Le diocèse de Saint-Brieuc

pendant la Révolution 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Edmond BIRÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme l’avait fait en 1866, à Autun, Mgr de Marguerye, Mgr l’évêque de Saint-Brieuc s’est proposé, lui aussi, à une date plus récente, d’arracher à l’oubli les derniers souvenirs de la tradition orale, et les documents écrits relatifs à la persécution révolutionnaire dans son diocèse. En conséquence, il a ordonné à ses prêtres, en 1892, comme sujet de conférence dans chaque canton, l’histoire du clergé et des paroisses de 1789 à 1801.

Les prêtres désignés pour ce travail l’entreprirent avec zèle. La commission chargée de l’examiner estima que ces notes et documents devaient être mis au jour dans l’intérêt de l’histoire, comme aussi dans l’intérêt et pour l’honneur de l’Église de Bretagne, et Mgr Fallières, ratifiant ce vœu, ordonna la publication des deux volumes que nous avons aujourd’hui sous les yeux.

 

 

 

I

 

 

La plupart des villes de Bretagne embrassèrent avec ardeur la cause de la révolution. Dans les campagnes, au contraire, les habitants accueillirent les idées nouvelles avec défiance, et lorsque la révolution, démasquant son but, se montra ouvertement antireligieuse, ils n’hésitèrent pas à se prononcer contre elle. Partout les prêtres intrus furent repoussés et honnis. Partout les populations se pressèrent autour des prêtres fidèles et firent effort pour les conserver. Un grand nombre furent emprisonnés, jetés dans les cachots de Rochefort ou sur les pontons de l’île d’Aix. D’autres furent déportés en Espagne. Plusieurs enfin, profitant du voisinage des îles anglaises, émigrèrent à Jersey. Beaucoup cependant restèrent dans leurs paroisses. Des caches leur étaient préparées dans tous les villages ; leurs paroissiens faisaient autour d’eux bonne garde, et ils continuaient de dire la messe, de baptiser les enfants, d’assister les malades, d’administrer les sacrements. Rien n’est plus touchant, rien n’est plus admirable que le spectacle de ces prêtres, se condamnant pour sauver les âmes, à une vie de misères et d’alertes continuelles, à des périls de jour et de nuit, exposés à toute heure à être fusillés au coin d’un champ, ou à être traduits devant un tribunal criminel ou une commission militaire et envoyés à la guillotine.

Ici, à Lanrelas, les habitants montrent encore plusieurs maisons où les prêtres ont été cachés pendant la Terreur et sous le Directoire, après le 18 fructidor : un grenier, rempli de foin ou de paille ; derrière, un petit réduit où le proscrit s’abritait durant le jour, quand les patriotes ne venaient pas le déranger ; sous une porte ou une fenêtre, une dalle recouvrant les ornements sacerdotaux ; dans un coin, entre le foin et la muraille, un autre réduit où le prêtre disait, quand il le pouvait, la messe à quelques fidèles privilégiés, pendant que, au dehors, un ou deux hommes, dont on cite encore les noms, faisaient le guet 2.

Ailleurs, à Lanvollon, le curé de Locquénolé, M. Couffon, avait trouvé un asile dans une des maisons du bourg. Les visites domiciliaires étaient fréquentes : il se cachait alors dans une barrique 3.

« Je connais, dit l’auteur de la notice sur le doyenné de Lannion, je connais une maison où était réfugié un prêtre : on lui avait ménagé une sorte de cachette au fond d’un puits, et on l’y descendait tous les soirs 4. »

À Moncontour, la famille Rio cacha plusieurs prêtres. Voici le stratagème que le vénérable M. Rio avait imaginé pour soustraire ses hôtes aux recherches des persécuteurs. Auprès de la maison d’habitation, il y avait une grange qui servait de buanderie et de chambre de décharge ; au-dessus, un grenier rempli de paille et de foin.

On accumula dans le foyer toutes sortes d’instruments aratoires, des fourches, des faux, des grippes, des râteaux, et on dressa autour des tonnes vides, supportant des cordes et des harnais. On boucha ensuite la cuve de la cheminée par en bas, au moyen de planches et de traverses, et au-dessus on établit une petite couchette.

Pour y arriver, on avait crevé en dedans du grenier la cuve de la cheminée : on montait par-dessus la paille, puis on se laissait glisser jusqu’à l’ouverture, qu’on rebouchait avec quelques gerbes de paille, arrangées exprès. La lumière pénétrait par le haut de la cheminée, assez quelquefois pour permettre au captif de lire son bréviaire 5.

