Raymond Brucker

 

LITTÉRATEUR (1805-1875)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand BARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « J’ai été un Lazare épris du tombeau ;

mais Jésus a fait ôter la pierre

et m’a commandé de sortir. »

(R. BRUCKER.)

 

 

La figure de Raymond Brucker, dit J. Chantrel, est une des plus originales de ce temps-ci ; plus cet énergique chrétien a vécu obscur, plus il importe de le faire bien connaître, d’autant plus que les journaux de la mauvaise presse ont essayé de défigurer ce caractère et ce talent en ne parlant que du bohème littéraire, et en laissant dans l’ombre plus de trente ans de cette belle vie ; comme si Brucker n’avait été chrétien que dans les derniers jours de sa vieillesse. Le chrétien les gêne ; ils ne veulent que du bohème.

Raymond Brucker fut un littérateur distingué ; et sous le pseudonyme de Michel Raymond, qui cachait la collaboration de Michel Masson, son ami, il écrivit d’abord des romans qui eurent un grand succès, puis collabora au National sous Armand Carrel et à plusieurs autres journaux. Écoutons L. Veuillot :

« Raymond Brucker avait trente ans lorsque je l’entrevis chez Latouche, rédacteur en chef du Figaro. J’en avais dix-sept, et je faisais très malheureusement mes premières armes. Latouche protégeait alors Félix Pyat, autre débutant que je voyais assez... Quant à Brucker, nous le regardions passer avec le respect que nous inspirait un homme déjà imprimé. Il était auteur du Maçon, et, je crois, des Intimes, romans fameux. Dans ce moment-là, au lendemain de la révolution de Juillet, il faisait de la politique et demandait la tête des ministres. L’un d’eux, M. de Peyronnet, ayant connu ce vœu, lui envoya son portrait, avec un quatrain où il lui disait que, n’étant pas libre de lui porter sa tête, il le priait de se contenter de la copie. Brucker trouva que le ministre « parjure » avait plus d’esprit et de courage que les innombrables sots occupés à clabauder des cris de mort qui profitaient surtout aux vainqueurs. Il remercia le ministre, prisonnier de la clémente leçon qui lui faisait comprendre sa folie. Ce fut le point de départ de réflexions dont sa conversion religieuse fut le résultat.

« Brucker était un incrédule de 1830, c’est-à-dire un fanatique d’incrédulité. 1830 fut un pillage et un gaspillage de toutes les choses de l’esprit, accompli avec une sorte de ferveur. Pendant quelques années, on crut vraiment à l’incrédulité ; on crut qu’elle était une source de force et de vie, d’où jailliraient des merveilles. Cette dévotion eut ses apôtres, presque ses martyrs.

« Ce qui fut véritablement fort en 1830, c’est le petit nombre d’hommes qui eurent de bonne heure l’avantage de se tirer de l’esprit dans lequel ils étaient nés pour rester ou redevenir fidèles au vieil esprit chrétien et français. Ceux-là eurent à combattre la foule et eux-mêmes... Cet avenir s’offrait à Brucker et d’abord l’effraya. Le sacrifice sans doute n’est rien, une fois accepté. À la fin de la vie, il paraît avoir été une occupation féconde en joie et en gain dont on est aussi fier que reconnaissant ; mais on en juge autrement, lorsqu’il faut s’y résoudre au cours d’une carrière qui s’est marquée un but tout différent. En 1830, Brucker était un homme de lettres applaudi et pouvant se croire de l’importance. Victor Hugo, Honoré de Balzac, Mme Sand, pensaient bien réformer le monde. Raymond n’avait pas de moindres prétentions ; il se croyait sur les voies de la fortune et de la gloire. Une conversion l’en détournait. »

À ce propos, citons de Paul Féval, – autre chrétien qui s’ignorait, – ces quelques lignes d’un de ses plus beaux livres, la Mort d’un père, deuxième épisode des Étapes d’une conversion, qui est l’histoire la plus charmante, la plus vraie, la plus étendue que nous connaissions de Raymond Brucker :

« Je vais vous raconter l’histoire d’une intelligence et d’un cœur. Mon ami s’appelait Jean, – c’est ainsi que Paul Féval nomme Raymond Brucker tout le long de son livre ; – son nom de famille importe peu. Avant de tourner ses yeux vers Dieu, il avait dépensé une longue vie à regarder les hommes pour faire fortune et gagner la renommée.

