Sous le régime soviétique

 

RÉCIT D’UN JEUNE UKRAINIEN 1

 

 

 

 

 

Je n’oublierai jamais la nuit du 14 au 15 février 1940.

Il était onze heures du soir.

Je m’en revenais tout bonnement à la maison comme d’habitude après mon travail, lorsque, chemin faisant, je remarquai que deux espions me suivaient. Je n’osais pas retourner la tête, mais je n’avais aucun doute qu’ils étaient à ma poursuite, car, lorsque j’augmentais le pas, ils se hâtaient également et retardaient leur marche dès que je ralentissais. Toutefois, j’espérais qu’ils ne m’arrêteraient pas ce soir-là, car j’avais la conscience claire, bien que j’eusse moins que de la sympathie pour leurs idées et le régime qu’ils venaient instaurer.

Nous hébergions alors chez nous un étudiant et je savais que ce dernier était déjà rentré. Mais, comme j’approchais de la maison, je fus étonné de voir que la porte de sa chambre était ouverte, alors qu’habituellement il la fermait. Je m’arrêtai un instant sur le seuil pour m’expliquer ce fait, puis j’allais me retourner pour voir si les deux espions me suivaient encore ; à ce moment une main de fer m’enserra le poignet ; je regardai et je vis à la lueur blafarde du soir les deux policiers avec leur garcette levée sur moi. L’individu qui me tenait la main droite me demanda : « Est-ce bien toi qui s’appelle X... » Je revins quelque peu de ma première frayeur et je répondis : « Oui, c’est moi. – Magnifique ! me dit-il, en exhalant dans ma figure une haleine fétide, il nous faut maintenant ton compagnon. » Ils vidèrent mes poches, prirent mon porte-monnaie et m’emmenèrent dans la cuisine. Là, deux autres polices s’occupaient déjà de fouiller mon compagnon. Quand ils eurent fini, ils me montrèrent leur pistolet. « Tu vois, me dirent-ils, c’est mieux d’obéir sans réplique. » Ils m’ordonnèrent alors de les suivre, ainsi qu’à mon compagnon. On nous fit asseoir dans un petit camion surnommé si justement le « corbillard », puis on démarra ; de temps en temps, en route, le chauffeur faisait crier la sirène pour demander passage. Il était exactement minuit quand on s’arrêta à la rue Pelchinski. On nous conduisit à l’édifice qui forme le coin des rues Pelchinski et Katedski, et l’on nous fit entrer ; mon compagnon marchait à droite, moi à gauche. Une fois à l’intérieur, on nous fit asseoir.

Trois officiers galonnés nous attendaient. L’un d’eux m’offrit une cigarette ; j’acceptai, car on m’avait enlevé les miennes, et j’allumai. On commença alors à m’interroger, mais tout d’abord sur des points de portée indifférente. À bout de questions, on garda le silence pendant quelque temps. Puis, soudain, un des officiers, qui voulait évidemment expédier la besogne, me demanda : « Es-tu prolétaire ? » Je répondis : « Oui. – Pourquoi donc, continua-t-il, défends-tu les bourgeois ? – Il n’en est pas ainsi, repris-je, je n’ai aucune préférence ni pour les uns ni pour les autres. Je n’ai aucun intérêt à aider les uns et à faire tort aux autres. – Tu mens, reprit un lieutenant ; que signifie ton refus de voter aux dernières élections ? Tu es un contre-révolutionnaire, parasite. » Et il me donna un coup de pied sur le genou. Je me levai. Mais un gendarme me rejeta sur ma chaise. On me posa de nouvelles questions, mais comme je ne savais quoi répondre, je gardai le silence. On me lança différents sobriquets qu’il ne serait pas joli de te répéter. Un gendarme me demanda alors : « De quelle place Ilkow vient-il ? » J’étais intrigué ; je cherchai dans ma mémoire pour trouver quelqu’un du nom d’Ilkow. Et comme je n’en trouvais pas, je me tus. « D’où vient Ilkow ? reprit la police. Répondras-tu, coquin ? » Je répondis que je ne connaissais pas d’llkow. Alors de tous côtés se mirent à pleuvoir les coups. Je me levai de mon tabouret et reculai dans un coin de la salle, regardant toujours mes agresseurs. Un des trois officiers sortit ; le deuxième s’assit sur le coin de la table et se mit à jouer avec sa garcette, tandis que le troisième lui murmurait quelque chose à l’oreille. Quelques minutes plus tard, le premier officier rentra, accompagné de deux autres gendarmes armés de garcettes de caoutchouc blanc d’environ un demi-mètre de long. L’officier, qui tenait en main une petite garcette polonaise, me dit : « Regarde, canaille, ça, c’est le gourdin des Polonais ; voici les nôtres ; tu comprends ? Ceux des prolétaires sont meilleurs. Parleras-tu, oui ou non ?... » Je répondis que je n’avais rien à dire. Quelqu’un m’asséna alors un coup sur la tête ; je vis des étoiles et moult planètes que les livres d’astronomie modernes n’ont pas encore découvertes ; j’ignore combien de temps dura cette torture, mais quand je revins à moi, j’étais étendu par terre et quelqu’un m’appliquait une serviette d’eau froide sur la figure ; je sentais des douleurs dans toutes les parties de mon corps. Je sus que j’avais été roué de coups.

