Du romantisme dans ses rapports

avec le catholicisme

 

M. VICTOR HUGO.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

A. BONNETTY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dominés, jusqu’à ce moment, par le désir de prouver l’assertion, un peu hasardée au premier coup d’œil, que les Sciences, même les plus profondes et les plus exactes, revenaient à la Religion, nous nous sommes livrés, avec un peu trop d’abandon peut-être, à la poursuite de ces sciences vagabondes, glorieux de les faire connaître à nos amis, et assurés toujours de plaire assez en nous montrant utiles à la cause qui fait notre amitié. Partant avons nous un peu délaissé la littérature.

Cependant, à Dieu ne plaise que l’on puisse croire que nous ne voulions pas nous en occuper, et que moroses, comme un ancien philosophe, nous chassions les poètes de notre cité. La littérature est l’expression de la société, cela est vieux de vérité. Or, si la littérature est l’expression de la société, comment pourrions-nous, en la négligeant, laisser une des faces de la société sans la considérer.

Car il ne faut pas que nous nous en cachions : nous, Catholiques, nous ne prétendons rien moins que d’être les hommes du siècle ; oui, les véritables hommes du siècle, et parce que c’est pour nous que s’agite ce siècle, et parce que c’est en nous seulement, en nos doctrines, en notre foi, qu’il trouvera la paix, le repos, le bonheur, biens célestes que nous avons en dépôt, ou en espérance, et qui ne peuvent se trouver qu’en nous, ou avec nous.

Nous sommes donc les hommes du siècle, et nous voulons connaître tous ceux qui vivent avec nous : amis, nous les attacherons encore plus à nous en leur disant notre sympathie ; ennemis, nous leur parlerons, nous les consolerons, nous les aimerons ; et nous verrons si à nos voix de frères, ils ne sauront répondre qu’avec antipathie ou colère.

Parmi ces hommes du siècle, il en est dont la voix est plus douce, les pensées plus brillantes, la mission plus glorieuse, et ce sont ceux aussi que nous aimons davantage. Les poètes ont le droit de nous être plus particulièrement chers, parce que nous avons, nous, en qualité de fils de Dieu et de l’Église, des titres de parenté et de fraternité qu’il nous importe de constater et de produire au grand jour.

Jadis Platon au nom de la philosophie païenne, et au nom de la Chose-Publique aussi, chassait les poètes de la Cité, après les avoir couronnés de fleurs, comme des victimes qu’il dévouait à cette divinité, cruelle, sauvage, égoïste, toujours sanguinaire, sous la protection de laquelle était placée la Cité ou l’église païenne. Mais il ne saurait en être ainsi de l’Église chrétienne, fille et épouse d’un Dieu-homme, mère tendre, charitable, compatissante, dévouée, de tous les hommes.

Au contraire, on croirait que dans cette vallée de larmes, tandis que l’homme pleure courbé sous le joug d’Adam, l’Église, pour le consoler, et pour alléger ou déguiser sa peine, a retenu les chants de tous les âges pour les chanter tous les jours à ses enfants. Aussi est-elle par dessus toutes les autres sociétés la Reine des chants et des cantiques. Elle chante dans ses joies et dans ses douleurs, dans ses prières et dans ses actions de grâces. Elle chante sur l’homme vivant, et puis elle chante encore sur l’homme mort. Toujours elle chaule, sa voix n’est qu’un perpétuel cantique.

Or dans sa bouche, elle qui sait comment il faut parler à Dieu pour se rendre son oreille propice, elle qui a appris l’étiquette de cette Cour, et la mesure des paroles qui s’y profèrent, ceci est d’une grande instruction ; il y a sacrement et mystère.

Réfléchissons plus profondément.

Voici un fait : maintenant, non-seulement l’Église chrétienne, mais tous les peuples, tout l’univers parle à Dieu, avec harmonie, rythme et mesure. Avant, plus nous remontons à travers les âges, plus nous nous rapprochons de Dieu, plus nous trouvons de chants et de poésie dans la bouche des hommes. Car, entendez : à mesure que vous vous rapprochez davantage du commencement, votre oreille est frappée davantage de l’universalité des chants : les premiers monuments de l’histoire des peuples sont des chants ; les peuples ont d’abord chanté, ils ont écrit ensuite 1. Après la vie, au-delà des siècles, ce que nous en savons, c’est que les chants y seront continués ; l’hosanna, l’alleluia, le trisagion, seront éternels. Réfléchissons, encore un coup, il y a ici sacrement et mystère. – Qui sait ? La poésie est peut-être la voix primitive de l’humanité, cette voix que Dieu avait donnée à l’homme. Dans notre état primitif, nos paroles étaient de la poésie, et nos discours des hymnes. Et en effet, si l’harmonie, la mesure, si une ravissante douceur et une divine et irrésistible puissance, constituent la poésie, quel torrent de poésie que ces paroles par lesquelles Dieu se communiqua à sa créature, lorsqu’il lui montra la beauté de ses œuvres ! Quelle poésie dans cette voix des anges qui venaient converser avec les hommes ! Qui sait ? Nous venons de trouver l’explication de cette parole, qui retentit encore dans tout le monde, que la poésie est le langage des dieux, et que le poète est un prophète, un voyant, un inspiré d’en haut.

Nous, enfants déchus de ce monde divinement ordonné, et descendants déshérités de ces poètes vraiment remplis de l’esprit de Dieu, nous avons perdu l’usage de ce rythme primitif. Notre langage est un langage brisé, soluta oratio, comme on le dit encore en latin. Les inspirations natives ont cessé. Mais il nous reste encore à peu près le souvenir de tous les titres de notre noblesse ; çà et là se voient encore les traces de notre prospérité passée. Aussi, de loin en loin, sans qu’on sache pourquoi, il se trouve quelqu’un de nos frères, qui se sent intérieurement saisi, dominé, rempli de l’esprit poétique. Ne lui demandez pas à lui-même, pourquoi ? Il ne sait, il ne se connaît pas ; seulement, il se frappera le front, et vous dira : « J’ai quelque chose là ; il faut que je chante. » Il chante donc.

Quelquefois ses paroles sont sans douceur, sans force, sans vertu, elles n’excitent aucun souvenir dans l’esprit, aucune sympathie dans le cœur de l’homme, et alors on dit que l’inspiration est fausse. Mais d’autres fois l’inspiration est vraie : ses paroles ont une harmonie qui nous charme, une pureté qui nous ravit. On le dit sans hésiter : elles sont célestes.

