Sainte Françoise Romaine

 

ÉVOCATION 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marguerite ARON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est pas aisé de dégager son profil, aux arêtes pourtant si vives, de l’amas d’anecdotes, de récits, de commentaires que la dévotion d’abord, puis l’érudition, ont dressé autour d’elle. Un enchevêtrement de symboles, tantôt mystiques, tantôt littéraires, nous a rendu obscure et comme étrangère cette figure cependant très proche de nous. N’a-t-elle pas vécu dans un monde agité ? N’a-t-elle pas été mêlée à la vie sociale, à la vie politique ? N’a-t-elle pas voulu et fondé une de ces communautés, si multipliées aujourd’hui, et, si l’on ose dire, si en vogue, de religieuses régulières, mais sans grilles ni tours, dont le cloître s’étend dans les rues des villes et dans les taudis ? Oui. Il est temps d’éclairer, au moins, quelques aspects de son visage. Il nous faut l’essayer.

 

Cette sainte est une dame romaine de la haute société, à la fin du XIVe et au commencement du XVe siècle : société et temps singulièrement mouvementés.

Être comme tout le monde, avec tout le monde, et au milieu du monde, et être une sainte, visiblement, une sainte à miracles qu’escortent les anges ; prise dans le courant du siècle, n’avoir jamais pu suivre la vocation intime de son âme, et monter, dès cette vie, degrés à degrés, à la perfection la plus haute et à la vision réservée aux élus, c’est l’invraisemblable, et vraie, histoire de Françoise Ponziani.

Les guerres civiles et leurs horreurs, le schisme de l’Église et ses troubles, la première renaissance italienne et ses charmes tendent derrière elle une toile de fond mouvante et confuse. Et elle ne s’en détache pas. Elle y est comprise. Elle est bien une Romaine ardente, pleine de patriotisme et d’amour de la liberté ; elle est une championne intrépide de la Papauté, une inspiratrice de la restauration de l’Église ; elle est, quand même, une princesse de la Renaissance dont l’archange gardien dévide un fil d’or – telle la Parque antique –, dont le langage poétique, et toute l’allure, ont une grâce classique.

Avec cela, populaire autant que personne, parmi le gesticulant et passionné peuple de Rome, jamais cette élégante patricienne n’est seule ; jamais à part du peuple ; depuis l’âge de douze ans, où on la marie pompeusement, jusque sur son lit de mort, elle sera toujours, malgré elle, en représentation, et, pour parler comme son saint Paul, en spectacle aux hommes, aux anges, et aux démons...

 

 

La voici, petite fille encore, grande pour son âge, et gracile, qui monte avec ses compagnes à Santa Maria Nuova. Elle va trouver son confesseur, le vénérable Prieur des Olivétains di Monte-Savello. Elle a le cœur gros, tout son être est désemparé. Elle se sentait appelée à offrir au Seigneur Jésus sa virginité, et déjà voici qu’il est question de la donner en mariage à Lorenzo Ponziani. Dom Antonio l’écoule, puis lui parle. Doucement, le vieux moine lui conseille le renoncement, lui enjoint l’obéissance. C’est sa voie. Elle a compris du premier coup ; elle acquiesce. C’est fait : son âme ne lui appartiendra plus, elle l’a vendue à l’obéissance. Elle redescend grave, et cependant légère, comme si elle était portée par des mains invisibles. L’ange de la purification l’accompagne. À toute faute, même vénielle, à toute reprise, même inconsciente, de volonté propre, à tout manquement à la sincérité totale envers son directeur ou soi-même, il la frappe au visage, ou la touche à l’épaule : esclavage plus doux bientôt que la plus douce liberté. Adieu caprices, velléités, rêveries, désirs. La route est tracée, rude, mais simple et droite. C’est en y marchant qu’on devient une sainte...

 

Maintenant, c’est le jardin du Palais Ponziani, du riche palais regorgeant de provisions, bruissant des pas de nombreux serviteurs. La petite épousée a fort à faire pour agréer à sa noble belle-famille, complaire aux familiers, s’acquitter à la satisfaction générale de son apprentissage de maîtresse de maison. Travail sans vacances jamais. Mais il y a le jardin, sa fontaine, son banc de pierre, sa charmille, ses vieux murs où courent les lézards. Au jardin elle retrouve sa jeune belle-sœur, Vanozza. Les deux adolescentes se glissent sous la charmille ; elles pensent être en une grotte où va les visiter le séraphique Père François d’Assise ; elles gardent le silence, le cher silence de l’oraison. Pour le retrouver, s’il est rompu, elles se feront au grenier, derrière les sacs de blé, un oratoire pour les heures de la vie cachée en Dieu.

