Découvertes des Scandinaves en Amérique

du dixième au treizième siècle

 

FRAGMENTS DE SAGAS ISLANDAISES

TRADUITS POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

E. BEAUVOIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus de cinq siècles avant le mémorable voyage de Christophe Colomb, un Islandais, qui se rendait au Groenland, fut poussé par une tempête près des côtes de l’Amérique (986). Retourné parmi ses compatriotes, il ne manqua pas de parler des terres qu’il avait découvertes. Son récit eut du retentissement jusqu’en Allemagne, et plusieurs navigateurs scandinaves explorèrent le nouveau monde et y formèrent des établissements. Les tentatives de ce genre se répétèrent jusqu’au quatorzième siècle 1. Mais à partir de Marguerite Valdemar, les rois de l’Union scandinave s’étant réservé le monopole du commerce avec les colonies, prirent des mesures désastreuses pour rendre impossible toute espèce de contrebande. Il fut défendu sous les peines les plus sévères, à tout navigateur privé, d’aborder dans les possessions ultramaritimes, excepté dans le cas de danger imminent. Ces lois dictées par l’imbécillité ruinèrent la marine et les pays qui ne vivaient que par elle. Les Scandinaves, qui avaient été du neuvième au quatorzième siècle les plus grands navigateurs de l’Europe, perdirent successivement la prédominance dans la mer du Nord, l’océan Atlantique, et même la mer Blanche, l’océan Glacial et la mer Baltique, où ils furent supplantés par la Hanse. En se chargeant de pourvoir aux besoins de leurs sujets d’outre-mer, les monarques avaient entrepris plus qu’ils ne pouvaient exécuter : ils laissèrent dépérir des colonies florissantes, et finirent par oublier totalement qu’il y eût un Groenland et un Vinland (contrée de l’Amérique). La mémoire des lointaines expéditions des Islandais s’oblitéra si bien qu’on les a révoquées en doute. Mais enfin une génération moins indifférente à la gloire de ses ancêtres a revendiqué pour eux celle de la découverte d’une partie de l’autre hémisphère. Les savants se sont livrés avec ardeur à la recherche des documents écrits et des monuments archéologiques qui attestent le séjour des anciens Scandinaves dans plusieurs contrées de l’Amérique septentrionale. En 1707, l’Islandais Thormodus Torfæus porta ces faits à la connaissance du monde savant par la publication d’un mémoire intitulé : Historia Vinlandiæ antiquæ. Mais cet opuscule est extrêmement rare ; d’ailleurs la critique historique n’avait pas encore fait assez de progrès pour que l’estimable archéologue épuisât le sujet et ne laissât rien à glaner après lui. La société des Antiquaires du Nord a repris la question avec un zèle patriotique, et c’est un des plus grands services qu’elle a rendus à la science que d’avoir édité une collection de tous les documents originaux. Ce recueil est malheureusement trop peu répandu. Nos libraires n’en ont pas de dépôt ; et de toutes les bibliothèques publiques de France, la Bibliothèque Impériale est peut-être la seule qui possède, non pas la grande collection 2, mais l’abrégé. Dans de telles circonstances, il est permis de croire qu’une traduction française ne sera pas superflue. On a omis diverses pièces et divers passages qui ont trouvé place dans les Antiquitates americanæ, mais qui n’avaient aucun rapport avec notre sujet spécial : les voyages en Amérique des anciens Scandinaves. Quand il y a plusieurs relations d’un même voyage, on a choisi la plus intéressante et la plus digne de foi, et l’on s’est contenté d’analyser les autres.

 

 

EXTRAIT DE LA SAGA D’ÉRIC RAUDA.

 

Ce morceau est tiré du fameux Codex Flateyensis (Flateyiarbok), un des plus beaux monuments de calligraphie scandinave, qui fut écrit de 1387 à 1395 3. Peringskiold, et plus tard Schœning, l’insérèrent dans leur édition de l’histoire des rois de Norvège, de Snorre Sturleson. Mais rien ne justifiait cette interpolation ; car l’auteur du Heimskringla n’a dû mentionner que sommairement la découverte de l’Amérique, qui n’appartenait pas à son sujet.

 

 

Voyage de Biarne, fils d’Heriulf.

 

Heriulf Bardson était petit-fils de Heriulf, qui obtint de son parent Ingolf, premier colonisateur de l’Islande (874), la concession du pays compris entre Vog et Reykianess (Islande occidentale), et s’établit à Drepstokk. De sa femme Thorgerd il eut un fils nommé Biarne, qui était doué des plus heureuses dispositions. Dès sa jeunesse, Biarne se sentit du goût pour les voyages ; il visita les pays étrangers et il acquit honneur et richesses. Il passait tour à tour l’hiver en voyage ou chez son père, et au bout de peu de temps il devint propriétaire d’un navire marchand. Le dernier hiver que Biarne resta en Norvège, son père se défit de son domaine et se prépara à passer en Groenland avec Éric 4. Sur le navire d’Heriulf était un chrétien des îles Hébrides qui composa le poëme intitulé : Hafgerdingar-drapa (ode sur les tourbillons de mer), qui a pour refrain les vers suivants :

« Que le bon tentateur des moines dirige mon voyage ; que le seigneur des voûtes célestes me tende une main secourable. »

Heriulf habitait à Heriulfnes 5 et jouissait d’une grande considération. Erik Rauda, qui demeurait à Brattahlid, était le personnage le plus considérable du lieu, et était respecté de tous. Il avait trois fils, Leif, Thorvald et Thorstein, et une fille, Freydis, mariée à un certain Thorvard qui résidait à Gardar, où est actuellement le siège épiscopal de Groenland. Cette dernière était d’un caractère altier. Son mari, homme borné, ne l’avait obtenue qu’en considération de sa grande fortune. À cette époque tous les habitants du Groenland étaient encore païens.

Biarne arriva l’été vers la plage 6 d’où son père était parti le printemps de la même année. Il en fut tout désappointé, et ne voulut pas décharger son navire. Interrogé par les gens de son équipage sur le parti qu’il se proposait de prendre, il répondit qu’il voulait, comme l’habitude, passer l’hiver avec son père, et qu’il allait mettre à la voile pour le Groenland, s’ils voulaient le suivre. Tous y consentirent. « Bien des personnes, dit Biarne, trouveraient cette entreprise insensée, puisqu’aucun de nous ne connaît la mer du Groenland. » Cependant ils prirent le large dès qu’ils eurent achevé leurs préparatifs. Ils naviguèrent trois jours jusqu’à ce qu’ils perdissent la terre de vue 7. Le vent favorable ayant alors fait place à un vent du nord accompagné d’une brume obscure, ils furent plusieurs jours sans savoir où ils étaient poussés. Quand le ciel se fut éclairci et qu’ils purent discerner les constellations, ils déployèrent les voiles et au bout d’un jour de navigation, apercevant une côte, ils discutèrent entre eux quel pays ce pouvait être. Biarne dit qu’il ne croyait pas que ce fût le Groenland. Ses compagnons lui ayant demandé s’il voulait débarquer : « Mon avis, dit-il, est que nous nous approchions du rivage. » Ils s’y conformèrent, et virent que le pays était sans montagne, mais couvert de bois et traversé par quelques petites collines. Tournant vers la terre l’envergure de la voile, ils côtoyèrent cette contrée, qu’ils laissèrent du côté de bâbord. Ils naviguèrent ensuite un jour et une nuit avant de voir une autre côte, qui était plate et couverte d’immenses forêts. Biarne jugea donc que ce n’était pas le Groenland, où il avait entendu dire que s’élevaient de hautes montagnes de glace. Le vent favorable s’étant abattu, les matelots voulaient prendre terre ; mais Biarne s’y opposa. Ils objectèrent que le navire manquait d’eau et de bois. « Nous nous en passerons bien », dit Biarne. Ils lui firent quelques remontrances à ce sujet ; toutefois, ayant reçu l’ordre de manœuvrer les voiles, ils obéirent et tournèrent la proue du côté de la haute mer. Ils naviguèrent trois jours avec un vent de sud-ouest, et aperçurent une terre élevée et des rochers couverts de glace. Biarne ne jugea pas utile d’aborder à cette terre peu séduisante. On ne cargua donc pas les voiles, mais on continua à naviguer le long des côtes, et l’on vit que ce pays était une île. Ils s’en éloignèrent à la faveur d’un vent propice qui prit tellement de force, que Biarne fit carguer les voiles, de manière à ralentir la course trop rapide du navire. Au bout de trois jours, ils aperçurent une quatrième terre et demandèrent à Biarne si c’était le terme de leur voyage. « Ce pays, dit-il, répond à la description que l’on m’a faite du Groenland. Descendons-y. » Le soir ils débarquèrent sur un promontoire près duquel il y avait un bateau. Heriulf habitait sur ce promontoire, qui a plus tard été nommé d’après lui Heriolfnes. Biarne y resta tant que vécut son père, et même après la mort de ce dernier.