Je m’assis alors sur le plancher, à l’endroit où j’étais tombé, et je regardai mes bourreaux. L’un d’eux était penché sur moi : il avait la bouche tordue, le nez croche, les yeux comme des cratères ; je crois que je le reconnaitrais même en enfer. Il desserra les dents pour me dire : « Maintenant, mignon, j’espère que tu vas parler ? » Et il m’offrit une cigarette avec un sourire-grimace. Je refusai ; il me donna un coup de pied et éclata en injures. Un deuxième s’approcha de moi et me dit : « Lève-toi, fripon. » Je me levai, avec beaucoup de peine cependant, car tous mes membres étaient extrêmement endoloris. Il ajouta : « Pourquoi donc, misérable parasite, gardes-tu le silence ? Voudras-tu parler maintenant ? » Parler ou me taire leur était égal, je ne répondis pas. « Camarades, fit-il, cent coups sont trop peu pour lui. » Et les mauvais traitements recommencèrent. Cependant, on ne me frappa pas à la tête cette fois, et je ne perdis pas connaissance. Je me protégeai comme je pus de l’avant-bras.

Un officier avait trop chaud à ce jeu ; il enleva sa tunique. Il aurait mieux fait de la garder, car, sans elle, son pantalon largement déchiré en arrière laissait voir (veuillez m’excuser) un insupportable spectacle. Et, bien qu’épuisé je n’eusse aucunement envie de rire, je ne pus m’empêcher de sourire à la vue de ce chef de voyous, enguenillé et crasseux, qui se pavanait et donnait des ordres. Mon sourire eut l’heur de ne pas leur plaire, car l’un d’eux m’attrapa l’oreille et la tordit ; il me fit extrêmement mal. Comme il m’attirait vers la table, je lui pris la main et, pour me libérer de l’étreinte, je le renversai sur la table. Il lâcha prise pour le moment, mais deux de ses compagnons vinrent à sa rescousse, me saisirent et me serrèrent les bras comme dans un étau. De nouveau je tordis la main d’un de mes bourreaux pour lui faire lâcher prise. Ce qu’il advint alors de moi, je ne saurais exactement te le décrire : j’entendis les cloches sonner, le tambour battre et comme un bruit de tonnerre dans le lointain, et, de nouveau, je sentis la moiteur de l’eau froide sur ma joue. Je rouvris les yeux : j’étais étendu sur le plancher, près de la table ; le sang me sortait de la bouche et du nez. Mes lunettes étaient en mille miettes sur le plancher. « Lève-toi », me dit quelqu’un en me donnant un coup de pied. J’étais devenu insensible et tellement affaibli que j’étais bien plus disposé à dormir qu’à me lever. J’essayai cependant de me lever, mais je ne pus que m’asseoir sur le plancher. Deux gardes me prirent alors en dessous des bras et me conduisirent dans une pièce voisine, près d’un robinet et me dirent de me laver. Je ne pouvais me servir de ma main droite, tant j’y avais mal ; je croyais même que j’avais eu le bras cassé. De ma main gauche, je me lavai tant bien que mal, puis on me ramena dans la même salle. « Pourquoi donc t’obstines-tu à ne pas répondre à nos questions ? » me dit un lieutenant. « Il eût été bien plus simple de tout dire dès le début, continua un autre, nous ne t’aurions pas frappé » ; et il me présenta une cigarette mais je n’acceptai pas. Il cracha sur moi et donna ordre aux gardiens de m’amener.

Je montai de nouveau dans le « corbillard » pour en redescendre un peu plus loin près d’un grand édifice que je ne reconnus pas. On me jeta au fond d’un cachot, où, de faiblesse, je m’évanouis. Je me réveillai quelques minutes plus tard lorsqu’un gardien m’apporta un matelas qu’il jeta à mes pieds. J’entendis ensuite le grincement d’une porte qui se ferme, le bruit d’une clef qui tourne dans une serrure, puis plus rien. À travers le grillage d’une oubliette tout au haut de mon noir cachot m’arrivaient les pâles rayons de la lune. C’était le 15 février 1940. L’hiver, cette année-là, fut très froid. Je n’avais dans ma cellule que le misérable matelas que le gardien m’avait apporté, et le linge de corps que je portais sur moi. Malgré l’incommodité du froid et les douleurs de tout mon corps, je m’endormis. Le lendemain matin, je crus que j’allais mourir. J’avais froid, j’étais devenu raide, j’avais peine à me mouvoir. Quelqu’un vint faire du feu dans une petite fournaise. On m’apporta de la nourriture trois fois durant la journée, mais je demeurai trois jours sans manger. Le menu consistait dans 60 grammes de pain, un peu de thé pour le déjeuner, du pain et de la soupe pour les repas du midi et du soir. Après ces trois jours de jeûne, je me sentis très faible. On m’amena chez le médecin. Là, le gardien m’aida à me déshabiller. J’avais tout le corps enflé et marqué de larges contusions. Je fus effrayé de me voir. Lorsque je fus seul avec le médecin, celui-ci me demanda quels étaient ceux qui m’avaient ainsi battu. Je répondis que c’était les agents de la police N. K. V. D., dans les rues de Pelchinski. Le médecin hocha la tête, mais n’osa rien dire. Il m’assura que ma main droite ne souffrait d’aucune fracture, et tout en pansant mes plaies, il m’encouragea à prendre de la nourriture. « Voyez-vous, me disait-il, les jours se suivent et ne se ressemblent pas, aujourd’hui c’est la peine, demain ce peut être la bonne fortune. Je vais demander pour que l’on chauffe votre cellule. » Je le remerciai avec effusion. On me conduisit ensuite à la prison. On chauffa les trois jours suivants, puis ce fut tout. Après ma visite chez le médecin, je repris courage, et parce que ma faim était devenue très grande, je mangeai avec appétit tout ce que l’on me donnait, ce qui était assez peu cependant, comme je l’ai dit plus haut. Après deux semaines, je mangeai même le pain durci que j’avais laissé pendant mes trois jours de jeûne.