M. Briand, recteur de Saint-Glen, avait établi sa demeure au fond d’un ravin, dans un champ nommé le clos de la Porte. On lui avait élevé là une petite loge, où il passait le jour ; la nuit venue, il se rendait au village de la Triquière, chez François Le Bret, et célébrait la messe dans une étable. Aussitôt la messe finie, les ornements et les vases sacrés étaient reportés dans un champ couvert d’ajoncs, au milieu duquel on avait pratiqué une cache 6.

D’autres n’avaient même pas une loge comme M. Briand. Un capucin de Dinan, le R. P. Joseph, prédicateur distingué, chassé de sa maison en 1792, s’était retiré dans son pays natal, à la Ville-Gâte, en Plémet. Condamné à mort par contumace, il n’en resta pas moins dans le pays ; seulement, il lui fallait changer sans cesse de retraite. « Il nous a lui-même assuré, dit le chanoine Tresvaux, que pendant dix-huit mois il n’avait pu coucher dans un lit. Les fossés des haies, les sillons, les champs de genêts, les greniers à foin étaient alors ses gîtes ordinaires. – Souvent il montait sur une maie de fagots, de foin, de paille, et là, il passait la nuit enveloppé dans une couverture. – On avait dressé des chiens pour chercher sa trace, ce qui d’ailleurs ne lui avait pas été particulier. » Les républicains tirèrent plusieurs fois sur lui sans pouvoir l’atteindre ; deux fois ils le manquèrent dans le Clos Pignard. Une autre fois, à la Ville-Gâte, au pignon de l’hôté Moisan, il fut visé par le greffier Berthelot ; il se baissa à temps et le coup passa par-dessus sa tête ; aussi disait-il souvent en plaisantant : « Berthelot est un bon chasseur ; il tire bien sur les lièvres 7. »

Grâce au dévouement de ces prêtres et de leurs courageux confrères, dans presque toutes les paroisses du diocèse de Saint-Brieuc, les fidèles habitants des campagnes ne furent presque à aucun moment privés des secours de la religion. Dans la seule paroisse de Saint-Jouan-de-Lisle, nous ne trouvons pas moins de quatre ecclésiastiques qui, au plus fort de la Terreur, disent la messe et administrent les sacrements, l’abbé Texier Villeauroux, l’abbé Saudrais, l’abbé Fescheloche et l’abbé de Launay. Les bois de taillis, les champs de genêts plus hauts que l’homme, leur étaient un abri sûr. Les saints Mystères se célébraient, la nuit, au village de Sur-le-Pré, mais surtout à Kergoët, ferme sur la route de Saint-Jouan à Plumaugat. Les paysans de Plumaugat et de Saint-Jouan se disaient entre eux : « Il y aura de la messe à telle heure, telle nuit, à Kergoët » ; et, ainsi avertis, tous partaient en silence, à la faveur des ténèbres, faisant de grands détours pour ne pas donner l’éveil 8.

À la Trinité-Porhoët, l’ancien vicaire, M. Mathurin Cochon, ne craignit pas de dire plusieurs fois la messe, en plein jour, dans l’église, et de la dire ainsi, même le dimanche. Il postait des vedettes dans la tour, d’autres dans les environs et, faisant sonner la grosse cloche, qui n’avait point été emportée, il chantait la grand-messe. Plusieurs blâmaient sa trop grande hardiesse, mais personne ne voulut le trahir. Dans les moments trop difficiles, il quittait la Trinité et s’allait cacher dans quelque village. Il exerçait alors son ministère pendant la nuit, tantôt dans les maisons, tantôt dans les bois, les pâtures de genêts ou les champs d’ajoncs. Vêtu en paysan ou en ouvrier, un outil sur l’épaule ou sous le bras, il se rendait auprès des malades et des mourants, et fort peu moururent sans les secours de la religion. S’il lui arrivait, à l’occasion, de dormir dans un lit, il prenait le plus souvent son repos dans un bois, dans les greniers à foin et dans les paillers : telle fut sa vie de 1792 à 1798 9.

 

 

 

II

 

 

De ces prêtres admirables, et de leurs nombreux et dignes émules, plusieurs ont survécu à la Révolution ; mais combien ont péri, victimes de leur héroïque dévouement ! Je dirai les noms de quelques-uns de ces martyrs.

