Le centenaire de Ferdinand Fabre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il a son buste au Luxembourg. Ferdinand Fabre fut un des meilleurs romanciers du dix-neuvième siècle. L’Académie française lui doit même une réparation. Elle s’est trompée : une fois de plus, diront ses aimables détracteurs. Ferdinand Fabre, bibliothécaire à la Mazarine, était son voisin : il aurait bien voulu franchir la cour et gagner la coupole. C’était son vœu le plus cher et le plus légitime. Il ne fut pas élu. Mais la Mazarine se vengea en la personne de son successeur, Georges de Porto-Riche qui, bien qu’élu, ne franchit pas non plus la cour et se refusa à chanter sous la coupole. On ne s’expliquait pas le retard de celui-ci dans la rédaction de son discours : ce doit être par solidarité et rancune de bibliothécaire.

 

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Que de romanciers oubliés par l’Académie au cours du siècle dernier ! Balzac, Stendhal, Flaubert, les trois plus fameux, et Alphonse Daudet, et Fromentin, et Maupassant, et Barbey d’Aurevilly. Ferdinand Fabre mérite de figurer en bonne place sur cette liste. Et cependant la critique ne l’avait pas négligé. S’il ignora les succès populaires, chacun de ses ouvrages rencontra une élite de lecteurs. Dès son premier livre, le plus touffu, sinon le meilleur, le plus substantiel, le plus riche, et qui contient déjà les autres, les études du clergé et les études paysannes, les Courbezon, Sainte-Beuve l’avait salué comme un élève de Balzac, à quoi Pontmartin avait répondu : un élève, non, déjà un maître. Jules Lemaître, dans ses Contemporains, lui a consacré un de ses meilleurs essais. Il y entreprend lui-même la psychologie du prêtre et en la relisant on s’aperçoit de tout ce qu’il y apporte de sympathie clairvoyante, de droiture dans le jugement et l’on devine aussi que le public de ce temsp-là devait être beaucoup plus fermé que le nôtre aux choses religieuses. Sans nul doute, il y a plus de compréhension aujourd’hui, plus d’ouverture. Ou peut-être la pauvreté, la noblesse, le dévouement de notre clergé ont-ils fini par vaincre à la longue les hostilités et les ignorances. Lemaître écrivait au beau temps du radicalisme qui était par essence anticlérical et incapable de soupçonner l’existence d’un monde invisible, ni de se retirer dans un sanctuaire intérieur. On imagine aisément, à le lire, cette masse de lecteurs qu’il essaie de remuer, à qui il éprouve le besoin d’expliquer que le prêtre, ce n’est pas l’homme noir d’Eugène Suë, ni le bon vivant de Béranger. Et il termine par cet éloge : « M. Ferdinand Fabre est un peintre incomparable des prêtres et des paysans… C’est qu’il a eu deux nourrices : la montagne et l’Église. Il est lui-même un montagnard qui a failli être prêtre. Je soupçonne que c’est, au fond, l’amoureux de la nature qui a détourné le lévite, que c’est Cybèle qui l’a enlevé à Dieu. Sans doute il était trop ivre de la beauté de la terre pour devenir le ministre d’une religion qui sépare si absolument Dieu du monde visible (pas si absolument). La nature est une grande hérésiarque : elle nie l’indignité de la matière. L’œuvre de M. Ferdinand Fabre n’en reste pas moins « une », car il n’a dit que les sentiments les plus simples – ou les plus sérieux : il n’a peint que les âmes qui suivent le mieux la nature, ou celles qui s’élèvent le plus au-dessus. Il a peu connu les autres, et la vie moderne passerait presque tout entière entre ses pastorales et ses drames cléricaux… Pour moi, je ne serais pas étonné que l’œuvre candide, sévère et un peu fruste de ce Balzac du clergé catholique et des paysans primitifs restât comme un des monuments les plus originaux du roman contemporain. »

Après quarante ans, ce verdict doit être ratifié. Ferdinand Fabre s’est taillé dans le roman contemporain une place à part avec son clergé et ses paysans cévenols. Le prêtre, avant lui, était presque absent de l’étude des mœurs. Seul Balzac, qui a tout deviné et tout compris, lui avait donné ses lettres de crédit dans le Curé de village et dans le Curé de Tours, mais il l’envisageait au point de vue social. Lui qui a écrit dans la préface de ses œuvres complètes : « Le christianisme et surtout le catholicisme, étant un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément de l’ordre social, » ne pouvait manquer d’attribuer au prêtre un rôle de premier ordre. Il l’a fait et il a vu en lui le directeur d’âmes comme aussi le mainteneur au village de toute vie spirituelle. Mais le clergé ne lui a pas fourni l’un de ces grands types humains dont son œuvre est si riche. C’est qu’il l’avait peu approché. Il l’a rétabli dans son cadre, que la Révolution avait brisé, par cette divination intérieure qui avait besoin de plus d’observation réelle. Ce bâtisseur se contentait des fondations. Le monument s’élevait là-dessus sans effort.

