Le malheur des révolutions

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BERNANOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hommage

à Ramiro de Maeztu

 

 

La pensée de M. Maeztu, d’inspiration si fièrement et si purement espagnole, était de celles, en petit nombre, qui se dépassant elles-mêmes devraient unir au lieu de diviser puisqu’elles libèrent. Une telle force d’affranchissement n’est pas près d’avoir épuisé sa vertu. Mais il est naturel que l’ignorance et la haine – les deux, hélas ! ne font qu’un – aient cru la détruire en même temps que le cerveau qui l’avait conçue. La mort de M. Maeztu honore tout homme qui pense, c’est-à-dire qui tient sa pensée pour mille fois plus précieuse que sa vie. Mais dans la mesure même où cette mort met le dernier sceau, le sceau du suprême sacrifice à une œuvre consacrée tout entière à la gloire de l’Espagne et de l’Hispanité, on peut écrire qu’elle honore aussi, malgré eux, les Espagnols égarés sous les balles desquels le maître illustre vient de tomber.

L’hommage que je rends aujourd’hui à sa mémoire est celui d’un royaliste français. L’écrivain qui a tenu si haut les couleurs de son pays ne s’étonnera pas que je vienne saluer sa tombe sous les plis de mon propre drapeau. L’une de ses pensées maîtresses est que tout ce qui a été perdu par l’hispanité au cours de la longue rivalité des Maisons de France et d’Espagne l’a été au profit d’une culture absolument étrangère à nos deux peuples, cette civilisation anglo-germanique dont l’expression morale est le protestantisme. Beaucoup de Français partagent aujourd’hui cette opinion, qui comprennent qu’en dépit de l’éphémère rayonnement du siècle de Louis XIV, celui qui l’a suivi n’est pas celui de Voltaire, mais de Locke, de Condillac, et de la philosophie sensualiste.

 

 

*

 

Oui, Maeztu, il faut une Espagne à l’Europe, il faut à l’Europe une Espagne grande. L’insigne et tragique destin de l’Espagne est qu’elle ne se retrouve elle-même que dans la grandeur, car si elle supporte admirablement la pauvreté, l’humiliation lui est plus funeste qu’à aucune autre. Et la première, sinon l’unique condition de sa grandeur est cette unité spirituelle qu’elle cherche à reconquérir, dès qu’elle l’a perdue, par le fer et par le feu, fût-ce au risque de son existence même. Au risque de son existence temporelle, car ainsi que l’écrit l’auteur de Défensa de la Hispanidad, la « Patria es espiritu » – la Patrie est esprit. Et il ajoute ces paroles admirables qui me semblent constituer l’essentiel du message que le monde moderne, déchiré par des haines élémentaires, peut attendre aujourd’hui de la grande nation œcuménique des Vitoria et des Suarez : « Hombres éducados en una religion que nos ensena qué Dios es amor, no pueden rendir homenaje a una patria que todo lo exige sin dar nada. Vivamos, pues, para la gloria e immortalidad de la patria. No sera immortal si no la hacemos justa y buena. » (Hommes élevés dans une religion qui nous enseigne que Dieu est Amour, nous ne pourrions honorer une patrie qui exigerait tout sans rien donner. Nous devons vivre pour la gloire et l’immortalité de la patrie. Mais la patrie ne sera pas immortelle, si nous ne la faisons juste et bonne.)

On parle un peu partout en Europe d’une crise de l’humanisme. Mais de quel humanisme ? C’est l’honneur de l’Espagne d’avoir maintenu au seizième siècle, en face d’une Renaissance française et italienne enivrée de paganisme, la notion chrétienne de l’homme. En faisant de l’homme la mesure de toutes choses, le paganisme renaissant devait aboutir à la hideuse contradiction qui asservit l’homme aux choses. Comme l’écrit M. Maeztu, le dogme du péché originel, inséparable de celui de la Rédemption, est comme la charte de l’égalité surnaturelle des membres du genre humain : « No hay pecador que ne pueda redimirse, ni justo que ne este al borde del abismo ». (Il n’y a pas de pécheur qui ne puisse se racheter, ni de juste qui ne soit au bord de l’abîme.) Le matérialisme peut se vanter de faire de l’homme un dieu. Mais c’est pour le livrer à l’État, dieu supérieur, dieu collectif, seul dieu des hommes sans Dieu.

L’unique malheur des révolutions n’est pas de prodiguer les vies humaines. « Hé quoi ! disait saint Augustin sur les murailles d’Hippone assiégée par les Barbares, est-ce donc un spectacle si rare de voir tomber des pierres et des poutres et mourir des hommes mortels ? » La pire disgrâce des révolutionnaires est de tuer bêtement. Peut-être cette pensée a-t-elle été la dernière de l’illustre théoricien de l’humanisme espagnol en face du peloton d’exécution : « Vous me tuez, mais vous ne savez pas pourquoi vous me tuez. Moi, je le sais. Je tombe pour que vos fils soient meilleurs que vous. » Que Dieu nous donne une telle mort !

 

 

 

Georges BERNANOS, Palma de Majorque, 30 août 1936.

 

Paru dans Le Figaro du 12 septembre 1936

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

 

 

 

 

 

 

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