 

 

Découvertes de Leif, fils d’Erik.

 

Biarne, étant allé en Norvège (vers 994), visita Erik Jarl, de qui il fut bien accueilli. Il fit une relation des voyages où il avait vu des terres inconnues. On le trouva bien peu curieux de n’avoir pas mieux examiné ces pays, et on lui en fit des reproches. Toutefois il fut mis au nombre des courtisans du Jarl. L’été suivant il retourna au Groenland, où l’on parla beaucoup de ses découvertes. Leif 8, fils d’Erik Rauda de Brattahlid, l’alla trouver et lui acheta son vaisseau. S’étant attaché trente-cinq compagnons, il pria son père de se mettre à leur tête. Erik s’excusa sur son âge, qui ne lui permettait plus, comme autrefois, de s’exposer au froid et à l’eau ; mais il finit par céder aux instances de Leif, qui lui représenta qu’il avait plus de bonheur qu’aucun des membres de leur famille, et lorsque tout fut prêt, il se mit à cheval pour se rendre au vaisseau, qui était à peu de distance. Mais le cheval ayant trébuché, le cavalier tomba à terre et s’endommagea le pied. Il dit à cette occasion : « Il n’est pas dans mes destinées, je crois, de découvrir d’autre pays que celui-ci ; nous n’irons donc pas plus loin ensemble. » Il retourna donc à Brattahlid, tandis que son fils s’embarquait avec ses trente-cinq compagnons, au nombre desquels se trouvait un homme du sud 9 nommé Tyrker. Ayant mis à voile 10, ils retrouvèrent le pays que Biarne avait vu. Ils jetèrent l’ancre, mirent un bateau en mer, et firent une descente à terre. Entre la côte et les glaciers qui s’élevaient plus loin à l’intérieur, le sol était jonché de galets. Il n’y avait point de gazon, et le pays était dépourvu de toute espèce d’agréments. « Mais du moins, dit Leif, nous n’avons pas fait comme Biarne, qui a négligé de visiter cette terre. Je veux lui donner un nom. Je l’appelle Helluland 11 (Pays rocailleux). »

Ils regagnèrent leur vaisseau et se remirent en mer. Découvrant un autre pays, ils s’approchèrent de la côte et y descendirent après avoir jeté l’ancre. Cette contrée, dont le rivage s’abaissait en pente douce vers la mer, était plate, boisée et couverte de sable blanc. « Je lui donne, dit Leif, le nom de Markland 12 (pays de forêts), eu égard à la nature de ses productions. » Ils se hâtèrent de retourner à leur navire, et furent poussés plus loin par un vent de nord-est. Au bout d’un jour et d’une nuit, ils arrivèrent en vue d’une nouvelle terre. S’y étant dirigés, ils abordèrent à une île qui était au nord du continent. Cette île 13 jouissait d’une bonne température. Ayant remarqué de la rosée sur le gazon, ils en goûtèrent et la trouvèrent plus savoureuse que tout ce qu’ils connaissaient. S’étant rembarqués, ils naviguèrent sur un détroit 14 resserré entre l’île et un promontoire qui s’avançait au nord, et qu’ils tournèrent en se dirigeant vers l’ouest. L’eau était très-basse, et au temps de la marée descendante leur vaisseau resta à sec. Ils se virent à une grande distance de la mer ; mais ils étaient si pressés de visiter la terre, qu’ils n’eurent pas la patience d’attendre que la haute marée remît à flot leur embarcation ; ils se rendirent de suite au rivage, vers l’embouchure d’une rivière qui sortait d’un lac. À la haute marée, ils retournèrent en bateau vers leur navire, sur lequel ils remontèrent le fleuve et le lac. Ils y jetèrent l’ancre, et ayant débarqué leurs effets, ils élevèrent quelques huttes. Ils se décidèrent ensuite à faire des préparatifs pour y passer l’hiver et bâtirent une grande maison 15. Dans le fleuve et le lac, ils trouvaient en abondance des saumons, les plus grands qu’ils eussent jamais vus. Le climat était si favorable, qu’il n’aurait pas été nécessaire de nourrir le bétail à l’étable durant l’hiver. Il n’y gelait presque pas, et le gazon ne se flétrissait que très peu 16. L’inégalité des jours et des nuits y était moins grande qu’en Islande et en Groenland, puisque le soleil se levait à sept heures et demie et se couchait à quatre et demie dans les jours les plus courts 17. Lorsqu’ils eurent terminé leurs constructions, Leif divisa ses compagnons en deux bandes, dont l’une devait garder le campement, tandis que l’autre ferait des excursions dans le voisinage. Elles sortirent ainsi tour à tour durant quelque temps ; mais elles se réunissaient chaque soir, de manière à ne jamais se séparer. Leif lui-même faisait tantôt partie de ces expéditions, tantôt il restait au campement. Il était de haute stature, vigoureux, d’un aspect imposant, prudent et modéré en tout 18.

 

 

Leif passe l’hiver dans le Vinland et retourne ensuite en Groenland. Il assiste quelques naufragés.

 

Un soir il arriva qu’un des hommes de la troupe, Tyrker l’Allemand, ne rentra pas avec ses compagnons. Leif en fut très-affligé, car il avait été élevé avec beaucoup de soin par Tyrker, qui était depuis très-longtemps attaché à sa famille. Il réprimanda durement ceux qui revenaient sans lui, et se mit avec douze hommes à sa recherche ; mais à peu de distance de la maison, ils le retrouvèrent et l’accueillirent avec de grandes démonstrations de joie. Tyrker avait le front large, les yeux mobiles, les traits fins ; il était petit et faible de complexion, mais adroit dans toute sorte de métiers, Leif remarqua aussitôt que son père nourricier n’était pas dans son état normal ; il lui demanda d’où il venait et pourquoi il s’était séparé de la bande.