 

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Ferdinand Fabre avait, au contraire, passé son adolescence et le commencement de sa jeunesse à l’ombre de l’Église. Il avait même été sollicité d’y entrer. Élevé au séminaire, il avait songé à prendre la soutane, et puis il y avait renoncé. Il y avait renoncé doucement, sans révolte, et même avec regret, avec tristesse. Il n’y a pas chez lui trace d’ingratitude ou de colère. Je ne crois même pas qu’il eût perdu la foi. En tout cas, il l’avait recouvrée, car il est mort religieusement. Non, simplement il n’avait plus, rentrant au séminaire après les vacances, retrouvé sa vocation. Peut-être, comme l’insinue Jules Lemaître, trouvait-il la nature trop belle et n’y voulait-il pas renoncer, fût-ce pour la plus haute vie spirituelle. Mais il avait déjà de bons yeux grand ouverts, et il emportait de cette ébauche religieuse une autre vocation qui s’en accommoderait. Il serait le peintre de ce clergé qu’il avait vu à l’œuvre, le peintre consciencieux, intelligent, véridique et par là même amical. Il y avait vu, en effet, plus de bien que de mal, et les défauts même y prenaient de la grandeur, s’élevaient au-dessus de la commune mesure terrestre. De là cette série de romans, les Courbezon, Mon oncle Célestin, l’Abbé Tigrane, Lucifer. Dans, cette galerie de prêtres, je relève un orgueilleux, l’abbé Capdepont (l’abbé Tigrane), et un libéral, l’abbé Jourfier (Lucifer). Le cas de tous deux est tragique. L’abbé Jourfier doit s’apercevoir peu à peu qu’on ne fait pas à l’Église sa part – car elle veut le prêtre tout entier – et qu’il doit s’immoler ou rompre. L’abbé Capdepont, qui est un croyant, se laisse prendre à l’ambition – ce danger si grand pour un prêtre qui sent sa force et son autorité et qui n’a pas d’autre dérivatif. Et l’ambition le mène au vice suprême, qui est l’orgueil. Mais ces deux-là, même dans leur chute, gardent une sorte de ferveur, de noblesse, qui est d’Église. Ils ne pèchent pas bassement. Et tous les autres sont des âmes d’une qualité supérieure.

Les autres, surtout l’abbé Célestin et l’abbé Courbezon. Le premier a gardé une candeur presque enfantine et quasi virginale et la naïveté dans la charité le mène jusqu’à l’imprudence. L’abbé Courbezon, lui, c’est le prêtre bâtisseur. Nous en avons tous connu de pareils. Partout où il passe, il voit le délabrement des églises, l’abandon de l’instruction, la misère des pauvres et des malades, et il rêve de construire des temples, des hôpitaux, des écoles. Sa charité le brûle. Il veut se dévouer, se distribuer à tous, se donner. Pour lui, les biens de la terre n’existent pas. Il n’y a que Dieu. Et pour Dieu, il commence par se ruiner lui-même – mais cela ne compte pas – il ruine sa mère et sa sœur, il ruine une orpheline qui, d’ailleurs, a la même vocation que lui. Dès qu’il dispose de quelques ressources, il entreprend des travaux qui les dépassent, il s’endette, il est menacé de poursuites, il connaît la crainte, la douleur, la misère. Pour lui, ce n’est rien, mais il tremble pour les autres, pour ceux qui, brûlés de son propre feu, se sont dépouillés. Et puis il est menacé par son évêque et frappé. Non injustement. Ferdinand Fabre expose à merveille les conditions nouvelles du clergé. Avec la Révolution, le prêtre est rentré dans le droit commun. Après le scandale révolutionnaire, il doit être cité en exemple et ne peut pas être compromis par une action judiciaire. Toutefois – et aujourd’hui encore – toutes les grandes œuvres de charité ont été entreprises avec des ressources insuffisantes, ont été, à un moment donné, acculées à la ruine et sauvées par miracle. Mais, dans un temps où commence l’œuvre de rénovation du clergé, aucun risque légal ne peut être couru. L’humble abbé Courbezon le comprend bien, il s’accuse lui-même et la charité est la plus forte : il récidive. Figure touchante, admirable, figure de saint, avec des ombres, figure bien humaine, mais de l’humanité la plus désintéressée et la plus généreuse, et qui pousse le don de soi-même jusqu’à la monomanie.

