Être simple

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile BAUMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce n’est point une chose qui s’enseigne, comme le jeu de l’oie. Dire aux écrivains : « Soyez simples », cela revient presque à leur dire : « Soyez en état de grâce. » Un prédicateur pourrait extraire de ce précepte le sujet d’un beau sermon. Ici, je scrute simplement l’intérieur d’un mot.

Dieu est simple par essence ; rien n’est en Lui qui ne soit Dieu. Il voit tout dans une nudité sans ombre. Il est simple en ses actes : vouloir et faire, pour Lui, sont identiques ; quand Il aime, Il se donne absolument ; quand Il réprouve, sa justice n’hésite jamais ; quand Il parle, son langage est la substance même du verbe communicable : Ego sum qui sum.

L’homme, jusqu’à la chute, était simple, autant que peut l’être une créature constituée de deux principes ; toutes ses puissances obéissaient à la lumière de sa raison, image de la Lumière incréée. En s’adorant lui-même, il perdit la simplicité de son origine, il se désaccorda, sa chair « convoita contre son esprit »; l’artifice et le mensonge enveloppèrent tous les éléments de son intelligence et de son vouloir comme les replis du serpent enserraient le tronc de l’arbre sacré. Redevenir tout à fait simple équivaudrait à rentrer dans le Paradis perdu.

La simplicité présuppose donc l’unité d’essence, ou l’harmonie de principes subordonnés à une fin lucide, la droiture de l’intuition, la concordance du mouvement intime et de l’acte ; dans le langage, c’est un rapport juste et immédiat entre l’idée et l’objet à rendre, entre le fond d’un sentiment et les mots où il s’enferme, entre la matière et la forme.

La simplicité ne se confond pourtant pas avec la justesse. L’écrivain simple trouve, sans se mettre en peine, les paroles qu’il faut, celles que tout autre semblerait pouvoir dire à sa place. La simplicité s’ignore, tandis que la justesse, souvent, se cherche et s’évertue. Le génie – seul après les Saints – rencontre la pure, l’ingénue simplicité.

Elle est très différente d’une certaine mollesse de pensée et de plume qui se dispense et dispense le lecteur du moindre effort de concentration. Aussi désavoue-t-elle ces proses laxatives, surtout d’un genre pieux, dont les bonnes dames sont satisfaites et disent : « Comme c’est simple ! Comme c’est coulant ! »

Elle n’abhorre pas moins la fausse simplicité, les afféteries qui veulent être naïves, les calculs de sobriété ou de raccourcis violents, tout ce que le snobisme imite, parce que c’est facile à imiter.

En général, les vues intellectuelles restent plus simples que les modes d’expression où le sentiment prévaut. Un long poème, un roman sentimental qui serait, d’un bout à l’autre, « une âme écrite », je ne sais si cette merveille a jamais pu s’accomplir. Dès que la faculté créatrice, au lieu de tendre droit à l’objet, subit les persuasions du Moi inférieur, dès qu’on veut plaire ou s’éblouir de sa force, toutes les fois qu’une arrière-pensée, une coquetterie, une timidité, une enflure vaniteuse, dévient le jet direct de l’émotion, l’œuvre est vouée au maniérisme, à l’artificiel, au confus, au faux sublime. Il est rare que les lettres d’amour soient simples ; les amants pensent trop à eux-mêmes avec le souci de se faire voir dans un beau jour et de charmer. Baudelaire accusait la littérature dévote, l’art dévot d’être inévitablement précieux. Leur commune faiblesse est bien plus l’insignifiance conventionnelle que la préciosité. Mais les deux défauts sortent d’une seule cause : en parlant à Dieu ou en représentant les choses saintes, on se voit soi-même, et non Lui ; dans cette complaisance, l’élan sincère s’alambique ; on pare de colifichets son oraison ; ou bien la piété imaginative se tourmente à charger de dorures un autel, à ciseler sur une colonne une profusion de symboles. On suit la mode ; et l’homélie mondaine, l’église aux formes composites ne logent pas un atome de simplicité vraie.

Car la simplicité n’est qu’un trait de la clarté céleste touchant les cimes de l’intelligence et du cœur. Mais, avant que Dieu pénètre, Il faut que les petites complications et les brouillards de l’amour-propre soient partis.

Quel motif, à cette heure, m’engage en ces réflexions ? Je viens de lire un livre dont un ami m’avait fait les plus grandes louanges, et je le ferme, déçu, presque irrité. L’auteur est un esprit subtil, méditatif, imbu d’une haute formation religieuse, trop exercé aux roueries de l’écriture littéraire. Il affrontait un sujet tout gonflé de pathétique divin ; or, loin de se livrer aux solennelles émotions que je cherchais dans son récit, il les transpose en périodes laborieusement compassées, copie les rythmes factices d’un tel, les images moralisantes d’un autre, les phrases sans verbe d’un troisième. J’aurais voulu, par lui, m’exalter, et il m’inflige un exercice de rhéteur.

Je sais bien que les modernes ont, pour n’être pas simples, toutes sortes de raisons : tant d’incertitudes subconscientes, de philosophies hétérogènes, d’esthétiques antagonistes se bousculent au fond de leur culture ! Chez plus d’un qui se croit vigoureux, les contours vacillants des idées ressemblent à la rondeur fuyante de la mer ; une surface tranquille couvre les grouillements de l’abîme. Quant aux blasés, aux survivants du dilettantisme, ils se divertissent dans leur incohérence ; tantôt ils qualifieraient de simple ce qui est informe, de naïf ce qui confine à la stupidité ; tantôt ils ont soif de l’imprévu, du baroque, du fin des fins.

