LA PRESSE RUSSE

 

D’APRÈS UN OFFICIER GÉNÉRAL ANGLAIS.

 

 

 

Dans le Bulletin No 43, dans un article sur la situation du Royaume de Pologne sous la domination russe, nous avons indiqué brièvement quelle était la situation difficile de la presse dans ce pays. De même qu’à propos de la persécution religieuse en Pologne, nous avons placé les faits avancés dans cet article sous la garantie de M. A. Leroy-Beaulieu, nous pouvons, à propos de la presse, invoquer le témoignage d’écrivains non polonais, qui garantissent la fidélité de notre récit, resté plutôt bien au dessous de la vérité. Voilà pourquoi nous croyons devoir reproduire l’article suivant paru dans le Temps du 10 juillet 1890 :

 

Le major général CHENEVIX FRENCH donne au Blackwood’s Magazine de ce mois, sur la presse russe, une étude intéressante à résumer, tout en faisant remarquer qu’elle est écrite par un Anglais. Ce qui frappe d’abord l’étranger dans les salons de St-Pétersbourg, nous dit-il, c’est le soin singulier que chacun met, au moins en sa présence, à éviter toute conversation sur la politique intérieure de l’empire. Curieux de se renseigner, il se tourne naturellement vers la presse indigène. Non qu’il soit sans la savoir soumise au régime de la censure. Mais il se plaît volontiers à penser qu’en lisant tous les journaux, et spécialement ceux des provinces, il arrivera à avoir au moins une idée des courants d’opinions qui traversent le pays. À son extrême surprise, il s’aperçoit que toutes les feuilles sont du même avis sur  la plupart des questions, même si elles appartiennent aux partis les plus opposés, et que parmi ces questions, les plus vitales, les plus brûlantes sont, ou absolument passées sous silence, ou traitées avec une extrême circonspection, et partout en termes identiques. Aussi lui faut-il quelques semaines d’accoutumance, particulièrement s’il est habitué à la liberté de la presse telle qu’on la voit régner en Angleterre, pour arriver à comprendre la position réelle du journaliste russe et les difficultés au milieu desquelles il soutient sa précaire existence.

Au fond, le gouvernement russe considère la presse comme une force essentiellement pernicieuse et hostile ; il la tolère parce qu’il n’a pas trouvé de moyen de l’abolir, mais ne renonce jamais à la diriger.

Un autre fait significatif et frappant, c’est qu’à l’exception de deux ou trois feuilles subventionnées, la presse russe tout entière est libérale et antigouvernementale. Tout ce que le pays possède d’intelligence, de talent et de savoir se trouve dans les rangs de l’opposition. S’il y a une exception, comme dans le cas de Katkof, de la Gazette de Moscou, c’est qu’il s’agit d’un transfuge du parti libéral.

Cela posé, voici quelle est la situation présente de la presse russe. D’abord, elle est soumise à la censure, c’est-à-dire qu’elle ne peut jamais ou presque jamais exprimer un état de l’opinion publique, à moins que cette opinion ne coïncide exactement avec les vues du gouvernement. À la vérité, les journaux publiés à Saint-Pétersbourg sont exempts de l’examen préalable qui est encore imposé à ceux des provinces ; mais de nombreuses pénalités sont toujours prêtes à s’abattre sur eux pour la moindre offense. Ces pénalités sont les suivantes : 1o avertissement, par l’organe de la Gazette officielle ; 2o suspension temporaire ; 3o interdiction de recevoir des annonces ou de se vendre au numéro ; 4o suppression. Elles sont appliquées au nom du ministre de l’intérieur. Les rédacteurs en chef sont responsables de tout ce qui paraît dans leur feuille ; et, afin qu’ils ne s’égarent pas dans le choix des sujets de discussion, une circulaire leur arrive de temps à autre, indiquant les questions qui doivent être laissées de côté, celles qui peuvent être traitées, mais seulement d’une certaine manière et selon l’expression officielle « avec la plus grande circonspection ». D’autres fois, les directeurs de journaux sont invités par le ministre à une réunion où il leur explique en personne comment il désire que tel ou tel sujet soit présenté. Il est à remarquer, dans ce cas, que personne ne manque à l’appel et que les vœux de Son Excellence sont une loi pour toutes les feuilles, car la plus extraordinaire unanimité d’opinion se manifeste sur le sujet en question.