Et alors chacun de nous l’écoute, le comprend, le goûte. Car si nous avons perdu le rythme, au moins nous avons conservé un reste de sentiment de la belle et bonne poésie. Ce goût et ce discernement sont indépendants des règles. Que l’on nous parle de Dieu, de la vertu, de l’innocence, du bonheur, notre oreille se fait tout-à-coup attentive ; notre âme, engourdie, secoue ce poids du corps ; comme un captif qui croit qu’on l’appelle à la liberté, elle se lève et regarde, à l’orient et à l’occident, pour voir d’où lui vient cette voix amie, presque connue : il lui semble se souvenir, il lui semble voir une forme, une de ces formes qui lui parlaient au cœur, alors que sa conversation était avec les anges.

Telle est la manière dont nous, chrétiens, envisageons la poésie ; tel est aussi le fond de notre critique littéraire.

On comprend déjà la raison de cet usage de notre Église de ne parler à Dieu ou aux hommes qu’avec des chants, et aussi de notre sympathie pour les poètes. On voit encore qu’il nous appartient essentiellement de nous occuper de la littérature, et surtout de celle de notre temps : avec nos règles de critique toute chrétienne, nous désirons chercher s’il est quelque vrai poète, quelque divine inspiration.

Dans ces littératures de notre âge, il y en a une qui fait en ce moment beaucoup de bruit, objet de grande division, et de longues disputes. C’est le Romantisme. Il y a un auteur véritable signe de contradiction, que les partis attaquent ou défendent, vénèrent ou dédaignent avec une égale passion : c’est M. Victor Hugo.

Or comme, fort de nos principes, nous ne savons reculer devant aucune question, ni craindre devant aucun nom, c’est du Romantisme dès l’abord que nous voulons parler, et à M. Victor Hugo le premier, que nous allons nous attaquer.

Reconnaissons d’abord que le Romantisme est assez mal connu. Comment en serait-il autrement ? Diversement exploité par ceux qui en sont les chefs ou les partisans, il a été défiguré encore par les journaux, qui, la plupart, lui ont été jusqu’ici fortement hostiles,  et ne l’ont fait connaître à leurs lecteurs que par la citation de ce qu’il y avait de plus choquant, donnant les écarts de quelques auteurs pour le système même : c’est ainsi déchiré qu’il a été soumis à l’examen des provinces. D’où il est arrivé que les gens de goût, et tous ceux qui prétendent en avoir, se sont élevés contre lui. Plusieurs autres causes en ont éloigné aussi les catholiques, ces hommes auxquels nous nous adressons plus particulièrement ; d’abord, parce qu’ils ont vu que la plupart de ceux qui le défendaient, étaient précisément ceux qui étaient séparés de la religion, ceux dont les hommes religieux avaient à se plaindre. Ils ont vu aussi que la jeunesse, cette jeunesse qui, au sortir des collèges de l’Université, abandonne avec tant d’insouciance et de légèreté la foi et les pratiques de ses pères, embrassait avec ardeur la cause du romantisme ; enfin, M. Victor Hugo étant venu déclarer que le Romantisme était le Libéralisme en littérature 2, et le libéralisme, par la manière dont il est exploité par quelques libéraux, étant le juste épouvantail d’un grand nombre de chrétiens, alors ceux-ci ont cru devoir le renier ouvertement comme dangereux pour la religion même. D’où il est arrivé que les littérateurs ont formé deux camps fort distincts : celui des romantiques et celui des classiques. Dans l’un se sont mis les hommes réputés du siècle et du mouvement : la plus grande partie de la jeunesse et de ceux qui se disent à idées nouvelles ; et dans l’autre, les hommes catholiques, nos amis, se sont résignés à se ranger sous la domination de classiques, en compagnie de quelques littérateurs de la révolution et de l’empire, et de ceux qui dans ce temps tiennent à tout ce qui se faisait il y a seulement cent ans. Ainsi la littérature est devenue une nouvelle cause de scission, d’éloignement et de séparation.

Or, nous désirons, nous voulons essayer de faire cesser cet état de dissidence.

Nous croyons donc bien utile de fixer l’attention de nos lecteurs sur le romantisme ; car nous espérons leur prouver qu’il n’a rien d’hostile pour nos doctrines ; au contraire que ce qui constitue essentiellement la nouveauté de cette littérature est en tout favorable au catholicisme. Et ici, nous n’iront point invoquer la grande autorité de M. de Chateaubriand, ni rappeler à nos lecteurs les pages admirables du Génie du Christianisme, que l’on reconnaît généralement comme le premier exemple et le premier modèle de ce genre de littérature. Nous laisserons aussi pour le moment notre poète, le poète des Méditations et des Harmonies, à la voix si douce, si pure, si chaste, si brillante et si religieuse. Notre tâche serait trop facile ; et puis il resterait peut-être quelques doutes dans l’esprit de quelques jeunes gens, qui ont choisi un autre pour chef ou pour enseigne. C’est dans les écrits de M. Victor Hugo que nous allons puiser la théorie, si je puis parler ainsi, de cette nouvelle école.

Commençons d’abord par avouer qu’il y avait quelque chose qui affligeait un esprit chrétien dans les poésies du XVIIe et du XVIIIe siècle ; c’était l’usage et l’abus que faisaient les poètes des croyances de la mythologie païenne. Cet abus datait d’assez loin. Nous nous sommes déjà plaints du mal qu’avait fait à la société chrétienne, l’introduction dans les études des auteurs grecs et païens 3. Éblouis de la forme, les savants, plus d’une fois, ne s’étaient pas aperçus qu’ils adoptaient, en partie, même le fond. Car, comme le disent les scolastiques, la forme n’est pas sans le fond.

On connaît quel ridicule – on a souvent dit avec raison, quel sacrilège – mélange fut fait, dans les poésies des XVe et XVIe siècles, des dieux et des déesses du paganisme avec les noms sacrés renfermés dans la Bible. Il n’était pas rare de voir les satyres et les faunes dans la compagnie des démons ; Jupiter, Mercure, Apollon, mis en présence des saints et de Dieu même, et Pallas, Diane, Vénus, se mêlant aux chastes chœurs de nos Martyres et de nos Vierges, et adressant quelquefois la parole à la Reine des vierges et des anges.