Le 18 mars 1793, la Convention, où les Girondins possédaient alors une immense majorité, avait voté une loi ainsi conçue :

« Huitaine après la publication du présent décret, tout citoyen est tenu de dénoncer, arrêter ou faire arrêter les prêtres dans le cas de la déportation (c’est-à-dire les prêtres non assermentés) qu’il saura être sur le territoire de la République. Les émigrés et les prêtres dans le cas de la déportation qui auront été arrêtés dans le délai ci-dessus, seront conduits de suite dans les prisons du District, jugés par un jury militaire, et punis de mort dans les vingt-quatre heures. »

En vertu de ce décret, le jeune abbé de Kerambrun, qui, après avoir quitté la France pour obéir à la loi du 26 août 1792, était rentré clandestinement, fut guillotiné à Saint-Brieuc, le 9 décembre 1793 10.

L’abbé Conen-Dujardin était caché dans la paroisse de Plaintel. Arrêté par la garde nationale de Quintin, il fut condamné à mort par le tribunal criminel de Saint-Brieuc, le 31 janvier 1794 11.

Ancien chapelain au Bois-de-la-Motte, l’abbé Avril, s’était retiré dans les environs de Dinan et il ne cessait de les évangéliser, lorsqu’à la fin de janvier 1794 il fut arrêté par les patriotes et conduit à Saint-Brieuc. Le tribunal criminel prononça contre lui la peine capitale. Avant d’aller à l’échafaud, l’abbé Avril composa un cantique dans lequel il saluait la guillotine comme l’instrument de son bonheur ; il bénissait ses bourreaux et les pressait de frapper. « L’homme de Dieu, dit l’abbé Carron, dans les Confesseurs de la Foi, ne démentit point ce langage des beaux jours de l’Église. Il monta sur le théâtre de la mort, comme s’il fût entré dans la salle du festin 12. »

C’est également à Saint-Brieuc, sur la place du pilori, où la guillotine était en permanence, que furent exécutés, au mois de mai 1794, dom Léonard Hillion qui, après avoir été expulsé de son cloître, exerçait en secret dans la ville son saint ministère, et l’abbé Androuet, qui disait la messe et administrait les sacrements dans la paroisse de Plumaugat. Arrêté par une colonne républicaine chez une pauvre femme qui venait de lui donner l’hospitalité, il fut conduit à Rennes par Saint-Jouan, Saint-Méen et Montfort. À Saint-Méen, les soldats le revêtirent d’ornements sacerdotaux et le promenèrent ignominieusement à travers la ville. Un officier inventa et écrivit une confession générale qu’il dit avoir été trouvée sur M. Androuet, et dans laquelle celui-ci s’accusait des crimes les plus énormes. L’officier la lut en sa présence devant le peuple qui n’en fut pas la dupe, car on connaissait ce saint prêtre pour avoir une conscience même timorée. En route, on lui donna sur le visage des coups si violents avec un crucifix, que la croix vola en éclats. Le tribunal d’Ille-et-Vilaine le renvoya à celui des Côtes-du-Nord. Dans le trajet, voyant à Saint-Méen un enfant qui s’attendrissait sur son sort, il lui dit : « Mon enfant, c’est un bonheur de souffrir pour la religion. » Alors les soldats le frappèrent en criant : « Le voyez-vous, il cherche encore à fanatiser l’innocence. » Au Boisgervilly, on lui coupe les cheveux, et en le faisant on lui enlevait la peau de la tête ; il dit avec douceur : « Vous me faites bien mal ; vous me faites bien souffrir. » On le garrotta tellement qu’il ne pouvait se servir de ses mains ; il fallait que des personnes charitables lui portassent la nourriture à la bouche. Il fit le trajet de Rennes à Saint-Brieuc à pied, attaché à la queue d’un cheval et aveuglé par la poussière. Le tribunal des Côtes-du-Nord le condamna à mort et il fut exécuté le 30 mai 1794, à l’âge de 51 ans 13.

MM. François Lageat, vicaire à Pleubian, et André Le Gall, vicaire à Cavan, s’étaient retirés à Jersey, après avoir refusé le serment. Émus de la détresse religieuse dans laquelle se trouvaient leurs paroissiens, ils résolurent de venir se fixer au milieu d’eux. Ils débarquèrent à Tréguier, où ils trouvèrent un asile chez une courageuse femme, Mme Taupin, dont le mari, valet de chambre de Mgr Le Mintier, avait suivi ce prélat en Angleterre.