Si la musique, mieux que nul autre art, accuse les signes mentaux d’une génération, quelle horreur du naturel en ces pochades sonores, ces jeux d’harmonies quintessenciés où le discours musical ne veut avoir ni commencement, ni milieu, ni conclusion logique, où des larves de thèmes vagissent et succombent dans des carillons d’accords désorbités ! Tout cela, demain, paraîtra vieillot, comme l’est depuis longtemps la poésie des imitateurs de Verlaine. L’avenir retiendra-t-il, de cet art transitoire, même quelques fantaisies exquises et mièvres ?

Les siècles, en effet, sont des voyageurs hâtifs n’emportant avec eux que le nécessaire. Les aliments qu’ils se transmettent sont des chants simples, des livres simples dont la forme s’est soumise aux règles générales de la structure esthétique et du langage raisonnable. La simplicité du génie français, en son plus bel éclat, a fait, pour une part évidente, l’universalité durable de ses œuvres.

Il est habituel d’associer la simplicité à la grandeur. Un homme qui peut construire de vastes ensembles ne s’attarde pas à finioler. Une fois acquise la plénitude de l’élaboration, il énonce les choses telles qu’il les sent, et, comme à son insu, prolonge, au delà de ce qu’il exprime, des perspectives immenses. J’ouvre la Genèse, je lis au seizième verset du premier chapitre :

« Dieu fit deux grands luminaires, un plus grand pour commander au jour, un moins grand pour commander à la nuit, et les étoiles. »

La façon négligente et sublime de cette fin : et les étoiles, me semble un exemplaire de simplicité dans la grandeur.

L’esprit de simplicité devait emplir, entre tous les livres, celui qui porte le sceau de la révélation primitive. Certaines parties des Écritures ne maintiennent pas, dans leur style, ce caractère au même degré : Ézéchiel est moins simple d’imagination que Moïse ou David, et les derniers prophètes trahissent le goût des subtilités symboliques, des artifices d’école, comme pour faire glorieusement valoir la nudité diaphane des Évangiles.

C’est un lieu commun, canonisé par Fénelon – ce modèle du faux simple –, de célébrer la simplicité des Grecs, selon lui, plus proches que nous « de la nature ». Homère lui donne raison dans ce qu’il a de plus archaïque. Mais, les chœurs des tragédies, les strophes de Pindare, les discours de Thucydide, quoi de plus compliqué ! Et l’alexandrinisme, après avoir infesté l’art grec, corrompit dans sa fleur la poésie latine, dont les plus hauts virtuoses, hors des inspirations qu’ils tinrent du pays et de ses robustes races, ne furent que des mosaïstes, des arrangeurs d’images empruntées.

Le Moyen Âge lui-même, nourri à l’école de la décadence latine, tourmenté d’allégories morales, n’atteignit que par instants, chez Dante, chez Villon, dans les arts d’église, et plus encore chez les saints mystiques, un beau simple où l’invisible se réfléchit naïvement et directement : rien peut-être, en ce sens, n’égale les quatrains du Dies irae.

Après le Moyen Âge, les rhétoriqueurs, puis la mode italienne des concetti, les extravagantes du romanesque espagnol, puis les précieuses, et, au XVIIIe siècle, les arlequinades des salons, les pastiches des tragédies pseudo-classiques, toutes les époques attestent, de la simplicité, qu’elle est difficile et rare.

Il y a pourtant une alternance salutaire entre les phases de préciosité complexe et les retours au grand art spontané : ainsi, à l’hôtel de Rambouillet succédèrent les puissants réalistes de l’apogée française ; d’eux nous reviennent en foule des traits de superbe simplicité :

 

                                                                                      Je vous aime

        Beaucoup moins que mon Dieu, beaucoup plus que moi-même

         « Madame fut douce envers la mort, comme elle l’était envers tout le monde. »

        Le Sénat fut séduit ; une loi moins sévère

        Mit Claude dans mon lit et Rome à mes genoux.

 

De même, après l’exsangue classicisme du premier Empire, surgissent un Lamartine, un Victor Hugo, et plus tard, après les divagations romantiques, le Flaubert de Mme Bovary ou d’Un cœur simple.

Ce rythme historique nous confirme dans une espérance, c’est de voir bientôt triompher la simplicité de l’art pour laquelle nous sommes quelques-uns à batailler depuis vingt-cinq ans. La période dont nous voulons sortir, celle qui eut comme initiateur un Mallarmé, fut terriblement factice. On pouvait croire que la guerre, jetant les hommes face à face avec l’essentiel de la vie, exterminerait d’un coup les formules de cénacles, les systèmes myopes qui prétendent, à leur guise, déformer le réel. Mais la plupart des hommes qui ont fait la guerre en reviennent avec le pli qu’ils y ont porté. L’impression des événements énormes ne modifiera qu’à distance l’âme de la prochaine élite.

Il faut attendre d’En Haut, beaucoup plus que des conjonctures humaines, le moment rénovateur. Tout au moins apercevons-nous quelques-unes des conditions qu’il exige : un dogmatisme solide, au lieu de velléités sentimentales ; une soumission patiente à l’objet ; l’habitude réacquise de considérer les êtres dans la présence radieuse du Verbe ou les ténèbres de la chute ; la force du recueillement contemplatif ; un don de soi total aux grandes choses, non aux mesquines ; le mépris des ruses et des poses littéraires ; la constance de ne jamais mentir en écrivant, de crier le cri de son cœur et les certitudes de sa raison.

Au reste, ne l’oublions pas, nous-mêmes qui aimons la simplicité : elle est comme la foi, un don plus aisé à perdre qu’à obtenir ; le Paradis de l’art simple n’ouvre qu’une porte étroite ; les humbles seuls et les purs ont promesse d’entrer.

 

 

 

Émile BAUMANN, Intermèdes,

Grasset, 1927.

 

 

 

 

 

 

 

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