Les interrogatoires recommencèrent la nuit. Cependant, je ne revis plus mes premiers bourreaux. Par deux fois dans la suite, les gardiens me frappèrent à la figure, puis on me laissa la paix. Je demeurai dans cette prison au-delà de deux mois. Le printemps ramena des jours plus doux et les rayons d’un soleil bienfaisant réjouirent ma solitude. Par moments mon état d’esprit était tel qu’il me semblait que je deviendrais fou. Je ne pouvais pas me faire à la pensée que tous les maux dont on m’affligeait étaient dus à mon abstention au scrutin. Je tâchais de m’illusionner sur mon sort ; je me disais que c’était par erreur que l’on m’avait ainsi jeté en prison, que l’on me relâcherait bientôt.

Après ces deux mois de réclusion, on m’emmena dans une autre pièce où l’on avait réuni des personnes d’âge et de nationalités différents. Il y avait là quelques lits avec des paillasses. Les prisonniers étaient assis et causaient ensemble. L’air était infect, mais c’était là un moindre mal, et quand le gardien eut refermé la porte, je poussai un soupir de contentement de me retrouver enfin parmi le monde après deux mois de solitude. Je promenai un regard satisfait sur les prisonniers et je leur dis « bonsoir ». Ils me répondirent, les uns en ukrainien les autres en polonais. Puis ils s’empressèrent autour de moi, me posèrent des questions et m’offrirent du tabac. Je les remerciai avec beaucoup de cordialité. Je n’avais pas fumé depuis deux mois. Je tirai à grandes bouffées ; c’était une satisfaction sui generis. Il y avait là des Juifs, des Polonais en grand nombre, aussi des Ukrainiens. Je me retrouvai dans cette salle avec un officier polonais de Lwow, qui m’invita dans son petit coin pour jaser. Il me donna des nouvelles de mon ami L. M., avec lequel il s’était trouvé en en prison. Il eut des paroles élogieuses à son endroit. La journée se passa à converser un peu avec chacun, puis quand vint le temps de se reposer, l’officier polonais m’invita à partager son grabat. C’était un lit étroit, à une place. J’acceptai l’hospitalité plutôt que de coucher sur la dure. Nous nous disposions bout à bout : les pieds à la tête l’un de l’autre. En arrière de la prison, il y avait une grande cour et chaque jour nous pouvions nous y promener. Un mur de pierre nous cachait la vue de la ville. Grand Dieu ! comme l’envie nous prenait d’escalader ces hautes murailles et de nous enfuir pour revoir, ne fût-ce qu’une fois, les lieux chéris de notre enfance, nos parents et nos amis ! Les jours ensoleillés du printemps invitaient à cette nostalgie, mais nous savions que ce rêve était absurde et vain.

Un mois environ après mon arrivée dans cette prison, on amena un si grand nombre de prisonniers nouveaux qu’on pouvait à peine se mouvoir dans la salle. Un gardien lut différentes listes où la ségrégation des prisonniers avait été préparée d’avance. Mon nom se trouvait sur une de ces listes et je dus partir.

On me conduisit, ainsi que d’autres, au tribunal de la chambre 54. Il devait y avoir là une centaine de prisonniers, dont une cinquantaine de Polonais, une trentaine d’Ukrainiens, le reste de nationalités diverses, des Juifs principalement. Un de ces prisonniers voulut bien emporter à maman une lettre que j’avais eu soin de coudre dans la doublure de son manteau.

Deux semaines plus tard, je reçus 70 roubles de maman ; il ne lui était pas permis de nous en envoyer davantage. Je reçus aussi du linge et du savon. Avec l’argent j’achetai du pain, des vivres et des cigarettes.

Vers la fin d’août 1940, nous quittâmes Léopold. À la faveur de la nuit, le « corbillard » fit le transport des prisonniers à la gare. Je ne pus dormir cette nuit-là ; nous entendions continuellement le sifflement des sirènes, les ordres des commandants qui mâchaient le meilleur de leur vocabulaire. On entendait des phrases comme celle-ci : « Si tu vas à droite ou à gauche, je t’abats comme une charogne. » Le lendemain le train roulait vers l’est. Pendant deux jours nous voyageâmes par train de marchandises, tantôt vers le nord, tantôt vers l’est. Nous arrivâmes enfin à Kiev, notre chère capitale.

Ô Kiev ! ô Kiev ! combien de fois j’ai rêvé de te voir et en quel état je te trouve ! Malgré moi je me rappelai les braves des Krytés et mon professeur d’allemand, le Dr Losky, un des héros de cet inoubliable épisode de la dernière guerre, où notre cher pays conquit un moment son indépendance. Devant mes yeux repassa toute l’histoire de l’Ukraine. Dieu juste, me disais-je, quand donc les tyrans de l’Ukraine cesseront-ils de l’opprimer ? Et comment se fait-il que nos compatriotes ne se rendent pas compte qu’il faille enfin s’unir pour secouer le joug qui nous écrase ? Tout ce qu’on voit ici déconcerte l’imagination.

