Les rois fainéants

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BARTHÉLEMY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De tous les différents États qui se formèrent des débris de l’empire romain vers le commencement du Ve siècle de l’ère chrétienne, il n’y en eut point qui s’éleva à un si haut degré de puissance, et si promptement que la monarchie française. Clodion, Mérovée, Childéric, Clovis et les rois ses enfants et ses successeurs, s’emparèrent en moins d’un siècle de toutes les Gaules ; ils en chassèrent les Romains, les Visigoths et les Bourguignons. Tout ploya sous l’effort et la rapidité de leurs armes. Clovis étendit sa domination en Allemagne jusqu’aux Alpes Rhétiques 1, et les rois, ses enfants et ses successeurs, ne songèrent à conserver les États qu’il leur avait laissés que par de nouvelles conquêtes.

Ils partagèrent une si vaste monarchie 2 en différents royaumes, mais cependant qui ne formaient qu’un même État, et plusieurs fois ces royaumes se trouvèrent réunis sous le sceptre du même souverain. Ainsi, Clotaire Ier, Clotaire II et Dagobert Ier possédèrent seuls et sans partage toute la monarchie française.

Dagobert Ier laissa deux princes qui lui succédèrent : Sigebert III et Clovis II. Sigebert avait été reconnu du vivant du roi son père, pour souverain de l’Austrasie, et Clovis, à l’âge de quatre ans, lui succéda aux royaumes de Neustrie et de Bourgogne, vers l’an 638.

Clovis II est regardé par un grand nombre d’historiens comme le chef de cette série de rois qu’on a injustement flétris du nom odieux de fainéants et d’insensés : série de princes qui occupa le trône depuis 638, époque de l’avènement de Clovis II, jusqu’à 750, temps où Childéric III dut abandonner le sceptre à Pépin, père de Charlemagne.

Clovis II est le premier roi que les chroniqueurs, et, après eux, la foule des historiens, ont taxé de démence. Le moine anonyme de Saint-Denys, auteur des Gesta Dagoberti, qui écrivait vers la fin du ville siècle 3, c’est-à-dire plus de cent ans après l’évènement qu’il raconte, rapporte la cause de la folie de Clovis II à une dévotion indiscrète. Laissons parler le chroniqueur lui-même : « Le roi Clovis, par un coup du sort, dans les dernières années de sa vie (651), vint un jour comme pour prier dans l’église des Saints-Martyrs (Denys, Rustique et Éleuthère), et voulant avoir en sa possession leurs reliques, il fit découvrir leur sépulcre. Ma vue du corps du bienheureux et excellent martyr Denys, et plus avide que pieux, il lui cassa l’os du bras, l’emporta 4, et, frappé soudain, tomba en démence. Le saint lieu fut aussitôt couvert de ténèbres si profondes, et il s’y répandit une telle terreur, que tous les assistants, saisis d’épouvante, ne songèrent qu’à prendre la fuite. Le roi Clovis, pour recouvrer le sens, donna ensuite à la basilique plusieurs domaines, fit garnir d’or et de pierres précieuses l’os qu’il avait détaché du corps du saint, et le replaça dans le tombeau. Il lui revint quelque peu de raison ; mais il ne la recouvra jamais tout entière, et perdit au bout de deux ans son royaume et la vie 5. »

Telle est l’anecdote qui termine les Gesta Dagoberti.

Mais, plus haut, voici ce qu’il raconte : « La quatorzième année de son règne (652), d’après l’avis de quelques hommes, et parce qu’une grande famine se faisait alors sentir, il ordonna qu’on enlevât la couverture de la voûte sous laquelle reposaient les corps de saint Denys et de ses compagnons ; et que la piété du roi son père (Dagobert Ier) avait fait garnir en dehors de pur argent. C’était, disait-on, pour venir au secours des pauvres, des affamés et des pèlerins. Clovis ordonna à l’abbé Ægulf, qui gouvernait alors ce monastère, d’exécuter cette œuvre fidèlement et avec la crainte de Dieu 6. »

Quoique, comme nous l’apprend Aimoin, auteur du Xe siècle, on eût remis, par ordre de Clovis II, à l’abbé Ægulf, 1e prix des lames d’argent précitées, pour qu’il le distribuât lui-même aux pauvres, cependant les moines de Saint-Denys ne purent pardonner à ce prince une charité qu’il exerçait à leurs dépens et qui pouvait tirer à conséquence.

« En ce temps, dit Jean du Tillet 7, y eut très-grande famine en France, pour obvier à laquelle Clovis arracha, et ôta l’or et l’argent, duquel Dagobert avait fait somptueusement et magnifiquement décorer l’église de Saint-Denis, et humainement le distribue aux pauvres ; il enlève aussi le trésor qui était (existait), et châsses et coffrets, et rompt le bras de saint Denis et l’emporte ; pour lequel acte on dit que, par vengeance divine, il devint enragé et hors du sens tout le reste de sa vie.

» Certainement, si pour subvenir aux pauvres et indigents, il a ce fait, il a sagement fait, et en homme de bien, nonobstant qu’ils aient mis en avant qu’il était fol, craignans que par ci-après les princes ne prissent cet exemple pour eux, quand ils auraient besoin de prendre les biens de l’Église pour aider aux pauvres, et non-seulement pour les pauvres, mais aussi pour eux-mêmes. »

Ainsi s’exprimait, au XVIe siècle, un vénérable prélat, Jean du Tillet, évêque de Meaux. Nous voyons, pour ne citer qu’un exemple, le chapitre de Notre-Dame de Paris, donner à Louis XV les magnifiques chandeliers d’argent massif du maître-autel de cette cathédrale, pour subvenir aux pressants besoins de l’État 8.

Il est très vraisemblable que les moines, presque les seuls historiens de ces temps-là, trouvèrent à propos d’épouvanter les successeurs de Clovis II, par l’exemple d’un châtiment si redoutable. C’est ainsi qu’un chroniqueur traita la mémoire de Charles Martel, auquel l’Église de France avait la conservation de la religion et, de ses autels, contre les entreprises des Sarrasins. Ce grand homme ayant pris les biens de l’Église pour se mettre en état de résister à trois cent mille Sarrasins ou Arabes, qui voulaient conquérir et asservir la France, nos évêques, dans une lettre qu’ils adressèrent depuis à Louis, roi de Germanie, en 858 9, rapportèrent à ce prince qu’Eucherius, évêque d’Orléans, avait eu révélation depuis la mort de Charles Martel, que ce personnage illustre était damné pour avoir pris les biens de l’Église ; que Boniface, l’apôtre de l’Allemagne, Fulrard, abbé de Saint-Denys et chapelain du roi Pépin, fils de Charles Martel, ayant fait ouvrir son tombeau, à la prière d’Eucherius, on n’y trouva qu’un dragon affreux, qui s’envola, dans un tourbillon d’une fumée épaisse.