Les deux prêtres exerçaient clandestinement leurs saintes fonctions. Trahis par un révolutionnaire de Brélévenez, le citoyen Guillaume Salaün, ils furent arrêtés, ainsi que leur hôtesse, le 30 avril 1794. Après avoir subi à Tréguier même un premier interrogatoire, ils furent tous les trois conduits à Lannion pour y être jugés, ou plutôt condamnés. Ils le furent en effet, le 3 mai. Le même jour, MM. Lageat et Le Gall furent exécutés à Lannion ; la femme Taupin fut réservée pour Tréguier.

Les vertueux prêtres se rendirent à l’échafaud en récitant le Miserere. Ils voulurent adresser à la foule quelques paroles, mais le roulement du tambour couvrit leur voix.

Ils se donnèrent l’absolution l’un à l’autre et s’embrassèrent. Quelques instants après, la religion comptait deux martyrs de plus.

On avait fait assister Mme Taupin à leur exécution ; après quoi, l’ayant liée, garrottée sur un cheval, on la conduisit à Tréguier. La guillotine, encore toute fumante du sang des deux prêtres, la précédait.

À une lieue de Tréguier, à un endroit appelé Pont-Losquet, le père de l’abbé Lageat, homme vénérable par son âge, tenait auberge. Le sinistre cortège fit halte devant sa maison, et l’on obligea le malheureux vieillard à donner à boire aux bourreaux qui avaient fait périr son fils et qui avaient placé l’instrument de mort devant sa porte. Le pauvre homme et l’un de ses fils devinrent fous de douleur 14.

 

 

 

III

 

 

On guillotinait à Saint-Brieuc, à Lannion, à Tréguier. Des prêtres des Côtes-du-Nord furent aussi guillotinés à Brest, à Rennes et à Saint-Malo.

M. Rolland, recteur de Trébrivan, n’avait pas voulu s’éloigner de ses paroissiens. Il se cachait tantôt à Trébrivan, tantôt à Locarn ou dans Maël-Carhaix. C’est à Carhaix qu’il fut arrêté sur la dénonciation d’un ci-devant administrateur du Morbihan, qu’il avait marié à une jeune fille de cette ville, nièce d’un prêtre. La jeune fille avait exigé que le mariage fût célébré par un prêtre catholique. La condition avait été acceptée. Averti par la future épouse, qui connaissait le lieu de sa retraite, M. Rolland se rend à Carhaix et bénit le mariage. Heureux d’avoir contribué par sa présence à une union chrétienne, il sortit pour regagner son asile. Il était plein de confiance, car la nuit était encore loin de sa fin ; mais à peine avait-il fait quelques pas hors de la maison, qu’il est arrêté par des patriotes, postés là par le jeune homme qu’il venait de marier. Conduit à Brest, il fut aussitôt envoyé à l’échafaud. C’était le 14 mai 1794 15.

Le 1er juillet suivant, c’était le tour de l’abbé Augustin Clec’h, vicaire de Plestin-les-Grèves. Il fut découvert et arrêté à Morlaix, où il avait trouvé asile chez deux Canadiennes, simples ouvrières tricoteuses, nommées Anne et Anastasie Le Blanc. C’étaient la mère et la fille. La première avait 80 ans et la seconde 38. L’abbé Clec’h, la vieille femme et sa fille furent exécutés le même jour, et avec eux une marchande de Morlaix nommée Anne Levron, une jeune femme de 25 ans 16.

M. F. Le Coz, ancien procureur du petit séminaire de Plouguernével, devenu quelque temps avant la Révolution recteur de Poulaouen, recevait l’hospitalité, au village de Kerougar, dans la famille Thépaut-Quéminer. Ces braves gens avaient pratiqué chez eux une cachette où trouvaient souvent place 6 ou 7 prêtres, et quelquefois davantage. Une nuit, M. Le Coz, cédant au désir de revoir ses paroissiens, prit congé de ses hôtes, dont toutes les instances, ne purent le retenir. « Ne vous attristez pas, dit-il en les quittant ; il est consolant de mourir sur un échafaud pour avoir fait son devoir. » Pris quelque temps après sur sa paroisse et emmené à Brest, il fut guillotiné. Son dernier cri, sur la fatale plate-forme, fut : « Vivent Jésus et Marie 17 ! »

