Les romantiques français et la Serbie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Nicolas BANACHEVITCH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN article de la Revue Germanique de 1829, reproduit en 1834 dans la préface des Chants Populaires des Serviens d’Élise Voïart, proclamait que l’insurrection serbe (dont on fête cette année le cent-cinquantième anniversaire dans toute la Yougoslavie) « est une des époques les plus intéressantes de l’histoire de tant de nations chrétiennes subjuguées par le cimeterre musulman ». Ajoutons que c’est encore un de ces évènements qui marquent un tournant décisif dans l’histoire d’un peuple, mais restent sans grand écho dans les autres parties du monde. Les dirigeants des pays intéressés, de l’Autriche et de la Russie en premier lieu, ont suivi très attentivement la lutte des insurgés, en accommodant leur attitude à la situation du moment, ou pour mieux dire à leurs propres intérêts, mais l’opinion publique de l’Europe ne fut guère touchée par les malheurs qui s’abattirent sur un pays effacé depuis de longs siècles de la scène historique. Seuls les habitants de l’Autriche d’origine serbe et d’assez nombreux voisins balkaniques aidèrent activement les efforts des révoltés serbes du pachalik de Belgrade.

Bien, différente fut la réaction de l’opinion européenne lors du soulèvement grec, qui commença dix-sept ans après la première et six ans après la deuxième insurrection serbe. La gloire de la Grèce antique et l’intervention de lord Byron provoquèrent partout un grand mouvement de sympathie et de compassion pour les insurgés ; il fut irrésistible dans bien des pays et aboutit, comme on le sait, à la bataille de Navarin, et à l’indépendance grecque. En France, le philhellénisme coïncida avec ce grand renouveau littéraire et artistique des années Vingt qui s’appela le romantisme et dont l’un des éléments caractéristiques fut l’intérêt pour l’Orient. Claude Fauriel, avec ses Chants populaires de la Grèce moderne (1824-25), vint à point pour aider la cause politique de la Grèce et la cause littéraire des romantiques français.

Pour devenir populaire en France, l’insurrection serbe de 1804 commença un peu tôt et les recueils de chants serbes en français, dont le premier parut en 1834, vinrent un peu tard. Expliquons-nous d’abord sur le premier point. Pendant toute leur durée, les combats de Karageorges et de ses paysans serbes furent étouffés par le fracas des armes napoléoniennes. Le premier consul est proclamé empereur de France l’année même du soulèvement serbe, trois mois après qu’on eût attribué à Karageorges le titre de « commandant ». À cette date, qui aurait pu être intéressé en France par les exploits de cet outlaw balkanique ? Quel éclat aurait pu se refléter sur Michar, où, quatre mois après Austerlitz, les Serbes battirent une puissante armée turque, même si cette bataille avait été connue dans toutes ses péripéties ? L’échec de Karageorges et son passage de Belgrade à Semlin précédèrent de quelques mois l’abdication de Napoléon à Fontainebleau et ne purent éveiller aucun intérêt politique ni humain. La deuxième insurrection serbe, elle non plus, ne choisit pas un moment d’accalmie en Europe, puisqu’elle éclata trois mois avant Waterloo. Encore changea-t-elle bientôt de caractère. Dans les années Vingt, cette période si terne de la vie politique en France mais si enthousiaste pour les grands gestes désespérés, elle avait dépassé le stade héroïque et était entrée, sous l’impulsion du prince Miloch Obrénovitch, dans une voie toute pratique et réaliste.

Désireux de ne pas pousser son peuple dans des aventures hasardeuses et ayant à combattre les adversaires intérieurs de son régime, le nouveau chef serbe a refusé toute alliance avec les émigrés grecs et a même puni cruellement, en 1826, certains de leurs émissaires capturés près de Belgrade. Il a gardé la même prudence après 1830, année où il fut proclamé par un hatti-chérif prince héréditaire de Serbie. L’attitude sans grand éclat du prince Miloch n’était pas faite pour attirer sur son pays et sur sa personne l’attention et la sympathie des romantiques français.

 

 

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IL se trouva pourtant un écrivain français, et l’un des plus intelligents, qui, sans avoir vu la Serbie, s’intéressa à la vie politique de Miloch et daigna lui consacrer une phrase originale et élogieuse. Stendhal, cet amateur d’âmes fortes et de volontés inflexibles, dans ses Mémoires d’un touriste, qui sont de 1837, met dans la bouche d’un capitaine de navire, qu’il rencontra à Nantes et qui venait de passer trois ans dans la Baltique et à Saint-Pétersbourg, quelques considérations piquantes sur le tzar Nicolas Ier et sa politique. Le troisième point de ces considérations (il y en a quatre en tout) est ainsi libellé : La Russie ne veut pas que la Serbie jouisse de la Charte que veut lui donner le prince Miloch, celui de tous les souverains d’outre-Rhin qui sait le mieux son métier. Ce n’était pas l’éloge d’un romantique, c’était le jugement d’un réaliste. Mais Henry Beyle diplomate, qui n’avait passé que quelques mois, en 1830, à Trieste, ville autrichienne, suivait-il de près la politique balkanique et connaissait-il bien les méthodes gouvernementales du prince de Serbie ? La Charte que Miloch donna à son pays au début de 1835 – et qui fut immédiatement supprimée sur la demande de la Russie, de l’Autriche et de la Turquie – était en effet très libérale, mais elle avait été imposée par la révolte d’un notable du pays et de ses partisans, adversaires du régime autoritaire du prince. En 1839, Miloch préféra abdiquer que de régner avec une Charte que, cette fois-ci, la Russie et la Porte voulurent lui imposer. Tout le monde reconnaît d’ailleurs qu’il est le véritable créateur de la Serbie ressuscitée, et Stendhal ne s’est pas trompé sur ses mérites.