À Kiev, on me conduisit à la prison de Kérélivka, dont une section était spécialement destinée aux prisonniers politiques. On me fit monter au troisième étage ; on m’introduisit dans une grande salle où se trouvaient déjà un grand nombre de prisonniers. Je les saluai en entrant ; ils me rendirent mon salut en ukrainien et en polonais. Ici l’atmosphère était agréable ; bien que la salle fût surpeuplée, tout était propre et l’ordre y régnait. Les prisonniers avaient pu recevoir chaque mois des paquets de leurs parents ; ils me régalèrent de leurs friandises et m’offrirent des cigarettes. Tous manifestaient leur joie de m’accueillir. Je connus là des compatriotes de la grande Ukraine, comme aussi des Ukrainiens de la Galicie. Je demeurai presque huit mois dans cette prison. Nous y étions relativement bien logés. Nous avions cinq lits, une table et trois tabourets. Le nombre des prisonniers variait souvent. Un de nos compatriotes connaissait très bien la musique et avait autrefois dirigé une chorale. Il organisa un chœur parmi les prisonniers. En quelques jours, nous écrivîmes cinquante-trois chants ukrainiens, quinze polonais, huit russes. Tous prenaient part avec entrain aux exercices et aux concerts. Loin de mettre obstacle, les gardiens, souvent, ouvraient toutes grandes les portes de notre prison afin de mieux entendre, et, en général, ils nous donnaient une meilleure nourriture que les autres. Ici, je ne connus pas la faim. Au déjeuner, nous avions même du sucre ; au dîner et au souper, nous avions assez de pain et de soupe.

À Kiev, je dus subir de nouveaux interrogatoires judiciaires, mais personne ne me frappa. Après quelques séances de la Cour on me laissa tranquille. En mon absence, un trio moscovite me condamna à trois mois de travaux forcés dans les lointaines toundras du Nord, sous le grief que j’étais un élément dangereux. On me demanda de mettre ma signature au bas de cette pièce. Je refusai, mais cela ne les impressionna pas ; la sentence fut maintenue.

Au printemps de 1941, un agent de police vint me dire de faire mes paquets, qu’il venait me chercher. Je n’avais pas grand-chose à apporter ; tout ce que je possédais, je le portais sur moi. Je fis mes adieux à mes compagnons d’infortune. Je les embrassai avec affection. Nous avions vécu comme des frères pendant huit mois et personne n’avait eu de rapports offensants, bien que les sujets les plus épineux eussent servi de thème à nos conversations : politique, religion, etc. J’avais connu là un Juif qui avait été procureur à Kiev et qui demeurait en deçà du Dniester ; sa conversation m’intéressait et nous jasions souvent intimement. Il me confia qu’il avait entendu dire qu’il y avait 25 millions de prisonniers dans les plaines de Russie. Je le crus facilement, car j’avais lu la même chose dans la presse polonaise où l’on rapportait le procès d’un prévenu polonais ; l’accusé avait osé dire à ses juges (des Russes) qu’ils n’auraient jamais la force de détruire 25 millions de Polonais. Le magistrat lui répondit avec ironie : « Sois tranquille à ce sujet, nous en avons plus que cela dans les casernes et les prisons du Nord. »

On m’emmena dans une salle plus vaste où se trouvaient environ soixante-dix personnes d’âge différent : une quarantaine de Polonais, les autres, des Ukrainiens. J’étais le seul de l’Ukraine occidentale. Là, je fis connaissance avec un beau groupe d’étudiants de l’Université de Kiev. C’était des jeunes de dix-sept à vingt-cinq ans ; ils étaient en tout vingt-sept. Dès qu’ils surent qui j’étais, ils m’attirèrent dans leur milieu et me posèrent mille questions auxquelles j’étais heureux de répondre. Ils étaient pleins d’enthousiasme et d’espérance pour leur nation et c’était pour avoir voulu la défendre qu’on les avait emprisonnés.

Quelques jours seulement après mon arrivée, ils reçurent leur sentence : cinq devaient être fusillés, les autres perdaient leurs droits de citoyen pour cinq ans et recevaient une condamnation variant de dix à quinze ans de prison (entendez : travaux forcés). Cette rencontre fut pour moi une révélation. Je n’aurais jamais cru que cette jeunesse, élevée dans l’atmosphère communiste, sous la surveillance d’organisations bolchévistes secrètes de toutes sortes, pût jouir d’une si saine conception de la vie, distinguer le vrai du faux avec autant de bon sens et se garder si bien de la contamination communiste. La philosophie de Lénine ne les avait pas entamés. Je n’oublierai jamais ce que l’un d’eux dit un jour en ma présence à l’un de ses compagnons : « Il n’y a rien de bien extraordinaire à se dévouer pour sa nation, si on lâche ensuite dans l’infortune ; l’héroïsme est de tenir ; c’est la seule chose qui compte pour un peuple. Quant à nous, nous sommes perdus comme nation, pour longtemps encore, du moins.

Je leur racontais la vie que l’on mène de l’autre côté de la Zbruch. Ils me disaient les terribles choses qu’ils avaient vues chez eux, la famine qui sévissait dans toute l’Ukraine en 1930, l’homme faisant la chasse à l’homme, les mères dévorant leurs enfants. Les deux semaines que je vécus avec eux demeurent un des plus doux souvenirs de mon séjour en prison.

De Kiev, on me transféra à Kharkov.