Il est bon de remarquer que Charles Martel, à son retour de la défaite des Sarrasins, exila Eucherius et sa famille, vers l’année 732, que cet évêque mourut la sixième année de son exil, que Charles Martel vécut encore trois ans, d’autres disent dix ans, n’étant mort que le 2 octobre 741, et ainsi qu’Eucherius n’avait pas pu avoir de révélation de la damnation d’un prince plein de vie, qui lui avait survécu plusieurs années 10.

Nous n’avons rapporté cet exemple, que pour faire voir combien il est dangereux de croire aveuglément nos anciens historiens. Nous ne pouvons mieux, du reste, justifier la mémoire de Clovis II, que par l’exposé de la conduite habile et pleine de fermeté que ce prince tint après la mort de Sigebert, son frère aîné, roi d’Austrasie, et depuis sa prétendue démence, qu’on place vers la seizième année de son règne (654).

Sigebert n’avait laissé qu’un fils appelé Dagobert. Grimoald, maire du palais d’Austrasie, fils du vieux Pépin, et le premier qui eût succédé à son père dans une si grande dignité, plaça son fils Childebert sur le trône d’Austrasie, au préjudice du jeune Dagobert, qu’il avait fait transporter furtivement en Irlande. La reine, sa mère, se réfugia auprès de Clovis II, qui la prit sous sa protection, et ayant fait arrêter l’usurpateur et son fils, il fit couper la tête au père, et sans doute le fils eut le même sort. Acte souverain de sa justice, et qui prouve en même temps son autorité et l’habileté qu’il avait employée pour se rendre maître de la personne de ces tyrans.

Saint Ouen, dans la Vie de saint Éloi 11, son ami, nous assure que ce prince religieux vécut dans une parfaite union avec la reine Bathilde, sa femme 12. Cet historien contemporain ne lui reproche aucun égarement d’esprit.

Aimoin loue son ardente charité, vertu dont son père, le roi Dagobert, lui avait légué l’amour. Aimoin résume toute la vie et tout le règne de Clovis II en trois mots, et l’appelle un « prince agréable à Dieu ». Deo amabilis princeps.

Helgaud nous le représente comme « un prince illustre, plein de justice, et resplendissant par sa piété ». Clodovæus inclitus successit regno justitiæ et pietatis amictus ornamento 13.

L’abbé Liodebaud, sujet et contemporain de Clovis II, parlant d’un échange qu’il fit avec ce roi au sujet de l’établissement du monastère de Fleury, près d’Orléans, dit : « Le roi Clovis, seigneur glorieux et très-élevé », cum glorioso atque præcelso domino Clodovieo rege.

Mais, sans nous arrêter à ces témoignages puissants, qu’il nous serait facile de multiplier, passons aux rois de la première race, dite des Mérovingiens, que des historiens plus célèbres que l’auteur des Gesta Dagoberti ont traités d’insensés. Tâchons de démêler par quel motif ils en ont parlé si indignement.

Les deux premiers sont le moine d’Angoulême, dans la Vie de Charlemagne 14, et Éginhard 15, secrétaire de ce prince, qui semblent s’être copiés, quoiqu’on ne sache pas bien lequel des deux est l’original.

« Nourri par ce monarque (dit Éginhard, en parlant de Charlemagne), du moment où je commençai d’être admis à sa cour, j’ai vécu avec lui et ses enfants dans une amitié constante qui m’a imposé envers lui, après sa mort comme pendant sa vie, tous les liens de la reconnaissance ; on serait donc autorisé à me croire et à me déclarer bien justement ingrat, si, ne gardant aucun souvenir des bienfaits accumulés sur moi, je ne disais pas un mot des hautes et magnifiques actions d’un prince qui s’est acquis tant de droits à ma gratitude ; et si je consentais que sa vie restât comme s’il n’eût jamais existé, sans un souvenir écrit, et sans le tribut d’éloges qui lui est dû 16. »

C’est donc la reconnaissance qui fit prendre la plume à Éginhard, et quoiqu’un sentiment si louable ne soit pas incompatible avec cette vérité exacte et scrupuleuse qu’exige l’histoire, ce que nous allons rapporter, tiré de son ouvrage, nous fera voir qu’il a moins songé à écrire une biographie qu’à faire un éloge, et qu’il s’est surtout attaché à élever la race Carlovingienne aux dépens de celle des Mérovingiens.

On sait que Pepin, père de Charlemagne, le héros d’Éginhard, avait détrôné son souverain, et lui avait enlevé sa couronne. Éginhard glisse d’abord sur un endroit si délicat, et pour diminuer ce qu’une pareille entreprise pourrait avoir d’odieux, voici ce qu’il dit en propres termes : « La famille des Mérovingiens, dans laquelle les Francs avaient coutume de choisir des rois, passe pour avoir duré jusqu’à Childéric, déposé, rasé et confiné dans un monastère par l’ordre du pontife roman Étienne 17. On peut bien, il est vrai, la regarder comme n’ayant fini qu’en ce prince ; mais depuis longtemps déjà elle ne faisait preuve d’aucune vigueur et ne montrait en elle-même rien d’illustre, si ce n’est le vain titre de roi. Les trésors et les forces du royaume étaient passés aux mains des préfets du palais, qu’on appelait maires du palais, et à qui appartenait réellement le souverain pouvoir. Le prince était réduit à se contenter de porter le nom de roi, d’avoir les cheveux flottants et la barbe longue, de s’asseoir sur le trône et de représenter l’image du monarque. Il donnait audience aux ambassadeurs, de quelque lieu qu’ils vinssent, et leur faisait, à leur départ, comme de sa pleine puissance, les réponses qui lui étaient enseignées ou plutôt commandées. À l’exception du vain nom de roi et d’une pension alimentaire mal assurée, et que lui réglait le préfet du palais selon son bon plaisir, il ne possédait en propre qu’une seule maison de campagne 18, d’un fort modique revenu, et c’est là qu’il tenait sa cour, composée d’un très petit nombre de domestiques chargés du service le plus indispensable et soumis à ses ordres. S’il fallait qu’il allât quelque part, il voyageait monté sur un chariot traîné par des bœufs et qu’un bouvier conduisait à la manière des paysans ; c’est ainsi qu’il avait coutume de se rendre au palais et à l’assemblée générale de la nation, qui se réunissait une fois chaque année pour les besoins du royaume ; c’est encore ainsi qu’il retournait d’ordinaire chez lui. Mais l’administration de l’État et tout ce qui devait se régler et se faire au dedans comme au dehors étaient remis aux soins du préfet du palais 19. »

Le moine d’Angoulême, autre biographe de Charlemagne, n’a point eu honte de dire, pour faire sa cour à la maison dominante, que les derniers rois du sang de Clovis étaient tous fous et insensés, père, enfants, cousins. La démence, à en croire cet historien passionné, était également héréditaire dans la ligne directe et dans la collatérale 20. Les chroniqueurs grecs, trompés par nos annalistes, ont ajouté de nouvelles fables, et encore plus extravagantes, à celles-ci. Cedrenus, écrivain du XIe siècle, et Theophanes, son prédécesseur, prétendent que tous nos rois avaient l’épine dorsale couverte et hérissée d’un poil de sanglier 21.