« Jean était un de ces esprits, de plus en plus rares de nos jours, qui pensent encore leur propre pensée au lieu de ravager celle d’autrui... Ce livre fut écrit presque sous sa dictée.

« Il m’arriva un jour de lui dire à propos du titre de ce livre :

« – Pour bien des Français, je crois qu’il faudrait mettre : les Étapes d’un converti.

« – À notre insu, me répondit-il, nos joies et nos douleurs, nos triomphes et nos défaites nous rapprochent de Dieu. Ce n’est pas nous qui marchons vers la conversion, c’est la conversion qui vient à nous. J’ai voulu marquer les diverses stations de la mienne, et marquer, étape par étape, ce mystérieux voyage de la grâce divine à la rencontre d’une pauvre âme... »

Plus loin, Paul Féval dit encore, et c’est Jean (Raymond Brucker) qui parle :

« Ce livre s’appellera les Étapes d’une conversion. Ne discute pas le titre, je te l’expliquerai. Tu ne donneras point l’œuvre au public comme étant complètement de toi : le public, dès le premier mot, devinerait derrière toi un autre que toi ; mais tu reproduiras loyalement nos présentes conventions, qui te serviront de préambule.

« Tu me désigneras sous le nom de JEAN tout court. J’ai nourri très longtemps l’espoir et l’ambition de rendre mon nom de famille illustre ; je n’ai pas pu, tu le diras.

« Tu diras aussi que j’ai fait quelque bruit, un vrai bruit, dans un genre de littérature qui est le tien, qui a eu son heure et ses hommes, mais qui était déjà en décadence de mon temps. Ce genre, très difficile par le haut, est trop facile par le bas et devait tomber jusqu’aux mains de ceux qui ne savent pas l’orthographe ; il va, il ira surtout se vulgarisant, s’abêtissant et se salissant...

« Mon maître, la réputation que j’avais acquise dans ce genre m’a fait honte, parce que j’ai vu qu’elle ressemblait un peu à d’autres renommées qui me faisaient pitié.

« Je l’ai posée sans bruit derrière une borne, et je me suis lavé les mains.

« Si quelqu’un la trouvait par hasard, qu’il soit prié instamment de ne me la point rapporter. Je n’en veux plus.

« Un jour ou l’autre tu feras comme moi... »

Il y a là de l’esprit et du cœur : l’esprit et le cœur de deux hommes qui en avaient beaucoup.

On sent que de tels changements d’idées font changer de vie et de chemin. Plus de hourras, plus de profits, pas même d’appointements ! La dérision, le dédain, l’oubli, probablement la misère, voilà les suites naturelles d’une conversion. Elles inquiétaient l’homme qui avait demandé la tête des ministres. « La tête, disait-il plus tard, on n’y tenait pas par-dessus tout ; mais c’est une façon noble de faire entendre qu’on accepterait la place. »

L’ambition cependant n’était au fond qu’un prétexte à garder sa liberté, qu’il sentait compromise par les demandes que Dieu faisait à son cœur. Il voulait (lui-même employait cette expression d’une sévérité railleuse) rester le propagateur des vices dont il était le produit. Dieu, disait-il encore, ne nous prend pas en traître. Quand son esprit commence à travailler sérieusement le nôtre, il nous fait voir toute la peine et nous cache souvent toute la douceur. Quant à moi, du moins, ce fut ainsi. Je refusais de me rendre. Je ne sentais point l’abjection des choses qu’il fallait abjurer, ou j’en sentais l’abjection et je n’en sentais pas l’horreur. Dieu me paraissait dur et révoltant ; je fus contraint de mettre les pouces, comme un criminel que l’on mène en prison. J’ai dû me convaincre de beaucoup d’amour pour la pourriture. Certes, j’ai été un Lazare épris du tombeau ; mais Jésus m’avait fait ôter la pierre et me commandait de sortir. »

 

Las d’une vie agitée, dit J. Loiseau, où il s’occupait de tout, excepté de son âme, instruit par de nombreuses déceptions, ses illusions disparurent enfin, et il sentit qu’il avait besoin de Dieu.

Errant un soir à l’aventure, l’âme préoccupée de cette pensée, il se rendit chez un ami, un artiste, un homme de génie : c’était Delsarte.