On aimerait beaucoup mieux que Stendhal eût connu et apprécié, au lieu de la politique de Miloch, la vie et la poésie du peuple serbe qui avaient déjà attiré l’attention des esprits curieux en France. Mais, quoique théoricien du « romantisme », l’auteur de Racine et Shakespeare n’a jamais manifesté d’engouement pour la vie des paysans ni pour la littérature dite populaire. Pourtant, il a dû lire, au moins par politesse, quelques chants populaires serbes, puisqu’il fut lié pendant la Restauration avec Mme Belloc, femme de lettres et traductrice dont nous reparlerons, mais il avait, paraît-il, pour elle « une admiration et une sympathie qui s’adressaient plus encore à la femme qu’à l’auteur 1 ». D’ailleurs, l’âge héroïque du romantisme était déjà passé et certains recueils de poésies serbes traduites en français venaient trop tard pour produire un effet de nouveauté. Une quinzaine d’années plus tôt, les esprits étaient mieux disposés à l’égard des nouveautés venues des pays étrangers et éloignés, mais la connaissance de la littérature serbe était alors presque nulle. Le Viaggio in Dalmazia de l’abbé Forcis de 1774, qui fut traduit en français et édité à Berne en 1778, apporta quelques notions vagues sur le peuple qui habitait le littoral dalmate. Il fit connaître surtout la ballade de la femme d’Asan-aga, ce chant qui, après la traduction de Goethe, eut un sort si glorieux dans toute l’Europe. Mais il ne s’agissait pas ici d’une poésie serbe proprement dite. Comme d’autres savants de l’époque, l’abbé Fortis d’ailleurs ne connaissait pas avec précision la composition ethnique de la population slave des Balkans. Par le mot Morlaques on désignait les habitants de race slave du littoral adriatique, surtout les paysans, et « l’illyrien » signifiait la langue serbo-croate et parfois même le slovène. Si ces termes ne sont ni précis ni exacts au point de vue scientifique, ils avaient cet avantage d’englober les Serbes et les Croates et de ne faire aucune différence entre les « piesmas » (chants) des uns et des autres. La poésie populaire serbo-croate en effet est un ensemble qu’il serait difficile et inutile de partager et de délimiter. Le terme « poésie populaire serbe » avait prévalu grâce au grand écrivain et réformateur littéraire Vouk Karadjitch et à ses recueils de poésies populaires, et on peut, même aujourd’hui, l’employer dans certains cas, surtout quand il s’agit des poésies recueillies de la bouche des chanteurs célèbres d’origine serbe, tels que Vichgnitch, Podrougovitch, le vieux Miliya ou d’autres.

 

 

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ENTRE le voyage de l’abbé Fortis et l’aventure illyrienne de Charles Nodier, il y eut peu de progrès en France dans la connaissance des Yougoslaves. Ce sujet a été étudié avec minutie dans la thèse de M. V. Yovanovitch, « La Guzla » de Prosper Mérimée (1911). De cette période, nous mentionnerons seulement le roman Morlaques (1788) de la comtesse Rosemberg-Orsini et une page sur la Dalmatie (et ses « improvisateurs ») dans Corinne de Mme de Staël. Nodier, qui avait passé neuf mois en Slovénie et qui en rapporta, ou plutôt publia par la suite Jean Sbogar (1818) et Smarra (1821), paya sa dette à la mode du genre « frénétique » et s’acquit la réputation d’un bon connaisseur de l’Illyrie, mais ne contribua pas beaucoup à la connaissance réelle des « Illyriens ». Cela vaut également pour Mérimée et sa célèbre mystification de 1827.

Le mérite réel de Nodier et de Mérimée, en ce qui concerne la poésie populaire serbo-croate, c’est d’avoir traduit de nouveau la ballade de la femme d’Asan-aga. Leurs versions en prose furent lues par Victor Hugo qui ne put résister à l’attrait de l’histoire émouvante d’une femme qui meurt innocente, tuée par la dureté de son mari. Frappé surtout par la beauté des premiers vers du chant « illyrien » qui forment ce qu’on a appelé une antithèse slave :

 

Qu’y a-t-il de blanc sur les collines verdoyantes ? Sont-ce des neiges ? Sont-ce des cygnes ? Des neiges ? elles seraient fondues. Des cygnes ? ils se seraient envolés. Ce ne sont point des neiges, ce ne sont point des cygnes : ce sont les tentes de l’aga Asan-aga,

 

le grand poète français s’en inspira dans son Clair de lune, un petit chef-d’œuvre des Orientales 2.

Sachant sa renommée européenne, Vouk Karadjitch a annexé et inséré la ballade de la femme d’Asan-aga dans son recueil, parmi les autres « piesmas » recueillies de la bouche des chanteurs vivants. La grande collection du « père de la littérature serbe », comme on l’appela, ne fut connue en France que peu à peu. C’est en avril 1819 qu’on parla pour la première fois de Vouk dans une publication française. La Revue encyclopédique publia à cette date un petit compte-rendu de son Dictionnaire de la Langue Illyrienne ou Serbe. Mais c’est le Globe, dont on connaît la place dans le mouvement romantique en France, qui parla le premier, en 1824, dans deux articles, des Poésies nationales serviennes. Trois années plus tard, immédiatement après la parution de la Guzla de Mérimée, le Globe publia plusieurs chants serbes dans la version en prose de Mme Louise Swanton-Belloc ; Irlandaise d’origine, femme du peintre Jean-Hilaire Belloc, elle traduisait d’après la version anglaise de John Bowring (Servian Popular Poetry, London, 1827). Entre temps, il y eut quelques notices ou articles dans plusieurs autres publications : le Bulletin des Sciences historiques, le Catholique, la Revue Encyclopédique et le Journal de la littérature étrangère.

Cet intérêt pour la poésie serbe, sur lequel on a déjà écrit à plusieurs reprises et notamment dans la thèse déjà mentionnée de M. V. Yovanovitch, fut sporadique et ne suscita aucune étude sérieuse en français sur l’histoire du peuple serbe et sur sa poésie. Tous les textes et tous les renseignements venaient encore de seconde main, presque toujours par l’intermédiaire de la langue allemande. En Allemagne et en Autriche (pays qui englobait plusieurs millions de Serbo-Croates), l’intérêt pour la poésie populaire serbe fut considérable. Grâce au philologue slovène Kopitar, bibliothécaire à Vienne, et à Jacob Grimm, il s’y forma toute une pléiade de traducteurs et de commentateurs des chants serbes dont le plus illustre fut Goethe. Les insurrections serbes trouvèrent aussi en Allemagne un historien averti qui s’adressa à Vouk pour sa documentation. La Révolution serbe, œuvre si suggestive et documentée du grand historien allemand Ranke, parut au début de 1829. Elle suivit de trois ans la traduction la plus complète de la collection de Vouk, œuvre de Mlle Thérèse von Jacob, dite Talvy.

