Fersen

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques BAINVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST une des plus singulières figures qui traversent l’histoire de la Révolution. Il a été à la fois nuisible et profitable à la mémoire de Fersen qu’Alexandre Dumas père lui ait donné la popularité d’un mousquetaire en l’introduisant dans un de ses récits. Ce chevalier suédois, amoureux de la reine de France, amoureux jusqu’au sacrifice, amoureux jusqu’à risquer sa tête vingt fois, amoureux jusqu’à prendre place sur la voiture de Varennes, n’était pas du tout tel qu’il paraît dans le roman du bon Dumas, c’est-à-dire une espèce de Ruy Blas du Nord. Fersen était le chevalier servant de Marie-Antoinette à peu près comme Dante était l’esclave de Béatrice. Fersen était un poète. En choisissant pour « dame de ses pensées » la première dame du monde, il obéissait à la tradition poétique et chevaleresque du moyen âge. Il servait moins une femme, moins une reine, qu’une idée.

Un érudit à qui nous devons déjà d’attachantes relations sur la Suède du dix-huitième siècle, M. de Heidenstam, a trouvé et copié au château de Lofstad les lettres que Fersen écrivait de France à sa sœur Sophie. C’est une des plus belles confessions de mystique passionné que l’on connaisse et toute la doctrine des vieilles cours d’amour y revit. Fersen a aimé et vécu comme un véritable don Quichotte. Seulement, c’est contre la Révolution qu’il s’est battu et non pas contre les moulins à vent.

M. de Heidenstam a retrouvé la lettre dans laquelle le beau cavalier suédois apprenait à sa sœur Sophie que Marie-Antoinette était condamnée à mort. Il n’y manque que le rythme et la rime pour rappeler Bertrand de Born ou Pétrarque :

« Plaignez-moi, plaignez-moi ! disait-il. L’état dans lequel je suis ne peut se concevoir que par vous. J’ai tout perdu dans ce monde. Vous seule me restez. Celle qui faisait mon bonheur, celle pour laquelle je vivais n’est plus.

« Oui, ma tendre Sophie, je n’ai jamais cessé de l’aimer ; ce sentiment me dominait ; il était le tout du tout en moi. Je lui aurais sacrifié ma vie avec joie, j’aurais donné mille vies pour elle si je les avais.

« Elle n’est plus et je vis encore. Mon Dieu, pourquoi m’accabler ainsi ! En quoi ai-je mérité ta colère ? Elle est montée au ciel et je suis encore sur la terre. Ma coupe est comble et je ne sais comment je puis vivre et supporter ma douleur. Elle est telle que rien ne pourra jamais l’effacer. J’aurai toujours présente devant moi, en moi, son image, le souvenir de tout ce qu’elle fut, pour la pleurer toujours.

« Tout est fini pour moi. Que ne suis-je mort à ses côtés, que n’ai-je pu verser mon sang pour elle, pour eux ? Je n’aurais pas à traîner une existence qui sera une douleur perpétuelle et un éternel regret. Mon cœur, désormais, saignera autant qu’il battra. Vous seule pouvez sentir ce que je souffre et j’ai besoin de votre tendresse... Pleurez avec moi, ma tendre Sophie. Pleurons sur eux.

« Je n’ai pas la force d’écrire davantage. Je viens de recevoir la terrible confirmation de l’exécution. On ne parle pas du reste de la famille, mais mes craintes sont affreuses. Oh ! mon Dieu, sauvez-les ! Ayez pitié de moi ! »

Fersen était le digne sujet de Gustave III, de ce roi chevalier, le seul qui ait eu une pensée désintéressée en prenant les armes contre la Révolution française. Les autres souverains voulaient tout simplement, sous prétexte d’intervention monarchique, se partager la France républicaine comme ils s’étaient partagé la républicaine Pologne. Gustave III, au moment où il fut assassiné dans un bal masqué par Ankastroem, ne songeait qu’à payer la vieille dette contractée par son pays et par sa dynastie envers la monarchie française. Le dévouement de Fersen sert ainsi à illustrer l’antique alliance qui avait longtemps uni la France à la noble nation militaire du Nord.

Car Fersen – les lettres que M. de Heidenstam vient de publier serviraient à en faire la preuve, – Fersen était un Français véritable. Il était Français par le langage, par les sentiments, par les façons de penser. Les temps qui précédèrent ceux où tomba notre royauté, marquèrent le règne universel de la France. Notre influence n’avait de rivale nulle part. Pour être civilisé il fallait penser comme nous et s’être mis à notre école. On s’y mettait, d’ailleurs, gaiement et de bon gré : l’Europe convenait qu’elle était Française et l’Académie de Berlin proposait au concours un essai sur l’universalité de notre langue et de notre littérature. Le dévouement de Fersen à la royauté française abattue, à la plus haute incarnation du génie de la France prend ainsi la valeur d’un symbole. À la veille du moment où les nations allaient retourner à leurs divisions, rejeter notre bienfaisante et légère tutelle, relever la tour de Babel, ce fils des terres boréales mit sa vie au service de la France.

Fersen est mort peu de temps après la dame de ses pensées. Et il est mort comme elle, aussi tragiquement qu’elle. Des barbares suédois le massacrèrent dans la rue, le déchirèrent et souillèrent ses restes, sans qu’il eût commis d’autre crime que celui d’être un aristocrate... Cet homme-là eût mérité d’être connu en France autrement qu’à travers le romanesque un peu vulgaire du bon Dumas. Honorons en Fersen mieux qu’un héros de roman. Ce fut le chevalier servant de la France en même temps que celui de la reine de France.

 

 

 

Jacques BAINVILLE.

 

Paru dans L’Action française le 14 juin 1912.

 

 

 

 

 

 

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