L’utilité de la souffrance

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean BÉZIAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qui n’a pas songé aux premières années de sa vie ? Pour ma part, courant les champs et les bois, faisant plus souvent qu’à mon tour l’école buissonnière, je vécus, jusqu’à ma douzième année, dans la plus parfaite insouciance, ne songeant qu’à gambader et à m’amuser, chassant les oiseaux au lance-pierres, mangeant et buvant, ne m’intéressant que par force aux travaux de l’école. Je ne me doutais même pas un seul instant que le pain pouvait exiger quelque peine d’être gagné. Ma vie s’est écoulée ainsi, dans ma tendre jeunesse, avec une effrayante rapidité, parce qu’à l’abri de tout souci. Et je ne sais si je m’abuse, mais je crois que bien des enfants, surtout à la campagne, jouissent de la même quiétude et de la même liberté, respirant à pleins poumons l’air de l’Immensité.

Depuis, je me suis souvent demandé quelle utilité pourrait bien présenter la vie d’un homme si, par une sorte de prodige, il pouvait arriver à un âge avancé, tout en conservant le même état d’âme et la même insouciance qui furent la caractéristique de ma prime jeunesse.

Plus j’y réfléchis, et plus je comprends que la vie n’a pas été décidée par la nature pour être parcourue d’une façon aussi calme. Une existence de ce genre s’écoulerait vraiment trop vite, ne motivant aucune réaction, aucun effort, aucune lutte, elle deviendrait, en quelque sorte inutile. On est même en droit de se demander si elle vaudrait la peine d’être vécue, son terme arrivant que l’on viendrait à peine de naître.

Sans difficultés à vaincre, sans obstacles à franchir, la vie, en calme plat, ne modifierait en rien le caractère de l’individu qui la porterait. C’est donc ne point comprendre les raisons de l’existence que de poursuivre la réalisation de cette éternelle chimère, qui voudrait voir tomber les alouettes toutes rôties dans la bouche. Ce serait voir l’existence sous un angle tout à fait contraire à celui pour lequel elle a été voulue.

Tout, sans exception, ayant sa cause et ses raisons, il est hors de doute que les souffrances physiques, les peines morales, les épreuves à subir, et tous les écueils à éviter, modifient notre être moral en le rendant plus résistant, plus clairvoyant, plus affiné...

On sait bien que toute chose obtenue sans peine ne jouit pas de la même faveur que si elle a exigé de plus grands efforts. Mais alors – et ceci nous semble être la preuve la plus évidente DU BESOIN d’immortalité – puisque épreuves il y a au cours de notre vie terrestre, c’est que ces épreuves doivent avoir leur raison, fut-elle cachée, et tendent sûrement vers une finalité. Se pourrait-il qu’il en fût autrement ? Non, puisqu’il y a toujours, inséparables, la cause et l’effet ou, ce qui est la même chose : semaille et récolte.

Or, les récoltes que nos semailles nous déterminent à faire n’ont point d’autre but, à mon sens, que de nous éclairer de plus en plus, en nous amenant crescendo de la vaste Ignorance à la sublime Connaissance.

C’est un mûrissement de notre esprit qui s’effectue. Il acquiert le pouvoir de s’arc-bouter contre l’univers et de tenir tête.

Il se trempe, il accroît, au sein de la puissance éternelle, son peu de puissance à lui.

Je ne sais si je me trompe, mais je crois fermement que déistes et athées, matérialistes et spiritualistes, seront d’accord sur ce point.

L’esprit s’aiguise inlassablement au creuset de la vie. Toutes les désillusions, toutes les déceptions, tout cela assagit et mûrit le caractère, et l’on aboutit forcément à mettre de l’eau dans son vin. De violent un devient calme. La patience surgit. N’est-ce point déjà un résultat appréciable, puisqu’un grand principe d’occultisme nous apprend que la vraie force est calme ? Et c’est vraiment perdre le meilleur de son temps que de crier et de gesticuler pour n’arriver à dire, en somme, pas davantage que si l’on était resté calme.

Comme dans la nature rien n’est laissé au hasard, tous les savants sont d’accord sur ce point –, comme tout a sa raison et son but, il devient inadmissible, pour notre entendement, que nos vies de martyre n’aient point, elles aussi, leur but et une efficacité certaine dans la voie évolutive générale où nous nous trouvons placés. Comme, d’autre part, la mort, ou prétendue telle, finit par arriver, il en résulterait donc, au dire de l’école matérialiste, que la vie aurait été sans raison et sans but, puisque pour aboutir en fin de compte au néant absolu. Alors, je ne comprends plus ! Pourquoi, puisque le but à atteindre est le néant, la vie avait-elle tout d’abord besoin d’être ? En second lieu, pourquoi l’existence est-elle toute parsemée d’embûches, de tracas et de soucis, motivant des luttes et des réactions sans nombres ; pourquoi, au fur et à mesure qu’on prend de l’âge, devient-on plus sérieux, plus pondéré, plus expérimenté, si tant il est vrai que tout cela doive nous conduire au zéro ? Véritablement, j’y insiste, je ne saisis plus !

Alors que tout évolue, que le progrès s’accentue tous les jours, notre entité humaine, faisant exception à la règle générale, n’aurait qu’à gémir pour arriver à plus de résistance spirituelle, à plus d’acquis pour, tout à coup, sombrer dans le néant, perdant le fruit de tout effort, annihilant à jamais toute connaissance acquise. Recueillons-nous un peu et demandons-nous s’il n’y aurait pas là quelque chose de tellement choquant, de tellement inepte et de tellement atroce même, que ce serait faire injure au Grand Ouvrier de la Nature, alors que sur tous les points qui nous environnent, Il n’a aucune peine à nous montrer de quelle dose formidable de puissance et d’intelligence il nous dépasse.

Je ne puis me faire à l’idée qu’après nous avoir fait évoluer au prix de tant de peines et de sacrifices, il n’ait qu’un dessein : celui de nous faire disparaître à jamais du grand concert universel auquel nous sommes rattachés. Rien ne serait plus illogique, plus inconcevable, plus barbare et plus horrible. Il ne se peut pas que la belle Nature ait un Directeur aussi impuissant ou aussi méchant. La vie est Une et Éternelle.

 

 

Jean BÉZIAT.

 

Paru dans La Vie mystérieuse en mars 1913.

 

 

 

 

 

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