayle, Critique de l’histoire du Calvinisme.

18 Voyez les dissertations précitées, tom. II.

19 Éclaircissements historiques sur les Protestants, tom. I, p. 113 et 114.

20 Tout le tome premier est rempli des pièces et des documents de cette discussion ; les traités de Molanus et les réponses de Bossuet s’y trouvent traduits, et dans le latin original.

21 Mém. de Gourville, Amsterdam, 1782, tom. II, pag. 252.

22 Éloge de Leibnitz, par Fontenelle. On y trouve ce livre sous la date de 1667. Cette erreur a été répétée dans d’autres ouvrages. Le Dictionnaire historique lui donne celle de 1687, qui n’est pas moins fausse. La paix de Nimègue, qui fut conclue en 1678, donne la véritable date.

23 C’est un point sur lequel, malgré ses apologistes, il est resté à peu près convaincu, et son inclination apparente pour le catholicisme, sa prévention en faveur de la papauté, ne prouvent point le contraire. On a dit qu’il avait trouvé une démonstration mathématique de la transsubstantiation. L’algèbre aurait donc ramené à l’orthodoxie celui que ses études et ses travaux en géométrie faisaient accuser d’irréligion. Mais tout cela ne prouve que le tour original et l’activité prodigieuse de cet esprit si bien présenté par le lumineux Fontenelle. Que les illustres patrons de Leibnitz pensassent à peu près comme lui, c’est ce que montrent plusieurs faits, outre ceux qu’on rapporte ici. Tel est ce passage de Gourville. « Je demandai un jour à la duchesse d’Hanovre (elle était calviniste, et le duc était luthérien) de quelle religion était la princesse sa fille, qui pouvait avoir treize ans. Elle me répondit qu’elle n’en avait point encore, et qu’on voulait savoir de quelle religion serait le prince qu’elle épouserait, afin de l’instruire dans la religion de son mari, soit protestant, soit catholique, etc. » C’est dans la société intime de cette duchesse et du duc Antoine-Ulrich, société dont Leibnitz était l’âme, que se donna un repas célèbre, où les convives, les mets, le cérémonial, tout était ajusté et ordonné suivant les usages des anciens Romains.

24 Mosheim, tom. VI, et Chauffepied, article Wake de son dictionnaire.

25 Quattordici volte ha riconosciuto la Grecia i suoi errori, dit le jésuite Possevino dans une lettre au czar de Moscovie.

26 CICÉRON, De legibus, liv. I.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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