Ces deux publications, le recueil de Talvy et l’histoire serbe de Ranke, provoquèrent des échos importants en France et marquèrent une nouvelle étape dans la connaissance de la Serbie et de sa poésie. La traduction de Mlle von Jacob fut présentée aux Français dans plusieurs revues et journaux déjà mentionnés ainsi que dans la Bibliothèque allemande de Strasbourg. Cette dernière publication changera bientôt de nom, devenant la Revue germanique, et publiera deux articles importants sur l’histoire la plus récente de la Serbie, articles écrits d’après Léopold Ranke.

Grâce à tous ces travaux, Claude Fauriel s’intéressera en France à la poésie populaire serbe. Ce grand initiateur dans la voie des études balkaniques et comparatives, qui commencera bientôt à professer à la Sorbonne, connaîtra, par l’intermédiaire de l’Allemagne, l’œuvre de Vouk et, durant l’hiver 1831-32, fera un cours sur la poésie serbe, le premier, paraît-il, qui ait été tenu dans une Université. Comme il n’a publié que sa première leçon et du fait qu’il est venu un peu tard à la slavistique, Fauriel ne contribuera cependant pas beaucoup à la diffusion de la poésie serbe. Un grand poète romantique, alors dans la pleine maturité de son talent, fera plus pour la gloire de cette littérature, puisqu’il écrira sur elle et s’en inspirera dans une de ses créations poétiques.

 

 

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LANNÉE 1832, Lamartine s’embarqua à Marseille pour visiter le Proche-Orient. Le hasard fit qu’il s’en retourna en septembre 1833 par voie de terre, et traversa toute la Péninsule Balkanique, entrant en contact direct avec des peuples dont il ignorait auparavant jusqu’au nom peut-être. Son Voyage en Orient, qui fut rédigé définitivement en 1834 et publié en 1835, marque une nouvelle étape dans l’évolution philosophique, religieuse et politique du poète. La grande variété de nouveaux paysages et de vieux monuments, les civilisations qu’il ignorait, comme celle de l’Islam, la rencontre avec lady Stanhope, la perte douloureuse de sa fille Julie, le contact avec des peuples qui supportaient le joug ottoman ou qui naissaient à la vie libre, – tout fit sur lui une impression profonde. Sa sensibilité s’aiguisa et ses horizons s’élargirent. Les Notes sur la Servie, qui occupent une trentaine de pages de son livre, en témoignent également. Pourtant, ce chapitre du Voyage en Orient n’a pas été suffisamment étudié : il a été un prétexte aux effusions oratoires, plus qu’un texte qu’on étudie posément, et ses commentaires ont été plus sentimentaux que critiques. Examinons-le de plus près.

On y chercherait en vain une documentation sûre et précise, malgré l’effort de l’auteur pour se renseigner et instruire ensuite ses lecteurs. Lamartine est avant tout poète, c’est-à-dire homme d’imagination, et il transforme, embellit et invente au besoin. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à examiner un peu mieux les passages où il relate son premier contact avec la réalité serbe. Tout près de Nish s’élève la fameuse Tour des Crânes, construite par les Turcs en 1809 avec un millier de têtes serbes coupées dans un combat sanglant. Elle inspire au poète des paroles généreuses et même prophétiques, puisqu’il exprime la conviction que les Serbes posséderont bientôt Nish. Il leur conseille de laisser subsister ce monument qui « apprendra à leurs enfants ce que vaut l’indépendance d’un peuple, en leur montrant à quel prix leurs pères l’ont payée ». Mais voyons maintenant comment il a abordé, en allant de Sofia à Nish, cette construction bizarre. « J’étais, dit-il, si accablé de fatigue, de chaleur et de sommeil, que je m’endormis la tête appuyée contre ces murs de têtes coupées : en me réveillant je me trouvai entouré de la caravane qu’il avait laissée derrière lui et d’un grand nombre de cavaliers turcs, venus de Nissa pour nous escorter à notre entrée dans la ville. » Or, la Tour des Crânes est à un kilomètre de Nish, c’est-à-dire à quelques minutes de marche de la ville, et Lamartine naturellement n’allait pas à pied. Était-il vraiment si accablé de fatigue qu’il ne pût attendre un repos plus confortable dans un lit ou sur un divan ? Ou plutôt lui fallait-il un tableau original de poète dormant la tête appuyée contre les crânes ? Il est difficile de croire également que les cavaliers turcs ont attendu qu’il s’endorme pour aller à sa rencontre, puisque pendant tout son parcours de la Turquie d’Europe on allait assez loin au-devant de lui.

Sa description même de la Tour ne paraît pas fidèle. Laissons le nombre de têtes qu’il a considérablement augmenté (« quinze à vingt mille »), mais comment croire que, vingt-quatre ans après que les têtes furent coupées et lavées par la pluie et le soleil, il ait vu sur quelques crânes des cheveux qui « tenaient encore et flottaient comme des lichens et des mousses au souffle du vent » ? Et cette tour, dont les crânes sont « cimentés par un peu de sable et de chaux », pouvait-elle lui sembler, même de loin, « brillante comme du marbre de Paros » ?

En lisant Lamartine, il est difficile de reconnaître la Serbie ou plutôt la vallée de la Morava le long de laquelle menait la route qu’il avait prise pour aller de Nish à Grotska sur le Danube et de là à Belgrade. Je sais que la Serbie était beaucoup plus boisée qu’aujourd’hui (d’où son autre nom un peu plus restreint de Choumadia, « chouma » signifiant forêt), mais entrait-on, après Nish, « dans les belles montagnes et dans l’océan des forêts de la Servie », et voyageait-on pendant six jours dans les « magnifiques et perpétuels ombrages, n’ayant d’autre spectacle que les colonnades sans fin des troncs énormes et élevés des hêtres, les vagues de feuillages balancées par les vents, les avenues des collines et de montagnes uniformément vêtues de leurs chênes séculaires » ? On peut se demander encore quel est ce pays où il est descendu « de temps en temps dans les gorges profondes où mugissait une rivière » et où sont ces « lacs au milieu des bois », quand on sait qu’il n’y a pas de montagnes près de cette route et que les lacs n’existent pas en Serbie. L’altitude de Nish est à peine un peu plus élevée que celle du Danube, la route qui les relie passe entre de petites collines et la vallée de la Morava (la seule rivière qu’il ait vue sur ce parcours) ressemble souvent à une plaine. Non, les souvenirs de Lamartine n’étaient pas précis, et il a dû confondre les sites turcs, bulgares et serbes, en ajoutant du sien pour avoir un paysage semblable à ceux de Chateaubriand dans l’Amérique du Nord.