Delsarte, non plus, n’était pas chrétien ; mais lui aussi aspirait à l’être, inconscient même de ses désirs, et cherchant vaguement ce quelque chose sans lequel toute âme demeure fatalement sombre, triste et glacée. Quand Brucker entra, Delsarte avait le doigt sur une touche de son piano...

« Que fais-tu là ? lui dit Brucker.

– Écoute. »

Brucker n’était pas musicien et n’avait pas l’oreille très musicale ; mais son ami ne lui fit pas moins comprendre qu’il se trouvait en face d’un incompréhensible mystère.

« N’entends-tu pas, lui disait Delsarte, ce la que je viens de frapper ?

– Oui.

– Et tiens ! ce son se subdivise en trois sons parfaitement distincts : le la que je frappe, puis la dominante du la, le mi, qui est engendrée par la tonique, et de cette tonique et de cette dominante un autre son procède, déterminant le son de la note, c’est le do dièse ou la médiante ; et ces trois sons simultanés donnés par une seule corde, mariant leurs vibrations, nécessaires l’une à l’autre et ne produisant qu’un seul son, comment m’expliques-tu cela, Brucker ?

– Dame ! cela ressemble furieusement à ce qu’on nous enseignait au catéchisme, et qu’on appelait le mystère de la Trinité.

– Oui, mais nous avons tant dit qu’il était absurde !

Oui, absurde comme ta tonique engendrant sa dominante, et ta médiante procédant des deux autres. C’est peut-être bien nous qui sommes absurdes.

– Peut-être.

– Si nous allions nous confesser ? »

Ils y furent. Et depuis lors jamais ni l’un ni l’autre n’ont rien cherché. Ils avaient tout, et quand on a tout, il n’y a plus rien de reste.

C’était vers 1839.

« Je ne l’avais pas revu depuis 1830, continue L. Veuillot. Je le retrouvais chrétien. Il était malade et définitivement pauvre, mais d’une solidité éternelle. Attaché à la recherche de la vérité, il avait négligé la littérature, son unique gagne-pain. Il en était venu à ne pouvoir plus rien faire qui eût cours au marché. Ce qu’il produisait semblait trop bizarre, et l’était en effet. Les débitants n’en voulaient pas. Il avait comme perdu le talent d’écrire pour les journaux et le public. La forme n’était plus en harmonie avec sa pensée. Pour ses anciens amis, il était devenu obscur ; les nouveaux, peu nombreux, le suspectaient... Une transformation singulière s’était opérée, dont il ne pouvait se rendre compte à lui-même. Il n’était plus écrivain, il était orateur. À la place du talent d’écrire, il avait excellemment le don de parler devant un auditoire quel qu’il fût ; un feu vif, éclatant, impétueux. Il lui fallait sous les yeux la figure vivante, orgueilleuse, de l’incrédulité. Alors il avait toute sa valeur, et je peux dire tout son génie. Il exposait avec clarté, discutait avec ordre, pressait, exhortait, raillait terriblement. Rien n’était plus ingénieux, plus soudain, plus redoutable et plus persuasif que Brucker dans les combats improvisés qu’il livrait partout.

« Lorsqu’il se connut cette force surprenante, il n’eut plus d’autre dessein que de l’exercer, et il devint le chevalier errant du bon sens chrétien sur le pavé de Paris. Assez content de posséder la vérité et de la confesser, il chercha des disputes ; ce fut son but. Tout lieu, tout temps, tout adversaire, tout accueil, lui étaient bons. Il dînait quand et comme il le pouvait ; son affaire, son service, étaient de parler de Dieu et de l’Église. Il faisait son service et laissait à Dieu de lui procurer le nécessaire, comptant pour rien le superflu.

« Dieu fit le nécessaire, et Brucker, toute sa vie, continua de parler sans relâche et sans gloire, mais non sans succès. Dans les clubs de science ou de politique, favorables ou contraires, tantôt pour la foule, souvent pour un seul individu, il tenait son perpétuel discours perpétuellement varié. Dieu faisait ensuite le perpétuel miracle du pain quotidien de son serviteur. Il m’est arrivé souvent de voir ces traits de la Providence.