À Rennes, la guillotine ne chômait pas plus qu’à Brest. Dans la première de ces deux villes, la commission Brutus-Magnier, dont le président Lepeletier-Beaurepaire-Brutus Magnier, était un jeune homme de vingt-deux ans, envoya à l’échafaud deux cent soixante-sept victimes parmi lesquelles vingt femmes 18. En même temps, le tribunal criminel d’Ille-et-Vilaine, présidé par Bouassier, prononçait quatre-vingts condamnations capitales, dont vingt-trois contre des prêtres et onze contre des femmes 19. Parmi les prêtres traduits devant le tribunal criminel, je trouve un ecclésiastique des Côtes-du-Nord, l’abbé Tostivint, vicaire d’Évran. Ayant trouvé un asile dans la famille de Bedée, à Landujan (diocèse de Rennes), il se livra sans relâche à l’exercice de son ministère pendant toute l’année 1793 et la première moitié de 1794. Un jour du mois de juillet il fut reconnu et dénoncé par un homme qu’il avait autrefois préparé à la première communion. Ce jour-là, après avoir entendu des confessions, il se retira, à dix heures du soir, dans la loge de jardinier où il avait l’habitude de passer la nuit. À peine y était-il entré qu’un détachement de la garnison de Montauban envahit la maison et l’arrêta, ainsi que M. et Mme de Bedée. Tous les trois furent condamnés. Exécuté le dernier, l’abbé Tostivint ne cessa d’exhorter jusqu’à la fin ses amis et de fortifier leur courage 20.

C’est à Saint-Malo que fut guillotiné, le 13 mai 1794, M. Saint-Pez, recteur d’Aucaleuc. Après un séjour de quelques mois à Jersey, à la suite de son refus de serment, il était rentré en France et s’était fixé à Roz-Landrieux, sa paroisse natale. Sa vie y fut celle d’un apôtre. Comme il revenait d’administrer un malade à l’abbaye près de Dol, il tomba entre les mains de gardes nationaux qui le conduisirent à Dol ; quelques jours après, il fut transféré à Saint-Malo, pour être jugé par une commission militaire. Dans sa nouvelle prison, M. Saint-Pez ne laissa échapper aucune occasion d’exercer son zèle. Les détenus étaient nombreux ; il en ramena plusieurs à la religion et confessa presque tous ses compagnons de captivité. La commission militaire le condamna à mort. Le bourreau, en faisant les apprêts de son supplice, lui coupa en partie les oreilles et le mit tout en sang. M. Saint-Pez ne dit pas un mot. En sortant de la prison pour aller à l’échafaud, il dit aux deux gendarmes qui le suivaient de très près : « Croyez-vous donc que je songe à m’évader ? Non, marchons, je ne crains pas la guillotine. »

Arrivé sur la place Saint-Thomas, au pied de l’échafaud, comme un assistant voulait l’aider à y monter : « Je vous remercie, lui dit-il ; je n’ai pas besoin qu’on m’aide, je monte seul à l’autel. » Le bourreau, en le liant sur la planche, lui donnait de grands coups de genoux, criant : « Calotin, tu n’échapperas pas. » Il le serrait avec tant de force, qu’il arracha au patient un cri de douleur, suivi bientôt de ceux de : « Vive Jésus ! Vive Marie ! Vive le roi ! » Soit maladresse, soit raffinement de cruauté, le bourreau, à la première tombée du couteau, enleva seulement une partie du visage de M. Saint-Pez. À la seconde fois, il ne coupa qu’une partie de la tête. Un cri d’indignation s’éleva parmi les assistants, et un militaire, s’avançant le sabre à la main vers l’exécuteur, dit à ce misérable : « Scélérat, si tu n’achèves, je te plonge mon sabre dans le corps. » À la troisième fois, la tête tomba 21.

 

 

 

IV

 

 

À côté de ces prêtres, morts sur l’échafaud, combien de leurs confrères furent fusillés ou massacrés ! De ceux-là encore, j’en veux citer quelques-uns.

M. Josse, curé de la trêve de Caurel, fut fusillé par de soi-disant patriotes 22.

L’abbé Oly, chapelain de la chapelle de Saint-Cado, en Sévignac, bien qu’ayant refusé le serment, n’avait pas voulu quitter le pays. Une nuit, les révolutionnaires envahirent sa maison et le massacrèrent 23.