Mais, pour en revenir à Éginhard, dans quel historien contemporain, lui, qui n’écrivait que dans le IXe siècle, et après la mort de Charlemagne, a-t-il pris tout ce qu’il dit de ce chariot, conduit seulement par un bouvier ? en a-t-il trouvé un seul exemple dans toute l’histoire de la première race, et comment a-t-il pu être instruit si exactement de l’escorte et des seigneurs qui accompagnaient nos rois, avant le règne de Charlemagne et de Pépin le Bref, lui qui avoue qu’il n’a pu rien apprendre de la jeunesse et de l’éducation du prince dont il a rédigé la biographie, parce qu’il n’en avait rien trouvé par écrit, et que ceux dont il aurait pu tirer des lumières étaient tous morts 22 ?

Éginhard ne trouve personne qui l’instruise des premières années de Charlemagne et de l’éducation de ce prince, sous le règne duquel il avait vécu, et il veut que nous le croyions sur tout ce qu’il nous dit des mœurs et des coutumes des rois qui ont précédé Charlemagne, et qu’il fait conduire si indignement par un bouvier, pour les rendre plus méprisables. Boileau, dans des vers heureux et imitatifs, a consacré le mensonge d’Éginhard, en faisant dire à la Mollesse :

 

      Hélas ! qu’est devenu ce temps, cet heureux temps,

      Où les rois s’honoraient du nom de fainéants,

      S’endormaient sur le trône, et me servant sans honte,

      Laissaient leur sceptre aux mains ou d’un maire ou d’un comte ?

      Aucun soin n’approchait de leur paisible cour,

      On reposait la nuit, on dormait tout le jour.

      Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines

      Faisait taire des vents les bruyantes haleines,

      Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,

      Promenaient dans Paris le monarque indolent

      Ce doux siècle n’est plus.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   23.

 

Voilà comment le charme des vers perpétue l’erreur et le mensonge ! Pauvres débris de la race mérovingienne, ce n’était pas assez qu’on vous eût immolés à la gloire de Charlemagne : après plus de huit siècles, on vous sacrifiait de nouveau à la louange de Louis XIV !

On voit que Boileau, pour jeter du ridicule sur les derniers princes mérovingiens, leur reproche ce chariot traîné par des bœufs, comme une voiture inventée exprès pour entretenir leur mollesse et leur indolence. Mais, à supposer que nos rois se soient servis de ces chars, c’était, peut-être, la seule voiture usitée en ce temps-là, et qu’on appelait communément basterne, à cause des peuples de ce nom qui habitaient anciennement la Podolie, la Bessarabie, la Moldavie et la Valachie.

Grégoire de Tours parlant de la reine Deuterie, femme du roi Théodebert, petit-fils de Clovis Ier, rapporte que cette princesse, craignant que le roi ne lui préférât une fille qu’elle avait eue d’un premier lit, la fit mettre dans une basterne, à laquelle on attacha, par son ordre, de jeunes bœufs qui n’avaient pas encore été mis sous le joug, et que ces animaux la précipitèrent dans la Meuse 24.

L’usage de ces sortes de litières est encore plus ancien que le temps dont nous parlons. Il nous reste des vers d’Eunodius, où il fait mention de la basterne de la femme de Bassus :

 

      Aurea matrones Claudii basterna pudicas.

 

Et pour qu’on n’objecte pas que cette voiture était seulement réservée aux femmes ou à des hommes indolents, on peut voir dans les lettres de Symmaque que ce Préfet de Rome, écrivant aux fils de Nicomachus, les prie de tenir des basternes prêtes pour le voyage de leur frère 25.

Il y a toute apparence que les premiers Francs, dans le temps qu’ils demeuraient au delà du Rhin, avaient emprunté cet usage des Cimmériens, qui habitaient les rives du Bosphore, avant qu’ils en eussent été chassés par les Gettes. Lucien, parlant, dans ses Dialogues, d’un roi des Scythes, nommé Toxaris, dit que ce prince n’était pas né du sang royal, mais qu’il sortait d’une famille honnête et riche, et de ceux qu’on appelait octapodes, parce qu’ils avaient, dit-il, le moyen d’entretenir un chariot et deux bœufs ; et Lucanor, dans le Traité de l’amitié du même Lucien, demande à Arsacomas, qui recherchait sa fille en mariage, combien il avait de chariots et de bœufs à son usage.

Nous avons dit qu’on ne trouve pas dans l’histoire que nos rois se soient servis de cette voiture ; mais, quand même ces princes se seraient fait porter dans ces sortes de litières, nous ne voyons pas quelle conséquence on en pourrait jamais tirer contre leur courage ou la sagesse de leur conduite, puisque c’était la seule voiture qui fût en usage à cette époque. Mais, nous le répétons avec le savant jésuite Bollandus, la relation de ces chariots dans lesquels nos rois se faisaient traîner si mollement, ne mérite pas plus de foi que la prétendue révélation de la damnation de Charles Martel 26.

Mais, dira-t-on, vous ne pouvez nier que ces princes, qui, selon Éginhard, n’en avaient plus que la naissance et le nom, ne parussent dans les assemblées générales de la nation, avec un cortège bien indigne de leur rang, puisqu’au rapport de cet historien, ils n’étaient escortés que par un bouvier. Il est vrai que ce sont les termes d’Éginhard ; mais nous avons déjà démontré que ce chroniqueur n’était ni contemporain, ni fondé sur aucune autorité d’écrivains contemporains, et il doit être justement suspect d’avoir voulu rendre méprisable une maison à laquelle la couronne venait d’être enlevée.

Après tout, et quand ce qu’Éginhard rapporte de nos derniers rois de la première race serait vrai, la pauvreté de leur équipage ne prouve ni leur mollesse, ni leur fainéantise, et on n’en peut conclure au plus, sinon que la pompe et tout l’éclat qui doivent accompagner les rois dans des solennités publiques, étaient passés aux maires, qui avaient en même temps le commandement des armées et le gouvernement de l’État. Nous dirons de plus que, comme l’origine de nos anciens usages a échappé à nos premiers historiens, nous ne savons si cette litière si humiliante (supposé que ce qu’en dit Éginhard soit vrai), et si ces bœufs et ce paysan qui les conduisait n’étaient point d’institution, et pour faire ressouvenir nos rois de leur origine et de la simplicité qui se trouvait dans les mœurs de ces temps si éloignés.

« On sait (écrivait Vertot, au siècle dernier) que parmi les Turcs, le sultan ou le grand seigneur est obligé, avant que de monter sur le trône, de conduire pendant quelques moments une charrue, et d’ouvrir quelques sillons de terre ; on prétend même que dans ce souverain degré de puissance où il est élevé, il doit travailler de ses mains, et que sa table n’est servie que du prix de son travail 27. »

Si nous remontons à des siècles plus reculés et plus proches des temps dont nous parlons, nous trouverons que les habitants de la Carnie et de la Carinthie, peuples qui se disaient issus des anciens Francs, avaient une manière d’inauguration aussi humiliante que l’équipage qu’on reproche aux rois de la première race.