« J’ai eu l’honneur plusieurs fois de porter l’aumône de Donoso Cortès, ambassadeur d’Espagne à Paris, qui manquait de chemises, à Raymond Brucker, avocat de Dieu, qui manquait de pain. Ces deux grands orateurs agissaient, en ces rencontres, aussi humblement, aussi noblement l’un que l’autre. Donoso Cortès donnait avec respect, de la part de Dieu, ce qu’il devait à son frère ; Brucker recevait avec reconnaissance et tranquillité, de la part de Dieu, ce que son frère lui donnait. Tous deux étaient de vrais et grands serviteurs de la vérité !

« Aux funérailles de Donoso Cortès, Brucker parut serein et gai, comme de coutume. Je lui dis qu’il perdait bravement une rente. « J’en ai le droit, me dit-il ; je viens ici me réjouir, parce que Dieu récompense mon ami et achève de payer ma dette. »

« Dieu payait aussi à Brucker. Il a travaillé pendant quarante ans pour la gloire et l’amour de Dieu, avec talent, courage et grandeur. Il a été l’orateur assurément le moins remarqué, mais assurément aussi l’un des plus remarquables de ce temps, et le plus ferme esprit et le plus grand cœur qu’on pût voir. Le clergé, qui a toute intelligence et tout discernement, le faisait parler dans les églises aux réunions de Saint-François-Xavier. Il y était aussi digne qu’il savait en d’autres lieux se rendre piquant... Il était plein d’érudition, de ressources, d’à-propos, et se servait de l’Évangile en théologien. Beaucoup de prêtres, des plus savants et des plus respectables, ont été ses amis. C’est grâce à eux surtout qu’il a pu ne pas mourir de faim tout à fait. Ils ne l’ont pas empêché d’être pauvre ; comme lui-même, ils respectaient sa pauvreté, dont ils connaissaient le mérite et le prix. »

 

            On ferait un volume de ses reparties.

            Je n’en veux citer que quelques-unes.

 

Un jour, dans je ne sais quelle réunion prétendue littéraire et scientifique, il avait parlé de l’Incarnation. Un membre prit la parole après lui, et, parmi beaucoup de dédain et d’invectives fort peu parlementaires, il dit qu’il n’admettait pas cette fable de l’Incarnation ; qu’il lui suffisait de sentir et d’adorer Dieu dans son cœur. Ce discours fini et applaudi, Brucker répondit sans quitter sa place : « Monsieur ne comprend pas l’Incarnation d’un Dieu dans la nature humaine, mais monsieur admet le séjour de Dieu dans l’individu. Ce n’est pas l’Incarnation, c’est l’encanaillement. Si nous allons visiter Dieu par là, prenons du vinaigre des quatre-voleurs. »

Il était plein de ces saillies, de ces hardiesses appropriées à ceux qui l’écoutaient. Souvent elles le rendaient vainqueur là où la raison semblait devoir échouer. Une fois, en 1848, dans un club, on le mit en joue ; toute la salle était contre lui. Il les regarda de sang-froid et les ramena d’un seul mot que je n’ose redire, quoique V. Hugo l’ait rendu classique dans un récit de bataille. Cette fois-là, Brucker se vit offrir la présidence 1.

Un de ses anciens amis lui disant un jour que la foi chrétienne, qui avait pu être utile aux siècles de barbarie, devenait une superfétation à cette époque de clartés nouvelles, et que l’homme aujourd’hui n’avait plus besoin de la révélation pour y voir clair, Brucker lui mit un livre quelconque entre les mains et l’invita à en lire une page. Pendant qu’il lit, notre ami se précipite vers la fenêtre, et ferme les volets d’un geste rapide.

« Que diable faites-vous ? lui dit l’autre.

– Eh ! mon cher, je vous livre à vos propres lumières. »

On vint lui dire un jour qu’un personnage de sa connaissance était sur le point de mourir et refusait obstinément le ministère d’un prêtre. Brucker y court :

« Eh bien ! mon pauvre G..., ça ne va donc pas ? Savez-vous qu’on m’a fort étonné en me disant que vous vouliez partir de ce monde sans faire un brin de toilette ?

– Écoutez, Brucker, lui répondit le mourant ; je vous crois chrétien, et chrétien sincère, et je vous trouve heureux de croire. Je voudrais croire aussi, mais je ne le peux pas. Si vous pouvez me démontrer l’existence de Dieu comme un théorème de géométrie, je vous promets de me confesser.

Que vous êtes bête, grand Dieu ! lui répond Brucker, de me demander de vous prouver l’existence de Dieu comme on démontre un théorème de géométrie !