Lamartine n’est pas seulement un homme d’imagination, c’est aussi un homme généreux. Les passages qu’il consacre au peuple serbe, à ses coutumes, à la physionomie, à l’allure, au caractère des hommes et des femmes sont empreints d’une sympathie profonde. On en a détaché une phrase pour la graver dans le socle du petit monument qu’on lui a élevé dans un parc de Belgrade. Elle mérite d’être citée : « J’aimerais à combattre avec ce peuple naissant pour la liberté féconde. »

L’auteur du Voyage en Orient qui prédit le rôle et l’avenir de la Serbie avec la vision d’un poète montre pourtant dans la présentation des faits une absence de sens critique étonnante. Un petit exemple typique, qui mérite d’être relevé : il caractérise le poète écrivant l’histoire. Parlant de la défaite serbe en 1813, il ajoute qu’« un seul homme, presque enfant, le weyvode Milosch Obrenovitsch, resta fidèle à la cause désespérée de l’indépendance ». À la page suivante, il donne la date 1780, exacte d’ailleurs, de la naissance de Miloch. Quelques pages plus loin, il dit que le prince Miloch est âgé (en 1833) de 49 ans ! – Les noms des héros et des localités sont estropiés. Ainsi Ianko Katitch devient sous sa plume (ou bien dans l’impression) Tanko Kalisch, Kulin devient Kulmi, etc. Dans une édition critique du livre, il faudrait corriger ces fautes soit dans le texte soit dans les notes et montrer comment Lamartine s’est documenté pour écrire l’histoire des deux insurrections serbes.

Il prétend avoir « recueilli les principaux faits, sur les lieux, de la bouche de nos amis de Belgrade qui viennent nous visiter à la grille du lazaret », c’est-à-dire à Semlin où il a dû rester dix jours en quarantaine. « Assis sous un tilleul, continue-t-il, sur l’herbe où flotte le beau et doux soleil de ces contrées, au murmure voisin des flots rapides du Danube, à l’aspect des beaux rivages et des vertes forêts qui servent de remparts à la Servie du côté de la Hongrie, ces hommes, au costume semi-oriental, au visage mâle et doux des peuples guerriers, me racontent simplement les faits auxquels ils ont pris tant de part. » Ici il ajoute, dans une note, qu’il a eu depuis « des détails plus circonstanciés et plus authentiques sur l’histoire moderne de la Servie » ; il devait à l’obligeance d’un voyageur rencontré à Iaffa, en Palestine, M. Adolphe de Caraman, « la communication de ces notes sur la Servie, notes recueillies par lui pendant un séjour chez le prince Milosch ».

Faut-il lire ses notes au lieu de ces notes, en d’autres termes les notes de M. de Caraman ont-elles été copiées ou seulement utilisées ? Pour embrouiller la chose, Lamartine ajoute : « Ces notes, bien plus dignes que les miennes de fixer l’attention du public par le talent et la conscience avec lesquels elles sont rédigées, étaient accompagnées d’une traduction de l’histoire des Serviens par un Servien. » Or, quelques notes sur la Serbie de M. A. de Caraman, de qui je sais seulement qu’il appartient à une ancienne maison de France, ont été traduites en serbe d’un manuscrit dont la provenance n’est pas indiquée et publiées dans le Spomenik de l’Académie des Sciences de Belgrade en 1892. Datées d’octobre 1829, elles sont courtes, ne contiennent aucun historique du peuple serbe et concordent très peu avec les notes de Lamartine. L’auteur du Voyage en Orient les a pourtant utilisées. C’est là qu’il a trouvé et reproduit ce renseignement qui était exact en 1829, au moins en ce qui concerne sa première partie, et qui ne l’était plus en 1833 : « Le prince Milosch est âgé de quarante-neuf ans. Il a deux fils, dont l’aîné a douze ans. » C’est là qu’il a trouvé une sorte de dicton assurant que dans la lutte contre les Turcs chaque arbre est un Serbe. Il a fait de ce dicton tout un chant qu’il aurait entendu dans un village, mais qui n’a pas du tout l’air authentique.

Quant à « une traduction de l’histoire des Serviens par un Servien » qui, d’après Lamartine, accompagnait les notes d’Adolphe de Caraman, il s’agit là sans doute de la Révolution Serbe de Leopold Ranke qui venait de paraître en 1829. A. de Caraman a vu personnellement Vouk Karadjitch à Kragouyevatz, en parle comme du personnage le plus intéressant dans la suite du prince Miloch et lui attribue l’histoire de l’insurrection serbe « traduite en allemand par Leopold Ranke ». Donc, la phrase de Lamartine « une traduction de l’histoire des Serviens par un Servien » désignerait la traduction allemande de l’histoire serbe de Vouk. On sait pourtant que c’est Ranke qui a écrit ce livre et qu’il s’est servi seulement des récits de Vouk et des documents fournis par lui. A. de Caraman a reçu probablement ce livre en cadeau à Kragouyevatz et il a pu le donner avec ses notes à Lamartine. En effet, tous les renseignements du Voyage en Orient sur la première et sur la seconde insurrection serbe paraissent puisés dans La Révolution Serbe de L. Ranke. Lamartine a gardé même la forme allemande de certains noms comme celui de « Jacob » Nénadovitch. Le tilleul de Semlin, près de la « grille du lazaret », à l’ombre duquel les guerriers mêmes lui auraient raconté « les faits auxquels ils ont pris tant de part », me semble donc une image poétique de même que le « murmure voisin des flots rapides du Danube », qui coule là très paisiblement, sans aucun mouvement pour ainsi dire.

 

 

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LAMARTINE ne se contenta pas de donner un historique plus ou moins fidèle du pays qu’il venait de traverser à son retour des lieux saints ; il parla aussi plusieurs fois dans ses notes de sa poésie qu’il connaissait d’ailleurs très imparfaitement encore. Sans doute il a entendu des chants populaires pendant son voyage de Nish à Belgrade, mais les extraits qu’il en donne et qui lui auraient été traduits par son drogman ne paraissent nullement authentiques. Les strophes par lesquelles il termine ses Notes sur la Servie dans la première édition de son Voyage en Orient ont l’air d’être inventées par lui, ce que reconnaîtra facilement quiconque a lu la poésie populaire serbe. En voici la première :

 

Quand le soleil de la Servie brille dans les eaux du Danube, le fleuve semble rouler des lames de yatagans et les fusils resplendissants des Monténégrins ; c’est un fleuve d’acier qui défend la Servie. Il est doux de s’asseoir au bord et de regarder passer les armes brisées de nos ennemis.