Tyrker parla quelque temps en allemand, de sorte que ses compagnons ne le comprirent pas. Il avait les yeux agités et la bouche contractée 19. À la fin il dit en langue norræna (scandinave) : « Quoique je ne me sois guère écarté de vous, je puis pourtant vous apprendre du nouveau, car j’ai trouvé des vignes et des grappes de raisin. – Parlez-vous sérieusement ? demanda Leif. – Oui certainement, car je suis né dans un pays où il ne manque pas de vignobles, et je sais ce que c’est que des raisins. » Ils laissèrent passer la nuit ; mais, le matin suivant, Leif dit à ses gens : « Nous avons maintenant deux choses à faire alternativement : un jour nous vendangerons, l’autre nous couperons des ceps et nous abattrons des arbres pour en charger le navire. » Ils firent ainsi. On rapporte que leur grande chaloupe était remplie de raisins, et le vaisseau, de bois,  20 Le froment y croissait sans culture, ainsi que le bois appelé masur 21. Ils emportèrent des échantillons de tous les produits. Quelques arbres y venaient assez gros pour qu’on en fît usage dans les constructions. Ils nommèrent ce pays Vinland (pays de vigne) 22. Au printemps, ils se rembarquèrent pour s’en retourner, et furent poussés par un vent favorable jusqu’à ce qu’ils fussent en vue du Groenland et de ses montagnes couvertes de glace. Mais alors Leif tourna le navire contre le vent. Un des hommes de l’équipage lui ayant demandé le sujet de cette manœuvre : « Je ne me laisse pas absorber par mes fonctions de pilote, je fais encore attention à d’autres circonstances. N’apercevez-vous rien ? » Ses compagnons dirent qu’ils ne voyaient rien d’extraordinaire. « Je ne sais, reprit Leif, si c’est un navire ou un rocher que je vois là-bas. » Ils regardèrent tous du côté qu’il indiquait et se prononcèrent pour la dernière alternative ; mais leur chef, qui avait la vue beaucoup plus perçante, distingua en outre des hommes sur le rocher. « C’est pourquoi, dit-il, je navigue contre le vent, afin d’arriver vers ces gens. Si ce sont des navigateurs en détresse, nous les assisterons ; s’ils ont de mauvaises intentions, nous ne les redoutons pas : c’est plutôt nous qui sommes à craindre. » Arrivés près du rocher, ils jetèrent l’ancre, carguèrent les voiles et mirent en mer un petit bateau. Tyrker demanda aux étrangers qui était leur chef. Celui-ci répondit qu’il s’appelait Thorer et qu’il était Norvégien. Leif lui apprit à son tour qu’il était fils d’Érik Rauda de Brattahlid, et offrit aux naufragés de les prendre sur son vaisseau avec une partie de leur cargaison. Ils acceptèrent cette proposition. Ensuite Leif repartit pour l’Eriksfiord (golfe d’Érik). Arrivé à Brattahlid, il logea dans sa maison Thorer, Gudrid sa femme, et trois autres personnes, et il trouva ailleurs un logement pour ses propres compagnons et pour ceux de Thorer. Il fut surnommé l’heureux, pour avoir sauvé ces quinze naufragés. Il acquit des biens et de la considération. Le même hiver Thorer et ses gens furent atteints d’une maladie dont ils moururent pour la plupart. La mort d’Érik Rauda eut lieu vers le même temps. On parla beaucoup du voyage de Leif en Vinland. Son frère Thorvald prétendant que le pays n’avait pas été suffisamment exploré, Leif lui dit : « Si tu veux, tu prendras mon navire pour faire une expédition en Vinland ; mais je veux d’abord faire transporter ici les bois que Thorer a laissés sur l’écueil. »

 

 

Voyage de Thorvald en Vinland.

 

Thorvald, s’étant adjoint trente compagnons, fit ses préparatifs de voyage, après avoir pris conseil de son frère Leif. On ne connaît pas les particularités de leur traversée. Arrivés à Leifsbudir 23, ils mirent leur navire à couvert, et y passèrent tranquillement l’hiver en se nourrissant de poissons. Mais au printemps de 1003, Thorvald fit mettre en ordre le navire, et ordonna à quelques-uns de ses compagnons d’entreprendre, pendant l’été, un voyage d’exploration le long de la côte occidentale. Le pays leur parut beau ; il était bordé de sable blanc et couvert de forêts qui s’arrêtaient à peu de distance de la mer. Il y avait beaucoup d’îles et de bas-fonds. Ils ne trouvèrent ni habitations humaines, ni tanières d’animaux. Dans une île, ils virent une grange en bois ; mais ce fut le seul ouvrage humain qu’ils rencontrèrent. Ils s’en retournèrent donc et arrivèrent en automne à Leifsbudir. L’été suivant (1004), Thorvald explora, sur le navire, les parties orientales et septentrionales des côtes. Surpris par une tempête en vue d’un cap, il fut jeté sur le rivage, et la quille du navire fut endommagée. S’étant arrêté longtemps sur le cap pour radouber le vaisseau, il proposa à ses compagnons d’y ériger la quille mise hors de service et de nommer le lieu Kialarnes (cap de la quille) 24, ce qui fut fait. Ensuite ils se dirigèrent vers la partie orientale du continent et entrèrent dans une baie à peu de distance de là 25, en passant devant un promontoire 26 couvert de bois. Thorvald fit jeter le pont d’abordage et débarqua avec ses compagnons. « Ce pays, dit-il, est plaisant ; je voudrais y établir ma demeure. » Retournés sur le navire, ils remarquèrent sur le rivage, en deçà du petit cap, trois objets qu’ils allèrent examiner. C’étaient trois barques recouvertes de peau, sous chacune desquelles étaient tapis trois hommes. S’étant divisés, ils les prirent tous, à l’exception d’un seul qui s’enfuit sur son canot. Après avoir tué les huit autres, ils allèrent ensuite vers le promontoire et découvrirent sur la côte intérieure de l’anse quelques élévations qu’ils prirent pour des maisons. Ils avaient une telle envie de dormir, qu’ils ne purent se tenir éveillés et se livrèrent au sommeil. Ils furent subitement réveillés par le bruit d’une voix qui disait : « Lève-toi, Thorvald, avec toute ta troupe, si tu tiens à la vie. Conduis tes gens sur le vaisseau, et éloigne-toi de la côte le plus vite possible. » Presque aussitôt qu’ils se furent rembarqués il vint du fond de l’anse une grande quantité de barques de peau montées par des gens qui les attaquèrent. Thorvald dit à sa troupe : « Disposons les claies sur les flancs du navire, et repoussons vigoureusement les assaillants ; mais servons-nous plutôt d’armes défensives que d’armes offensives. » C’est ce qu’ils firent. Les Skrælingar 27 lancèrent quelques traits et s’enfuirent, peu après, aussi vite qu’ils purent. Thorvald demanda aux siens s’ils avaient été blessés ; ils répondirent négativement. « Quant à moi, dit-il, j’ai été atteint sous le bras par une flèche qui a passé entre le bord du navire et les claies. Voici ce trait qui causera ma mort. Maintenant je vous conseille de vous préparer immédiatement à vous en retourner. Mais transportez-moi d’abord sur ce promontoire qui me paraissait d’un si agréable séjour. Mes paroles étaient prophétiques, quand je disais que j’y habiterais quelque temps. Après m’y avoir enterré, vous élèverez sur mon tombeau deux croix, l’une à ma tête, l’autre à mes pieds, et vous appellerez ce lieu Krossanes 28. » Le Groenland avait adopté le christianisme ; mais Erik Rauda était mort avant cet évènement. Après la mort de Thorvald, ses compagnons firent tout ce qu’il leur avait prescrit, et allèrent rejoindre à Leifsbudir le reste de la troupe. Ils se racontèrent réciproquement ce qu’ils savaient. Ils firent la vendange et coupèrent des ceps pour la charge du vaisseau, et passèrent encore l’hiver au Vinland. Mais au printemps ils repartirent pour le Groenland et retournèrent dans l’Eriksfiord, où ils racontèrent à Leif ces grandes nouvelles.

 

 

Thorstein Eriksson meurt dans le Vesterbygd contrée occidentale du Groenland.

 

Cependant Thorstein 29 avait épousé Gudrid Thorbiornsdatter, veuve de Thorer Œstmand celui qui avait été sauvé par Leif. Ayant résolu de faire un voyage en Vinland pour ramener le cadavre de son frère Thorvald, il gréa le navire de Leif, et prit avec lui vingt-cinq hommes et sa femme Gudrid. Il partit aussitôt qu’il eut fait ses préparatifs. Tout l’été il erra sur mer, ne sachant où il allait. La première semaine de l’hiver était déjà passée lorsqu’il débarqua dans le Lysufiord, dans la partie occidentale du Groenland 30. Thorstein chercha des logements pour ses compagnons, mais il n’en trouva point pour lui et sa femme ; il resta donc quelques nuits sur son navire. Le christianisme n’avait été introduit que depuis peu en Groenland. Un jour, quelques personnes vinrent de bon matin sur le vaisseau des étrangers. Leur chef demanda : « Qui est dans la tente ? – Nous sommes deux, répondit Thorstein ; mais qui m’adresse cette question ? – Je m’appelle Thorstein Svart (le noir), et je viens t’inviter, avec ta femme, à prendre logement chez moi. » Après avoir consulté Gudrid, qui le pria de faire ce que bon lui semblerait, Thorstein Eriksson accepta l’offre de l’étranger. « Je reviendrai vous chercher demain matin avec des chevaux, dit Thorstein Svart. Il ne me manque rien pour vous bien loger ; cependant ma maison n’est pas un séjour bien agréable ; car nous vivons seuls, moi et ma femme, parce que je suis d’un caractère assez difficile. Je suis aussi d’une autre religion que vous ; mais je regarde la vôtre comme préférable. »

Thorstein et Gudrid partirent le lendemain matin sur les chevaux de Thorstein Svart, qui se montra fort hospitalier. Gudrid était belle, prudente, et savait parfaitement s’accommoder aux usages des étrangers. Au commencement de l’hiver les gens de Thorstein Eriksson furent atteints d’une maladie qui emporta plusieurs d’entre eux. Leur chef leur fit faire des cercueils et conserva les cadavres sur le navire, afin de les transporter en été dans l’Eriksfiord.