Un paysan, dit Æneas Sylvius 28, se plaçait sur une pierre dans une vallée proche Saint-Writ, et il avait à sa droite un bœuf maigre, au poil noir, et une cavale, aussi maigre, à sa gauche 29. Dans cette situation, il était entouré d’une foule de villageois 30. Le prince destiné à régner s’avançait alors habillé en paysan et en berger 31. Le paysan, de si loin qu’il l’apercevait de dessus sa pierre, s’écriait : « Quel est cet homme qui s’avance si fièrement 32 ? » On lui répondait que c’était le souverain du pays 33. Alors il demandait s’il aimait la justice, et s’il serait zélé pour le salut de la patrie 34 ; et après qu’on avait satisfait à toutes ses demandes, il ajoutait : « De quel droit prétend-il me déplacer de dessus cette pierre 35 ? » Alors le comte de Gorice lui offrait soixante deniers, le bœuf et la cavale précités, les habits du prince et une exemption de tous tributs. À ces conditions, le paysan, après avoir donné un léger soufflet à son souverain, lui cédait sa place, et il allait chercher dans son chapeau de l’eau, qu’il lui présentait à boire 36.

Nous n’avons rapporté une forme d’inauguration si extraordinaire, que pour montrer qu’il y a eu des nations qui ont assujetti leurs premiers souverains à des pratiques si humiliantes, pour les empêcher de se trop élever au-dessus de ceux qui leur avaient déféré volontairement la souveraine puissance. Et peut-être que les premiers Français ne voulurent point souffrir que leurs rois eussent des voitures plus magnifiques que celles de leurs sujets, pour les retenir toujours dans ce tempérament si convenable parmi une nation libre et jalouse de la liberté.

À l’égard de ce qu’Éginhard rapporte de l’usage où nos rois étaient de porter de longs cheveux, cela n’est contesté par personne. Agathias nous apprend qu’ils les portaient tressés et cordonnés avec des rubans ; en sorte qu’on peut dire que cette chevelure était comme un diadème, qui faisait reconnaître le roi et les princes de son sang. Mais, pour ce qui est de cette grande barbe qu’il leur attribue, avec laquelle il nous représente les derniers rois mérovingiens, cela paraît encore plus fabuleux que le chariot traîné par des bœufs. Que l’on consulte l’effigie de la plupart de nos rois de la première race qu’on trouve sur leurs monnaies, aucun de ces princes n’y est représenté avec cette barbe vénérable dont parle Éginhard 37. La plupart sont rasés, et il n’y en a que deux ou trois dont la barbe paraît avoir trois semaines ou un mois, ou telle qu’on la rapporte d’un voyage ou d’une expédition, qui n’aurait pas permis de se faire raser.

L’histoire est conforme sur ce point avec le métal, et Sidoine Apollinaire, qui vivait du temps de nos premiers rois, dit que les Francs se faisaient raser le visage, et qu’ils ne conservaient que de grandes moustaches, qu’ils relevaient avec le peigne 38.

Mais nous demanderions volontiers à Éginhard et à ses partisans, comment Clovis II pouvait avoir cette grande barbe qui descendait jusqu’à la ceinture, lui qui, de l’aveu de tous les historiens, est mort à l’âge de vingt et un ans ; Clotaire III, son fils, n’en a vécu que dix-sept en dix-huit ; Childéric II, son frère, fut tué qu’il n’avait pas encore vingt-quatre ans ; Clovis III, leur neveu, mourut à l’âge de quatorze ans ; Childebert II, son frère, ne passa pas sa vingt-huitième année ; le jeune Dagobert II, son fils, né en 700, mourut en 716 ; Thierri de Chelles, son fils, vers la vingt-troisième année de son règne ; si Childéric III, le dernier des Mérovingiens, était fils de Thierri, il ne pouvait au plus avoir que dix-neuf ans.

Il est aisé de conclure, par l’âge de la plus grande partie de nos rois de la première race, que ces princes étant morts, ou en minorité, ou très jeunes, ne pouvaient pas avoir cette grande barbe, avec laquelle Éginhard nous les représente.

Après cela, nous ne croyons pas qu’on doive ajouter beaucoup de foi à tout ce que les écrivains de la seconde race disent de cette petite maison et de cette terre où l’on veut que nos rois fussent renfermés par leurs maires, D. Mabillon nous a conservé une donation faite par Childebert III à l’abbaye de Saint-Denys ; elle est datée du domaine de Mamacas 39, dont l’annaliste de Metz parle avec assez peu d’estime, et surtout comme de la seule propriété que les maires du palais eussent laissée aux derniers rois mérovingiens 40. Une seconde donation du même prince, encore datée de Mamacas, ne laisse pas douter que ce fût une maison royale 41. Cette terre était située dans le territoire de Noyon : au siècle dernier, l’abbaye de Saint-Corneille-de-Compiègne en était encore en possession, et ce domaine s’appelait Maumaques ou Mommarques.

Il nous reste un acte solennel de la troisième race et de 1200, la vingtième année du règne de Philippe Auguste, qui confirme le sentiment précité 42. On voit dans cette charte qu’il y avait une forêt qui portait le nom de Mommaques. « Ce qui nous fait voir, dit D. Mabillon, que ce château et cette terre étaient environnés de tous côtés de grandes forêts, convenables à des princes qui employaient une partie de leur temps à là chasse. »

Mais il ne faut pas conclure que nos derniers rois de la première race aient été ensevelis dans l’obscurité dans cet unique domaine, et gardés comme des prisonniers d’État, ainsi que les écrivains de la seconde race l’insinuent en tant d’endroits. Pour être persuadé du contraire, il n’y a qu’à ouvrir la Diplomatique de D. Mabillon 43, on y verra que la plupart des actes des princes dont nous parlons, sont ainsi datés : datum Clipiaco, datum Morlacas, datum Lusarca, datum Compendio, Noviento, Captonaco, Valencianis novinginto, Carrariaco, Crisciaco, Parisiis, etc. À peine trouvons-nous trois de ces actes datés de Mamacas, ce qui prouve justement que nos rois n’y étaient pas renfermés. On les voit, au contraire, toujours avec les marques de leur grandeur, et dans des palais convenables à leur dignité, Tous ces princes commencent ainsi leurs actes : « Lorsque ces jours passés, nous présents et avec l’assemblée de nos grands, nous siégions dans notre palais de, etc. 44 » ; et ces titres sont presque tous des donations faites par ces princes à diverses églises. Comment pouvaient-ils se montrer si magnifiques, s’ils étaient insensés, et d’ailleurs réduits à ne vivre et à ne subsister que du modique revenu d’une terre ? Comment Thierri III a-t-il pu fonder des monastères dans les diocèses de Rouen et de Therouanne ? Où a-t-il pris tant de terres, dont il a enrichi les moines d’Orbais, de Saint-Vaast d’Arras, et surtout l’église de Saint-Martin de la même ville, à laquelle il donna les biens qui lui appartenaient en Allemagne 45 ?