 

Un passage des Notes sur la Servie nous montre aussi que Lamartine avait mal compris une phrase de Ranke résumant les derniers vers du plus célèbre poème de Philippe Vichgnitch, le barde de la première insurrection. L’historien allemand avait écrit, au début du chapitre qui raconte les campagnes serbes de 1809 et 1810 : « Le même chant qui célèbre le commencement de l’insurrection menace les Bosniaques (droht den Bosniern) du jour où l’on franchira la Drina et où l’on visitera la Bosnie. » Les Bosniaques qu’on menaçait étaient pour Ranke les Musulmans de Bosnie qui formaient le gros de l’armée turque stationnant de l’autre côté de la Drina, la frontière Ouest de la Serbie. Lamartine a compris, probablement, que les Bosniaques désignaient ici les Serbes de Bosnie et il a écrit, parlant des revers serbes : « Le même chant national slave qui célèbre le commencement de l’insurrection prédit des malheurs pour le jour où l’on tentera de passer la Drina et d’envahir la Bosnie. » Voici d’ailleurs les célèbres vers qui terminent le poème de Vichgnitch :

 

        Eau de la Drina, ô noble limite

        entre la Bosnie et entre la Serbie,

        le temps est très proche

        où je te franchirai

        et où je visiterai la Bosnie heureuse !

 

Loin d’être une prédiction de malheur, ces vers sont au contraire une promesse de libération faite à la Bosnie en même temps qu’une menace aux envahisseurs turcs, et on les a cités bien souvent dans ce sens, surtout pendant la crise bosniaque de 1908 et pendant la guerre de 1914, mais cette fois-ci dans une situation différente puisque les Autrichiens occupaient la Bosnie depuis le Congrès de Berlin de 1878.

Une occasion se présenta bientôt à Lamartine de connaître mieux la poésie populaire serbe. Mme Élise Voïart, femme très lettrée qui s’était déjà fait connaître par des traductions d’ouvrages anglais et allemands et par quelques œuvres originales, publia en 1834 Les Chants populaires des Serviens en deux volumes. C’était le premier recueil de poésies populaires serbes en français et l’un des plus importants. Ne connaissant pas le serbe, et attirée par les travaux allemands sur la poésie d’un peuple nouveau, elle choisit la version allemande de Mlle Thérèse von Jacob pour la mettre en français. Elle munit le livre d’une préface importante faite d’après les travaux allemands en lui ajoutant les deux articles déjà mentionnés de la Revue germanique.

Le recueil de Mlle Voïart n’attira pas beaucoup d’acheteurs ; Lamartine fut un de ses rares lecteurs. Fut-il intéressé par son seul titre et voulut-il de sa propre initiative compléter ses connaissances sur la poésie populaire serbe ? Peut-être, mais on peut supposer également que la traductrice lui adressa elle-même son livre. Lamartine était, paraît-il, lié avec la famille Voïart puisqu’il écrivit, en 1835, une pièce de vers très élogieuse à Mme Amable Voïart-Tastu, poétesse distinguée, belle-fille de la traductrice des poésies serbes. En tout cas, Lamartine lut attentivement le recueil qui eut l’avantage de lui plaire : il en choisit huit poésies pour les insérer dans la nouvelle édition de son Voyage en Orient à la suite de ses Notes sur la Servie et les accompagna d’une petite introduction. Mais surtout, ce qui est plus important, il s’inspira de quelques chants serbes dans la Chute d’un ange, ce vaste poème tant discuté qui fut commencé en 1835 et publié en 1838. Il avoua même cette dette, que nous précisons dans un article actuellement à l’impression dans la Revue des Études Slaves (1954).

Si Lamartine ne suivit pas l’exemple de Goethe, qui revint à la poésie populaire serbe à plusieurs reprises, jusqu’aux dernières années de sa vie, il s’occupa encore de la Serbie, de son passé et de son avenir. Sans parler des discours qu’il prononça, à la Chambre dés Députés, à partir de 1834, sur la question d’Orient et dont les premiers furent pleins de compréhension pour les peuples opprimés et de louanges pour la Serbie et le prince Miloch, mais dont les derniers furent plus favorables à la Turquie et à son intégrité, il faut s’arrêter encore à un autre livre du grand romantique, quoiqu’il n’ajoute pas beaucoup à sa gloire littéraire et témoigne de ses inconséquences dans le domaine politique. Il s’agit du Nouveau Voyage en Orient, publié en 1853.

On sait que Lamartine visita pour la seconde fois la Turquie en 1850 pour remercier le sultan Abdul Medjid du don d’un grand domaine en Asie Mineure, près de Smyrne, et pour voir personnellement ces propriétés avant de commencer leur exploitation. Ce cadeau magnifique venait récompenser ses anciens récits de voyage et ses poèmes orientaux, mais fut, paraît-il, sollicité par le poète dont la fortune était déjà compromise. Après quelques semaines de séjour en Turquie, où il fut reçu par le sultan et ses dignitaires, Lamartine rentra en France par voie de mer sans faire cette fois-ci le détour de la Péninsule Balkanique comme en 1833. Malgré cela, il trouva le moyen de parler de nouveau de la Serbie et d’évoquer même une journée héroïque, mais douloureuse, du passé lointain du peuple serbe.

Le Nouveau Voyage en Orient n’est pas seulement un itinéraire qui relate les aventures du poète et contient quelques beaux passages descriptifs. Bien qu’il soit loin d’atteindre l’ampleur et l’inspiration lyrique et philosophique du Voyage en Orient, il renferme des hors-d’œuvre historiques destinés plutôt à grossir le volume qu’à compléter ou appuyer les vues déjà exprimées. Le livre V du Nouveau Voyage, intitulé le Timour et composé de quatre-vingts pages environ, est un récit de la vie du grand conquérant mongol Tamerlan, fait d’après l’Histoire de l’Empire Ottoman de Hammer-Purgstall. La sanglante bataille d’Angora (1402) et la captivité du sultan Bajazet Ier, qui avait pour épouse une princesse serbe, y tiennent une grande place. Lamartine relève la bravoure des troupes vassales serbes, – cuirassiers commandés par le grand despote Étienne Lazarévitch – qui formaient l’aile gauche de l’armée turque, et le cri qu’elles arrachèrent à Tamerlan : « Ces derviches (pauvres) se sont battus comme des lions. »