L’épidémie ne tarda pas à faire des ravages dans la maison de Thorstein Svart. Sa femme Grimhild fut la première victime. Elle était extrêmement grande, et forte comme un homme ; pourtant elle ne put résister au mal. Bientôt après Thorstein Eriksson lui-même tomba malade. Grimhild étant morte, son mari alla chercher une planche pour en faire un cercueil. « Ne t’éloigne pas trop, mon cher Thorstein, lui dit Gudrid. » Il promit de se conformer à ce désir. Thorstein Eriksson dit alors à sa femme : « Notre hôtesse se démène étrangement ; elle se soulève sur ses coudes et passe les jambes par-dessus le bois de lit pour chercher ses chaussures. » L’hôte rentra alors ; Grimhild se laissa retomber sur son lit, et tous les poteaux de la maison craquèrent. Avant fait un cercueil, il y déposa le cadavre, et l’emporta pour l’inhumer ; mais, quoiqu’il fût grand et fort, il eut besoin de toutes ses forces pour transporter la bière hors de la maison.

La maladie de Thorstein Eriksson s’étant aggravée, il succomba, et sa femme en fut extrêmement affligée. Elle alla s’asseoir sur un siège en face du banc sur lequel son mari était étendu. Thorstein Svart la prit sur ses genoux et s’assit avec elle sur un autre banc vis-à-vis du corps du défunt ; il la consola de son mieux, l’exhorta à prendre courage et lui promit de la suivre dans l’Eriksfiord avec le cadavre de son mari et de leurs compagnons. « Je prendrai en outre plusieurs domestiques pour te consoler et te désennuyer », dit-il. Elle le remercia.

Thorstein Eriksson se leva alors sur le banc où il était couché et demanda : « Où est Gudrid ? » Il répéta trois fois cette question. Mais sa femme restait muette. Ensuite elle demanda à son hôte si elle devait répondre. Il lui conseilla de garder le silence, et alla lui-même s’asseoir sur le banc avec Gudrid sur ses genoux, et il demanda : « Que désires-tu, mon homonyme ? » Au bout d’un instant Thorstein Eriksson répondit : « Je veux prédire à Gudrid sa destinée, afin qu’elle supporte mieux la douleur de m’avoir perdu. Pour moi je suis arrivé au séjour du repos. J’ai à te dire, Gudrid, que tu épouseras un Islandais ; que vous vivrez longtemps ensemble, et que vous laisserez une postérité nombreuse, puissante, brillante, illustre et de bonne renommée. Vous irez du Groenland en Norvège ; ensuite vous vous établirez en Islande. Tu survivras à ton mari, et tu feras un pèlerinage à Rome, d’où tu retourneras en Islande. Une église sera bâtie dans ton domaine ; tu t’y consacreras à la vie monastique, et c’est là que tu mourras. » Il se laissa retomber sur son banc. Son cadavre fut enseveli et transporté dans le vaisseau.

Thorstein Svart tint ce qu’il avait promis à Gudrid. Ayant vendu au printemps sa maison et son bétail, il s’embarqua avec tout ce qu’il avait sur le vaisseau de Gudrid. Ils se rendirent dans l’Eriksfiord, où les cadavres furent inhumés près de l’église. Gudrid alla à Brattahlid ; mais Thorstein Svart resta dans l’Eriksfiord jusqu’à sa mort, jouissant de la réputation d’homme capable.

 

 

Voyage de Thorfinn.

 

Le même été 1006 vint de Norvège en Groenland un navire commandé par Thorfinn Karlsefne, fils de Thord Hesthœfde, qui était fils de Snorre Thorderson de Hœfde. Thorfinn était très-riche. Il passa l’hiver chez Leif Eriksson et s’éprit de Gudrid, dont il demanda la main. Elle le renvoya à Leif son beau-frère, qui agréa les vœux de Thorfinn. Leur mariage fut célébré le même hiver.

On continuait à parler des expéditions en Vinland. Sur la sollicitation de sa femme et de plusieurs autres personnes, Thorfinn résolut d’y faire un voyage. Son équipage se composait de soixante hommes et de cinq femmes, avec qui il convint de partager également les bénéfices de l’entreprise. Ils emmenèrent avec eux toute sorte d’animaux domestiques, car ils se proposaient de coloniser des pays, s’il était possible. Leif, à qui Karlsefne avait demandé ses maisons de Leifsbudir en Vinland, répondit qu’il ne voulait pas lui en céder la propriété, mais qu’il les lui prêtait volontiers. S’étant mis en mer 1007, ils arrivèrent sans avarie à Leifsbudir, où ils débarquèrent leurs provisions. Ils eurent bientôt occasion de faire une bonne pêche ; car un cétacé gros et gras vint échouer sur la côte. Ils le tirèrent sur le rivage et, l’ayant dépecé, ils ne manquèrent pas d’aliments.

Ils laissèrent paître leur bétail en liberté ; mais les mâles ne tardèrent pas à devenir sauvages et à s’éloigner des habitations. Ils avaient amené un taureau. Karselfne, ayant fait abattre des arbres pour la charge du vaisseau, les fit dégrossir et les mit sécher sur un rocher. Ils tirèrent parti des biens de la terre, des raisins, du gibier et du poisson, et d’autres produits excellents du pays. L’hiver ils virent des Skrælingar, qui sortirent en grand nombre de la forêt. Le bétail était à peu de distance, et le taureau s’étant mis à beugler, les sauvages en furent effrayés et s’enfuirent, avec leurs paquets de petit-gris, de zibeline et d’autres fourrures, du côté des maisons de Leif, où ils voulurent pénétrer. Mais Karlsefne fit fermer les portes. Aucun des deux partis n’entendait la langue de l’autre. Les Skrælingar étalèrent leurs marchandises et les offrirent en échange contre des armes. Mais Karlsefne défendit à ses gens de vendre des armes, et imagina l’expédient de faire présenter du laitage aux naturels. Aussitôt qu’ils en eurent goûté, les sauvages ne voulurent acheter rien autre chose. Ils consommaient ce qu’ils obtenaient en échange de leurs fourrures, qui restèrent à Karlsefne et ses compagnons. Lorsqu’ils eurent tout vendu, ils s’en allèrent. Karlsefne fit alors entourer les habitations d’une forte palissade et les mit en état de défense. Vers ce temps il eut de sa femme Gudrid un fils qui reçut le nom de Snorre.

Au commencement de l’hiver suivant 1008, les Skrælingar revinrent en beaucoup plus grand nombre que la première fois. Ils avaient encore les mêmes espèces de marchandises. Les compagnons de Thorfinn reçurent l’ordre de ne vendre que du lait comme l’année précédente. Les sauvages jetèrent leurs denrées par-dessus les palissades. Gudrid, étant assise dans l’intérieur de la maison à côté du berceau de son fils Snorre, vit passer une ombre devant la porte, et aussitôt il entra une femme de courte stature, vêtue d’une jupe noire, la tête ceinte d’un bandeau, et qui avait les cheveux roux, le visage pâle, et les yeux extraordinairement grands. Elle s’’approcha de Gudrid et lui demanda : « Comment te nommes-tu ? – Gudrid, dit la femme de Thorfinn. Et toi, quel est ton nom ? – Je m’appelle aussi Gudrid », répondit l’étrangère. La maîtresse de la maison lui tendit la main pour la faire asseoir à ses côtés ; mais au même instant elle entendit un grand bruit. L’étrangère avait disparu et un des Skrælingar avait été tué par un Groenlandais, à qui il voulait enlever ses armes. Les sauvages s’enfuirent en toute hâte, laissant derrière eux leurs vêtements et leurs marchandises. Gudrid était la seule qui eût vu la femme étrangère. « Il faut prendre des mesures, dit Karlsefne, car je pense que les naturels nous visiteront une troisième fois avec des intentions hostiles et en nombre. Je vais envoyer dix hommes sur ce promontoire, tandis que le reste de la troupe ira dans la forêt couper des branches d’arbres pour nourrir nos bêtes à cornes, quand l’ennemi sera sorti de la forêt. Nous prendrons alors le taureau et nous le pousserons devant nous. » On suivit ce conseil. Le lieu où ils devaient rencontrer l’ennemi était limité d’un côté par un lac, de l’autre par la forêt. Les Skrælingar, étant venus dans l’endroit que Karlsefne avait choisi, lui livrèrent une bataille où périrent un grand nombre d’entre eux. Il y avait parmi les naturels un homme grand et remarquable, que Karlsefne prit pour leur chef. Un des sauvages, ayant ramassé une hache, la considéra quelque temps ; puis il en frappa un de ses compagnons qui tomba roide mort. Le chef prit l’arme, la regarda un instant et la lança dans le lac, aussi loin qu’il put. La fuite des sauvages mit fin à la lutte. Karlsefne resta encore tout l’hiver en Vinland ; mais, le printemps suivant 1009, il notifia qu’il voulait retourner en Groenland. On se prépara au voyage, et l’on emporta beaucoup de denrées utiles, des ceps, des raisins, des peaux. S’étant embarqués, ils arrivèrent heureusement dans l’Eriksfiord, où ils passèrent l’hiver 31.