– Et pourquoi pas ? Vous voyez bien que cela ne peut pas se prouver.

– Mon pauvre G..., la maladie vous a fait perdre la boussole. Sur quoi, je vous prie, repose la science de la géométrie ? Vous devez le savoir, vous qui êtes un grand mathématicien.

– Sur quoi ? dame, sur... sur..., répond l’autre, pris au dépourvu.

– Allons, je vois que vous l’avez oublié. Elle repose sur une triple notion : la surface, qui est la négation de la profondeur ; la ligne, qui est la négation de la profondeur et de la largeur ; et le point, qui est cette double négation, plus celle de la longueur. Et vous voulez que je traite la théologie qui possède la triple affirmation du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint, la lumière, la puissance et l’amour, comme la géométrie qui s’assoit sur le trépied du néant ! Allons donc, mon pauvre G..., vous n’êtes qu’un imbécile. »

L’argument fit effet, et le malade se confessa, dit J. Loiseau.

Dans une autre circonstance, comme H. de Jouy exaltait devant lui les conquêtes de la science moderne, et en particulier les merveilleuses découvertes de la phrénologie, et comme il lui disait : « La dimension du crâne est un indice certain des proportions de l’intelligence », Brucker, qui avait une tête énorme, prit son propre chapeau et l’enfonça vivement jusqu’au menton du respectable M. de Jouy en lui disant : « Monsieur, vous avez parfaitement raison. »

 

Il m’a été donné d’entendre plusieurs discours de Brucker, dit à son tour M. Léon Gautier, et je ne saurais jamais les oublier. Il fut dans la force du mot un orateur populaire, et certains auditeurs musqués ne lui eussent pas convenu. Il procédait le plus souvent par récits ou par paraboles. Il « racontait des histoires », et en quatre ou cinq mots incisifs il en tirait la moralité. Jamais il ne recula devant une affirmation catholique ; il n’était pas de ces catholiques prudents qui recommandent aux orateurs populaires « de ne pas parler du bon Dieu ». Il en parlait sans cesse, il en parlait partout, et surtout de ce Jésus qui lui avait rendu Dieu visible. Je l’ai vu s’élever, devant un auditoire de cordonniers et de maçons, aux plus hautes théories de la métaphysique. Des académiciens ne l’eussent peut-être pas aussi bien compris, et l’on s’aperçut que ces pauvres gens ont vraiment le sens de la grandeur.

II est temps cependant de laisser la parole à celui dont nous avons voulu tracer ici le portrait. « Nous allons, d’après nos souvenirs, dit M. Léon Gautier, et ceux de nos amis, reconstruire deux discours de Raymond Brucker. C’est jaune, c’est incolore, c’est sépulcral ; et pourtant ce fut jadis le reflet vivant d’un être vivant. Telle sera tout d’abord l’esquisse de ce beau discours que l’on pourrait intituler le Genre humain, et que Raymond a longtemps médité avant de le prononcer à Saint-Laurent.

« En ce temps-là, messieurs, le genre humain tout entier (celui qui a été, celui qui est, celui qui sera) se réunit en une grande plaine, et il convoqua tous les philosophes présents, passés et à venir.

« Et le genre humain parle ainsi aux philosophes :

« – J’ai lu tous vos ouvrages. Oui, tous. Et je dois dire que je me suis effroyablement ennuyé. J’en bâille encore. »

« Le genre humain bâilla, en effet, et rien n’était plus terrible que ce bâillement du genre humain. Il reprit en ces termes :

« – J’ai donc lu tous vos ouvrages afin de pouvoir répondre à cette grande question qui me tient en fièvre et en angoisse : Qu’est-ce que la vérité ? Et, après les avoir lus et relus, je me suis trouvé en de lugubres et épouvantables ténèbres. J’en savais bien moins qu’avant. Je vous ai donc convoqués pour vous poser de nouveau le grand problème qui m’agite et pour vous adresser trois demandes. Veuillez, si vous le pouvez, m’écouter en silence. »

« Les philosophes écoutèrent, et le genre humain leur dit :

« – Je veux tout d’abord (j’ai bien le droit de vouloir, je suppose), je veux un livre, un petit livre de dix à vingt pages, qui me contienne toute la vérité sous une forme très élémentaire et tout à fait transparente ; un petit livre qui puisse se mettre en poche et ne coûte que dix centimes ; un petit livre qui soit également à la portée du penseur, du poète et aussi de ces multitudes vulgaires qui vivent uniquement de la vie pratique et matérielle. Tel est le livre, telle est la leçon que je veux. »

« Les philosophes se regardèrent avec stupeur, et se dirent d’un commun accord : « Est-il bête, ce genre humain ! Ne s’imagine-t-il pas que nous possédons la vérité ? Mais, si nous l’avions, ce ne serait certes pas à ce prix-là que nous la vendrions. »

« Et plusieurs d’entre eux commencèrent à s’effacer et à disparaître.