L’abbé Loie, diacre à Étables, secondait autant que possible le ministère de l’abbé Tréguy, caché dans la paroisse. Les bleus le surprirent, blotti dans un buisson ; un de ces forcenés le fusilla comme un lièvre au gîte 24.

Le recteur de Plourin, M. François Le Goff, avait cherché un abri et un refuge chez l’un de ses frères, à Saint-Martin. Il fut dénoncé et il essaya alors de s’évader, mais les patriotes déchargèrent sur lui leurs fusils et le tuèrent dans un jardin du bourg 25.

Dom Mathurin Poisson, prêtre habitué, fut tué à Plémet par le chef d’une colonne mobile. C’est à Plémet également que fut tué l’abbé Chapel. Comme il revenait de visiter un malade au village du Hâ, il fut surpris par des soldats. Il voulut se débarrasser de son bréviaire et le jeta dans les buissons. Le reconnaissant pour prêtre à son livre, les soldats l’assommèrent à coups de crosses de fusil. Ils le mutilèrent tellement qu’on fut obligé d’aller chercher un drap de lit pour le transporter dans sa maison 26.

À Saint-Gouëno, l’abbé Le Veneur de la Ville-Chapron exerçait secrètement le saint ministère. Un jour, il se disposait à partir pour célébrer la messe dans le voisinage, lorsque passe une colonne mobile. Le commandant l’interroge, examine son laissez-passer et lui dit : « Citoyen, suis-moi. » L’abbé obéit. Arrivé à cent mètres de sa demeure, il est, sans autre forme de procès, adossé à une épine et tué de deux balles 27.

Tous ces assassinats avaient eu lieu sous la Convention. Sous le Directoire on continua de fusiller les prêtres.

L’abbé Belouart, recteur de Lanrelas, fut massacré, le 6 janvier 1796. Voici, d’après un vieux registre, la relation de sa mort :

« De retour à sa paroisse, il continua d’exercer ses fonctions jusqu’en 1796, le 6 janvier, où il fut pris par les contre-chouans, accompagnés de quelques soldats républicains qui le renfermèrent d’abord dans une chapelle qui se trouvait dans le bourg (cimetière actuel), et, la nuit bien avancée, ils le firent sortir pour le mener dans un champ voisin où ils le massacrèrent à coups de baïonnettes. Tout son corps était tellement percé de coups dans le dos, dans la tête, dans les côtés et dans le ventre, que ses intestins en sortaient. Quand les barbares l’entendaient prononcer le nom de Jésus et de Marie, ils s’écriaient : « Ah ! le sacré b..., il prononce encore le nom de Jésus ! Enfonce-lui donc plus avant ta baïonnette. » Au rapport même des meurtriers, plus il prononçait le nom de Jésus, plus il recevait de coups de baïonnettes. En le conduisant au lieu de son supplice, ils avaient tous en main des chandelles allumées, comme marque de leur triomphe. Le lendemain matin, ils revinrent voir ce que l’on avait fait, et tirèrent sur ceux qui étaient à l’ensevelir, dont l’un fut blessé très dangereusement à la hanche par une balle 28. »

En 1796 également, une colonne mobile venue de Broons fusilla M. Paul de Rabec, docteur en théologie, chanoine de la collégiale de Saint-Guillaume à Saint-Brieuc, qui, retiré au Val-Martel, en Mégrit, y remplissait avec zèle ses devoirs sacerdotaux. « Soldats qui devez me fusiller, dit-il aux hommes, venez m’embrasser, je vous pardonne ma mort. » L’un d’eux fut ému par tant de grandeur d’âme et refusa de tirer. Mais les autres massacrèrent le généreux confesseur de la foi devant sa maison, et le dépouillèrent complètement. Une croix indique encore le lieu du martyre 29.

L’abbé Garnier, de la paroisse du Quiou, ne s’était pas expatrié. Un jour de l’année 1796, comme il se rendait auprès d’un malade en danger de mort, ses cheveux blancs et son front vénérable le font reconnaître pour un prêtre par des soldats qui courent à sa poursuite. Il salue le premier qui l’aborde, mais pour toute réponse il reçoit un coup de fusil. La balle lui perce la joue et lui ressort par la bouche. D’une main il prend son mouchoir et il le met sur sa joue pour recevoir le sang, et de l’autre il donne sa montre d’or à son assassin. Un autre soldat arrive et lui casse la tête 30.