Dans le livre II du Nouveau Voyage, bien des pages sont consacrées au règne du sultan Mahmoud, prédécesseur et père d’Abdul-Medjid. C’est une nouvelle occasion pour Lamartine de parler de la Serbie et de son histoire récente en une quinzaine de pages. Il disserte encore une fois sur les deux insurrections serbes et sur leurs deux chefs, Karageorges et Miloch. Mais la différence est grande, sinon dans la présentation des faits, du moins dans la façon de caractériser les protagonistes, entre ces pages et celles qu’il avait écrites dix-sept ans auparavant. Dans le Voyage en Orient, il avait parlé avec beaucoup de sympathie et d’admiration de Karageorges : « On ne peut s’empêcher d’admirer dans ce grand homme un instinct politique aussi habile que son coup d’œil était sûr et vaste. » Il y avait des inexactitudes dans la biographie qu’il en avait donnée (même les circonstances de sa mort étaient fausses), mais le ton général restait toujours laudatif. La même remarque vaut pour Miloch, qui a donné « à sa patrie des lois simples comme ses mœurs, mais des lois imprégnées des lumières de l’Europe ».

Les jugements de Lamartine sont bien différents dans le Nouveau Voyage en Orient. Les succès militaires et politiques des chefs serbes n’y sont pas sous-estimés et leur héroïsme n’est pas contesté. Parfois même Lamartine se montre mieux renseigné, par exemple dans cette description de la bataille de Chabats (ou de Michar), qui repose sans doute sur une lecture récente. Remarquons que le voïvode Nénadovitch est appelé à la française Jacques, et non à l’allemande Jacob, comme dans le Voyage en Orient, ce qui est dû, très vraisemblablement, à la préface des Chants populaires des Serviens de Mme Élise Voïart ou plutôt aux deux articles de la Revue germanique qu’elle y avait ajoutés.

Il est plus difficile d’expliquer d’autres détails du Nouveau Voyage, détails que Lamartine n’a pu trouver dans les sources déjà mentionnées. Comment a-t-il appris en 1853 que Karageorges « se complaisait à regarder son portrait où un Serbe l’avait peint tranchant la tête à un Turc renversé à ses pieds » ? Ce portrait n’existe plus, mais le diplomate russe D. Bantich-Kamenski, qui était historien et peintre et qui a visité Belgrade en 1808, affirme, dans son itinéraire publié en 1810, l’avoir vu dans la grande salle du palais turc, occupé alors par les Serbes. Lamartine n’a pas visité la citadelle de Belgrade, où d’ailleurs il n’aurait pas trouvé, en 1833, le portrait de Karageorges. Le prince Miloch Obrénovitch et le pacha, qui représentait le sultan, n’auraient pas toléré à cette date une image glorifiant le chef de la première insurrection serbe. Mais Lamartine n’a pu lire non plus le livre de Bantich-Kamenski qui était en russe. Comment donc a-t-il connu l’existence du tableau ? En a-t-on parlé dans un livre français ? Ou bien l’itinéraire de Bantich-Kamenski fut-il connu indirectement de Lamartine ? Ajoutons que ce livre russe contient un passage consacré aux chasses de Karageorges qui concorde assez bien avec quelques lignes du Nouveau Voyage en Orient.

Il y a une autre histoire que Lamartine a brodée dans son livre et qu’il est également difficile d’expliquer. Pourquoi a-t-il fait naître Karageorges, fils de paysan serbe, « près de Nancy, dans le pays guerroyant de la Lorraine » ? Engagé à quinze ou seize ans, en 1791 ou 1792, dans les armées françaises, il aurait, d’après lui, déserté à l’ennemi pendant la guerre contre la Prusse et l’Autriche et serait passé en Serbie après avoir été puni en Autriche pour une insubordination 3. Dans le Voyage de 1835, Lamartine n’avait que tout juste mentionné, dans une seule phrase, une tradition, qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qu’il a recueillie qui sait où, d’après laquelle Karageorges serait né en France, en ajoutant qu’elle n’avait « rien de vraisemblable ». Pourquoi a-t-il corsé dans le Nouveau Voyage cette histoire naïve ? Est-ce tout simplement pour accabler davantage cet ennemi farouche des Turcs et faire plus facilement de lui « un condottiere du Moyen Âge, un officier de fortune, avide de pouvoir et de richesses » ? Car de grand homme qu’il était auparavant, Karageorges devient maintenant « homme sans conscience, sans famille, sans patrie » qui « n’a rien d’humain », qui ne respecte ni les femmes ni les vieillards, qui se plaît aux massacres, etc. Quant à Miloch, il est gratifié d’aménités semblables : il « reprit l’œuvre de pillage et d’oppression » de Karageorges et « il asservit et ruina son pays ».

On ferait tort à Lamartine en n’attribuant cette animosité manifeste à l’égard de Karageorges et de Miloch qu’à ses sentiments de sympathie pour les Turcs et de gratitude pour le sultan qui l’avait si bien accueilli. Les renversements politiques et dynastiques survenus en Serbie depuis sa traversée du pays avaient peut-être contribué à aliéner ses bonnes dispositions à l’égard des dirigeants serbes. Au moment où il écrivit Le Nouveau Voyage en Orient, Miloch vivait à l’étranger, et n’était plus qu’un prince dont la dynastie était chassée du pays. Lamartine avait en outre, juste en ce moment, des raisons toutes fraîches pour exprimer ses ressentiments à l’égard des chefs de guerre et des despotes. Le succès de Louis Bonaparte aux élections présidentielles de 1849 et le coup d’État du 2 décembre 1851 avaient ranimé sa vieille rancune légitimiste contre le grand usurpateur. Je crois qu’il a songé à Napoléon Ier en écrivant ce passage à propos de Miloch Obrénovitch : « Il eut dans le pouvoir cette personnalité violente et égoïste des hommes de guerre que la gloire fait monter du champ de bataille au gouvernement, et qui sacrifient les sociétés comme leurs soldats à leur fortune. Imprudence des peuples pour la gloire ! ils oublient trop qu’il lui faut l’isolement pour être grande, et qu’elle est fatalement l’ennemie à mort de la liberté. » Aussi bien les Serbes, ne tenant compte que des paroles pleines de compréhension et de sympathie inspirées au poète par leur pays en 1833, ont commémoré solennellement dans leur capitale le centenaire du Voyage en Orient, en érigeant au poète un petit monument dans le parc de Karageorges.