La prison de Kharkov était double ; une partie pour les hommes, l’autre pour les femmes, avec une cour commune où, à tour de rôle, nous prenions nos récréations. De notre prison nous pouvions parler aux femmes quand c’était l’heure de leur récréation, et pendant la nôtre elles s’avançaient jusqu’à la fenêtre et nous jasions encore. Il y avait là deux jeunes filles de dix-sept ans que j’avais connues à Léopold (Lwow), nommément L. C. et M. M. Elles avaient perdu leur droit de citoyenneté pour cinq ans et reçu une condamnation de dix années de prison. De nos fenêtres, nous communiquions par signes au moyen d’un alphabet convenu entre nous. Nous ne pouvions nous empêcher d’être touchés de la souriante magnanimité dont elles faisaient preuve dans la tristesse de leur réclusion. Ici comme à Kiev, nous avions formé une chorale, et souvent nous chantions dans la cour extérieure pendant des heures entières. Les jeunes filles se tenaient à la fenêtre et nous applaudissaient. Avec le temps, elles apprirent nos chants et à l’heure des concerts elles unissaient leurs voix aux nôtres.

Je n’oublierai jamais le dernier soir que je passai à la prison de Kharkov. Les gardiens nous avaient avertis que nous partirions le lendemain. C’était vers la fin de mai 1941. Le ciel était pur comme aux plus beaux jours du printemps. La journée avait été chaude, le soleil se couchait dans une féerie de couleurs.

Après le souper, nous nous réunîmes dans la cour extérieure pour causer comme de coutume ; mais il y avait dans l’air quelque chose d’inexprimable qui rendait les dernières heures de notre séjour dans cette deuxième capitale de l’Ukraine doublement mélancoliques. Je ne retrouverai jamais les émotions profondes que j’éprouvai ce soir-là. Nous nous étions assis en rond dans la cour, évoquant nos douleurs récentes, devisant sur le sort qu’on nous ferait le lendemain.

Non loin de nous, les jeunes filles de la ville qui revenaient de l’ouvrage chantaient le refrain :

 

          Attelez les chevaux, jeunes gens,

          Nous ne pouvons plus rester ici.

          Nous irons par le vaste monde

          Chercher un sort meilleur.

 

L’écho de leur voix se perdit dans le lointain. Tout, autour de nous, devint pour un moment silencieux, comme lorsque l’on sème la graine de pavot. Chacun prêtait l’oreille pour capter encore les derniers sons des chants aimés.

Soudain, de la cour, les étudiants entonnèrent le chant choral que deux cents voix d’hommes continuèrent :

 

          Adieu, terre natale, douce et chère patrie !

          Adieu, blonde que j’aime !

          Adieu, verger fleurer et reverdi !

          Adieu, noble Ukraine !

 

En t’écrivant ces lignes, au seul souvenir de cet inoubliable soir, mes yeux se mouillent de larmes. Il me semble encore entendre la douce mélodie du départ que la brise du soir emportait par-delà les hautes murailles de la prison vers la grande Kharkov.

Les jeunes filles ne dormirent pas ce soir-là, comme je l’appris par L. C., mon amie. Avant de partir, cette bonne personne me jeta par la fenêtre un mouchoir qu’elle avait brodé dans sa captivité. C’est là un autre souvenir bien doux de mon séjour à Kharkov.

Le matin de cette mémorable nuit sous les étoiles, nous dûmes subir un examen médical complet. On nous réunit dans une salle, on nous fit déshabiller, peser, puis enregistrer comme une vile marchandise. Des wagons à marchandises furent aménagés pour un voyage plus long ; nous nous embarquâmes.

Le voyage dura un mois. Après avoir traversé Moscou, nous aperçûmes les baraques des prisonniers. Il y en avait des centaines, placées comme des nids de bourdons le long de la voie ferrée. Nous pûmes nous rendre compte que les prisonniers étaient divisés pour le travail de jour et le travail de nuit. Un grand nombre paraissaient amaigris, signe non équivoque que ce qu’ils recevaient de nourriture et de soins ne contrebalançait aucunement les efforts qu’on exigeait d’eux.

Pendant ce voyage, notre nourriture consistait en un demi-kilogramme de pain, un peu de poisson, de l’eau, et parfois nous recevions un peu d’oignon et de l’ail. C’était tout. Aux heures des repas, le gardien faisait la revue des prisonniers pour s’assurer qu’aucun n’avait fui.

Vers le 25 juin 1941 (nous étions encore en route vers le nord) un des prisonniers entendit une conversation entre les gardiens. Ils parlaient de la guerre qui venait d’être déclarée entre les bolchévistes et les Allemands. Cette nouvelle fut reçue avec grande joie dans le camp, car elle nous apportait l’espérance que nous serions bientôt délivrés.

Je veux signaler ici un phénomène particulier.

En route, les prisonniers se sentirent soudain fatigués, et pris de sommeil. Comme je manifestais au gardien que nous avions trouvé la journée très longue, un des prisonniers m’expliqua que, dans cette région, c’était le jour trois mois durant et la nuit pendant un égal espace de temps. Je me rappelai ce que j’avais appris à l’école sur ce phénomène polaire. Pendant les demi-nuits nous pouvions contempler de magnifiques aurores boréales. À mon avis, peu de choses sur la terre peuvent autant réjouir l’œil humain. Toutefois, comme nous étions harassés de fatigue, nous ne pouvions savourer ce spectacle.