« Le genre humain, sans les voir, continua en ces termes :

« – Non seulement je veux que vous me donniez la théorie, mais je prétends que vous m’offriez l’exemple. Non seulement je veux un petit livre populaire qui contienne toute la vérité en dix pages et qui la vulgarise universellement dans le temps et dans l’espace, mais je veux qu’il vienne un jour quelqu’un pour m’offrir l’exemple de toutes les vertus qui sont enseignées dans ce petit livre. Et je veux que cet exemple puisse être imité aisément par l’homme, par la femme et par l’enfant, ces trois membres augustes de la trinité humaine. Pouvez-vous me donner le livre ? Pouvez-vous me donner l’exemple ? »

« Les trois quarts des philosophes avaient déjà disparu. Et le genre humain, qui s’en aperçut, commença à être triste dans son cœur.

« – Ce n’est pas tout, dit-il encore. Non seulement il me faut une leçon, non seulement il me faut un exemple immortel, mais j’ai encore besoin d’une immortelle institution qui réponde à la fois à ces trois idées : sciences, richesse et dévouement ; une institution qui s’appuie sur la science, qui mette la richesse à son service, et qui ait le dévouement pour essence ; une institution qui garantisse et perpétue la leçon et l’exemple en les rendant éternellement vivants sous mes yeux. »

« Quand le genre humain eut achevé ces mots, il jeta un regard sur les philosophes.

« Épouvantés, tous s’étaient enfuis.

« Alors le genre humain, le pauvre genre humain, se mit à fondre en larmes. Et il se roulait par terre, désespéré de ne pouvoir posséder la vérité aimée, et de n’avoir ni la leçon, ni l’exemple, ni l’institution.

« Et comme il s’était assis dans sa douleur, il aperçut soudain, en je ne sais quel coin, une espèce d’homme, vêtu d’une espèce de blouse, qui portait sur ses épaules une espèce de poutre, un gros morceau de bois tout sanglant. Cette poutre était traversée d’un autre gros morceau de bois, comme qui dirait une croix. Et l’homme avait ses beaux cheveux blonds tout couverts de sang. Le sang lui tombait sur les yeux. Le sang lui coulait à grosses gouttes sur tout son corps.

« Et il regardait le pauvre genre humain si doucement, si doucement, si doucement !

« Puis il s’avança avec quelle lenteur, avec quelle majesté ! il marchait portant ce bois énorme. Et il dit d’une voix si tendre, si tendre :

« – Tu veux la vérité, je te l’apporte. Tu veux un petit livre qui contienne en dix pages toute la vérité et qui soit compris de tous ? Tiens, prends ce petit livre ! »

« Et, à la première page, le genre humain lut : Catéchisme.

« L’homme continua :

« – Tu m’as demandé non seulement une leçon, mais un exemple vivant. Tiens, regarde-moi. Je suis ton Dieu qui s’est fait homme pour t’offrir un type éternel et te conduire à la béatitude. Et enfin tu m’as demandé une institution. Tiens, prends, voici l’Église. »

« Et le genre humain tomba à genoux et adora Jésus-Christ. »

Il fallait entendre Brucker prononcer cet incomparable discours avec une sorte de brutalité fiévreuse ; il fallait surtout lui entendre jeter à son auditoire cette parole si simple et si profonde, qu’il plaçait sur les lèvres de Jésus-Christ : « Tiens, voilà l’Église. » On a dit que parfois il s’arrêtait à ce mot sans avoir besoin de rien ajouter. Mais, de toute façon, l’effet était saisissant, et jamais le P. Lacordaire n’a laissé sous l’empire d’une aussi forte impression le public d’élite qui se pressait sous les voûtes de Notre-Dame 2.