On nous dira peut-être que ces donations étaient faites par les maires du palais, et que suivant la formule du temps on mettait seulement le nom du prince en tête d’un acte, dans lequel on le faisait parler, quoique souvent il n’en eût pas eu connaissance.

Mais on vient de voir que ces princes avaient un grand nombre de maisons et de terres, outre ce Mamacas ; et Thierri III, dont nous avons parlé tout à l’heure, ayant réuni à son domaine la terre de Latiniaco, qui avait appartenu successivement à plusieurs maires du palais, la donna par le conseil de la reine sa femme et de Berthaire, maire du palais, à l’abbaye de Saint-Denys 46. Preuve de son autorité, puisque par le conseil de la reine, sa femme, il disposait des terres et des biens réunis au Domaine.

Tout ce que nous avons dit jusqu’ici ne regarde que ce qu’Éginhard a avancé en général d’odieux et d’offensant contre l’autorité des derniers Mérovingiens. Il faut répondre à présent à ce que le moine d’Angoulême a reproché de personnel à ces princes, au sujet de la démence dans laquelle il les fait tous tomber depuis Dagobert III, à commencer par Chilpéric II son frère 47 ; et pour en juger sans préoccupation, il n’y a qu’à rapporter les principales actions de son règne, qui ne dura que cinq à six ans.

Ce prince ne fut pas plutôt sur le trône, qu’il songea à attaquer Charles Martel, qui s’était emparé du royaume d’Austrasie sous le titre spécieux de prince ou de duc des Francs. Dans cette vue, il fit une ligue avec Ratbode, duc de Frise ; celui-ci s’avança aussitôt dans le pays qui reconnaissait Charles. L’Austrasien fut battu, et Chilpéric ayant joint Ratbode, et ne trouvant point d’ennemis en campagne en état de leur résister, ils ravagèrent tout le pays depuis la forêt des Ardennes jusqu’au Rhin, et s’avancèrent jusqu’à Cologne. Cette ville ne se racheta du pillage que par une grosse somme d’argent.

Charles eut sa revanche. Il avait rétabli son armée, il vint chercher à son tour Chilpéric, le surprit près de l’abbaye de Saint-Avelo, entre Limbourg et la Roche en Ardennes, et mit ses troupes en déroute. Cependant, ces avantages réciproques ne décidaient rien. Les deux armées, l’année suivante (717), se trouvèrent campées près de Cambrai. Charles, inférieur en troupes, demanda la paix, et on la lui refusa, à moins qu’il ne rendît l’Austrasie, qui appartenait aux princes sortis du sang de Clovis. On vit bien qu’il n’y avait que les armes qui pussent décider de si hautes prétentions : une bataille très opiniâtre eut lieu ; de part et d’autre beaucoup de sang fut répandu ; la victoire se déclara enfin pour Charles (19 mars). Ce prince habile en profita, et il poursuivit ses ennemis, qu’il obligea de mettre la Seine et la Loire derrière eux, pour éviter de tomber entre ses mains.

Chilpéric, abandonné de la fortune, ne s’abandonna pas lui-même ; il engagea les Saxons, pour faire diversion, à prendre les armes, et en même temps il eut recours à Eudes, duc de Gascogne et d’Aquitaine, prince puissant, et qui régnait avec une espèce d’indépendance, depuis les Pyrénées jusqu’à la Loire. Eudes se déclara en faveur de Chilpéric, et vint le joindre avec des troupes nombreuses : ils marchèrent ensemble vers l’Austrasie. Les deux armées se rencontrèrent entre Soissons et Reims ; Charles fut encore victorieux, il poursuivit ses ennemis jusqu’à la Loire, et Chilpéric se sauva avec ses trésors dans les États d’Eudes. Charles l’envoya demander à Eudes ; celui-ci, qui craignait d’attirer ce foudre de guerre dans son pays, le remit entre ses mains, et Chilpéric ne survécut que deux ans à sa disgrâce.

Ces ligues, ces guerres, ces combats et ces batailles peuvent-ils être attribués à un prince tombé en démence ? Chilpéric, le souverain légitime de ces royaumes d’Austrasie, de Neustrie et de Bourgogne, tâche de détruire l’autorité d’un sujet rebelle, quoique ce rebelle fût en même temps un grand seigneur et un grand capitaine ; et quoique Chilpéric eût été transporté tout à coup du cloître sur le trône, il ne laissa pas de se trouver aussitôt en personne à toutes les batailles qui se donnèrent contre Charles. Il fit des ligues puissantes contre lui, il se joignit aux Frisons, il suscita les Saxons, il s’allia avec les Gascons : on ne pouvait mieux conduire ses entreprises, mais la fortune lui manqua en toutes ces occasions.

Et que pourrait-on lui reprocher, s’il n’avait pas eu à combattre un aussi grand capitaine que Charles ? Cet insensé ne laissa pas de soutenir la guerre pendant plusieurs années : le moine d’Angoulême lui rend ce témoignage en propres termes 48. Chilpéric n’est traité d’insensé que parce qu’il fut malheureux ; il eût été un des plus grands princes de la monarchie, s’il avait ruiné le parti du maire du palais. Mais, c’était à peu près impossible dans la situation où étaient alors les affaires d’Austrasie, de Neustrie et de Bourgogne. Pour en juger sainement, il est utile de représenter ici en peu de mots quels étaient l’état et la forme du gouvernement français.

Tacite, dans son Traité des mœurs des Germains, nous apprend qu’ils avaient égard aux droits de la naissance dans le choix de leurs souverains, matis qu’ils ne considéraient que le mérite et la valeur, quand il s’agissait de mettre des généraux à leur tête 49.

Les premiers Francs, sortis de la Germanie, en usaient de la même manière ; ils prenaient toujours leurs rois dans la maison dominante, et la couronne était toujours héréditaire 50. Les maires, au contraire, étaient toujours électifs, et jamais, dans le principe, le fils ne succédait au père. Les Francs, disent nos anciens chroniqueurs, c’est-à-dire les nobles et les guerriers, étaient en droit de choisir leur général, que le prince seulement confirmait 51. Frédégaire 52 nous en fournit une preuve qui mérite d’être rapportée ici.

Les Francs, sous le règne de Sigebert Ier, avaient élu pour maire du palais un seigneur nommé Chrodin, également estimé pour sa valeur et pour sa probité. Ce seigneur, par un motif de conscience, s’excusa d’accepter cette dignité. Il représenta à l’assemblée, que se trouvant allié de la plupart des seigneurs francs, il lui faudrait, ou fermer les yeux sur leurs injustices, ou, s’il entreprenait de les punir, qu’on le ferait passer pour un homme dur et pour un mauvais parent. Cet aveu, qui marquait un fonds de probité extraordinaire, lui attira encore plus l’estime et la confiance de toute l’assemblée, et, comme on ne put le résoudre à se charger de cet emploi, on le pria du moins de nommer lui-même le maire du palais. Chrodin s’adressa à un seigneur franc, qui avait été son élève, appelé Gogon. Il, prit, dit Frédégaire, sa main et la fit passer sur son cou, pour montrer que lui et les Francs lui allaient être soumis.