Lorsque nous fûmes arrivés à destination, on nous distribua dans des baraques confortables ; là, nous reçûmes chacun de la nourriture pour trois jours, après quoi on nous dirigea vers les chantiers. Nous marchions à la file indienne, dans un chemin de pied, le long de la voie ferrée. En chemin, nous croisions des prisonniers polonais qui revenaient du travail, Les gardiens nous avaient dit avant de partir que ceux qui tomberaient en cours de route seraient abattus sans plus de façon et abandonnés dans les toundras. Plusieurs de notre groupe tombèrent épuisés sur le bord de la route ; nous entendions de temps en temps des décharges de fusil, et chacun se disait : « Bientôt ce sera mon tour. » Les premières fois, cela nous énervait, mais après quelque temps nous n’en faisions plus de cas. Malgré mon extrême faiblesse, je pus me rendre au chantier, mais j’étais exténué ; nous avions marché pendant trois semaines. J’appris plus tard, par ceux qui étaient tombés de fatigue au cours du voyage, que personne n’avait été tué, mais qu’on voulait seulement effrayer les autres par des détonations de fusil.

Pour le travail, nous étions divisés en équipes. Chacune avait son quart, ses heures de travail. Comme nourriture : un demi-litre de soupe claire et un peu plus d’un demi-kilogramme de pain. Personne ne laissait jamais rien de sa maigre pitance. Le travail était dur ; nous travaillions toute la matinée au pic et à la pelle, jusqu’au diner, soit six heures. On nous accordait alors une heure de repos pour le deuxième repas, après quoi nous avions encore cinq heures de travail. Nous revenions alors à nos baraques. En chemin nous rencontrions les travailleurs du deuxième quart qui allaient nous remplacer. Les patrons nous taillaient du travail pour l’accomplissement duquel ils nous accordaient un temps très restreint. Ceux qui remplissaient la norme fixée recevaient une nourriture plus abondante. Mais ils étaient bien rares ; en fait, je n’en ai pas connu. Aussi il n’était pas surprenant que, surmenés, mal nourris, nous maigrissions à vue d’œil. Nous ressentions continuellement un grand besoin de repos physique, de nourriture et de sommeil. Pour assouvir leur faim, plusieurs prisonniers allaient à la place des déchets, fouillaient avec un bâton pour essayer de trouver quelque bon morceau et s’estimaient heureux s’ils pouvaient mettre la main sur une tête de poisson, des pelures de patates, ou autre chose, qu’ils nettoyaient et faisaient cuire avec des herbes assaisonnantes ; souvent ces herbes étaient amères, car là-bas nous ne trouvions pas de ces plantes qui donnent si bon goût aux mets comme l’ail et l’oignon.

Pour te donner une plus juste idée de la faim qui nous tourmentait, je te citerai deux faits. Après quelques semaines de travail dans les premiers chantiers, on nous amena à un nouvel endroit pour y travailler à la construction du chemin de fer menant à Workut. Workut était à deux jours de marche. C’était une toundra sauvage que nul pied humain n’avait foulée avant nous. Nous construisîmes nous-mêmes nos baraques provisoires avec clôtures. Or, un jour, on nous envoya chercher des instruments de travail tels que pics, pelles, roues de brouettes, etc. Nous longions une colline dans un sentier serpentant que nous avions battu nous-mêmes pour nous rendre de notre cantine au chantier, lorsque nous aperçûmes au pied de la colline un prisonnier qui servait de l’avoine à un cheval. Il ne fallait rien moins que cela pour nous faire dévaler la montagne et nous précipiter sur le sac d’avoine pour en emplir nos poches. Les gardiens criaient et tiraient en l’air, rien n’y fit, le sac fut vidé. Quelques jours plus tard, les gardiens, qui craignaient de voir se renouveler la scène des jours précédents, nous réunirent dans le sentier au pied de la colline et nous prévinrent que le premier qui bougerait serait abattu sans pitié. Cette fois personne ne bougea.

Je portais de magnifiques bottes de façon anglaise, marque Dolbox, que j’avais apportées avec moi de Léopold (Lwow) ; c’était des bottes de prix pour les chasseurs. De plus, grâce au soin que j’avais eu de mes habits, mon manteau et mon habit de tous les jours étaient en assez bon état. J’échangeai tout cela pour de vieilles chaussures de caoutchouc et pour des pantalons déchirés et usés qui ne valaient presque rien, afin de recevoir d’un brigadier un kilogramme de pain et un paquet de tabac.

Attifé de ces guenilles, sale, la barbe longue, les joues creusées par la faim, tu peux facilement te représenter quelle triste mine j’offrais.

Un vieux compagnon d’infortune venu de Stanislav devint tout enflé après un mois de cette vie de misère. Il dut nous quitter pour se faire soigner au dispensaire. En partant, il me remit ses bagages pour que je les lui gardasse jusqu’à son retour. « J’ai là un kilogramme de farine, me dit-il, je vous le confie, quand je reviendrai j’en aurai grand besoin, vous me le remettrez. » Je lui promis que je le lui garderais fidèlement. Mais quand il me remit son petit trésor, mes mains tremblaient de convoitise. Je m’empressai d’aller cacher le tout sous mon oreiller. Le lendemain il plut toute la journée. Nous revînmes aux baraques le soir, boueux, transis et fatigués. Je rentrai au camp, frissonnant et tourmenté d’une grande faim.