Dans toutes ses discussions, dit L. Veuillot, Brucker partait de cette règle assurée : « Tout homme, disait-il, qui s’obstine à n’être pas catholique, apostolique, romain ; cet homme, fût-il un puits de science, s’abuse, et, eût-il tout l’esprit du monde, est bête. Il finira par en convaincre la terre, et, bien plus, par se l’avouer à lui-même. À l’entrée de l’éternité, il s’écriera : Ergo erravi, j’ai donc été un sot ! L’Écriture nous en donne l’assurance, et Tertullien ajoute : un sot éternel. Prévenons-en tout de suite les gens de mérite qui s’amusent à prétendre que le Saint-Esprit les menace pour rire, et a voulu les instruire de ce qu’ils ne savaient pas. Ils diront : Ergo erravimus, je le certifie. S’ils se fâchent, tant pis pour eux ; je les avertis comme Dieu m’en donne l’ordre, et comme eux-mêmes m’en donnent le droit. Je veux bien qu’ils sifflent ma crédulité et qu’ils punissent mon obéissance, mais je ne veux pas être un sot éternel. »

Souvent, chez lui, la beauté de la forme relève la beauté de la pensée, et Brucker, qui n’a jamais pu écrire toute une page vraiment parfaite, a des phrases d’une étonnante perfection. Par exemple : « Je ne m’explique Dieu qu’en voyant Jésus-Christ. – J’ai des ailes d’oiseau dès que l’on nomme Dieu. » En décrivant le ciel, il parle « de la transparence des cœurs dans les relations éternelles de l’infini ». Et, pour exprimer comment le plan divin a été restauré par Jésus-Christ, il dit avec une fière et magnifique concision : « Dieu met sa main dans la balance, et l’équilibre est rétabli. »

Jésus-Christ a d’ailleurs été le résumé de toute cette existence noble et cachée. Il en a été l’amour, le parfum et la vie. Brucker pleurait rien qu’à prononcer son nom, et ce n’est pas en vain qu’il écrivait comme épigraphe, en tête de son grand travail sur l’Évangile, ces admirables paroles : « Dieu est le mot du mystère du monde, Jésus-Christ est le mot du mystère de Dieu. » Bossuet n’eût pas mieux dit.

Sur la fin de sa vie, Brucker, qui aimait la pauvreté, mais qui voyait avec peine souffrir les siens, accepta une petite place dans l’Assistance publique. Elle lui rapportait quinze à dix-huit cents francs. C’était si peu de chose, qu’il put la remplir comme si elle n’était pas payée, avec un grand labeur et un grand zèle. Après quelques années, on jugea bon d’en faire l’économie. Il tomba dans la misère. Le changement ne méritait pas qu’il s’en aperçût : « J’imite M. Thiers, disait-il, je reviens à mes chères études, ou plutôt je les continue. L’Évangile me tient lieu de tout. »

C’est ainsi qu’il est mort, en 1875.

 

 

 

Armand BARAUD, Chrétiens et hommes célèbres au XIXe siècle,
Tours, Maison Alfred Mame et Fils.

 

 

 

 

 



1 Louis Veuillot.

2 Voici un autre de ces discours contre le système parlementaire, qu’il détestait souverainement : « Un jour, messieurs, le bon Dieu réunit le Corps législatif des anges et lui soumit le budget de la création.

« – C’est donc, leur dit-il, que je voudrais créer le monde, et il faut s’attendre à quelques dépenses. Et, tout d’abord, je voudrais donner sept couleurs à l’arc-en-ciel. » (Murmures à gauche, bruit au centre.)

« Un membre du centre gauche demande la parole et prouve qu’il serait plus raisonnable de ne donner à l’arc-en-ciel qu’une seule couleur. (Adopté.)

« – Maintenant, dit Dieu, je voudrais créer la rose, et pour qu’elle fût belle et agréable à voir, je voudrais lui donner cent feuilles. » (Protestations à gauche, murmures au centre, bruit à droite.)

« Un membre du centre droit fait remarquer qu’une ou deux feuilles suffiraient parfaitement. (Adopté.)

« Le bon Dieu propose alors son budget des cultes : « Il me faut, dit-il, tant d’églises, tant d’évêques, tant de prêtres, tant de sacristains, etc. »

(Tempête effroyable dans la salle, clameurs. Le budget des cultes est refusé.)

« Dieu alors s’indigna, fit un coup d’État et décréta la Création. »

 

 

 

 

 

 

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