 

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J’ai dit que ce roman, les Courbezon, était le premier de Ferdinand Fabre et probablement le plus riche et le plus substantiel. Dans un premier livre, l’auteur veut tout mettre. Il composera mieux, il ordonnera mieux, mais aussi il se restreindra. Les Courbezon contient en germe les vingt autres romans de Fabre, peintures du prêtre et peintures du paysan. Or, c’est dans les Courbezon que le romancier a peut-être écrit ses plus fortes pages sur le clergé après la Révolution, ce clergé chargé d’une œuvre de restauration qu’il a particulièrement analysé. Elles sont inspirées des Considérations sur la France, de Joseph de Maistre, et mises dans la bouche d’un théologien, l’abbé Ferrand. Je ne puis me tenir d’en citer le début. L’abbé Ferrand, à son lit de mort, explique à ses confrères – et parmi eux se trouve l’abbé Courbezon qu’il a été le premier à comprendre, tout en comprenant aussi l’évêque qui l’a frappé, car il a cette intelligence qui sait s’objectiver et entrer dans les esprits les plus divers – l’œuvre révolutionnaire : « Ne vous y trompez pas, mes amis, leur dit-il, la Révolution française, que quelques-uns des nôtres ont regardée comme un fait monstrueux ou un pur accident social, est tout simplement la conséquence logique des principes proclamés par Luther au seizième siècle, et déjà annoncés par tous les hérésiarques, ses prédécesseurs. La Révolution est le triomphe de l’hérésie sur le dogme, du libre examen sur la foi, de la chair sur l’esprit. L’hérésie, le libre examen, la chair, deviennent nécessairement les éléments constitutifs de la société où nous vivons. Vous le voyez donc, l’univers a changé de face et il nous est ennemi. Que ferons-nous demain ? Comment retenir le monde qui s’en va de nos mains ?… Comment ? Par le spectacle des grandes vertus qui jetèrent les hommes aux pieds des douze pêcheurs de Galilée, par la pauvreté, le dévouement, l’amour, la chasteté, la chasteté surtout, cette éternelle protestation contre la chair qu’on déifie. La victoire sera disputée, mais elle nous appartient infailliblement…. Comme cela devait arriver sous l’inspiration d’une révolution accomplie au seul profit des instincts matériels et brutaux de l’homme, on s’en est pris au Prince plutôt qu’à Dieu, à la politique plutôt qu’à la religion. Profitons de cette grossière méprise des hommes d’État de 1789, et hâtons-nous, car le décret de la Convention qui envoyait Louis XVI à l’échafaud, si nous n’y prenons garde, sera suivi d’un décret non moins exécrable qui condamnera Dieu à mort. Il faut sans doute des siècles aux peuples pour tirer la dernière conséquence des principes qui les constituent en société : ils la tirent enfin, cette conséquence fatale, et alors ils sont ce que nous les avons vus en 1793, impitoyables jusqu’à la férocité, logiques jusqu’au ridicule. Vous n’avez pas oublié, je présume, la déesse Raison encensée dans Notre-Dame de Paris. Si le dix-huitième siècle assassina son roi, c’est à nous d’empêcher que le dix-neuvième n’assassine son Dieu... »

Le mourant continue à discourir à perte de vue sur ce sujet, un peu trop comme un ténor d’opéra qui se relève pour chanter son grand air. Mais nul doute que Ferdinand Fabre a vu clair dans cette œuvre de la Révolution, qu’il apparente à la Réforme. Cependant, il serait tenté de la louer – du moins l’abbé Ferrand – d’avoir spolié l’Église qui s’était trop enrichie sous l’ancien régime. Cette spoliation, qui devait la perdre, a été son salut. « Pour ma part, ajoute-t-il, j’aurais désiré qu’après la Révolution, on nous abandonnât sans pain et sans souliers à travers le monde ; alors, comme les soldats de Bonaparte, nous eussions fait des prodiges. Quand on saura que nous ne possédons rien, on ne nous enviera plus, et partant on nous écoutera. Ignorez-vous que l’argent corrompt tout ce qu’il touche ?... » L’abbé Ferrand a vu loin dans le dix-neuvième siècle. L’œuvre déicide a recommencé, habilement, par l’école. Et le clergé a été, une seconde fois, dépouillé. Sa glorieuse misère, comme je l’ai appelée, ne l’a pas desservi.

Les Courbezon contient encore une étude terrible des mœurs paysannes. Ferdinand Fabre est aussi dur que Balzac pour les paysans qui, dans la littérature, sont généralement assez maltraités. René Bazin, Ernest Pérochon, quelques autres et moi-même, nous nous sommes montrés moins injustes ou moins cruels. Mais Ferdinand Fabre est incomparable dans l’analyse de ces amours profondes et violentes jusqu’au meurtre, qui éclatent où se cachent à la campagne. Le Chevrier, entre autres, est dans ce sens un beau livre douloureux. Je ne connais que l’auteur de Jacquou le Croquant, Eugène Le Roy, qui ait pu réussir ce tour de force : mettre dans la bouche d’un paysan un récit qu’on devine prononcé en patois, et dont le français est si dru et savoureux qu’il en donne l’équivalent.

 

 

 

Henry BORDEAUX, Épisodes de la vie littéraire, 1934.

 

Première parution dans Candide le 13 octobre 1927.

 

 

 

 

 

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