On réclama, et avec raison, contre cet abus de la mythologie et cet oubli de toutes les convenances, mêmes littéraires. Rollin, qui, certes, est assez désintéressé dans la défense du Romantisme, reprocha avec beaucoup de bon sens et de raison aux littérateurs de son temps cette espèce d’apostasie 4. Bossuet lui-même, suivant l’exemple de S. Augustin, éleva sa grande voix, et réprimanda vertement Santeuil, ce doxographe du Bréviaire parisien, qui avait introduit la déesse Pomone dans les jardins de sa poésie chrétienne.

Mais ces reproches et ce blâme ne produisirent qu’une seule chose ; c’est que Dieu, les anges, les saints et les saintes furent bannis entièrement des poèmes des chrétiens ; Apollon et toutes les divinités païennes détrônèrent le Dieu de l’Évangile, et furent réintégrés, en littérature, sur leurs anciens autels. Le scrupuleux disciple de Port-Royal, Boileau, avec la grave autorité qu’il s’était faite, en consigna l’arrêt dans son Art poétique. Dans la poésie épique, dit-il,

 

        Chaque Vertu devient une Divinité,

        Minerve est la Prudence, et Vénus la Beauté.

        Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre,

        C’est Jupiter armé pour effrayer la terre.

        Un orage terrible aux yeux des matelots,

        C’est Neptune en courroux, qui gourmande les flots ;

        Écho n’est plus un son qui dans l’air retentisse,

        C’est une Nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse 5.

 

C’est là ce qu’on trouva de mieux en littérature dix-sept siècles après que Jésus était venu faire connaître le Père aux enfants des hommes.

Quant aux idées chrétiennes, il disait :

 

        De la foi d’un chrétien les mystères terribles

        D’ornements égayés ne sont point susceptibles....

        Et quel objet enfin à présenter aux yeux,

        Que le Diable toujours hurlant contre les cieux.

 

Telle fut la décision du Maître ; et l’on vit alors une chose inouïe, une religion et des croyances étrangères, absurdes, païennes, remplacer, chez un peuple spirituel et ami des convenances, la foi et les croyances chrétiennes. Que l’on rappelle toute cette littérature légère, toutes ces prétendues fleurs de poésie, tous ces poèmes réputés épiques de nos deux derniers siècles, et l’on verra comment tout s’y fait par l’intervention et sous l’invocation des divinités païennes ; Apollon y inspire seul les poètes, et la femme chrétienne, la fille d’Ève, la compagne de l’homme, disparaît sous le nom et sous les traits de Diane, de Vénus, des Grâces, des Muses, etc., etc.

Nous le disons avec réflexion et conscience ; une pareille influence dans la littérature est un déshonneur pour notre foi, une honte pour nous, chrétiens, pour nous, ayant devant nos yeux les divins poèmes de nos livres sacrés, les chants de notre Église, ces chants si doux, si gracieux, si religieux, chantés dans le monde bien avant qu’il fût question de divinités païennes et de littérature grecque et romaine.

On conçoit que nous recevions avec reconnaissance une poésie qui délivrât notre esprit et notre cœur de l’influence de ces dieux et de ces déesses, qui ont si longtemps sali les annales du genre humain, et qui confondent encore le philosophe, qui recherche la cause de leur règne.

Or, nous allons étonner bien de nos lecteurs en leur apprenant que c’est la tâche qu’a entreprise le Romantisme.

Déjà Mme de Staël, qui, la première, a prononcé le nom de littérature romantique en France, avait dit, « que la division du genre classique et du genre romantique se rapportait aux deux grandes ères du monde, celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi 6. »

Voyons comment M. Victor Hugo développe cette idée, et explique la nouvelle ère qui se leva pour la poésie par la prédication de l’Évangile.

« Une religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse an cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d’une civilisation décrépite, dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la Morale. Et d’abord pour premières vérités, elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée ; qu’il y a en lui un animal et une intelligence ; une âme et un corps ; en un mot qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde partant de l’homme pour finir à Dieu.

» Une partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains sages de l’antiquité, mais c’est de l’Évangile que date leur pleine, lumineuse et large révélation. Les écoles païennes marchaient à tâtons dans la nuit, s’attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté et rendaient plus grande l’ombre de l’autre. De là tous les fantômes créés par la philosophie ancienne. Il n’y avait que la sagesse divine qui pût substituer une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le CHRIST, c’est le jour.

» Du reste, rien de plus matériel que la théogonie ancienne. Loin qu’elle ait songé, comme le christianisme, à diviser l’esprit du corps, elle donne forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d’un nuage pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment. On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement. Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur une enclume, et l’on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le monde à une chaîne d’or ; son soleil monte un char à quatre chevaux, son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le globe ; son ciel est une montagne.

» Ainsi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile, rapetisse la divinité et grandit l’homme. Les Héros d’Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps ; un abîme entre l’âme et Dieu.

» À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventurés, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse : la Mélancolie. Et en effet le cœur de l’homme, jusqu’alors engourdi par des cultes purement hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne pas s’éveiller et sentir germer en lui quelque faculté inattendue, au souffle d’une religion humaine, parce qu’elle est divine, d’une religion qui fait de la prière du pauvre la richesse du riche, d’une religion d’égalité, de liberté, de charité ? Pouvait-il ne pas voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis que l’Évangile lui avait montré l’âme à travers les sens, l’éternité derrière la vie ?

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» Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle : sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu’alors, et qu’on nous pardonne d’exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu’alors, agissant en cela même comme le polythéisme et la philosophie antique, la Muse purement épique des anciens n’avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l’art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau : type d’abord magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est systématique, devenu dans ces derniers temps faux, mesquin et conventionnel. Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut ; elle sentira que tout, dans la création, n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue du Créateur ; si c’est à l’homme à rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si l’art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l’homme, la vie, la création ; si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son ressort, si enfin, c’est le moyen d’être harmonieux que d’être incomplet. C’est alors que l’œil fixé sur des évènements tout à la fois risibles et formidables et sous l’influence de cet esprit de mélancolie chrétienne, et de critique philosophique que nous observions tout à l’heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient.

» Aussi voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Celte forme, c’est la comédie.