En 1797, après le 18 fructidor, la persécution sévit avec plus de fureur que jamais.

L’abbé Méheust, qui avait d’abord émigré, puis était revenu avant le 18 fructidor, se tenait caché dans les environs de Lamballe. Il était dans la métairie de la Tronchais, en la commune de Morieux, avec M. André, receveur de cette paroisse, quand ils furent avertis de l’approche d’une colonne mobile. M. Méheust tomba aux mains des Bleus, qui le fusillèrent au moment où il s’agenouillait devant une croix au bord du chemin : elle a conservé son nom, la Croix-Méheust 31.

M. Mathurin Georgelin, prêtre de Plœuc, périt en 1798. Élevé au sacerdoce depuis la Révolution, rapporte M. Tresvaux, il se montrait animé d’un zèle que la longue durée de la persécution n’avait pu ralentir. On le nommait le François-Xavier du pays. Un jour qu’il s’était rendu dans un village de la paroisse de Plessala pour assister un mourant, survint tout à coup une bande de contre-chouans. Ils arrachèrent M. Georgelin d’auprès de son malade, le traînèrent à quelque distance et le fusillèrent. Il n’était âgé que de 27 ans 32.

Dans la nuit du 8 au 9 septembre 1798, eut lieu à Plémy le meurtre de l’abbé Mathurin Cochon, le prêtre courageux, dont j’ai dit plus haut le zèle et la vaillance. Resté constamment dans le pays, « il parcourait un peu témérairement, dit le registre de Plémy, ou du moins insouciamment, de jour et de nuit, toutes les paroisses des environs ». Il fut arrêté le 6 septembre, dans un jardin du village de Launay-Geffray, en Plumieux, à environ un quart de lieue de la Trinité-Porhoët. On l’emmena à la Trinité, puis à Loudéac, où on lui annonça qu’il allait être conduit à Saint-Brieuc pour y être jugé. En passant au Pontgamb, pendant que les soldats buvaient dans une auberge, une petite fille s’approcha, un morceau de pain à la main, de la charrette où était le prêtre.

« Ma petite, lui demanda-t-il, veux-tu me donner un peu de ton pain ? – Oh ! oui, répondit-elle, tenez. – Tu vois bien, reprit-il, que je ne peux pas, j’ai les mains liées. » Alors la fillette lui présenta à la bouche son pauvre morceau de pain. « Merci, lui dit-il, ma petite, le bon Dieu te bénira pour ce que tu viens de faire. »

Sur ces entrefaites, arrive un des plus fameux assermentés du pays, le citoyen Lalléton : « Faites le serment, dit Lalléton, et je vous assure la vie. – Non, non, répondit le prisonnier, je n’ai pas tant souffert jusqu’à cette heure pour me damner en ce moment. – Eh ! bien, faites votre devoir », dit l’assermenté aux soldats.

Arrivés au village de la Tantouille, en Plémy, la troupe le conduisit à quelques pas sur la route de Moncontour et le fusilla 33.

On fusillait encore en 1799, à la veille même du 18 brumaire. À Saint-Gouéno, l’abbé Loncle fut fusillé par une colonne mobile. Une croix en granit indique aujourd’hui le lieu du crime 34. À Tréfumel, l’abbé Frin fut tué par quatre malheureux Dinannais. Le meurtre eut lieu à la métairie de la Ville-Davy, où les misérables assassins avaient appris qu’il disait la messe tous les dimanches 35.

Le Directoire ne guillotinait plus les prêtres, si ce n’est par la guillotine sèche, en les faisant périr sur les pontons ou en les envoyant mourir à la Guyane ; mais, en France même, il les traduisait devant des commissions militaires, qui les faisaient fusiller.

Dans son livre sur le 18 Fructidor, M. Victor Pierre 36 a donné la liste des condamnations à mort prononcées par les diverses commissions militaires instituées par Barras et cet excellent La Révellière-Lépeaux, qui affirme, dans ses Mémoires, n’avoir pas fait verser une goutte de sang. Les prêtres dont le nom figure sur cette liste sont au nombre de quarante et un. Mais les recherches les plus consciencieuses sont toujours courtes par quelque endroit. Voici que je trouve, au tome Ier, page 53, du Diocèse de Saint-Brieuc pendant la période révolutionnaire, le texte d’un jugement que n’a pas connu M. Victor Pierre. C’est le jugement rendu le 16 nivôse an VI (5 janvier 1798) par la Commission militaire séant à Port-Brieuc (ci-devant Saint-Brieuc) et condamnant à mort l’abbé Pierre Corbel, curé de la paroisse de Pestivien, canton de Duault, département des Côtes-du-Nord.