 

 

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ENTRE le premier et le second voyage de Lamartine, un autre romantique français traversa, beaucoup plus modestement, la Méditerranée, prit contact avec des pays déjà visités par bien des curieux et en rapporta lui aussi un Voyage en Orient. Ce pèlerin incroyant qui ne visita même pas le saint sépulcre et ne s’intéressa pas non plus à la question d’Orient, était un artiste délicat et pur qui signait Gérard de Nerval. Il n’avait pas l’opulence et l’équipage princiers de Lamartine, comptait l’argent donné pour un repas et gagnait sur place par ses articles une partie de ses dépenses. Arrivé à Constantinople, il y resta trois mois et fut perplexe sur la route à suivre pour retourner en France. Du Caire, il avait annoncé à son père qu’il reviendrait « par terre, par Constantinople et le Danube » (lettre no 95, Œuvres, éd. de la Pléiade), ce qui n’était pas très précis, mais indiquait sa détermination de ne plus prendre la route de mer. Cet itinéraire l’aurait sans doute conduit en Serbie et aurait ressemblé, en partie au moins, à celui de Lamartine. Dans sa lettre de Constantinople du 25 juillet 1843 (no 98), il se montre déjà hésitant et en donne les raisons : « Maintenant, reviendrai-je par la Grèce et Trieste, ou par Vienne et l’Allemagne ? C’est une question de temps et d’argent. » La route de Trieste n’excluait pas Vienne et l’Allemagne, mais, puisqu’il y a un « ou » dans sa phrase, c’est qu’il pensait sans doute, par la seconde alternative, à la traversée de la Péninsule Balkanique. La première alternative l’aurait conduit par Corinthe, Corfou et l’Adriatique, comme il le précise dans une autre lettre (no 103), et lui aurait permis de voir, du bateau tout au moins, les sites dans lesquels il placera plus tard son opéra les Monténégrins. Aucune des deux variantes ne se réalisa, il ne vit ni le Monténégro, ni la Serbie, car il prit finalement le bateau pour Malte, de là pour Naples et Marseille, son point de départ pour l’Orient.

Et pourtant cette visite de Gérard de Nerval à la Serbie faillit bien avoir lieu. C’est un petit point curieux de sa biographie qui n’a pas été élucidé, que je sache. Un passage de sa lettre de Péra du 7 septembre 1843, adressée à Théophile Gautier, est ainsi conçu : « Fonfrède repart pour sa patrie ; moi je ne remonterai que dans un mois avec Rogier qui va en Valachie et en Servie. J’y resterai quelques jours. Il y a ici le grand Hospodar du lieu qui nous y promet un accueil des plus magnifiques ; je ne serai donc pas à Paris avant le mois de décembre » (lettre no 102). On a identifié les deux premiers noms qu’il mentionne, mais on n’a pas trouvé qui était ce « grand Hospodar du lieu » qui lui promettait une hospitalité si large. Fonfrède, un orientaliste peu connu, fut son compagnon de voyage en Égypte, et Camille Rogier, peintre, était un ami du cénacle romantique, rencontré à Constantinople où il vivait « dans une famille d’Arméniens, qui sont des hauts dignitaires du sultan » (lettre no 99),

Hospodar, mot d’origine slave (en serbe « gospodar »), était le titre qu’on donnait aux princes vassaux du sultan en Turquie, surtout dans les deux principautés de Roumanie. L’hospodar de Valachie Georges Bibesco, arrivé au pouvoir le 1er janvier 1843, est allé à Constantinople la même année pour rendre hommage au grand vizir. D’après les journaux de l’époque, il arriva dans la capitale turque le 28 août, et c’est de lui, sans aucun doute, que parle Gérard de Nerval dans la lettre du 7 septembre 1843. Le nouvel hospodar de Valachie était un homme très cultivé, ayant fait ses études en France, et cela a dû être pour lui un plaisir d’inviter dans son pays un peintre et un poète de Paris, rencontrés à l’ambassade française ou bien chez le riche Arménien, haut dignitaire du sultan et amphitryon du peintre Rogier. Mais comment expliquer l’invitation à visiter la Serbie qui est mentionnée dans la lettre après la Valachie ? On allait de Bucarest à Vienne (et ensuite à Paris) par terre sans passer près de Belgrade, mais on pouvait également prendre un bateau du Danube et longer la frontière nord de la Serbie sans s’arrêter dans sa capitale. De concert avec le prince Bibesco, c’est le représentant du gouvernement serbe à Constantinople, A. Simitch, un homme très riche, possesseur de grandes propriétés en Serbie et en Valachie, qui a dû inviter les deux Français à s’arrêter également à Belgrade, avec promesse de leur donner une lettre de recommandation pour le prince de Serbie. Un contretemps fâcheux que nous ignorons a déjoué ce plan et privé la littérature romantique de quelques pages originales qui auraient été consacrées par Gérard de Nerval à la Serbie de 1843 et qui auraient très heureusement complété celles consacrées par Lamartine à la Serbie de 1833.

 

 

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THÉOPHILE GAUTIER, ami intime de Nerval, grand voyageur lui aussi, fut attiré, comme tous les romantiques, par l’Orient, visita Constantinople et en rapporta un livre plein de pittoresque. Il ne traversa pas la Serbie, mais il put apprécier, en vrai connaisseur, la beauté et la richesse des costumes nationaux de ce pays. Un peintre français, Théodore Valério, qui avait visité bien des contrées en Europe et qui fut chargé, en 1851 et 1852, d’une mission scientifique et artistique dans les pays danubiens et balkaniques, a pénétré, pendant la guerre de Crimée, dans le camp retranché de Silistrie sur le Danube, en s’arrêtant, au cours de cette expédition périlleuse, à Belgrade, en Bulgarie, en Roumanie et dans les provinces hongroises habitées par des populations très diverses. Il a séjourné, quelques années plus tard, en Dalmatie et au Monténégro. Théophile Gautier, qui le connaissait personnellement, a écrit à deux reprises, en 1854 et 1855, sur ses voyages et sur les aquarelles et dessins qu’il a rapportés des pays visités. Ces deux articles, publiés dans le Moniteur universel, ont été reproduits, un peu modifiés, dans le premier tome de son livre L’Orient 4.