Tous les prisonniers se couchèrent de bonne heure ce soir-là. Mais, moi, je ne pouvais dormir ; le kilogramme de farine sous mon oreiller, là, tout près de moi, hantait mon imagination. Je me représentais comment je pourrais en faire un bon gruau ou une galette succulente et rassasier enfin cette faim qui me dévorait depuis si longtemps. En proie à cette tentation, je me retournais dans mon lit sans pouvoir trouver sommeil. J’essayais de repousser toute idée de victuaille, mais l’image de farine, galette et gruau me revenait comme une obsession. Je me sentis sous la force d’une main qui ne lâcherait pas que je n’aie fait le pas qui mène à l’abime. À moitié conscient, à moitié dans le sommeil, je me levai furtivement comme un voleur, j’étendis la main vers le sac de farine, au moyen d’une tasse j’en puisai un demi-litre, j’attachai de nouveau le sac, le recouvris d’une écorce de bois et de mon oreiller, et je sortis dans la cour cachant l’objet de mon larcin sous mes vêtements. Je me dirigeai vers la pompe pour y puiser de l’eau que je mélangeai à la farine. Près de la cuisine, je trouvai des éclisses de bois, je fis un petit feu suffisant pour cuire ma popote. En quelques instants j’avais une succulente pâtisserie que je dégustai avec appétit. Je retournai à mon lit, mais le diable m’y suivit. J’avais encore faim, la saveur de mon pâté faisait danser mes papilles gustatives, je n’y pus tenir ; à tâtons je vidai dans ma tasse le reste du sac de farine et revins à la cour me régaler comme la première fois. Ma faim se calma, je me recouchai et m’endormis.

Quelques semaines plus tard, l’infortuné compagnon qui m’avait remis cette farine revint au camp. Quoique remis, il avait encore maigri. Lorsqu’il me demanda la farine qu’il m’avait confiée, je ne pus soutenir son regard, j’aurais voulu que les montagnes me couvrissent. Et crois-moi, cher frère, même en t’écrivant ces lignes je rougis de honte au seul souvenir de ma lâcheté.

Après deux mois de ce régime abrutissant, nous devenions lourds et moroses, moralement démontés. Les yeux nous enflaient ; plusieurs se plaignaient que les dents leur tombaient, d’autres souffraient de douleurs d’entrailles. Quelqu’un me contait que dans un camp voisin, où des prisonniers avaient mené cette vie pendant plus d’une année, plusieurs étaient morts, soit de faim, soit d’épuisement. Parmi nous, les uns étaient tellement amaigris qu’il ne leur restait que les os et la peau. Faute d’une nourriture et de soins suffisants, plusieurs furent emportés durant l’hiver, soit par un rhume, la fièvre, ou même furent gelés vifs.

La vie des galériens ou les souffrances des prisonniers condamnés aux travaux forcés dans les pays civilisés est une fête à côté de la misère des toundras.

Il nous restait l’espérance que quelqu’un viendrait nous délivrer ou que la guerre tournerait de façon à forcer les Russes à nous relâcher.

Un de nos compagnons ne put tenir à cet esclavage. Il sauta par-dessus les tranchées, traversa les lignes de fils barbelés et s’enfuit à travers la toundra. Le gardien s’en aperçut et se mit à tirer dans sa direction, mais le fuyard réussit à leur échapper. On lança à sa poursuite deux pelotons de soldats avec des chiens. Quelques heures plus tard on ramenait son cadavre. Il n’y eut aucune cérémonie religieuse ni civile à son enterrement.

Peu de temps après cet évènement, un brigadier russe nous annonça que les Allemands s’avançaient très vite sur le front nord, que toute l’Ukraine était occupée et que l’armée ukrainienne organisée par les Allemands offrait la plus grande résistance, en même temps que c’était la plus agressive. En entendant cela, un jeune ingénieur polonais vint m’offrir ses félicitations. Bientôt arriva un délégué soviétique ; il apportait la nouvelle que nous étions libres de nous enrôler dans l’armée polonaise qui s’organisait sur les terres de Russie.

Je n’ai pas besoin de te dire que tous s’enrôlèrent avec joie. Je n’essaierai pas non plus de te décrire le bonheur des prisonniers quand on nous remit de nouveaux habits, 200 roubles, et qu’on nous conduisit au son de l’orchestre à la gare de Moscou. C’était vers la fin de septembre 1941. Nous contournâmes les monts Ourals du nord, et nous arrivâmes après quelques semaines à Tatischev, où se trouvait un détachement de l’armée polonaise. À Tatischev nous commençâmes notre entrainement militaire. Je ne m’attarderai pas à te parler de notre vie au camp, c’est une existence monotone, mais ici, du moins, nous avions au cœur une grande espérance, celle d’être libres dans un avenir assez prochain.

La faim fut ici encore notre compagne. Nous mangeâmes souvent des chiens, des chats, des rats des champs que nous faisions cuire avec des betteraves. Nul moyen de se procurer des patates. Cependant, nous étions tout aussi bien nourris que les soldats russes ; nous recevions environ 700 grammes de pain par jour, de la soupe et au déjeuner du thé sucré. L’été comme l’hiver nous habitions dans les baraques militaires où, l’hiver, nous gelions comme des chiens.

Au printemps de 1942, l’armée polonaise, dont nous faisions partie, se rapprocha des frontières de Chine. Puis, nous dûmes évacuer la Russie par la Perse. À cette occasion plusieurs jeunes filles russes nous supplièrent de les faire passer pour nos enfants ou nos épouses ; elles voulaient se sauver de leur propre pays. Plusieurs de ces malheureuses avaient des parents prisonniers dans les steppes de Sibérie ou dans les toundras arctiques. Il m’a été donné de converser avec plusieurs de ces jeunes filles et je n’en ai pas rencontré une seule qui n’eût quelqu’un de sa famille prisonnier et condamné aux travaux forcés. Nous pouvions mieux nous enquérir de la mentalité politique auprès des jeunes filles. En général la jeune fille russe craint moins de se compromettre, tandis que les hommes sont évasifs lorsqu’on aborde les questions politiques ; ils craignent même leurs propres enfants.

