Louis-Marie Bautain

 

PHILOSOPHE ET LITTÉRATEUR
DOCTEUR ÈS LETTRES, ÈS SCIENCES, EN DROIT,
EN MÉDECINE, EN THÉOLOGIE
(1790-1867)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand BARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Et moi aussi je me suis cru philosophe...

Un livre m’a sauvé, mais ce n’était pas un livre

sorti de la main des hommes. » (BAUTAIN.)

 

 

Né à Paris le 17 février 1790, Louis-Marie Bautain reçut une éducation très soignée au point de vue intellectuel, mais incomplète au point de vue religieux, à cette époque où l’on sortait de la période révolutionnaire et où l’enseignement religieux n’était pas encore fortement organisé.

Sa rare aptitude pour toutes les connaissances, sa passion de l’étude et ses brillants succès classiques le déterminèrent à entrer dans la carrière de l’enseignement. À dix-sept ans, il entrait à l’École normale, où il eut pour professeur ou condisciple Cousin et Jouffroy, qu’il étonnait par son aptitude extraordinaire aux sciences et aux lettres. Aussi à vingt ans il professait la philosophie au lycée de Strasbourg, et peu après il l’enseignait à la faculté même de cette ville, où il attirait l’élite de la jeunesse studieuse.

Déiste au sortir du collège, il chercha la vérité dans les ouvrages des libres penseurs français et allemands ; mais son esprit si droit ne pouvait se contenter d’une philosophie rationaliste ou matérialiste, qui eût suffi à des intelligences moins saines. Amené à chercher ailleurs la vérité, il la trouva où Dieu l’a placée pour le salut de tous : ce fut sur les hauteurs du christianisme ; et comme son âme était ardente et généreuse, il se jeta tout entier dans les bras de la religion.

M. Bautain a raconté lui-même sa conversion dans les lignes suivantes :

 

« Et moi aussi, je me suis cru philosophe, parce que j’ai été amateur de la sagesse humaine, admirateur des vaines doctrines. J’ai cru, comme beaucoup d’autres, que la mesure de l’absolu et du possible se trouve dans ma raison, et que ma volonté était sa loi elle-même. J’ai cherché la vérité en moi, dans la nature et dans les livres ; j’ai frappé à la porte de toutes les écoles humaines ; je me suis abandonné à tout vent de doctrines, et je n’ai trouvé que ténèbres et incertitudes, vanités et contradictions. Grâce au ciel, je n’ai jamais pu pactiser avec les doctrines dégradantes du matérialisme, ni me rouler systématiquement dans la fange. Mais j’ai été idolâtre de la beauté, esclave de l’imagination, et, au milieu des prestiges de l’art et de l’enchantement des images, mon âme est restée vide et affamée. Alors j’ai raisonné avec Aristote, j’ai voulu refaire mon entendement avec Bacon, j’ai douté méthodiquement avec Descartes, j’ai essayé de déterminer avec Kant ce qu’il m’était possible et permis de connaître ; et le résultat de mes raisonnements, de mon renouvellement, de mon doute méthodique et de ma critique, a été que je ne savais rien et que peut-être je ne pourrais rien savoir. Je me suis réfugié avec Zénon dans mon for intérieur, dans ma conscience morale, cherchant le bonheur dans l’indépendance de ma volonté ; je me suis fait stoïcien. Mais ici encore je me suis trouvé sans principe, sans direction, sans but, et de plus sans nourriture et sans bonheur, ne sachant que faire de ma liberté et n’osant l’exercer de peur de la perdre. Je me suis tourné vers Platon ; ses spéculations sublimes ont élevé mon esprit comme sur des ailes : j’espérais arriver par ses idées à la contemplation de la vérité pure, de la beauté éternelle. J’étais enflé de sciences et d’idées ; j’ai appris à discourir magnifiquement sur le bien, mais je ne savais pas le pratiquer. Je pressentais beaucoup, je voyais peu, et je ne goûtais rien ; je n’étais ni meilleur ni plus heureux pour être savant ; et au milieu de mes rêves de vertu et de perfection, je sentais toujours dans mon sein l’hydre vivante de l’égoïste qui se riait de mes théories et de mes efforts. Dégoûté des doctrines humaines et doutant de tout, et croyant à peine à ma propre raison, ne sachant que faire de moi et des autres au milieu du monde, je périssais consumé par la soif du vrai, dévoré par la faim de la justice et du bien, et ne les trouvant nulle part !