Parfois, cependant, il arrive qu’un esprit indépendant se hasarde à ne rien dire de l’affaire ou même à exprimer un avis légèrement différent de ce qu’on attend de lui. Mais le cas est rare, car le mécontentement de la censure se marque aussitôt par une avalanche d’avertissements, bientôt suivis de suspension ou même de suppression.

Parmi les journaux qui ont subi ce destin dans les dix dernières années, on peut citer un des plus importants et des mieux faits qui aient jamais été publiés en Russie, le Golos. Le propriétaire de cette feuille était personnellement très riche et, ce qui est plus rare, très indépendant. Il voulut persister à exprimer sur diverses questions des opinions à lui, et à critiquer certains abus administratifs. Un écrivain pareil ne pouvait pas être toléré ; il montrait, comme on dit dans la langue officielle du pays, des « tendances regrettables » : sa feuille fut condamnée. Le Golos avait à ce moment un tirage supérieur à celui de tous les autres journaux russes, et qu’on évalue à 30,000 exemplaires.

Souvent, le ministère, avant d’avoir recours aux armes si redoutables qu’il a sous la main, s’arrange par une suite de persécutions de détail de manière à faire mourir à petit feu le journal qui lui déplaît. Par exemple, il lui interdira de toucher aux sujets qu’il a mandat spécial de traiter. S’est-il fondé pour défendre les juifs, il ne pourra pas dire un mot de la question juive. A-t-il une clientèle d’agriculteurs ? Il lui sera défendu de traiter les questions agricoles. D’autres fois, on lui impose comme censeur un fonctionnaire habitant une ville très éloignée de celle où se fait la publication : ce qui équivaut naturellement à une condamnation à mort, puisque le visa des épreuves est obligatoire. C’est surtout sous le dernier règne que ce moyen de répression était employé, et avec un tel succès, qu’au moment de l’avènement du présent tsar, presque tous les journaux de province avaient disparu. Il en était de même des Revues, soumises au même régime : en 1884, une seule survivait, parmi celles qui avaient quelque influence, le Messager européen.

Comme on peut aisément le supposer, ces persécutions continuelles ont amené la presse russe à établir une sorte de langue secrète que ses lecteurs finissent par entendre. L’art de laisser deviner les choses sans les dire et de s’arranger pour qu’on les lise entre les lignes est poussé assez loin. Mais c’est une ressource dangereuse, le censeur n’ayant point pour habitude de s’arrêter aux mots et n’étant pas tenu de donner les motifs de sa rigueur.

Présentement, le journal le plus répandu à Saint-Pétersbourg est la Novoié Vremya, qui tire à environ 25,000 exemplaires. C’est la feuille slavophile par excellence, toujours opposée à ce qui vient de l’étranger, – idées, institutions ou marchandises. Quand les nouvelles manquent et que la Novoié Vremya n’a rien à se mettre sous la dent, elle tombe sur les juifs. Au cours des derniers troubles anti-sémitiques, elle ne manquait pas un jour d’établir à son entière satisfaction que les israélites eux-mêmes étaient coupables des excès qu’ils avaient à subir et que le seul remède était leur expulsion générale.

Deux journaux sont subventionnés par le gouvernement, le Journal de Saint-Pétersbourg et le Vedomosti, le premier, comme on sait, publié en français et servant d’organe au ministère des affaires étrangères ; le second, publié en russe, est le moniteur du ministère de l’instruction publique et sans rival pour la platitude ou l’ancienneté de ses dernières nouvelles.

Il faut aussi mentionner les Novosti, beaucoup plus modérés que la Novoié Vremya en matière de politique extérieure : aussi y-a-t-il souvent entre les deux feuilles des échanges d’aménités personnelles à faire dresser les cheveux sur la tête d’un lecteur habitué au ton de la presse dans les pays libres.

À Moscou, le seul journal d’importance est la fameuse Gazette si longtemps dirigée par M. Katkof, le faiseur de ministres. Depuis sa mort, elle a beaucoup perdu de son influence.

Quant à la presse provinciale proprement dite, elle n’existe pas, ayant disparu de longue date ou perdu toute force et toute vitalité. Il faut en dire autant des deux organes officiels, l’Invalide russe et le Journal officiel, qui publiaient jadis des articles de fond ou des variétés et qui sont maintenant de simples bulletins des lois, décrets et nominations.

 

 

Paru dans le Bulletin polonais en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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