 

 

La vie n’est pas facile au Palais Ponziani. Les devoirs quotidiens y sont complexes, parfois contradictoires ; les caractères pas commodes. Les Ponziani font de la politique : ligues et complots, guets-apens et assassinats, et le poison, et les recours à la magie, l’exil, les morts violentes, voilà ce que cela veut dire à Rome en ce siècle quinze. La famine, l’épidémie et leurs ravages s’y ajoutent. Quel art sublime conservera la paix et l’amour au foyer, dans les cœurs, parmi la haine et la misère ? Françoise y parvient. C’est au milieu des tragiques rumeurs de ces jours qu’elle accomplit sa tâche conjugale, qu’elle met au monde ses enfants. Bientôt les deux petits, Evangelista, Agnese, sont emportés par la peste : Ballista, l’aîné, est pris comme otage. Lorenzo est gravement blessé, banni. Les indigents assiègent le Palais, et ne l’assiègent jamais en vain. La jeune femme, la jeune mère résiste à tout, supporte tout, ne compte pas avec elle-même, ni avec son propre cœur, ni avec ses propres forces. Aussi bien les a-t-elle donnés, a-t-elle donné sa vie.

Quelquefois, elle s’échappe néanmoins. C’est pour prier. C’est pour recevoir le Corps du Christ et en vivre. À Saint-Clément elle trouve l’appui et la direction du prieur des Dominicains, Frà Michele. Puis, c’est à Sainte-Marie du Transtevere, le curé, dom Giovanni Mattioti. Celui-là – qui est son biographe – c’est elle souvent qui doit relever sa confiance et éclaircir ses idées.

Jamais elle n’a d’hésitation sur ce qu’elle doit faire. Jamais elle ne perd de temps à s’examiner elle-même, à tourner la tête en arrière. Depuis que le petit Evangelista, si pur, si instruit déjà dans les choses saintes, est parti pour le ciel, elle se sent dirigée d’en-haut, non plus par l’ange de la voie purgative, mais par un archange qui l’illumine de son infaillible lumière.

Le moment est arrivé pour elle – et son Evangelista le lui a prescrit, en la consolant – de s’élever à la vie contemplative. Elle en reçoit les grâces, dans une abondance jaillissante.

On ne comprendrait pas, du point de vue naturel, qu’en une existence aussi agitée et tourmentée, il y ait eu place pour l’étude et la méditation. Pourtant, à n’en pas douter, la jeune femme qui gouverne avec tant d’exactitude sa lourde maison, élève ses enfants, dirige ses domestiques et souvent travaille avec eux, soigne les pestiférés, porte partout ses aumônes et son rayonnement, étudie profondément, durant ces mêmes années, le dogme et l’histoire de l’Église. Elle fait de la lecture de l’office sa nourriture de chaque jour. Elle est toute pénétrée des textes liturgiques. Les épîtres de saint Paul, les homélies de saint Grégoire Pape, les prophéties d’Isaïe, lui sont aussi familières que les Évangiles. Son langage en est imprégné. Elle médite les psaumes de David, la règle de saint Benoît. Ce sont pour elle paroles vivantes.

Les écrivains sacrés sont devenus ses amis et ses conseils. Ils répondent à ses demandes. Elle converse avec eux.

À quel instant de ces colloques intérieurs s’arrête le mouvement de l’intelligence et de l’imagination créées, et commence la révélation dans l’extase ? Souvent il lui arrive à présent d’être ravie en Dieu, comme si son âme quittait son corps, échappait à ses sens. Avec ses saints préférés, elle se tient au pied de l’Arbre de vie qu’elle embrasse. Mais, victime depuis longtemps consacrée dans l’obéissance, même en extase elle peut toujours obéir à son confesseur, à son mari, remplir sans défaillance ses devoirs d’état.

Elle a beau passer les nuits à veiller, à soulager Lorenzo couvert de blessures et infirme, elle est toujours prête à courir au premier appel chez les malheureux. Elle contemple et elle agit en même temps. Dans un corps pourtant fragile et souvent éprouvé par la maladie, elle porte une flamme inextinguible. Indifférente à tout ce qui n’est pas charité, elle se meut déjà dans la vie éternelle. Les années s’écoulent ; la maturité de l’âge n’a pas durci la tendresse de ce cœur inépuisable.

Le vindicatif Lorenzo est vaincu par le charme surnaturel qui l’enveloppe. Il pardonne à ses ennemis. L’amour triomphe ; mais c’est un amour épuré. Lorenzo vivra encore douze ans avec sa femme dans la continence. Après avoir été son épouse docile, elle devient, avec quelle joie ! sa fidèle servante. Battista est grand à présent : qu’il s’occupe des terres et des bergers, qu’il gère les biens.