Le poète des Émaux et camées ne se contenta pas de faire ressortir, en critique d’art, la valeur intrinsèque des peintures de son ami. Il écoutait ses récits et ses explications tout en regardant son album, et il a écrit une sorte de guide ethnographique et artistique des pays qu’il avait ainsi visités, assis dans son fauteuil. Ses notes sur le costume et la figure du « cavas du prince de Serbie » et sur ceux de la « femme mariée de Belgrade » sont tellement précises et vivantes qu’elles semblent être écrites d’après nature et sur place.

 

 

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BIEN loin de se présenter à Victor Hugo sous des traits aussi aimables et aussi pittoresques, Belgrade fut regardé par lui, dans le poème le Danube en colère, comme le symbole musulman de la guerre contre les chrétiens, symbolisés à leur tour par Semlin. En écrivant ces strophes prestes et cadencées, le poète déploya sa virtuosité ordinaire comme dans le Clair de lune dont on a déjà parlé, mais ne s’y montra pas très actuel et encore moins voyant. Le Danube en colère n’est pas né à la suite de la guerre russo-turque de 1828, comme Mme E. Barineau a pu le supposer dans l’édition la plus récente des Orientales (t. II, pp. 150, 156 ; Société des textes français modernes, 1954), puisque Dristra (ancien nom de Silistrie), qui se trouve sur le bas Danube, zone d’opérations, est comptée dans une strophe parmi les villes riveraines « en repos ». Le poème a été probablement suggéré, la notice de Mme Barineau le fait bien voir, par une anecdote lue dans les Mémoires sur la Grèce et l’Albanie d’Ibrahim-Mazoureffendi. Il contient pourtant quelques vers qui n’ont pas trouvé une explication très satisfaisante dans les commentaires très érudits de l’édition qu’on vient de mentionner. Pour moi, je suis enclin à croire que les vers :

 

        Semlin est la plus querelleuse,

        Elle a toujours les premiers torts

 

sont une allusion, sans aucun jugement historique, non à la guerre russo-turque de 1828 mais aux guerres austro-turques du XVIIIe siècle, déclarées en effet par l’Autriche. On ne voit pas très clairement non plus ce que signifient les deux derniers mots des vers :

 

        Trêve ! Taisez-vous, les deux villes !

        Je m’ennuie aux guerres civiles.

 

Même si le Danube est présenté comme une divinité païenne, peut-on ainsi qualifier la guerre entre « la turque et la chrétienne » ? Il est peu probable d’autre part que Victor Hugo ait pensé à la population serbe de Belgrade qui était exposée aux canons de Semlin. Savait-il d’ailleurs que la puissance turque était bien diminuée dans la ville qui symbolisait pour lui l’Islam et que la Serbie était déjà semi-indépendante ? En tout cas, il ne pressentait pas, comme Lamartine, l’avenir de ce pays. Il ne prévoyait pas que la cité danubienne, au lieu d’être le bastion avancé de l’Islam, deviendrait bientôt le champion de la lutte contre la Turquie, et encore moins que Belgrade et Semlin seraient de nouveau en guerre, en 1914-1918, mais alors toutes deux villes chrétiennes.

S’il a montré dans sa jeunesse, en écrivant le Danube en colère, avec beaucoup de virtuosité, le dédain de certaines données historiques ou ethniques, Victor Hugo témoigne dans sa vieillesse une générosité spontanée pour le peuple serbe tout en se méprenant sur une donnée géographique. Pendant la guerre russo-turque de 1876 à laquelle prirent part les Serbes, les journaux parlèrent des massacres commis par les Turcs dans une petite ville bulgare. Convaincu qu’il s’agissait d’une localité serbe, le poète écrivit dans le Rappel du 29 août 1876 un article vibrant Pour la Serbie. Ce sont sans doute les derniers échos que ce pays renaissant provoqua dans le camp romantique en France.

 

 

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QUANT à la poésie populaire serbe, qui ne parut en un recueil français qu’en 1834 et de ce fait ne put bénéficier du premier engouement pour les créations spontanées et anonymes des peuples neufs, elle occupa, après avoir attiré l’attention de Lamartine, un autre grand romantique qui écrivait alors en français mais après s’être illustré déjà par ses œuvres en langue maternelle. Le premier titulaire de la chaire des littératures slaves au Collège de France, le grand poète Mickiewicz, sans connaître le serbe, prononcera, à partir du 8 janvier 1841, des paroles inspirées sur la poésie populaire serbe devant un auditoire où l’on voyait Michelet, Sainte-Beuve, George Sand et bien d’autres, sortis depuis longtemps des années d’apprentissage. Son enseignement influença peut-être quelques romantiques attardés, comme ce curieux de l’exotisme, ce poète peu connu, Sébastien Rhéal, qui dans ses Divines Féeries de l’Orient et du Nord (1842) adapta ou écrivit librement quelques « ballades serviennes » d’après les traductions de Mme Élise Voïart 5. Les successeurs de Mickiewicz au Collège de France ont poursuivi des études plus scientifiques dans le domaine de la littérature populaire serbe, et il y eut bientôt en France des traducteurs mieux renseignés que Mme Belloc ou Mme Voïart, tels Auguste Dozon, dont les Poésies populaires serbes parurent en 1859 (la seconde édition, considérablement augmentée, est intitulée l’Épopée serbe, chants populaires héroïques, 1888), ou le baron Adolphe d’Avril avec son recueil La Bataille de Kossovo (1868). Mais avec eux on sort de l’époque romantique proprement dite.

 

 

 

Nicolas BANACHEVITCH.

 

Paru dans La Revue des lettres modernes

en novembre 1954.

 

 

 

 

 

 

 



1 Henri MARTINEAU, Le cœur de Stendhal, t. II, p. 27.

2 Voir mon article L’antithèse dite slave dans un poème de Victor Hugo, dans la Revue de littérature comparée, avril-juin 1953.

3 L’itinéraire mentionné de Bantich-Kamenski parle aussi d’une faute disciplinaire de Karageorges, qui a provoqué sa fuite de l’Autriche en Serbie.

4 Je dois tous ces renseignements à l’article très documenté de M. IBROVAC, Théodore Valério et Théophile Gautier, peintres de nos types nationaux, publié en 1935 dans la revue de Zagreb, Narodna Starina (le Passé National), n° 35.

5 Voir sur lui et ses « ballades serviennes » un article de M. Ibrovac dans la revue de Belgrade Strani Pregled (Revue Étrangère), I, n° 3, 1927.

 

 

 

 

 

 

 

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