Vers la fin d’août 1942, ainsi que je l’ai dit plus haut, nous traversâmes la Perse, pays de richesse et de beauté, qui fut jadis la grande puissance mondiale. Du jour où je quittai le sol moscovite je ne connus plus la faim... Plusieurs soldats qui avaient souffert de la faim en Russie furent pris de grandes douleurs d’entrailles en arrivant en Perse. C’était sans doute qu’ils avaient commis de petites orgies. Car en Russie, pour sa solde (soit 25 roubles), le soldat pouvait recevoir cinq beignes qu’il avalait en un rien de temps et qui le laissaient sur sa faim, tandis qu’en Perse, pour la solde de quinze jours, on pouvait s’acheter de la nourriture abondante pour tout un mois et se procurer par surcroît de bons plats.

C’est par le port de Krasnavod (Belles-Eaux) que nous avions quitté la Russie pour nous rendre par la mer Caspienne au nord de la Perse. Après deux semaines de repos dans ce pays enchanteur, nous partîmes pour l’Iran. La traversée de la Perse dura douze jours, y compris les arrêts. Je ne me figurais pas le pays des Darius si beau. Les paysages sont pittoresques, les vallées plantureuses, les montagnes superbes. Rien ne nous manqua pendant le voyage. Nous étions dans la jubilation de savoir les Russes loin derrière nous. Peut-être seras-tu intéressé que je te signale un phénomène atmosphérique des montagnes de Perse : au fond des vallées un soleil torride nous brûle, nous cuit presque, tandis sur les hauteurs le froid nous glace.

Partout les Persans nous accueillaient avec le sourire. À chaque arrêt, ils venaient en grand nombre nous offrir des fruits de leurs vergers, du cidre, des biscuits ou des gâteaux qu’ils nous donnaient de bonne grâce et gratuitement. Je n’exagère pas en disant qu’on avait là l’impression d’avoir quitté l’enfer et d’être enfin entré au paradis, tant était grande la différence de notre situation d’autrefois et celle d’aujourd’hui.

Nous retrouvâmes la même hospitalité en Irak, en Palestine puis au Liban et en Égypte. La Palestine, tout comme l’Iran, est un pays où règnent l’ordre et la culture. J’ai vu Jérusalem, Nazareth, Bethléem ; j’aurais voulu y rester toujours. Dans le Moyen-Orient, chaque ville possède une attraction particulière. Mais les magnifiques constructions modernes de Bagdad et Téhéran nous disent le caractère exotique de ces villes. Même ici, cependant, d’antiques monuments attestent la culture classique des âges plus anciens.

En Égypte, vers l’heure de midi, il faisait une chaleur torride. Un soleil de plomb dardait ses brûlants rayons et il nous fallait alors trouver un bivouac commode pour camper. Nous dressions une double tente sous laquelle il nous fallait rester pendant cinq heures dans un demi-habillé. Impossible de marcher sur le sol pieds nus, car le sable était comme des braises. Parfois nous fûmes témoins de terribles ouragans. Il nous était alors presque impossible de respirer. Le sable nous emplissait la bouche et les yeux. Nos habits devenaient tout imprégnés de sable et prenaient une couleur ocre...

L’armée polonaise demeura au désert jusqu’au début de 1944. Nous traversâmes alors en Italie, où, à chaque pas, nous rencontrions les ruines de la guerre.

J’ai été au front, j’ai vu le feu.

Je t’ai déjà écrit quelle était la condition que les Polonais faisaient aux Ukrainiens dans l’armée. En général nous étions bien traités. L’animosité qui existait avant la guerre entre nos deux nations avait fait place à une meilleure entente. Très souvent nous nous mêlions aux Polonais pour chanter. Nous nous joignions à eux également pour la célébration de leurs fêtes. Ils faisaient de même lors de nos réjouissances. Nous avions le même chapelain, un prêtre catholique romain, pour la raison qu’aucun prêtre grec-catholique n’avait été relâché par les Russes.

Pour ce qui est de mon existence ici (en Angleterre), je n’ai pas à me plaindre. Au front, la vie est pleine de péripéties. Au début, on est saisi par la crainte de la mort. Mais ensuite on s’y habitue, la mort fauche et l’on ne s’en occupe pas plus que d’une affaire ordinaire. On devient machine et l’on fait tout machinalement, même tuer. Devant l’ennemi j’ai demandé à Dieu une seule faveur : de revoir, si c’était là sa volonté, mon village natal et notre chère maman ; que si, dans ses desseins éternels, il avait décrété que je dusse mourir sur le champ de bataille, il m’accorde de n’être pas trop torturé. C’est tout. J’ai été blessé gravement une fois. Mais, comme tu vois, après huit mois d’hôpital, ici, je me trouve encore assez bien portant. Je remercie Dieu d’être encore de ce monde. Présentement j’étudie l’électricité. Salue bien de ma part toutes mes vieilles connaissances. Je te souhaite beaucoup de succès dans tes travaux.

Ton frère..., etc.             

 

 

Paru dans L’Œuvre des tracts en octobre 1947.

 

 

 

 

 

 

 



1 Ce récit a été adressé par un jeune Ukrainien à son frère qui habite le Canada. Pour des raisons faciles à comprendre, la personne qui nous en a remis le texte, après l’avoir traduit, a supprimé le nom de l’auteur et même changé tous les noms propres qui s’y trouvaient. (Note des Éditeurs.)

 

 

 

 

 

 

 

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