Clotaire II eut l’habileté de persuader aux Bourguignons de se passer de maire du palais sous son règne ; mais, après la mort de Clovis II, son fils, ils voulurent rentrer dans leurs droits. La reine vint exprès en Bourgogne, avec le roi, Clotaire III, son fils aîné, et tout ce qu’elle put obtenir de cette nation, ce fut de faire tomber le choix sur Flavade, qui lui était attaché, et à qui elle fit épouser sa nièce Ransberge.

L’histoire ne nous a point conservé la mémoire de l’institution de cette grande charge, qui paraît aussi ancienne que l’origine même de la monarchie. Il est vrai qu’il n’en est point fait mention sous le règne du grand Clovis, ni de ses fils ; mais, quand Grégoire de Tours 53 et Frédégaire 54 en parlent sous le règne des petits-fils de ce prince, ils s’en expliquent comme d’une dignité déjà établie, et on voit ces ministres, sous le règne de Clotaire II, à la tête des armées. Le maire du palais était en même temps le ministre et le général-né de l’État ; les Francs, infiniment jaloux de leur liberté, les révéraient comme les tuteurs des lois, et ils les opposaient comme une barrière aux entreprises du souverain, s’il eût tenté de porter trop loin son autorité, et au préjudice de la liberté, de la nation.

Cet usage n’était point particulier aux Francs. Les peuples d’Aragon eurent, jusqu’au règne de Philippe II, leur Mayor, qu’ils appelaient el Justitia, le grand Juge. Ce souverain magistrat était considéré comme le modérateur de l’autorité des rois, et le protecteur des privilèges de la nation. Dans la cérémonie de l’inauguration des rois d’Aragon, on leur adressait ces paroles hardies : « Nous qui valons autant que vous, nous vous élisons pour roi à telles et telles conditions ; et entre vous et nous, un qui commande plus que vous. »

Les palatins de Hongrie avaient anciennement la même autorité dans ce royaume. Le palatin était le premier ministre et le général-né de l’État, avant que la maison d’Autriche eût aboli les privilèges de cette nation ; et, suivant les lois de l’empire, si quelques princes d’Allemagne avaient un procès contre l’empereur, ou qu’ils se plaignissent qu’il eût donné atteinte à leurs droits et à leurs privilèges, ils le faisaient assigner devant l’électeur palatin ou celui de Saxe, vicaires-nés de l’Empire, et l’empereur, quoique chef du corps germanique, était traduit à un de ces tribunaux, c’est-à-dire devant l’électeur palatin, pour le cercle de Souabe, et devant le duc de Saxe, pour les pays qui suivaient le droit saxon.

Pour modérer l’autorité des maires du palais, on avait sagement établi, en France, que cette éminente dignité ne pourrait jamais être héréditaire ; mais comme toutes les fortunes des particuliers étaient entre les mains des maires du palais, ils eurent l’adresse de la faire passer insensiblement à leurs enfants.

 

Grimoald, fils de Pepin le Vieux, dit de Landen, s’empara de la mairie de l’Austrasie comme d’un héritage, et il tenta ensuite de mettre la couronne de ce royaume sur la tête de son fils. Il succomba dans ce projet ambitieux, et fut traité comme un tyran : s’il eût réussi, nos historiens lui auraient donné toutes les louanges qu’ils ont prodiguées à Pepin, son arrière-neveu, qui détrôna Childeric, son maître. Le succès décide des titres, et fait du même homme un conquérant ou un usurpateur. Béga, sœur de Grimoald, épousa Ansegise, fils de saint Arnould, qui avait gouverné l’Austrasie au commencement du règne de Dagobert Ier. Voilà le fondement et l’origine de la grandeur à laquelle s’éleva la race carlovingienne. Ansegise fut père de Pepin le Gros, ou de Héristal, maire du palais en Neustrie, sous le règne de Clovis III, et qui gouverna sans roi toute l’Austrasie. Pepin laissa son autorité, son crédit et peut-être des projets ambitieux à Charles Martel, son fils, qui lui succéda dans la mairie. Ce prince, dans ce haut degré de puissance où sa rare valeur et son habileté le portèrent, sonda par des interrègnes affectés les dispositions des Francs, et s’ils seraient d’humeur à le placer sur le trône. Mais les ayant trouvés inviolablement attachés à la famille du grand Clovis, il n’osa enlever la couronne à ses maîtres ; il laissa ce grand dessein à Pepin le Bref, son fils. Celui-ci, ayant hérité de la dignité de maire et de l’ambition de son père, sut se prévaloir des conjonctures et détrôner un jeune prince âgé de dix-huit ou dix-neuf ans, et faire passer la couronne dans sa maison ; ce qui paraîtra moins surprenant, si on considère que la mairie était devenue héréditaire dans sa famille ; qu’il était le dépositaire de la souveraine puissance, le maître absolu des grâces, que les armées étaient sous ses ordres, et que la foule, les respects et la flatterie, en un mot ce qui s’appelle la cour, était toute de son côté, pendant qu’on ne voyait qu’une triste solitude dans le palais des rois, la plupart mineurs, et dont plusieurs moururent si jeunes et si promptement, que nous ne savons si l’on ne peut pas douter que leur mort ait été bien naturelle.

Les historiens de la seconde race, et attachés aux Carlovingiens, ont voulu faire passer les derniers Mérovingiens pour des insensés ; mais, nous défions qu’on puisse en trouver la moindre preuve dans toute l’histoire. Thierri III, Childebert III, qui succéda à Clovis III son frère, est appelé, dans le livre De Gestis Regum Francorum, « Un homme plein de gloire et juste 55. » Comment aurait-il mérité ces qualités d’un chroniqueur qui écrivait sous le règne de Thierri de Chelles, c’est-à-dire vingt-huit ans après, s’il ne s’était pas signalé et par sa valeur et par la sagesse de son gouvernement ?

Nous ne prétendons pas faire de tous ces princes des héros ; la plupart, morts jeunes, n’ont pu faire briller leurs bonnes qualités ; elles étaient même obscurcies par l’éclat des grandes actions de leurs maires, qui tous ont été d’illustres capitaines. Il y a cependant une remarque à faire au sujet de tant de guerres qu’ils ont soutenues contre les vassaux de la couronne, et dont nos chroniqueurs leur font honneur ; si l’on examine les motifs de ces guerres, on verra que c’était moins pour conserver la gloire de la monarchie, que pour se perpétuer dans le gouvernement.

Ratbode, duc de Frise, reconnaissait Chilpéric III pour son souverain ; il se joint à ce prince contre Charles Martel qui faisait la guerre à son maître, et nos historiens font honneur de ses victoires à Charles, qu’ils auraient traité de rebelle et d’usurpateur s’il avait été défait.