Elle se fait tout humble, toute petite, auprès du petit Jésus que lui tend la Madone. Elle est « la poveretta di Transtevere » ; et dans la cuisine, déserte aux heures tardives ou matinales, sous le manteau de la cheminée où chauffent les compresses de Lorenzo, seule, muette, effacée, elle attend sans impatience l’heure de Dieu.

 

 

Celle-ci, sans bruit, venait, était venue. Les dames et jeunes filles pieuses qui fréquentaient Santa-Maria-Nuova s’étaient ouvertes à dona Ponziani. Elle priait si bien ! – « Comment, sans quitter le monde et ses charges, se rapprocher du Seigneur, comment le servir ? » Françoise leur avait proposé de s’affilier, par un vœu d’oblature, à la branche olivétaine des Bénédictins qui, les premiers, l’avaient initiée à la paix intérieure. Plusieurs patriciennes, et parmi elles, la chère Vanozza, firent ce premier pas. Mais, épars, le petit groupe n’avait pas assez de force pour produire les fruits de prière et d’apostolat dont Rome, déchirée, avait si grand besoin. Ces oblates séculières devinrent bientôt oblates régulières.

Hardiesse originale : Françoise n’hésite pas à constituer une communauté dans laquelle elle n’entrera pas !

Elle a invoqué l’aide de l’apôtre saint Paul, du père de la vie monastique, saint Benoît, de la patronne de la vie pénitente et contemplative, sainte Marie-Madeleine. Elle réclame le concours d’un prêtre, Dom Mattioti, d’un moine, Dom Ippolito, d’un Frère mineur, Fra Bartolomeo Bondi : la foi – la règle – la pauvreté... Trois au ciel, trois en terre. Délibérément, elle installe les huit premières oblates dans le palais délabré de Tor de’ Specchi – de la Tour des miroirs. Est-ce un couvent ? Oui, par la psalmodie de l’office que les sœurs disent au chœur, revêtues d’un grand voile de lin, et par l’observance de la règle bénédictine. Mais, habillées simplement comme les veuves de ce temps-là, les oblates s’en vont à travers Rome dévastée visiter pauvres et malades. Elles sont une première et audacieuse effigie de la Visitation telle que la concevra d’abord saint François de Sales, une première esquisse des Filles de la Charité que saint Vincent de Paul lancera dans le monde, deux siècles plus tard.

Agnese de Lelli est supérieure. Tandis que sa « ruche » s’organise, Françoise continue à mener dans le Palais Ponziani sa vie sacrifiée. Elle ne s’est réservé dans sa fondation aucune charge.

 

 

Une autre tâche lui est encore imposée.

Déjà deux femmes, sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne, ont été envoyées aux Papes. Messagères du Saint-Esprit, à Avignon comme à Rome, elles furent chargées de ramener le Vicaire de Jésus-Christ dans la chaire de Pierre, et parmi les tempêtes temporelles et les désordres hérétiques, de lui rendre clair le sens de sa mission divine.

Françoise a son acte dans ce drame ; il se joue à la fois à Bâle où siège le Concile dont les décrets eussent renversé la hiérarchie ecclésiastique et fait du Souverain Pontife un fonctionnaire au service d’une assemblée parlementaire, et à Rome d’où Eugène IV va s’enfuir sous un froc de moine. Les esprits sont si aveuglés par les passions politiques que les évêques, les prêtres, les religieux même, – beaucoup d’entre eux, du moins – sont dans l’erreur : ténèbres dans lesquelles s’allument, presque à la même heure, le bûcher de Jeanne d’Arc ! Françoise veille en prières. Ses prophètes, ses saints, lui montrent les périls du présent et de l’avenir. Impérieusement, inspirée par l’Apôtre saint Thomas, puis le Pape Grégoire le Grand, elle dicte à son confesseur des lettres pour le Saint-Père : qu’il ne se laisse pas abuser, qu’il ne se fie pas aux apparences, qu’il ne soit pas obstiné dans le oui ou le non, qu’il ne se cherche point lui-même surtout, mais fasse attention au troupeau qui lui est confié et dont il aura à rendre compte...

Dans l’universel désarroi, elle élève, par ses Oblates, un rempart de prières autour du Pape et de Rome.