» Et ici, qu’il nous soit permis d’insister ; car nous venons d’indiquer le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre avis, l’art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou, pour nous servir de mots plus vagues mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature classique 7. »

Ainsi telle est l’idée fondamentale du Romantisme : « Substituer aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne, les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne 8. » 

C’est ce que M. Victor Hugo a voulu essayer dans les deux volumes des Odes et Ballades. Notre tâche n’est pas ici de les analyser avec des yeux d’académicien, mais d’en pénétrer l’esprit ; or, nous le disons avec reconnaissance, l’inspiration chrétienne plane sur toutes ces poésies, et plus d’une fois nous nous sommes reposés dans cette lecture avec un vif sentiment de joie, en voyant notre Bible, nos cérémonies, nos mœurs, nos espérances, nos croyances, nos joies, nos douleurs chrétiennes décrites, ou plutôt chantées avec un rare talent. Nos lecteurs éprouveront les mêmes sensations en parcourant la Vision ; – le Repas libre ; – la Liberté, qui a pour épigraphe : Christus nos liberavit ; – la Mort de Mlle de Sombreuil ; – Moïse sur le Nil ; – le Dévouement, qui finit par ces beaux vers :

 

        Car l’Ange du martyre est le plus beau des anges,

                  Qui portent les âmes au ciel.

 

L’Âme, chant rempli de la douce spiritualité de l’Évangile :

 

        Toi, – puisses-tu bientôt, secouant ma poussière,

        Retourner radieuse au radieux séjour !

        Tu remonteras pure à ta source première,

        Et, comme le soleil emporte la lumière,

                  Tu n’emporteras que l’amour.

 

 – L’Ante-Christ ; – JéhovahRegret ; – au vallon de Cherisy ; – à l’Ombre d’un enfant, avec cette épigraphe : qui es in cælis ; – le Voyage ; – la Promenade ; – les Rêves.

Mais pour faire encore mieux ressortir, et cette première idée de M. Victor Hugo, et la manière dont il la met en œuvre, nous citerons, en entier, l’ode intitulée la Lyre et la Harpe 9, où il a mis en opposition, et en présence, le langage, les images et les pensées des deux littératures : comparons attentivement les profanes accents de la Lyre, à la céleste harmonie de la Harpe.

 

                                      LA LYRE.

 

      Dors, ô fils d’Apollon, ses lauriers te couronnent,

      Dors en paix ! les neuf Sœurs t’adorent comme un roi ;

      De leurs cœurs nébuleux les songes t’environnent ;

              La lyre chante auprès de toi !

 

                                    LA HARPE.

 

      Éveille-toi, jeune homme, enfant de la misère !

      Un rêve ferme au jour les regards obscurcis,

      Et pendant ton sommeil un indigent, un frère,

              À ta porte en vain s’est assis !

 

                                      LA LYRE.

 

              Ton jeune âge est cher à la gloire.

              Enfant, la Muse ouvrit tes yeux,

              Et d’une immortelle mémoire

              Couronna ton nom radieux ;

              En vain Saturne te menace :

              Va, l’Olympe est né du Parnasse,

                  Les poètes ont fait les dieux !

 

                                    LA HARPE.

 

              Homme, une femme fut ta mère ;

              Elle a pleuré sur ton berceau.

              Souffre donc. Ta vie éphémère

              Brille et tremble, ainsi qu’un flambeau.

              Dieu ton maître, a d’un signe austère,

              Tracé ton chemin sur la terre.

              Et marqué ta place au tombeau.

 

                                      LA LYRE.

 

      Chante. Jupiter règne, et l’univers l’implore ;

      Vénus embrase Mars d’un souris gracieux ;

      Iris brille dans l’air, dans les champs brille Flore ;

      Chante : les immortels, du couchant à l’aurore,

              En trois pas parcourent les cieux !

 

                                    LA HARPE.

 

      Prie ! il n’est qu’un vrai Dieu, juste dans sa clémence,

      Par la fuite des temps sans cesse rajeuni.

      Tout s’achève dans lui, par lui tout recommence.

      Son être emplit le monde ainsi qu’une âme immense ;

              L’Éternel vit dans l’infini.

 

                                      LA LYRE.

 

              Ta douce muse à fuir t’invite.

              Cherche un abri calme et serein ;

              Les mortels, que le sage évite.

              Subissent le siècle d’airain.

              Viens ; près de tes lares tranquilles,

              Tu verras de loin dans les villes

              Mugir la discorde aux cent voix.

              Qu’importe à l’heureux solitaire,

              Que l’Autan dévaste la terre,

              S’il ne fait qu’agiter ses bois !

 

                                    LA HARPE.

 

              Dieu, par qui tout forfait s’expie,

              Marche avec celui qui le sert.

              Apparais dans la foule impie,

              Tel que Jean, qui vint du désert.

              Va donc, parle aux peuples du monde :

              Dis-leur la tempête qui gronde,

              Révèle le juge irrité.

              Et, pour mieux frapper leur oreille,

              Que ta voix s’élève, pareille

              À la rumeur d’une cité.

 

                                      LA LYRE.

 

      L’aigle est l’oiseau du dieu qu’avant tous on adore.

      Du Caucase à l’Athos l’aigle planant dans l’air,

      Roi du feu qui féconde et du feu qui dévore,

      Contemple le soleil et vole sur l’éclair !

 

                                    LA HARPE.

 

      La colombe descend du ciel qui la salue,

      Et, voilant l’Esprit-Saint sous son regard de feu,

      Chère au vieillard choisi comme à la vierge élue,

      Porte un rameau dans l’arche, annonce au monde un Dieu.

 

                                      LA LYRE.

 

      Aime ! Éros règne à Guide, à l’Olympe, au Tartare.

      Son flambeau de Sestos allume le doux phare,

      Il consume Ilion par la main de Pâris.

      Toi, fuis de belle en belle, et change avec leurs charmes.

              L’Amour n’enfante que des larmes ;

              Les Amours sont frères des Ris !

 

                                    LA HARPE.

 

      L’Amour divin défend de la haine infernale.

      Cherche pour ton cœur pur une âme virginale ;

      Chéris-la, Jéhovah chérissait Israël.

      Deux êtres que dans l’ombre unit un saint mystère,

              Passent en s’aimant sur la terre

              Comme deux exilés du ciel !