Il est vrai que le grand-père, le père et le petit-fils, c’est-à-dire Pepin d’Héristal, Charles Martel et Pepin le Bref, étaient de grands capitaines ; et nous conviendrons, si on veut, que les rois leurs maîtres, Chilpéric, Thierri et Childéric, n’étaient que des hommes médiocres ; mais où trouvera-t-on que ces princes aient donné aucune marque de démence ? Quelle preuve trouverons-nous qu’ils se soient fait traîner par mollesse dans un chariot attelé de bœufs, eux que nous voyons à la tête des armées ? Ces historiens partiaux les enferment tous dans une chaumière, pendant que tous les titres qui nous restent font mention de différents palais qu’ils habitaient 56. On veut qu’ils n’eussent pour tout bien que le simple revenu d’une terre, et nous trouvons dans ces mêmes titres des preuves d’un nombre infini de fondations qu’ils ont faites !

Mais aussi où trouve-t-on toutes ces fables ? – Dans Éginhard, passionné pour la mémoire de Charlemagne ; dans l’auteur fabuleux des Gestes des Rois des Francs, qui écrivaient sous Thierri de Chelles, et pendant que Charles Martel faisait trembler toute la France sous son autorité ; dans Erchambert 57, adulateur de Charles Martel, sous le gouvernement duquel il a écrit, et pendant son ministère ; dans le continuateur de Frédégaire 58, aux gages de Childebrand, frère de Charles Martel ; enfin dans le moine de Saint-Arnould, monastère fondé par les Pepin, et dont l’annaliste ne cache point sa passion contre les Mérovingiens.

Enfin, quoique Sigebert III, Thierri Ill et Chilpéric se soient trouvés en plusieurs batailles, on en fait des insensés, parce qu’ils n’ont pas été heureux. L’histoire ne dit rien de quelques-uns de leurs successeurs ; mais, outre que les grands évènements se rapportaient à leurs maires, « on peut dire que l’histoire a plutôt manqué à ces princes, qu’ils n’ont manqué eux-mêmes de fournir de matière à l’histoire. Mais quand même, soit par leur minorité ou par l’excès de puissance auquel étaient parvenus les maires, ils n’auraient pu se signaler dans les combats, en doit-on parler pour cela comme d’insensés ? Les princes ne peuvent-ils acquérir de la gloire qu’en répandant beaucoup de sang ? Mais c’est une des bizarreries de l’esprit humain, qui dans le fond connaît tous les avantages de la paix, et qui cependant ne trouve pas qu’un prince ait régné glorieusement si son règne n’a été rempli de guerres et d’évènements funestes et sanglants 59. »

 

 

 

 

Charles BARTHÉLEMY,

Erreurs et mensonges historiques,

Paris, Charles Blériot, Éditeur, 1881.

 

 

 

 

 

 

 



1 Les Alpes rhétiques ou rhétiennes s’étendent jusqu’aux confins du Tyrol, de la Carinthie et Salzbourg.

2 Voyez dans l’ancienne collection des Mémoires de l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres, un Mémoire de Foncemagne, sur l’Étendue du royaume de France dans la première race, et du même, un autre Mémoire historique sur le partage du royaume de France dans la première race. (Édit. in-4°, t. VIII. – Édit. in-12, t, XII, p. 206 à 242, et p. 169 à 182.)

3 C’est l’opinion de D. Mabillon et de Félibien, et c’est la plus probable. Voy. D. Rivet : Hist. litt. de la France.

4 Instiganto diabolo, dit le continuateur d’Aimoin. (DU CHESNE : Historiæ Francorum scriptores, t. III.)

5 « Ludovicus rex..., fortuna impellente, quondam in extremis vitæ suæ annis, ad supra dictorum martyrum Dionisii scilicet ac sociorum, corpora, quasi causa orationis venit, volensque eorum pignora secum habere, discooperire sepulchrum jussit ; corpus autem beati et excellentissimi martyris ac pontificis Dionisii intuens minus religiose licet cupide os brachii ejus fregit, et rapuit, confestimque stupefactus in amentiam decidit. Tantus ei terror et metus ! Ac tenebræ locum ipsum repleverunt, ut omnes qui aderant, timore maximo consternati, fuga praesidium peterent : post haec verb ut sensum recuperaret villas quasdam ad ipsum locuin tradidit, os quoque quod de sancte corpore tulerat auro ac gemmis miro opere vestivit, ibique reposuit ; sed sensum ex aliquantula parte recuperans, non autem integre recipiens, post duos annos vitam cum regno finivit. » (DU CHESNE, loc. cit. sup., t. I.)

6 Gesta Dagoberti.

7 Recueil des rois de France, etc.

8 Voyez le chanoine Montjoie : Description hist. des curiosités de l’Église de Paris, etc. p. 62.

9 Ex epistola quam miserunt episcopi provinciarum Rhemensis et Rothomagensis Ludovic regi Germaniæ. (DU CHESNE, t. I, p. 709.) Exstat inter Capitula Caroli Calvi, titulo XIII. (Voyez J. BOLLANDUS et G. HENSCHENIUS, ad 20 februar. Act. SS. et SURIUS, ad 20 februar.)

10 Voyez Baronius : Annales ecclesiast., t. III, ad ann. 741, et le P. Sirmond : Not. ad Capitul. Caroli Calvi. – Baluze : Capitul. Reg. Francorum, t. II.

11 Voyez le 1er vol. de nos Études hist., litt. et artist. sur le VIIe siècle en France. Vie de saint Éloi, évêque de Noyon (588-659), par saint Ouen, évêque de Rouen, traduite par Ch. Barthélemy, précédée d’une introduction et suivie d’un grand nombre de notes hist. sur le VIIe siècle, avec les lettres de NN. SS. les évêques de Paris, de Limoges, de Cambrai et de Beauvais. (Un vol. in-8°, chez Lecoffre.)

12 Et rex ac regina pacifice grateque consisterant. (Vita S. Eligii, lib. II, chap. XXXI.)

13 Epitome vitæ Roberti regis. (DU CHESNE, t. IV.)

14 Dans Du Chesne, t. II.

15 Vita Caroli Magni. (Ibid.)

16 Vitam et conversationem domini et nutritoris mei Caroli scribere animus tulit....

Nutrimentum videlicet in me impensum, et perpetua postquam in aula ejus conservari cœpi cum ipso ac liberis ejus amicitia, quam me ita sibi devinxit debitoremque tam vivo quam mortuo constituit, ut merito ingratus videri et judicari possem, si tot beneficiorum in me collatorum immemor, et clarissimi, illustrissimi hominis de me optime meriti gesta silentio præterirem. (Préface de la Vie de Charlemagne par ÉGINHARD.)