« À vous, dit-elle à ses filles, de suppléer à ce que ne font pas les autres. Prier, faire pénitence pour vous et pour les autres, c’est là votre vocation. Vous êtes les victimes destinées à apaiser la colère de Dieu et vos larmes doivent éteindre cet incendie... Par vous, Rome recouvrera la paix et la liberté... La Madone vous appellera vraiment ses Oblates quand elle vous verra ainsi offrir vos corps et vos âmes en oblation au Très-Haut. »

De Tor de’ Specchi partira bientôt une ligue de prières incessantes pour l’Église.

On voit que le symbolisme poétique de la Sainte, en ses révélations, n’a rien ôté à la netteté toute latine de son esprit et de son langage. C’est ici le bulletin d’un chef d’armée. Moins intellectuelle peut-être, ou moins scolastique que sainte Catherine de Sienne, son illustre devancière, elle a, lorsqu’il s’agit de l’Église du Christ, le même ton sans réplique d’une volonté entièrement unie à la volonté de Dieu et toute consommée en elle.

 

 

Elle est veuve maintenant. Elle a conduit Lorenzo au port du salut. Battista a épousé la fière dona Mobilia ; ils ont déjà un fils et une fille. Elle a fait remise au jeune couple du palais et de toutes les richesses des Ponziani. Pieds nus, la poveretta du Transtevere se présente à Tor de’ Specchi et, prosternée, y mendie la dernière place. Mais un archange nouveau-venu est derrière elle. Elle n’a plus besoin des grâces illuminatives. Il lui faut se hâter vers l’union qui achèvera de la transformer pour la vie bienheureuse en Dieu. Son guide file et ourdit sans arrêt une trame d’or. Elle explique que cela signifie que Dieu ne la veut jamais sans responsabilité ni travail. L’or exprime l’ardeur vive et pure de la vie unitive. Si dans sa main gauche l’archange présente une verge faite de trois palmes, c’est le signe de l’énergie avec laquelle elle doit corriger les oblates et les rendre parfaites. Aussi se fait-elle entendre de toutes, et de toutes chérir, en mère vigilante et dévouée, mais sans faiblesse...

Quelques années passent encore. Elle ne veut plus que vivre parmi ses filles ce qui lui reste à vivre, et que mourir entre leurs bras.

Suprême sacrifice : cette joie va lui être refusée.

 

Oblate, elle est demeurée mère. Il y a en elle quelque chose de notre sainte Chantal. Rien ne lui fera jamais oublier les devoirs maternels.

Battista est au lit avec une mauvaise fièvre. Avertie, elle court au palais Ponziani. Ce n’était rien. Elle repart bientôt pour son monastère. Mais le frisson pernicieux l’a saisie. Elle se traîne avec effort. Elle entre se reposer à Santa-Maria du Transtévère ; et là son confesseur, Dom Mattiotti, frappé de voir se creuser ses traits, s’affaisser sa taille encore élancée, lui ordonne de rentrer chez son fils et de s’y laisser soigner.

Toujours obéissante, elle se soumet aussitôt.

Comment se représenter alors ce qui se passe pendant six jours au palais Ponziani ? Cette femme, que la fièvre a terrassée, qu’aucun remède ne peut guérir, qui sait que dans six jours sa vie terrestre sera à sa fin, Rome tout entière reconnaît en elle sa fidèle gardienne et sa miraculeuse protectrice. Autour de son lit, la ville en pleurs défile. On ne peut fermer les portes. Religieux et laïcs, riches et pauvres entourent ce lit sur lequel, rendant grâces, elle reçoit les sacrements de la Sainte Église. Elle accepte, avec une simplicité d’enfant, cette mort en public. Elle atteste sa foi en l’Église, pour tous les réconforter. Elle prend congé de ses chères oblates. Elle obtient de Battista la confession de ses fautes et très doucement apaise les remords de cette âme violente. Puis, elle se tait... Elle a entre les mains le petit office de la sainte Vierge. On voit remuer imperceptiblement ses lèvres. Peut-être est-ce une dernière recommandation qu’elle n’a plus la force de faire entendre ?

Dom Mattiotti se penche vers elle : « Que dites-vous ?

– Je finis mes Vêpres », répond-elle dans un souffle, le dernier.

Et c’est tout...

Oserons-nous encore faire des phrases ?

Ô mort des saints !

 

 

Marguerite ARON.

 

Paru dans La Vie spirituelle en mai 1932.

 

 

 



1  Acta SS. Boll., tome II, Mart. ad d. IX. Comtesse de Rambuteau, Vie de sainte Françoise Romaine. – Rohrbacher, Vies des Saints pour tous les jours de l’année. – Berthem-Bontoux, Sainte Françoise Romaine et son temps.

 

 

 

 

 

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