 

                                      LA LYRE.

 

              Jouis ! c’est au fleuve des ombres

              Que va le fleuve des vivants.

              Le sage, s’il a des jours sombres,

              Les laisse aux dieux, les jette aux vents.

              Enfin, comme un pâle convive,

              Quant la mort imprévue arrive.

              De sa couche il lui tend la main ;

              Et, riant de ce qu’il ignore,

              S’endort dans la nuit sans aurore,

              En rêvant un doux lendemain !

 

                                    LA HARPE.

 

              Soutiens ton frère qui chancèle,

              Pleure si tu le vois souffrir ;

              Veille avec soin, prie avec zèle,

              Vis en songeant qu’il faut mourir.

              Le Pécheur croit, lorsqu’il succombe,

              Que le néant est dans la tombe,

              Comme il est dans la volupté ;

              Mais quand l’Ange impur le réclame,

              Il s’épouvante d’être une âme,

              Et frémit de l’éternité !

 

      Le poète écoutait, à peine à son aurore,

      Ces deux lointaines voix qui descendaient du ciel.

      Et plus tard, il osa parfois, bien faible encore,

      Dire à l’écho du Pinde un hymne du Carmel !

 

Certes, nous l’avouons, et tout catholique applaudira à nos paroles, notre choix est fait, et la palme des campagnes de Cadès est donnée au chantre du Carmel.

Il est encore un autre sujet des chants des Poètes, lequel était et est encore tout vicié par l’influence de la poésie païenne. Nous avons déjà dit que la femme chrétienne, cette fille d’Ève, l’aide et la compagne de l’homme, la mère des hommes, que l’on peut aussi appeler la mère de Dieu, avait disparu dans la poésie du dernier siècle sous les traits de la Vénus païenne, fille de l’écume impure de la mer. Il faut voir la Vierge, l’épouse, la mère, la compagne de l’homme chantée par la littérature nouvelle.

 

      Ô Vierge, à mon enfance, un Dieu t’a révélée,

      Belle et pure ; et rêvant mon sort mystérieux,

      Comme une blanche étoile aux nuages mêlée,

      Dès mes plus jeunes ans, je te vis dans les cieux 10.....

 

      C’est que pour m’amener au terme où tout aspire,

      Il m’est venu du ciel un guide au front joyeux :

      Pour moi l’air le plus pur est l’air qu’Elle respire,

      Je vois tous mes bonheurs, Muse, dans son sourire,

                Et tous mes rêves dans ses yeux 11....

 

      Voici la vérité qu’au monde je révèle :

      Du Ciel dans mon néant je me suis souvenu.

      Louez Dieu ! la brebis vient quand l’agneau l’appelle,

      J’appelais le Seigneur, le Seigneur est venu.

 

      Il m’a dit : « Va, mon fils, ma loi n’est pas pesante

      » Toi, qui, dans la nuit même, as suivi mes chemins,

      » Tu ceindras des heureux la robe éblouissante ;

      » Parmi les innocents tu laveras tes mains.... »

 

      Un ange sur mon cœur ploye aujourd’hui ses ailes,

      Pour elle un orphelin n’est pas un étranger ;

      Les heures de mes jours à ses côtés sont belles ;

      Car son joug est aimable, et son fardeau léger.

 

      Vous avez dans le port poussé ma voile errante ;

      Ma lige a refleuri de sève et de verdeur ;

      Seigneur, je vous bénis ; de ma lampe mourante

      Votre souffle vivant rallume la splendeur 12.

 

      À toi, toujours à toi ! que chanterait ma lyre ?

      À toi l’hymne d’amour, à toi l’hymne d’hymen !

      Quel autre nom pourrait éveiller mon délire ?

      Ai-je appris d’autres chants ? sais-je un autre chemin ?....

 

      Mon destin est gardé par ta douce prière :

      Elle veille sur moi, quand mon ange s’endort,

      Lorsque mon cœur entend ta voix modeste et fière,

      Au combat de la vie il provoque le sort....

 

      Mon Dieu ! mettez la paix et la joie auprès d’elle.

      Ne troublez pas ses jours.... ils sont à vous, Seigneur !

      Vous devez les bénir, car son âme fidèle

      Demande à la vertu le secret du bonheur 13.

 

À ces changements tentés par la littérature nouvelle, changements que nous nous garderons bien d’appeler innovations, mais que nous regardons comme un retour à la foi de nos pères, il faut encore joindre les études du Moyen-Âge, de ce moyen-âge si défiguré et pourtant si fécond en merveilles de tout genre, depuis les belles proportions de nos cathédrales gothiques, jusqu’à ces commotions subites, électriques pour ainsi dire, qui faisaient lever tout un peuple, et le poussaient, à l’encontre de la barbarie, pour délivrer le tombeau de l’Homme-Dieu. Car c’est encore une des tâches du Romantisme de remettre en honneur l’étude et les mœurs du moyen-âge. Quoi de plus naïf et de plus chrétien que le langage de cet enfant qui dit à sa grand’mère :

 

      Ou montre-nous ta Bible et les belles images,

      Le ciel d’or, les saints bleus, les saintes à genoux,

      L’enfant Jésus, la crèche, et le bœuf, et les mages ;

      Fais-nous lire du doigt dans le milieu des pages,

      Un peu de ce latin qui parle à Dieu de nous 14.

 

Enfin nous trouvons encore une idée toute catholique et que nous adoptons entièrement dans la préface des Orientales.

« On s’occupe aujourd’hui, dit M. Hugo, et ce résultat est dû à mille causes qui toutes ont amené ces progrès, on s’occupe beaucoup plus de l’Orient qu’on ne l’a jamais fait. Les études orientales n’ont jamais été poussées si avant. Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste. Il y a un pas de fait ; jamais tant d’intelligences n’ont fouillé à la fois le grand abîme de l’Asie. Mous avons aujourd’hui un savant cantonné dans chacun des idiomes de l’Orient, depuis la Chine jusqu’à l’Égypte. »

On connaît déjà tout ce que nous éprouvons de sympathie pour les études orientales, tout ce que nous espérons de découvertes en faveur des croyances catholiques dans les traditions de l’Orient, c’est dire avec quel plaisir nous voyons M. Hugo attacher les regards de la jeunesse actuelle sur ces coutumes, ces mœurs de l’Asie. Car nous pensons comme lui : « Là, en effet, tout est grand, riche, fécond, comme dans le moyen-âge, cette autre mer de poésie... On a trop vu l’époque moderne dans le siècle de Louis XIV, et l’antiquité dans Rome et la Grèce. Ne verrait-on pas de plus haut et de plus loin, en étudiant l’ère moderne dans le Moyen-âge, et l’antiquité dans l’Orient 15 ? »

Telles sont les idées fondamentales émises par le chef même de la nouvelle école : on a déjà compris qu’elles n’ont rien d’hostile pour notre cause ; au contraire, nous ne pouvons nous empêcher d’espérer beaucoup de cette nouvelle direction donnée au génie des poètes et aux études de la jeunesse.