17 Assertion fausse, comme nous le prouverons dans un autre volume, dans un mémoire particulier.

18 L’annaliste de Metz appelle cette maison des champs, Mammacas (DU CHESNE, t. III.)

19 Gens Merovingorum, de qua Franci reges sibi creare soliti erant, usque in Childericum regem, qui jussu Stephani romani pontificis depositus ac detonsus atque in monasterium trusus est, durasse putatur, quæ licet in illo finita possit videri, tamen jamdudum nullius vigoris erat ; nec quidquam in se clarum præter inane regis vocabulum præferebat. Nam et opes et potentia regni penes palatii præfectos, qui MAJORES DOMUS dicebantur et ad quos somma imperii pertinebat, tenebantur : neque regi aliud relinquebatur quam ut regio tantum nomine contentus crine profuso, barba submissa, solio resideret ac speciem dominantis effingeret ; legatos undecumque venientes audiret, eisque abeuntibus responsa quæ erat edoctus vel etiam, jussus, ex sua velut potestate redderet. Cum præter inutile regis nomen et præcarium vitæ stipendium, quod ei præfectus aulæ, prout videbatur exhibebat, nihil aliud proprii possideret quam unam et tam per parvi redditus villam, inque domum ex qua famutos sibi necessaria ministrantes atque obsequium exhibentes paucæ numerositatis habebat. Quocumque eundum erat, carpento ibat, quod bobus junctis et bubulco rustico more agente trahebatur. Sic ad palatium, sic ad publicum populi sui conventum, qui annuatim ob populi utilitatem, celebrabatur, ire, sic domum redire solebat. (ÉGINHARD : Vita Caroli Magni, au commencement.)

20 Post Dagobertum (Dagobert III) regnavit Chilpericus insensatus frater ejus ; post Chilpericum regem insensatum regnavit solo nomine Theudericus insensatus consanguinens ejus ; post Theudericum, regnavit solo nomine Childericus insensatus frater ejus.

21 (Cedrenus : Compendium historiarum, etc., ad ann. septimum Leonis Isauri). Qui ea stirpe prognati erant cristati dicebantur, quod græce docitur trichorachati, quia instar porcorum ex spina dorsi enascentes pilos haberent. – Quod et Græcorum in annalibus legitur, cum hac ineptissima fabula Francorum reges appellatosque ideo trichorachatos. – (Le P. PETAU : Rationarium temporum, etc. 1re partie, livre VIII, chap. II.)

22 De ejus nativitate, atque infantia vel etiam pueritia, quia neque scriptis unquam aliquid declaratum est, nec quisquam modo super esse invenitur, qui horum se dicat habere notitiam, scribere ineptum judicans. – (ÉGINHARD : Vita Caroli Magni, au commencement.)

23 Le Lutrin, chant second, vers 123 à 133.

24 In basterna positana, indomitis bobus conjunctis, eam de ponto præcipitavit. (Lib. III, cap. XXVI.)

25 Itaque fratrem vestrum continuo ad vos opto dimittere, cui basternarios mox præbere dignemini. (Epistola XV.)

26 Hæc Adrevaldus, de quo non inepte judicabit qui ejusdem farinæ figmentum censuerit, et carpentum regum, et Caroli Martelli damnationem. (Act. SS., ad 20 februar.)

27 Mémoires de l’Acad. des Inscript. et Belles-Lettres. Edition in-12, t. V1, p. 530.

28 Écrivain du XVe siècle, depuis pape, sous le nom de Pie II. Voyez son Historia Friderici III, imperatoris, etc., l’édit. de J. G. Kulpis. Argentorati, 1685, in-fol. – On trouve aussi ce curieux ouvrage dans le t. II des Accessiones historicæ de Leibnitz. (Hanovre, 1700.)

29 A dextra bos macer nigri coloris adstat, ad sinistram pari macerie deformis equa.

30 Frequens et omnis rustica turma.

31 Agrestis ei vestis, agrestis pileus calceusque, et haculus ei manu gestans pastorem ostendit.

32 Quis est hic, inclamat, cujus tam superbum incessum video ?

33 Principem terræ advenire.

34 Salutem Patriæ quærens.

35 Quo me jure ab hac sede me dimovebit.

36 Voyez Wolfgang Lazius : De gentium migrationibus, lib. VI, p. 201. – (Ouvrage curieux du XVIe siècle.)

37 Vultibus undique rasis

Pro barba tenues petarantur pectine crisiæ.

38 Voyez quinte Bouteroue : Recherches curieuses des monnoies de France, depuis le commencement de la monarchie, etc., avec les figures des monnoies (Paris, 1666, in-fol.), et François le Blanc : Traité hist. des monnoies de France, depuis le commencement de la monarchie, etc., avec les figures (Paris, 1690, in-4°).

39 Datum quod fuit mensis Martius dies 12, annum 12, regni nostri Mamacas in Dei nomine feliciter. – De re diplomatica, p. 8481, ad annum 706.

40 His peractis (la promenade de nos rois en chariot) regem illum ad Mamacas villam publicam custodiendum cum honore et veneratione mittebat.

41 In eodem quoque pago Noviomensi de villa Mamacas quam dedit Odo rex sancto Cornelio, ad luminaria, etc. » (Ibid. ut sup., lib. VI, p., 561.)

42 Noverint universi, etc., quod cum querela inter Joannem D... et Abbatem, et Monacos Ecclesia Beati Medardi Sussionnensis, super quidam portione nemoris de Lesque diutius versaretur, tandem terminata est in hunc modum : prædicta Ecclesiam totam illam portionem nemoris quæ dicitur Elloy, et totam portionem que dicitur le Foiler, et omnes costas quæ sunt a via Delgres ad viam de Chaisnon usque ad cacumen montis et commutationem nemoris, que facta fuerat primitus pro nemore Fratrum Grandis-Montis, totumque reliquum nemus per medium filium Alneti nemoris de Choisi, usque ad nemus de Mommaques.

43 Lib. VI, p. 296.

44 Cum ante hos dies in nostra vel procerum nostrorum præsentia Compendio in Palatio nostro resideremus, etc.

45 Res proprietatis suæ.

46 Nos ipsam villam de Fisco nostro ad suggestionem præcelsæ Reginæ nostræ Chrodochild, et illustri viri Bertharii, Majoris domus nostræ ad monasterium sancti domni Dionysii contulimus.

47 Post Dagobertum regnavit Chilpericus insensatus frater ejus.

48 Chilpericus iste ineptus movit exercitum contra Carolum magnum.

49 Reges ex genere, duces ex virtute sumunt.

50 De hinc, extinctis Ducibus in Francis denuo creantur Reges in eddem stirpe qua prius fuerant. (FRÉDÉGAIRE, cap. V, apud DU CHESNE, t. I. Voyez surtout l’édit. de D. Ruinart, à la suite des œuvres de saint Grégoire de Tours. Paris, 1699, un vol. in-fol.)

51 Qui honor non aliis a populo, dari consueverat quam his qui et claritate generis et opum amplitudine cæteris eminebant. (ÉGINHARD : Vita Caroli Magni, au commencement.)

52 L. c. sup., chap. 58 et 59.

53 Lib. VI, cap. 91.

54 Idem ut sup.

55 Vir inclitus et justus. (Ap. DU CHESNE, t. I.)

56 In Palatio nostro.

57 Apud DU CHESNE, t. I.

58 Apud DU CHESNE, t. I, et l’édit. des Œuvres de saint Grégoire de Tours, par D. Ruinart.

59 Vertot : l. c. sup., p. 549.

 

 

 

 

 

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