 

Lorsque Freydis, fille d’Erik, rentra dans l’Eriksfiord, en 1013, Thorfinn Karlsefne était prêt à en partir et n’attendait plus qu’un vent favorable pour mettre à voile. On dit généralement que jamais vaisseau n’était sorti d’un port du Groenland avec une plus riche cargaison. Karlsefne eut un heureux voyage, et arriva sans accident en Norvège, où il passa l’hiver et vendit ses marchandises. Il jouit avec sa femme de la considération des plus hauts personnages de ce pays. Le printemps suivant, il se préparait à passer en Islande, lorsqu’un méridional, natif de Brême, dans le pays des Saxons, vint le trouver et offrit d’acheter un manche à balai. Karlsefne n’était pas disposé à le vendre ; mais l’Allemand lui en ayant offert un demi-mark d’or, il trouva cette proposition avantageuse et conclut le marché, ignorant que cette pièce de bois était du masur venu de Vinland. S’étant mis en mer, il alla débarquer au nord de l’Islande, dans le Skagefiord, où il dressa son vaisseau sur la quille pour l’hiver. Au printemps il acheta le domaine de Glaumbæiarland en danois, Glœmbœland, où il s’établit, et y passa le reste de sa vie, considéré comme un des personnages les plus notables du pays. De lui et de sa femme Gudrid est issue une postérité nombreuse et illustre. À la mort de son mari, Gudrid administra le domaine conjointement avec son fils Snorre, qui était né en Vinland. Lorsque ce dernier se maria, elle partit pour un voyage et visita Rome. Retournée auprès de son fils, qui avait fait construire une église à Glœmbæ, elle se fit nonne et vécut dans la retraite jusqu’à sa mort. De Thorgeir, fils de Snorre, naquit Ingveld, mère de l’évêque Brand ; et de Hallfrid, fille de Snorre, naquit Runolf, père de l’évêque Thorlak. Biœrn, autre fils de Karlsefne et de Gudrid, fut père de Thorun, mère de l’évêque Biœrn. Karlsefne est celui qui a raconté avec le plus d’exactitude tous les évènements des voyages dont on vient de donner une relation.

 

 

EXTRAIT DE LA SAGA DE THORFINN KARISEFNE ET DE SNORRE THORBRANDSSON 32.

(Chapitres VI-XV.)

Chap. VI. – Généalogie de Thorfinn.

 

Thord, qui habitait à Hœfde, sur le Hœfdastrœnd 33, était marié avec Fridgerd, fille de Thorer Hima et de Fridgerd, fille de Kiarval, roi d’Irlande. Thord était fils de Biœrn Byrdusmiœr, fils de Thorvald Hrygg, fils d’Asleik, fils de Bjœrn Jarnside, fils de Ragnar Lodbrok. Snorre, fils de Thord et de Fridgerd, eut de sa femme Thorild Riupa, fille de Thord Geller, un fils nommé Thord Hestœfde. De ce dernier et de Thorun naquit Thorfinn 34 qui fit divers voyages pour le commerce et qui passait pour un excellent navigateur. Un été, ayant mis son navire en état, il partit pour le Groenland avec Snorre Thorbrandsson. Ils étaient quarante sur le navire. Deux autres personnages, Biarne Grimolfsson du Breidsfiord, et Thorhall Gamlason de l’Œstfiord, s’embarquèrent en même temps avec un équipage de quarante hommes. On ne dit pas combien de temps ils furent en mer ; mais on sait que les navigateurs arrivèrent dans l’Eriksfiord en automne. Erik et plusieurs des colons se rendirent à cheval au lieu de débarquement pour trafiquer avec les nouveaux venus. Les armateurs autorisèrent Erik à prendre toutes les marchandises qu’il désirerait. De son côté Erik se montra hospitalier et invita les équipages des deux vaisseaux à passer l’hiver chez lui. Les voyageurs acceptèrent cette offre avec reconnaissance. Ils transportèrent leurs marchandises à Brattahlid, où il y avait de grands magasins, et où il ne manquait presque rien de ce qui était nécessaire. Ils furent donc très-satisfaits de leur hôte. Aux approches de Noël, Erik devint taciturne et ne parut plus si gai que d’habitude. « As-tu quelque chagrin ? lui demanda Thorfinn Karlsefne. Je crois remarquer que tu as perdu de ta gaieté habituelle. Tu nous as traité avec la plus grande libéralité, et il est de notre devoir de te rendre, en retour, tous les services que nous pourrons. Dis-moi donc ce qui t’afflige. – Vous vous prêtez amicalement aux circonstances ; je ne crains pas que vos bons offices nous fassent faute ; mais j’appréhende qu’on dise que vous n’avez jamais passé de plus mauvaises fêtes de Noël qu’à Brattahlid, chez Erik Rauda. – Il n’en sera pas ainsi, mon hôte, répondit Thorfinn : nous avons sur notre navire du malt et du grain. Prenez tout ce qu’il vous faut, et préparez un festin aussi magnifique que vous le jugerez convenable. » Erik, profitant de cette faculté, organisa une fête si splendide, qu’on n’avait jamais vu tant de luxe dans ce pays pauvre. Après les fêtes, Karlsefne demanda à son hôte la main de Gudrid sa belle-fille, cette affaire paraissant être de la compétence d’Erik, qui répondit favorablement. « Qu’elle suive sa destinée, dit-il ; j’ai entendu dire du bien de vous. » Finalement Thorfinn fut fiancé à Gudrid, et leur noce fut célébrée le même hiver à Brattahlid.

 

 

Chap. VIII. – Voyage en Vinland.

 