Chez un peuple léger, comme nous nous glorifions de l’être, ou ne sait pas ce que peuvent produire la littérature et la poésie, si elles viennent au secours de la religion. Car, que d’intelligences parmi nous qui cherchent dans la poésie la règle de leur foi où de leur morale ? Que de mal n’a pas fait à la religion cette littérature légère dont Voltaire était le dieu vers la fin du XVIIIe siècle ?

« Qui peut calculer, dit fort bien M. Hugo, ce qui fût arrivé de la philosophie, si la cause de Dieu défendue en vain par la vertu, eût été aussi plaidée par le génie ? Mais la France n’eut pas ce bonheur : ses poètes nationaux étaient presque tous des poètes païens, et notre littérature était plutôt l’expression d’une société idolâtre et démocratique, que d’une société monarchique et chrétienne. Aussi les philosophes parvinrent-ils en moins d’un siècle à chasser des cœurs une Religion qui n’était pas dans les esprits.

» C’est surtout à réparer le mal fait par les sophistes que doit s’attacher aujourd’hui le poète ; il doit marcher devant les peuples comme une lumière, et leur montrer le chemin... Il ne sera jamais l’écho d’aucune parole, si ce n’est de celle de Dieu 16. »

On voit combien ces promesses sont belles et que ce n’est pas sans raison que nous nous y intéressons ; aussi nous ne sommes pas éloignés d’applaudir à cette espérance que M. Hugo nous fait concevoir, lorsqu’il dit :

« La littérature actuelle que l’on attaque avec tant d’instinct d’un côté, et si peu de sagacité de l’autre, est l’expression anticipée de la société religieuse et monarchique, qui sortira sans doute du milieu de tant d’anciens débris, et de tant de ruines récentes 17. »

Que si l’on nous demande maintenant si M. Victor Hugo a été fidèle, dans ses différents ouvrages, à reproduire cet esprit du Christianisme et ces mœurs du moyen-âge, dont il fait la base de la littérature romantique, nous répondrons : oui et non.

Expliquons notre pensée avec franchise.

Certes, nous avons fait une assez bonne part d’approbation aux principes de M. Victor Hugo, pour que nous ayons le droit de lui adresser quelques reproches. Aussi lui dirons-nous sans détour que dans ses derniers ouvrages il nous semble avoir perdu de vue la question principale, celle de substituer aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de ta théogonie chrétienne, pour s’attacher exclusivement à cette autre idée, bien plus systématique, bien plus sujette à contradiction, et bien moins importante selon nous, celle de prouver que le laid ne doit pas être banni de la littérature et peut intéresser autant que le beau. C’est à cette idée qu’il a sacrifié toutes les autres.

On dirait une idée fixe. C’est sous son inspiration, et pour ainsi dire face à face avec elle, qu’a été écrit, et ce Han-d’Islande, monstre, ni homme, ni bête, qui dans sa caverne, en familiarité avec un ours, boit le sang chaud d’un mourant dans le crâne de son propre fils ; et Le dernier jour d’un condamné, où sont décrites avec un déplorable talent les dernières angoisses, les derniers râlements d’une âme, qui, pendant une journée entière, seule en présence de la Mort, et de la mort ayant l’échafaud pour cortège, analyse, exprime, épuise goutte à goutte tout ce que cette idée a d’horrible et de laid.

Mais nous avons bien d’autres reproches à faire à son dernier ouvrage, Notre-Dame de Paris, celui qui a fourni l’occasion de cet article. L’horrible et le laid y sont jetés à pleines mains, pour ainsi dire : c’est une Mère, pauvre recluse, qui cherche, qui pleure pendant quatorze ans sa fille, et qui ne la tient un instant entre ses bras que pour la garder au bourreau ; c’est la Esméralda, simple, joyeuse, vive, compatissante, aérienne créature, qui finit par être pendue ; c’est un Prêtre meurtrier, impudique, fataliste, fratricide, qui meurt précipité des tours de Notre-Dame, par son fils adoptif ; c’est Quasimodo, qui se laisse mourir de mort volontaire en embrassant un cadavre dans le cimetière de Montfaucon. On dirait que M. Victor Hugo n’est satisfait de son talent que lorsqu’il est venu à bout de crisper violemment toutes les fibres du cœur de l’homme. Mais ce qui est plus blâmable et ce qui est plus laid encore, c’est au milieu de toutes ces catastropbes de voir la froide, sèche et désolante figure du Destin, poussant avec son bras d’airain toutes ces personnes à leur détestable fin. Qui l’aurait cru, après ce que nous venons de citer ? M. Hugo est allé fouiller dans le paganisme, et en a évoqué, non point les riantes et folâtres images qui ornent les chants d’Anacréon ou d’Horace, mais les abstraites, métaphysiques et glaciales idées d’Épicure et de Lucrèce, des stoïciens et des académiciens sur la FATALITÉ ? C’est cette Divinité toute païenne qu’il a placée dans le moyen-âge, qu’il appelait naguère une mer de poésie. Nous l’avouons, quoi qu’on ait pu dire, nous n’avons pu saisir la raison de cette conduite, et nous n’avons plus reconnu notre poète, le poète romantique.

Et de peur que quelques-uns de ses amis ne nous accusent d’avoir mal compris son idée, nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs un passage où il a lui-même exposé le symbole de sa doctrine, le symbole de tout, comme il le dit un peu païennement. On y verra aussi les excuses qu’on a voulu lui trouver, pour le rôle qu’il a assigné à l’archidiacre don Claude.