Les deux volumes auxquels je viens d’emprunter ces notes renferment bien d’autres documents importants et bien d’autres souvenirs précieux. Je signalerai en particulier ceux qui se rattachent à la paroisse de Gommené 37. « Ils ont, écrivait récemment un des rédacteurs des Études publiées par des Pères de la Compagnie de Jésus, un air de vérité pittoresque, dont aucune œuvre d’imagination ne pourrait surpasser la couleur locale 38. » Les Notes et Documents sur la paroisse de Dinan 39 méritent aussi une mention spéciale ; c’est une page d’histoire locale d’un intérêt considérable.

En somme, voilà encore un livre excellent, une contribution importante à l’Histoire religieuse de la Révolution française. Il est vivement à désirer que les autres diocèses de France et particulièrement ceux de Bretagne ne restent pas en arrière de l’exemple qui vient d’être si heureusement donné par les prêtres du diocèse de Saint-Brieuc.

 

 

24 mars 1897.

 

 

Edmond BIRÉ, Le clergé de France

pendant la Révolution (1789-1799),  1901.

 

 

 

 

 

 



1 Le diocèse de Saint-Brieuc pendant la période révolutionnaire. Notes et documents. Deux volumes in-8. À Saint-Brieuc, imprimerie-librairie de René Prud’homme, 1897.

2 Tome Ier, p. 43.

3 Tome Ier, p. 332.

4 Tome II, p. 21.

5 Tome II, p. 108.

6 Tome II, p. 139.

7 Tome II, p. 228.

8 Tome II, p. 386.

9 Tome II, p. 217.

10 Tome Ier, p. 275.

11 Tome II, p. 322.

12 Les Confesseurs de la Foi dans l’Église gallicane à la fin du XVIIIe siècle, ouvrage rédigé sur des Mémoires authentiques, par l’abbé Carron, tome III, p. 10.

13 Les Confesseurs de la Foi, tome III, p. 1.

14 Le Diocèse de Saint-Brieuc, tome II, p. 362.

15 Tome II, p. 48.

16 Tome II, p. 178.

17 Tome II, p. 44.

18 Voir la remarquable monographie publiée en 1879 par M. Hippolyte de la Grimaudière sous ce titre : La commission Brutus-Magnier à Rennes.

19 La justice révolutionnaire, par M. BERRIAT-SAINT-PRIX, tome I, p. 221.

20 Le Diocèse de Saint-Brieuc, tome Ier p. 291.

21 Le Diocèse de Saint-Brieuc, tome Ier, p. 232. – Dans les Confesseurs de la Foi, tome III, p. 16-39, l’abbé CARRON a donné sur la vie et la mort de M. Saint-Pez des détails beaucoup plus complets, et qu’il eût peut-être été bon de reproduire, dans le Diocèse de Saint -Brieuc, au moins en partie.

22 Le Diocèse de Saint-Brieuc, tome II, p. 447.

23 Tome Ier, p. 38.

24 Tome Ier, p. 245.

25 Tome Ier, p. 73.

26 Tome Ier.

27 Tome Ier, p. 310.

28 Tome Ier, p. 42.

29 Tome Ier, p. 35.

30 Histoire de la persécution révolutionnaire en Bretagne, par l’abbé TRESVAUX.

31 Le Diocèse de Saint-Brieuc, tome Ier, p. 284.

32 Tome II, p. 289.

33 Registres de Plémy. – Tome II, p. 285.

34 Tome Ier, p. 320.

35 Tome Ier, p. 303.

36 Le 18 Fructidor, par Victor PIERRE, p. 462. – Voir aussi, du même auteur, la Terreur sous le Directoire et la Déportation ecclésiastique sous le Directoire.

37 Le Diocèse de Saint-Brieuc, tome II, pages 72-84.

38 Études, livraison du 20 février 1897.

39 Le Diocèse de Saint-Brieuc, tome Ier, pages 82-189.

 

 

 

 

 

 

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