 35 On parla beaucoup de ce mariage à Brattahlid, et on s’amusa l’hiver à jouer au trictrac et à raconter des histoires ; en un mot on s’efforça de passer agréablement le temps. On s’entretint des expéditions en Vinland, que l’on regardait comme fort lucratives, à cause de la fertilité du pays. Karlsefne et Snorre préparèrent leur navire, afin de partir au printemps pour ces nouvelles contrées. Biarne et Thorhall se joignirent à eux avec leur navire. Thorvard, qui était marié avec Freydis, fille naturelle d’Erik Rauda, fit aussi partie de l’expédition, ainsi que Thorvald, fils d’Erik, et que Thorall surnommé le Chasseur. Ce dernier était depuis longtemps au service d’Erik. Il l’accompagnait à la chasse durant l’été ; pendant l’hiver il remplissait les fonctions d’intendant de la maison. Il était grand et fort, noir, laid comme un géant, taciturne, et ne parlant que pour dire des méchancetés ; astucieux, médisant, il n’aimait que le mal, et donnait toujours de mauvais conseils à Erik, qui l’admettait dans son intimité, quoiqu’il fût peu aimé. C’était un mauvais chrétien. Connaissant parfaitement les déserts, il monta avec Thorvard et Thorvald sur le vaisseau que Thorbiœrn avait amené en Groenland. L’expédition se composait de cent soixante hommes Groenlandais pour la plupart. Ils se rendirent d’abord dans le Vesterbygd 36, et de là dans l’île de Biarney 37. Après avoir navigué un jour et une nuit poussés par un vent du nord dans la direction du sud, ils aperçurent une contrée, et s’y rendirent en bateau pour l’explorer. Ils y trouvèrent de larges pierres plates, dont quelques-unes avaient douze aunes de large, et virent un grand nombre de renards. Ils nommèrent ce pays Helluland. De là ils naviguèrent un jour et une nuit vers le sud-est, et arrivèrent en vue d’une contrée couverte de forêts et nourrissant beaucoup d’animaux. Au sud-est du continent était située une île où ils tuèrent un ours ; ils nommèrent le pays Markland 38, et l’île, Biarney 39. Puis ils suivirent longtemps pendant un jour et une nuit la côte en se dirigeant vers le sud, et arrivèrent près d’un promontoire. La terre était à gauche du vaisseau ; le rivage était sablonneux et s’abaissait en pente douce vers la mer. Ils y firent une descente et trouvèrent une quille de vaisseau sur le promontoire, qu’ils nommèrent Kialarnes (cap de la Quille). Le rivage reçut le nom Furdustrandir, parce qu’il était extrêmement long 40. Plus loin le pays était coupé de baies, dans l’une desquelles les navigateurs jetèrent l’ancre. Le roi Olaf Tryggveson avait donné à Leif deux Écossais, un homme appelé Haki et une femme nommée Hekia, qui couraient plus rapidement que des bêtes fauves. Leif et Erik les avaient donnés à Karlsefne pour le voyage. Lorsque l’on eut dépassé les Furdustrandir, on déposa les coureurs à terre, en leur ordonnant d’explorer le pays au sud et de revenir dans l’espace de trente-six heures. Le vêtement de ces gens, appelé kiafal, se composait d’une tunique avec un capuchon ouvert par les côtés, sans manches, et serrée entre les jambes au moyen d’un bouton et d’un lacet ; le reste de leur corps n’était pas couvert. Ils furent absents tout le temps qu’on leur avait accordé ; mais à leur retour ils rapportèrent, l’un une grappe de raisin, l’autre un épi de blé, qui avaient crû naturellement. Lorsqu’ils furent remontés sur le navire, on alla plus loin, et on entra dans un golfe en dehors duquel était une île que l’on appela Straumey île des Courants, à cause des forts courants qui régnaient à l’entour 41. Il y avait sur cette île un si grand nombre d’œufs d’eiders, qu’on trouvait à peine la place pour poser le pied. Ils pénétrèrent plus avant dans le golfe, qu’ils appelèrent Straumfiord 42, et sur le rivage duquel ils déchargèrent leur navire, dans le dessein de s’établir en ce lieu. Ils avaient avec eux toutes sortes de bestiaux, et ils tirèrent parti de la fertilité de la contrée qui était très-belle. Les voyageurs ne s’occupèrent qu’à explorer le pays. Ils y passèrent l’hiver qui fut rude. Comme ils n’avaient pas eu soin de faire des provisions et que la pêche commença à donner moins en été, on eut beaucoup de peines à se procurer des vivres. On se rendit dans l’île, dans l’espoir d’y faire quelque capture. Les objets nécessaires à la vie y étaient assez rares, mais le bétail s’y trouvait bien. On fit des prières pour que Dieu envoyât des moyens de subsistance ; mais ce vœu ne fut pas exaucé aussitôt qu’on l’aurait voulu. Thorhall le Chasseur disparut alors ; on passa trois jours à le chercher. Le quatrième, Karlsefne et Biarne le trouvèrent sur la cime d’un rocher où il était couché la face en l’air, écartant les yeux, la Bouche et les narines, et marmottant quelques paroles 43. Interrogé sur les motifs de son absence, il répondit que cela ne regardait pas ses compagnons ; il les pria de ne pas en être surpris, et ajouta que tout le temps il avait vécu de telle façon, qu’il était inutile de s’inquiéter de lui. On l’engagea à retourner au campement, et il y consentit. Bientôt après échoua sur le rivage un cétacé que l’on se mit à dépecer. Personne pas même Karlsefne, qui se connaissait bien en cétacés ne sut de quelle espèce était celui-ci. Après l’avoir fait cuire, on en mangea, mais tout chacun en fut malade. Thorhall dit alors : « N’est-il pas vrai que le dieu à la barbe rouge (Thor) a été plus secourable que votre Christ ? Voilà ce que m’a envoyé Thor, mon dieu tutélaire 44, pour le culte que je lui ai rendu. Il m’a rarement laissé dans la détresse. » Lorsque ses compagnons le surent, ils ne voulurent plus manger du cétacé ; mais ils le rejetèrent dans la mer et se recommandèrent à Dieu. Le temps devint meilleur ; on put se mettre en mer pour pêcher, et l’on ne manqua plus de vivres ; car on pouvait chasser sur le continent, recueillir des œufs dans l’île et pêcher dans le golfe.

 

 

Chap. VIII. — De Karlsefne et de Thorhall 45.

 

Ils parlèrent alors d’une exploration et s’y préparèrent.

Thorhall le Chasseur voulait se rendre au nord en doublant les Furdustrandir et le Kialarnes pour chercher le Vinland. Mais Karlsefne était d’avis de naviguer au sud en suivant les côtes pensant que plus on irait au midi, plus les découvertes seraient étendues ; il lui parut bon de visiter la partie méridionale et la partie septentrionale du pays. Thorhall fit ses préparatifs près de l’île ; il n’y eut que huit neuf hommes qui se joignirent à lui. Le reste de la troupe suivit Karlsefne. Un jour que Thorhall portait de l’eau sur son navire, il but et chanta ce couplet :

« On me promettait, quand je vins ici, que j’y trouverais la meilleure boisson. Mais il faut que j’accuse ce pays à la face de tous. Un guerrier comme moi est forcé de porter un seau ; je dois me courber vers la fontaine, et le vin n’a pas touché mes lèvres. »

Lorsque tout fut prêt, il hissa les voiles et chanta cet autre couplet.

« Retournons dans notre patrie ; que notre vaisseau rapide glisse sur la vaste surface de la mer ; tandis que les guerriers infatigables qui louent ce pays resteront sur les Furdustrandir, pour y manger de la baleine. »

Ensuite ils doublèrent les Furdustrandir et le Kialarnes. Ils voulaient louvoyer vers l’ouest, lorsqu’un fort vent d’ouest les jeta en Irlande. Ils furent battus et faits esclaves. Thorhall y perdit la vie, comme des marchands l’ont raconté.

 

 

E. BEAUVOIS,        

membre de la Société Américaine.

 

Paru dans la Revue orientale et américaine en 1859.

 

 

 

 

 



1 Le dernier voyage dont il soit fait mention dans les sagas eut lieu en 1347.

2  Antiquitates americanæ, sive Scriptores septentrionales rerum antecolombianarum in America, opera et studio Caroli C. Rafn. Copenhague, 1837 (526 p.), gr. in-4°. Voici l’indication des principales matières qui y sont contenues :

1° Introduction, et recherches sur l’âge et l’autorité des manuscrits islandais où il est parlé de l’ancienne Amérique.

2° Saga d’Erik Rauda et relation des premiers voyages en Amérique, fragments extraits du Codex flateyensis, transcrit de 1387 à 1395.

3° Saga de Thorfinn Karlsefne et de Snorre Thorbrandsson, avec des extraits du Landnamabok, du Heimskringla de Snorre Sturleson et du Eyrbyggia.

4° De la découverte de l’Islande au neuvième siècle, et des papæ ou ermites irlandais qui y habitaient avant l’arrivée des Scandinaves.

5° De la colonisation du Groenland au dixième siècle ; des Esquimaux.

6° Séjour de Are Marson dans le Hvitramannaland ou pays des hommes blancs (Géorgie, Caroline, Floride), à partir de 983.

7° De Biœrn Asbrandsson, surnommé Breidvikingakappi, qui fut jeté sur les mêmes côtes, en 999, et fut trente ans chef d’une tribu indigène.