« Un livre m’a sauvé, mais ce n’était pas un livre sorti de la main des hommes ! Je l’avais longtemps dédaigné, et je ne le croyais bon que pour les crédules et les ignorants. J’y ai trouvé la science la plus profonde de l’homme et de la nature, la morale la plus simple et la plus sublime à la fois. J’ai lu l’Évangile de Jésus- Christ avec le désir d’y trouver la vérité, et j’ai été saisi d’une vive admiration, pénétré d’une douce lumière qui n’a pas seulement éclairé mon esprit, mais qui a porté la chaleur et la vie au fond de mon âme. Elle m’a comme ressuscité. Les écailles sont tombées de mes yeux. J’ai vu l’homme tel qu’il est, et tel qu’il doit être ; j’ai compris son passé, son présent, son avenir ; et j’ai tressailli de joie en retrouvant ce que la religion m’avait enseigné dès l’enfance, en sentant renaître dans mon cœur la foi, l’espérance et la charité. »

 

Ce changement intérieur opéré dans le professeur de la faculté de Strasbourg ne tarda pas à se produire dans son enseignement, qui devint tout chrétien. Ce ne fut pas un système arbitraire de philosophie humaine, mais la vérité chrétienne et divine sous une forme humaine et scientifique. « Sa parole chaude de vie et de charité, dit le P. Huguet, va toucher et remuer les cœurs, qui s’ouvrent à sa douce et puissante influence. Déjà de nombreux élèves se pressaient autour de leur maître. Maintenant ils s’attachent à lui du fond de leur âme, parce qu’il les attache à Dieu. Instruire et guérir les âmes, tel était son but. » Les premières conquêtes de son apostolat de la chaire de philosophie furent Adolphe Carl de Strasbourg, Théodore Ratisbonne, Isidore Goschler, Jules Lewell, tous trois avocats israélites, tous convertis par lui, et Nestor Lewel et plusieurs autres personnages remarquables par leur position ou leur influence.

Non content de guérir les âmes, M. Bautain veut aussi soulager les corps, et déjà docteur ès sciences, ès lettres, en droit, il étudie la médecine, ce qui n’était pour lui qu’un jeu, et se fait recevoir docteur.

Puis, ne pouvant s’arrêter en si beau chemin et ne faisant rien à demi, il prend la résolution de devenir prêtre. Il s’en ouvre à de puissants amis, qui s’efforcent de l’en détourner. Ceux-ci lui montrent sa carrière si brillante, si pleine d’avenir, tout à coup interrompue, lui font les offres les plus séduisantes ; mais toutes ces promesses ne le peuvent tenter. Il a compris la vérité ; il sait ce qu’elle demande de lui ; il est décidé à sacrifier, s’il le faut, son avenir humain à ses destinées éternelles ; il ira jusqu’au bout.

À cette époque où tout lui souriait dans la vie, et où d’un autre côté il voyait le clergé de France dénigré et calomnié, il ne lui a pas fallu un faible courage pour se destiner au sacerdoce.

Le voilà lancé dans de nouvelles études : celles des Livres saints et de la théologie. Avec ce qu’il a appris déjà, M. Bautain embrasse presque l’universalité des sciences humaines ; et, ce qu’il y a d’étonnant chez lui, c’est cette merveilleuse facilité à les acquérir toutes et à les enseigner. Il poursuit et obtient son quintuple diplôme de docteur : celui de théologie. « C’est sans doute, dit le P. Huguet, un fait unique dans les annales de l’esprit humain. L’étendue du savoir ne nuisait en rien à sa profondeur. Explorez tous les replis de son intelligence, disséquez ses nombreuses productions, et vous n’y trouverez jamais rien de superficiel, jamais rien de banal. »

Après avoir reçu la consécration sacerdotale en 1820, M. Bautain est nommé chanoine de Strasbourg par son évêque, qui avait bien senti tout le prix d’une si belle conquête, puis directeur du petit séminaire.