Don Claude est dans son laboratoire d’alchimie avec le procureur du roi Charmolue, qui lui parle.

« Don Claude, abîmé en lui-même, ne l’écoutait plus. Charmolue, en suivant la direction de son regard, vit qu’il s’était fixé machinalement à la grande toile d’araignée qui tapissait la lucarne. En ce moment, une mouche étourdie, qui cherchait le soleil de mars, vint se jeter à travers ce filet, et s’y englua. À l’ébranlement de la toile, l’énorme araignée fit un mouvement brusque hors de sa cellule centrale, puis d’un bond, elle se précipita sur la mouche, qu’elle plia en deux avec ses antennes de devant ; tandis que sa trompe hideuse lui fouillait la tête. – Pauvre mouche ! dit le procureur du roi en cour d’Église, et il leva la main pour la sauver. L’archidiacre, comme réveillé en sursaut, lui retint le bras avec une violence convulsive.

» – Maître Jacques, cria-t-il, laissez faire la fatalité !

» Le procureur se retourna effaré, il lui semblait qu’une pince de fer lui avait pris le bras. L’œil du prêtre était fixe, hagard, flamboyant, et restait attaché au petit groupe horrible de la mouche et de l’araignée.

» – Oh oui, continua le prêtre avec une voix qu’on eût dit venir de ses entrailles : voilà un symbole de tout. Elle vole, elle est joyeuse, elle vient de naître : elle cherche le printemps, le grand air, la liberté : Oh ! oui, mais qu’elle se heurte à la rosace fatale, l’araignée en sort, l’araignée hideuse ! Pauvre danseuse ! Pauvre mouche prédestinée ! Maître Jacques, laissez faire ! c’est la fatalité. – Hélas ! Claude, tu es l’araignée ; Claude, tu es la mouche aussi ! – Tu volais à la science, à la lumière, au soleil, tu n’avais souci que d’arriver au grand air, au grand jour de la vérité éternelle ; mais en te précipitant vers la lucarne éblouissante qui donne sur l’autre monde, sur le monde de la clarté, de l’intelligence et de la science, mouche aveugle, docteur insensé, tu n’as pas vu cette subtile toile d’araignée tendue par le destin entre la lumière et toi, tu t’y es jeté à corps perdu, misérable fou ; et maintenant tu te débats, la tête brisée, les ailes arrachées, entre les antennes de la fatalité. – Maître Jacques ! maître Jacques ! laissez faire l’araignée !

» – Je vous assure, dit Charmolue qui le regardait sans comprendre, que je n’y toucherai pas. Mais lâchez-moi le bras, Maître, de grâce ! vous avez une main de tenaille.

» L’archidiacre ne l’entendait pas. – Oh ! insensé, reprit-il sans quitter la lucarne des yeux. Et quand tu l’aurais pu rompre, cette toile redoutable, avec tes ailes de moucheron, tu crois que tu aurais pu atteindre à la lumière ? Hélas cette vitre qui est plus loin, cet obstacle transparent, cette muraille de cristal plus dur que l’airain, qui sépare toutes les philosophies de la vérité, comment l’aurais-tu franchie ? Ô vanité de la science ! Que de sages viennent de bien loin en voletant s’y briser le front ! Que de systèmes pêle-mêle se heurtent en bourdonnant à cette vitre éternelle !

» Il se tut. Ces dernières idées, qui l’avaient insensiblement ramené de lui-même à la science, paraissaient l’avoir calmé... »

Tel est le symbole de tout, suivant M. Victor Hugo. Nous préférons l’explication suivante de l’Univers, que nous trouvons dans un ouvrage dont il ne récusera pas l’autorité.

 

        Oh ! la création se meut dans ta pensée,

        Seigneur ! tout suit la voie en tes desseins tracée ;

        Ton bras jette un rayon au milieu des hivers,

        Défend la veuve en pleurs du Publicain avide,

        Ou, dans un ciel lointain, séjour désert du vide,

                Crée en passant un Univers !

        L’homme n’est rien sans lui, l’homme, débile proie,

        Que le malheur dispute un moment au trépas.

        Dieu lui donne le deuil ou lui reprend la joie :

        Du berceau vers la tombe il a compté ses pas 18.

 

Une autre tache que nous devons signaler avec tristesse, ce sont les deux ou trois tableaux licencieux et lubriques qu’il s’est plu à tracer avec une complaisance coupable. M. Victor Hugo dit quelque part : « Vous avez été enfant, lecteur, et vous êtes peut-être assez heureux pour l’être encore. » C’est donc à des enfants qu’il adresse aussi son livre, eh ! bien, la main sur la conscience, qu’il nous dise si ce serait à ses enfants ou aux enfants de ses amis qu’il conseillerait la lecture de l’un des trois chapitres intitulés : L’écu changé en feuille sèche. Or, qu’il y prenne garde, voudrait-il que les vieillards seuls lussent les ouvrages de sa jeune école ? Par la lecture de l’article suivant où nous citons la description qu’il fait de Notre-Dame de Paris, on verra de quel amour M. Hugo aime cette vieille cathédrale, et avec quelle indignation il déplore les offenses que le temps et les hommes ont faites à ses chrétiennes beautés. Mais il n’a pas fait attention que lui, le poète de Notre-Dame, il a essayé d’imprimer sur son front une souillure plus grande que toutes celles du temps et des hommes : il a osé inscrire sur ses murs les deux mots les plus hideux du langage humain, ΑΝΑΓΚΗ, ΑΝΑΓΝΕΙΑ, Fatalité, Impureté. C’est mal aimer la vieille cathédrale chrétienne.

Nous insistons sur ces reproches, parce qu’il nous semble que M. Hugo et ses amis se laissent insensiblement entraîner à ces deux idées mauvaises. Nous leur en dirons franchement la raison, c’est qu’ils ne sont pas assez profondément catholiques. Alors il arrive que lorsqu’on est éprouvé par quelque adversité, lorsque ses desseins sont déçus, ses espérances trompées, ses intentions méconnues, ses efforts peu couronnés de succès, alors, dis-je, au lieu de plier la tête, au lieu de se corriger, de s’amender, on se redresse, on croise ses bras, on se roidit, et, immobile, l’on crie : Maître Jacques, laissez faire la fatalité !!!! Quand on n’est pas essentiellement catholique, on dit encore qu’il arrive un âge, où les simples, douces et pures joies de l’innocence, n’excitent plus aucune sensation dans le cœur qui vieillit ; alors ce choix de paroles et de pensées, qui est la pudeur de l’âme, ne se trouve plus dans l’esprit ni dans la bouche : ces images qui effrayent la pudique imagination du jeune homme sont caressées presque avec froideur par l’esprit blasé du vieillard : ceci est sérieux : que la jeune école y prenne garde, c’est à la délicatesse des pensées que l’on reconnaît l’innocence, la foi, l’âge de l’esprit.