8° De Gudleif Gudlaugsson, qui aborda dans le même pays ct fut soustrait à la mort par le précédent.

9° Voyage en Vinland de l’évêque groenlandais Eric, en 1121 ; voyage des prêtres Adalbrand et Thorvald Helgason en Terre-Neuve (1285) ; voyage de Landa-Rolf dans le même pays en 1288-1290.

10° Voyage de quelques ecclésiastiques islandais dans le détroit de Barrow, en 1266.

11° Extraits d’ouvrages géographiques islandais du treizième siècle où l’Amérique est mentionnée ; description du Groenland par Ivar Bardsson.

12° Ancien chant des Færœr où il est fait mention du Groenland.

13° Relation de la découverte du Vinland par Adam de Brème, qui vivait au onzième siècle.

14° Description de quelques restes d’antiquités trouvés dans le Groenland, le Massachusetts et le Rhode-Island, avec planches.

15° Position des pays découverts en Amérique déterminée au moyen de remarques géographiques, nautiques, astronomiques ; généalogie des explorateurs de l’Amérique.

L’ouvrage est accompagné de fac-simile des manuscrits d’où sont tirés les principaux documents, de six planches représentant d’anciens monuments, et de quatre cartes, savoir : Carte de l’Islande au onzième siècle, par Bjorn Gunnlaugsson et Finn Magnusen ; carte de l’Eystribygd ou district de Juliane-haab (Groenland), par le capitaine Graah ; carte générale des découvertes des Scandinaves dans les régions arctiques et l’Amérique, du dixième au quatorzième siècle ; carte du Vinland.

Tous les textes sont accompagnés d’une traduction danoise et latine et de notes philologiques, historiques et géographiques, en latin.

On voit par cette courte notice que M. Rafn n’a rien négligé pour rendre sa publication aussi instructive qu’intéressante. Il a consigné les principaux résultats de son travail dans des mémoires dont quelques-uns sont en français ; et il a même donné sous le titre d’Antiquités américaines (Copenhague, 1845, 200 p., gr. in-4°, aveu deux cartes) un choix des principales pièces contenues dans son grand ouvrage. Si ce dernier est si peu répandu, on ne peut l’attribuer qu’à son prix élevé (40 à 50 fr.) et à la rareté de nos relations littéraires avec le Danemark.

3  Ces deux dates sont fixées, l’une par une remarque interlinéaire du copiste, l’autre par une note de Jon Hakonson, pour qui cette copie fut faite.

4  Erik surnommé Rauda ou le Rouge, qui, banni de l’Islande en 986, alla s’établir à Brattahlid (Groenland méridional).

5  Aujourd’hui Ikigeit (Groenland).

6  Il faudrait peut-être traduire : à Eyrar, qui correspondrait à Eyrarbakki, dans le district d’Arnes (Islande occidentale).

7  Si le texte était susceptible d’une autre interprétation, on aimerait mieux traduire par : Il y avait trois jours qu’ils avaient perdu la terre de vue, lorsque le vent favorable… ; car il paraît singulier que nos voyageurs distinguassent encore la terre après trois jours de navigation par un bon vent.

8  Dans la Saga de Thorfinn Karlsefne et de Snorre Thorbrandsson, éditée d’après un mss. du treizième ou quatorzième siècle, par Rafn, dans Antiquitates Americanæ, on trouve d’intéressants détails sur la vie de Leif, et notamment sur ses efforts pour propager le christianisme au Groenland ; mais le récit de son voyage en Amérique y est beaucoup moins circonstancié que dans la Saga d’Erik Rauda, que l’on a suivie dans cette traduction. L’auteur de la Saga de Thorfinn attribue à Leif la découverte de l’Amérique, et place cet évènement en l’an 1000.

9  Le texte porte Sudrmadr, qui est souvent employé pour désigner les Allemands.

10  En l’an 1000.

11  Divers faits donnent à penser que ce pays était l’île de Terre-Neuve, qui est à 120 myriamètres du Groenland. Or on peut évaluer à 22 myriamètres la distance que parcouraient en un jour les anciens navigateurs scandinaves. Biarne, qui avait été poussé par un fort vent, avait bien pu faire en quatre jours la traversée de Terre-Neuve à Heriulfsnes (aujourd’hui Ikigeit). Cette île est encore couverte de bancs de roches où les arbres et le gazon ne peuvent croître.

12  C’est la Nouvelle-Écosse, qui est en effet au sud-ouest du Helluland, à trois jours de navigation (67 myriamètres), qui est généralement basse et plate sur la côte, bordée de sable blanc, et boisée à l’intérieur.

13  Nantucket ou bien Martha’s Vimeyard, situées au sud du cap Kialarnes (aujourd’hui cap Cod) et à 30 myriamètres au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. On y trouve encore du miellat.

14  Vineyard Sound, entre Martha Vineyard et la petite péninsule terminée au nord par le cap Cod. Ces parages sont obstrués par des bas-fonds et des bancs de sable.

15  Désignée plus tard sous le nom de Leifsbudir, maison de Leif.

16  Au rapport des topographes modernes, le même pays jouit d’une température si douce, que la végétation souffre rarement du froid ou de la sécheresse. On l’appelle paradis de l’Amérique, parce qu’il est autant favorisé pour la situation que pour le sol et le climat.

17  Le jour le plus court étant de neuf heures, ce pays devait être situé par 41° de latitude, c’est-à-dire aux environs de la ville de Providence.

18  On lit, dans le ch. XCXIII de la Saga de Olaf Tryggveson, faisant partie du Heimskringla de Snorre Sturleson, que Leif avait été baptisé en Norvège, vers 999.

19   Au lieu de rapporter ce fait nûment et simplement, comme il lui avait probablement été transmis, l’historien a cru orner son récit en l’amplifiant de détails maladroitement choisis. Il a voulu peindre ici quelques effets de l’ivresse, ignorant que le jus de la vigne ne devient capiteux que par suite de la fermentation. Son erreur en ce point est d’autant plus excusable, qu’il n’avait apparemment jamais bu de vin, ni goûté de raisin.

20  Les phrases comprises entre crochets ne se trouvent que dans les éditions de Peringskiold et de Schœning.

21  Espèce d’érable bouclé dont l’on faisait des meubles précieux.

22  Le blé et la vigne croissent encore spontanément dans le Rhode-Island et l’île de Martha’s Vineyard (vignoble de Martha), qui paraissent être les contrées découvertes par Leif.

23  En 1002.

24  Il y a toute apparence qu’il s’agit ici du cap Cod (appelé Nauset par les Indiens), situé par 42° de latitude, non loin de Boston.

25  Probablement l’anse de Plymouth, qui est en face du cap Cod.

26  La pointe de Gurnet.

27  On discute beaucoup sur l’étymologie de ce mot qui désigne les indigènes de l’Amérique, et particulièrement les Esquimaux ; il signifie : hommes de courte stature, selon Bussæus ; vagabonds, selon Arnas Magnæus. Shum prétend que ces naturels ont été ainsi nommés, à cause de leur vile armure. Rafn émet la conjecture que ce nom est dérivé de skræla, sécher, et qu’il signifierait : homme à visage décharné. Pierre Clausson Undalinus le transcrit Skreglinge (Descript. de Norvège, 1632, p 375-6), comme s’il venait de skrækia, crier.

28  Cap des Croix. C’est la pointe de Gurnet.

29  Selon la saga de Thorfinn Karlsefne, qui attribue à Leif la découverte de l’Amérique, c’est son frère Thorstein Eriksson qui fit le second voyage en ce pays. Elle ne parle pas de l’expédition de Thorvald. Au reste, ces diversités, qui portent sur des détails accessoires, laissent intact le fait principal, ou plutôt le confirment : car si les deux sagas étaient parfaitement d’accord, on aurait pu croire que leurs auteurs s’étaient copiés ou avaient puisé à une source commune. On n’aurait vu qu’un témoignage où la différence des récits montre qu’il y a deux traditions indépendantes l’une de l’autre.