Conformant sa vie à ses croyances, le nouveau prêtre édifia le clergé par ses vertus, comme il avait étonné les laïques par son savoir ; et quand il émit dans ses enseignements des doctrines exagérées sur le fidéisme, le naturalisme et les droits de la raison et de la foi, sur le conseil de son évêque il part pour Rome, où elles furent censurées par le pape.

Il se soumit avec l’humilité d’un véritable enfant de l’Église. « Nous quittâmes Rome, dit-il, le cœur large et léger, comme il arrive toujours quand on accomplit un devoir. »

En 1828, M. Bautain est nommé doyen de la faculté des lettres de Strasbourg, où il demeura onze ans. Comme il occupait en même temps une grande partie de l’activité de son esprit à la direction du célèbre collège de Juilly, il interrompit son cours et eut pour suppléant M. Ferrari, aujourd’hui député au parlement italien, et M. Janet, depuis professeur à la faculté des lettres de Paris.

En 1848, il fit à Notre-Dame une série de conférences sur l’accord de la religion et de la liberté. En 1849, Mgr Sibour l’appela à prendre part à l’administration du diocèse de Paris, et lui donna les pouvoirs de vicaire général. En 1853, il se chargea du cours de théologie morale à la Sorbonne, et sa chaire fut entourée de toute la jeunesse studieuse des écoles. Il y enseigna pendant dix ans, s’occupant toujours du collège de Juilly, et s’appliquant à former une foule de brillants esprits, de bons chrétiens et de bons citoyens ; car jamais il n’a séparé de son cœur l’amour de l’Église de celui de la France.

 

Le trait qui caractérise M. Bautain, « c’est un rare et imposant ensemble de talents variés, dont un seul aurait suffi pour distinguer un homme. Il était à la fois philosophe profond, écrivain élégant, controversiste éprouvé, orateur correct, moraliste plein de finesse, théologien érudit, professeur consommé. Ses écrits sont nombreux et embrassent presque tout le cercle des connaissances humaines. Tous ont un but élevé et pratique ; tous sont faits avec science et conscience. Sa figure pleine de majesté et de noblesse, son regard serein et pénétrant, son attitude à la fois austère et bienveillante, commandaient le silence et le respect. Au nombre de ses auditeurs les plus assidus, on remarquait l’élite de la société actuelle 1 ».

Un de nos doctes professeurs de la Faculté des lettres de Paris lui a rendu ce beau témoignage en disant : « Bautain, c’est notre maître à tous. »

Comme s’il avait prévu sa mort prochaine, M. Bautain s’était démis de ses fonctions de directeur de la maison de Juilly, et avait fait une retraite spirituelle, prêchée par le P. Olivaint, assassiné plus tard sous la Commune, lorsque le 15 octobre suivant il fut pris d’une crise qui l’emporta ce jour même. Il se confessa avec une piété extraordinaire, baisa trois fois le crucifix en faisant le sacrifice de sa vie, reçut les derniers sacrements, et s’éteignit une heure après, plein d’espoir et de confiance en Dieu, conservant jusqu’à la fin la plénitude de son intelligence.

En M. Bautain, le clergé de Paris et l’Église de France perdirent une de leurs plus pures illustrations ; la science et les lettres, un de leurs représentants les plus justement renommés.

 

 

 

Armand BARAUD, Chrétiens et hommes célèbres au XIXe siècle,
Tours, Maison Alfred Mame et Fils.

 

 

 

 



1 P. Huguet.

 

 

 

 

 

 

 

 

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