M. Hugo nous apprend que sa méthode consiste à amender son esprit plutôt qu’à retravailler ses livres, et à corriger un ouvrage dans un autre ouvrage. Nous oserons lui demander avec instance de corriger bientôt les deux défauts que nous signalons ici. Car tous les catholiques désirent le trouver fidèle à lui-même, fidèle à sa Muse, dont il nous disait naguère :

 

        Pourtant, ma douce Muse est innocente et belle ;

        L’astre de Bethléem a des regards pour elle :

        J’ai suivi l’humble étoile, aux rois pasteurs pareil.

        Le Seigneur m’a donné le don de sa parole,

        Car son peuple l’oublie en un lâche sommeil ;

        Et soit que mon luth pleure, ou menace, ou console,

        Mes chants volent à Dieu, comme l’aigle au soleil 19.

 

Plaise à Dieu que notre voix lui rappelle ce qu’il disait à son ami :

 

        Ton bras m’a réveillé, c’est toi qui m’as dit : « Va !

        » Dans la mêlée encor jetons ensemble un gage.

                        » De plus en plus elle s’engage,

        » Marchons et confessons le nom de Jéhovah. » 

 

Et il lui répondait :

 

                                Nous combattrons en frères,

        Pour les mêmes autels, pour les mêmes foyers 20.

 

Il le voit, notre critique est toute bienveillante ; nous ne lui avons pas même parlé de ces nombreux défauts à lui reprochés dans la plupart des journaux ; confusion de genres, règles d’unité violées, césure transposée, alexandrin brisé, expressions hasardées, nous lui ferons bon marché de tout cela : car nous mettons le Barbare Paul de beaucoup au-dessus du Grec Aristote. Suivant nous, ce sont là choses de peu d’importance et sur lesquelles dans quelque temps on tombera d’accord. Ce qui est mauvais passera, ce qui est bon restera. Ainsi, qu’on laisse faire non pas la fatalité, mais le temps. Les principes et les règles que nous lui opposons ne passeront pas. Il y a encore une immense moisson de poésie à recueillir dans les champs catholiques, moisson à peine commencée par la nouvelle école.

Je connais quelqu’un qui aurait voulu faire un ouvrage, où se trouvât racontée toute une vie chrétienne, une de ces vies qui renferment toutes les joies et toutes les douleurs possibles et ordinaires à l’enfant d’Adam. Une telle vie embellie ou adoucie par tout ce que le Christ est venu apporter d’amour et de consolations sur cette terre, une telle vie, dis-je, serait trouvée belle, même dans ce siècle. Mais la force et le temps m’ont manqué également.

Cependant, comme c’est là une œuvre de Poète par excellence, une véritable œuvre de Dieu, elle se fera. Si la nouvelle école ne la fait pas, une autre viendra qui en aura la gloire. Car ni la littérature ni la poésie ne peuvent durer, avec des principes ou des doctrines qui ne sympathisent, ni avec nos souvenirs, ni avec nos espérances : ces dernières, quoique déçues, ne se rebutent pas, ne se perdent pas, surtout ne s’égarent pas longtemps. Un homme ébloui prend une fausse route et se perd ; mais l’humanité va bien et espère bien. David prépara les matériaux pour la maison du Seigneur, mais ses mains ne furent pas trouvées assez pures pour élever l’édifice ; ce fut Salomon, dans son innocence, qui en eut l’honneur.

En finissant cet article, résumons en quelques mots les différentes idées qui en sont la base. La nouvelle littérature, celle qu’on appelle romantique, n’a rien d’hostile pour le catholicisme ; que les Catholiques ne la rebutent pas. Sans se mêler dans aucune dispute sur la forme de cette littérature, qu’ils s’attachent au fond, et qu’ils attendent, la littérature sera aussi à eux : car, comme nous l’avons dit : Nous sommes seuls les hommes du siècle.

 

 

A. BONNETTY, Du romantisme dans ses rapports

avec le catholicisme : M. Victor Hugo.

 

Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1831.

 

 

 

 



1 Chateaubriand, Préface des Études historiques.

2 Préface d’Hernani.

3 Voir l’article Origine, progrès et conséquences de la croyance en l’État de nature, No 5, tom. I, p. 275. – Voir en outre, pour connaître l’influencc que l’étude des auteurs païens a exercée sur notre société chrétienne, les articles sur le Destin, No 24, tom. IV, p. 303 ; – sur l’Enseignement de la Mythologie, No 28, tom. V, p. 295, – et sur les Aristotéliens, Nos 27 et 30, tom. VI, p. 168 et 438. – No 32, tom. VI, p. 137 ; et No 40, tom. VII, p, 255. (Note de la 2e édition.)

4 Voir dans le Traité des études, liv. III, ch. I, la section 4e où il traite cette question : S’il est permis aux poètes chrétiens d’employer dans leurs écrits les noms des divinités païennes.

5 Art poétique, chant. III, v. 165.

6 Voyez son ouvrage de l’Allemagne.

7 Cromwell, préface, p. VII.

8 Odes et Ballades, préface de 1824.

9 Odes et Ballades ; liv. IV, ode II ; avril, 1820.

10 À toi ; liv. V., ode IV.

11 Paysage ; ode II.

12 Actions de grâces ; liv. V, ode XIV.

13 Encore à toi ; liv. V, ode XII.

14 Ballades ; la grand’mère.

15 Préface des Orientales ; p. IX et X. 1829.

16 Odes et Ballades ; préf. de 1822.

17 Idem, ibid.

18 Jehovah ; Odes et ballades, liv. V. Ode XVIII, 1822.

19 Le dernier Chant ; Odes et ballades, liv. II, ode X.

20 À M. Alphonse de Lamartine, Id. ; liv. III, ode I.

 

 

 

 

 

 

 

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