Snorre Sturleson ne mentionne qu’en passant la découverte du Nouveau-Monde. Voici ce qu’il dit dans le chapitre CIV de l’histoire de Olaf Tryggveson : « Le même hiver 999-1000, Leif, fils d’Erik Rauda, fut en faveur à la cour du roi Olaf. Il embrassa le christianisme et fut chargé par le roi d’aller prêcher l’Évangile en Groenland, le même été que Gizur se rendit en Islande. Il trouva sur les débris d’un navire quelques naufragés qu’il recueillit dans son vaisseau. C’est dans ce voyage qu’il découvrit le Vinland surnommé le Bon hit goda. Il rentra en Groenland dans l’automne de l’an 1000. » Cet évènement est raconté en termes analogues dans le chapitre CCXXXI de la saga d’Olaf Tryggveson.

Voici un fragment du chapitre IV de la saga de Thorfinn Karlsefne, où il est parlé des voyages de Leif et de Thorstein :

« Chargé par le roi Olaf Tryggveson de prêcher le christianisme en Groenland, Leif quitta la Norvège en l’an 1000, et fut longtemps sur mer. Il vit des pays auparavant inconnus, où les raisins et le froment croissaient d’eux-mêmes, et où le bois appelé masur venait assez gros pour être employé dans les constructions. Il emporta des échantillons des divers produits de la contrée. Ayant trouvé plusieurs personnes sur les débris d’un vaisseau naufragé, il les prit sur son navire. En cette occasion, comme en plusieurs autres, il fit preuve de la plus grande magnanimité ; et tant pour cette action que pour avoir introduit le christianisme au Groenland, il fut appelé Leif l’Heureux. Avant débarqué dans l’Eriksfiord, il se rendit chez son père à Brattahlid, où il fut bien accueilli. Il notifia la mission que lui avait confiée le roi Olaf Tryggveson, et se mit aussitôt à prêcher la foi catholique, insistant sur l’excellence et la sublimité de la nouvelle religion. Erik balança longtemps à se convertir ; mais sa femme Thorild ou Thiodhild se laissa facilement persuader. Elle fit élever à une certaine distance de la maison une église, qui fut nommée Thorildarkirkia. C’est là qu’elle se réunissait pour prier avec les autres personnes qui avaient embrassé le christianisme. À partir de sa conversion elle ne voulut plus avoir de relation avec Erik, qui en fut extrêmement peiné.

À Brattahlid on parla beaucoup d’aller explorer les contrées que Leif avait découvertes. Celui qui patronnait le plus chaleureusement ce projet était Thorstein Eriksson fils d’Erik, homme sage et expérimenté. Erik fut invité à prendre part à cette expédition, parce que l’on avait la plus grande confiance en son bonheur et en son expérience. Il résista longtemps, mais il finit par céder aux instances de ses amis. On mit alors en état le vaisseau sur lequel était venu Thorbiorn père de Gudrid et l’on choisit vingt hommes pour le voyage. On emporta avec soi des armes et des vivres, mais peu d’argent. Le matin du jour fixé pour le départ, Erik se mit à cheval pour se rendre au port, après avoir caché en terre une cassette contenant de l’or et de l’argent. En chemin il fit une chute et se brisa les côtes et se cassa le bras à l’articulation de l’épaule. Cet accident lui inspira du repentir ; il pria sa femme Thorhild de déterrer le trésor pour l’enfouissement duquel il venait d’être puni.

Les voyageurs, ayant mis à la voile, sortirent de l’Eriksfiord, avec la plus belle perspective et les meilleures espérances. Ils errèrent longtemps sur mer et ne trouvèrent pas les pays qu’ils cherchaient. Ils virent l’Islande, et aperçurent des oiseaux de l’Irlande. Leur vaisseau fut ainsi poussé à la dérive de côté et d’autre. L’automne, en s’en retournant, ils souffrirent beaucoup de la pluie et du mauvais temps, et furent épuisés de fatigues. Ils rentrèrent dans l’Eriksfiord au commencement de l’hiver. « Nous étions plus joyeux lors de notre départ, dit Erik ; cependant il ne faut pas abandonner tout espoir. » Thorstein répondit : « Il est du devoir d’un bon chef de pourvoir aux besoins de ses subordonnés ; il nous faut donc chercher des logements d’hiver à tous ces gens qui sont sans asile. – Comme dit le proverbe, on reste dans l’incertitude tant qu’on n’a pas reçu de réponse, répliqua Erik ; je te dirai donc que je suivrai ton conseil. » Tous les matelots, qui n’avaient pas d’asile, suivirent Erik et Thorstein, chez qui ils passèrent l’hiver à Brattahlid. »

30  Ce golfe est situé vers 64° 50’ de latitude.

31  C’est ici que finit le chapitre V. Le morceau qui suit forme la fin du chapitre VII. On intervertit ici l’ordre du texte, c’est-à-dire l’ordre chronologique, afin de suivre l’ordre logique et de ne pas séparer les passages qui concernent Thorfinn Karlsefne. C’est pour ce dernier motif que l’on place, à la suite de ce fragment du chapitre VII, un long extrait de la saga de Thorfinn, après lequel viendra le chapitre VI et le commencement du chapitre VII de la saga d’Erik Rauda.

32  Cette saga a été éditée par M. Rafn, d’après dix manuscrits dont le plus ancien fut transcrit vers la fin du treizième siècle ou le commencement du quatorzième. Comme dans la plupart des sagas, l’auteur, ou plutôt celui qui a mis par écrit la tradition orale, entre en matière par une foule de détails étrangers au personnage principal, et qui remplissent environ la moitié du livre. On a donné plus haut l’analyse ou l’extrait de tout ce qui avait rapport aux voyages en Amérique. Quoique les chapitres VI à XV soient une relation du même voyage de Thorfinn qui est déjà connu par la saga d’Erik Rauda, on ne se contentera pas d’en donner la substance ; ils méritent d’être traduits intégralement, parce qu’ils sont beaucoup plus circonstanciés que la précédente saga, dont ils diffèrent essentiellement.

33  Ou rivage de Hœfde, dans le district de Skagefiord (Islande septentrionale).

34  Qui découvrit le Vinland, ajoute le Landnamabok, et qui fut père de Snorre, père de Steinunn, mère de Thorstein Ranglat, père de Gudrun, mère de Halla, mère de Flos, père de Valgerd, mère du seigneur Erlend le Fort.

35  Les passages compris entre crochets sont des additions ou des variantes tirées d’un manuscrit de la fin du quinzième siècle.

36  Ou contrée occidentale du Groenland. L’Eriksfiord, d’où ils venaient, faisait partie de l’Œsterbygd, qui comprenait les côtes méridionale et occidentale du Groenland.

37  Les anciens ne connaissant pas la boussole et, privés des instruments nécessaires pour déterminer les positions, naviguaient autant que possible le long des côtes de peur de s’égarer. C’est ce qui explique pourquoi Thorfinn remonta au nord, au lieu de se diriger vers le sud-ouest. Il voulait probablement traverser le détroit de Davis dans sa plus petite largeur. Seulement il paraît être allé un peu trop au nord, si Biarney (île de l’Ours) correspond bien à l’île de Disco.

38  Aujourd’hui Canada et Nouvelle-Écosse.

39  Peut-être l’île de Terre-Neuve, ou d’Anticosti, ou de Saint-Jean.

40  Furdustrandir signifie littéralement « rivages merveilleux ».

41  Golfe des courants. C’est probablement la baie de Buzzard.

42  Ce doit être l’île de Martha’s Vineyard déjà mentionnée dans le voyage de Leif. Le Gulfstream qui sort du golfe du Mexique produit un fort courant à l’endroit où il est barré par la péninsule de Barnstable. Les îles inhabitées du Massachusetts servent encore de retraite à une foule d’eiders et de canards sauvages, et l’une d’elles, située à la pointe sud-est de la péninsule de Barnstable, est encore appelée Egg-Island (île des Œufs).

43  Thorhall, que l’auteur qualifie de mauvais chrétien, associait sans doute le culte d’Odin à celui du Christ. C’était pour invoquer l’un de ses faux dieux qu’il s’était séparé de ses compagnons.

44  Le nom de Thor entre dans la composition du mot Thorhall (salle de Thor) ; c’est peut-être pourquoi Thorhall se croyait plus spécialement placé sous la protection de ce dieu.

45  Il est impossible de savoir s’il s’agit ici du compagnon de Biarne ou de l’intendant d’Erik Rauda.

 

 

 

 

 

 

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