La procession de Notre-Dame-de-la-Vie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GRANDE par l’étendue, Saint-Martin-de-Belleville ne couvre pas moins de 16 000 hectares, plus de surface que Paris, avec une distance de plus de 20 kilomètres de la commune voisine qui est Saint-Laurent-de-la-Côte au monde mort des glaciers de Thorens. Haute puisque son agglomération la plus basse est déjà à 1 500 mètres d’altitude et qu’elle égrène ses maisons jusque bien au-delà de 2 000. Il est vrai qu’elle ne compte que 1 300 habitants répartis en dix-huit hameaux, mais elle nourrit sur ses pâturages aux flancs des monts plus de 3 000 têtes de gros bétail, sans compter les chèvres, les moutons et les porcs. Enfin elle est riche en lait, beurre et fromage. Elle réclame donc un pasteur aux pieds agiles, au coffre solide.

Par surcroît Saint-Martin-de-Belleville a la chance de posséder un des plus anciens sanctuaires de montagne. Dressé sur son monticule qui se voit de loin, Notre-Dame-de-la-Vie, avec son vieux clocher à quatre petites échauguettes et sa coupole byzantine appuyée à trois chapelles juxtaposées, avec trois autels dorés à l’italienne, avec sa chaire et ses stalles sculptées, ses torchères de bronze, sa statuette d’argent massif et son tableau au cadre allongé du Christ couché sur la croix qui rappelle les Grünewald de Colmar, enrichie par les dons des princes et des fidèles, et dont les parois disparaissent sous le nombre des pieux et naïfs ex-voto, ne fut inaugurée qu’au seizième siècle, exactement le 28 mai 1557.

Cependant ce n’est point la belle vierge d’argent qui est promenée solennellement aux processions mariales du 15 août et du 8 septembre. Celle-ci n’est qu’une œuvre d’art, une part du trésor peu à peu rassemblé par la reconnaissance des grâces obtenues. C’est une statuette de bois sombre, pareille à une poupée enfantine, la vierge au sureau qui désigna elle-même, raconte la légende, l’emplacement actuel sanctuaire. Les matériaux pour le construire avaient été réunis plus bas, dans le voisinage immédiat du village de Saint-Martin. Une nuit ils furent transportés sur la colline. En vain les voulut-on remettre en place. Ils remontèrent d’eux-mêmes. On se soumit et l’on bâtit l’église sur la hauteur où les bergers l’aperçoivent en gardant leurs vaches. Elle fleurit le paysage et propose la prière.

Un voyageur espagnol, le vénérable Paul d’une famille illustre dont il ne voulait pas, dans son humilité, donner le nom, passant par là au début du dix-septième siècle pour s’en aller à Rome en pèlerinage au tombeau des apôtres, avait fait vœu de ne jamais revenir en arrière. Avant de remonter le torrent du Loup pour gagner la Maurienne et de là l’Italie, il se retourna une dernière fois sans reculer, pour dire adieu à l’oratoire de Notre-Dame-de-la-Vie et il ploya le genou sur une dalle de rocher. L’empreinte du genou et celle du pied sont restés marqués sur la pierre. Le froid s’empara un peu plus haut dans la montagne du pèlerin espagnol. Son corps ne fut retrouvé que deux ou trois mois plus tard, à la fin de l’hiver. La neige qui couvrait encore les pentes l’avait laissé intact sur l’herbe où des fleurs avaient poussé autour de lui. Sa dépouille mortelle fut transportée solennellement dans l’église de Saint-Martin-de-Belleville où elle repose encore aujourd’hui sous la chapelle de Saint-Clair.

Notre-Dame-de-la-Vie, invoquée à distance, lui avait donné la vie éternelle. Mais elle est priée d’habitude pour des grâces terrestres plus accessibles et plus précises. Des érudits ont prétendu que son nom venait de via et non de vita et qu’elle devrait s’appeler Notre-Dame-du-Voyage. Mais la Vie l’a emporté sur la Route. Ainsi est-elle devenue l’amie de tous ceux qui désirent sauvegarder ou même augmenter le nombre et la substance de leurs jours, soit contre les maladies, soit contre les épidémies, soit contre les accidents trop fréquents sur le rocher, la glace ou dans les torrents, et spécialement de ces jeunes ménages qui souhaitent la venue, à leur gré tardive, de quelque bel enfant ou le salut d’un petit être menacé. Elle guérit la stérilité, le doute, l’angoisse, le désespoir même. Il n’est pas jusqu’aux troupeaux dont un berger vigilant ne se déclare prêt à solliciter son assistance. Tous ces petits épisodes à l’heureux dénouement, les ex-voto les racontent soit par des offrandes symboliques, soit par des tableautins réclamés à quelque peintre de village ou à quelque artiste de passage, qui représentent un garçon sauvé des eaux, une fille retirée des cornes d’une vache en folie, la naissance d’un bébé, etc.

C’était une de ces journées transparentes et lumineuses de l’automne commençant où les montagnes semblent s’étirer d’aise et se prélasser aux dernières chaleurs avant les neiges. Le dôme du Cochet lui-même, cette grosse masse ronde en pierre rouge qui dut être un volcan et qui domine Saint-Martin avec ses coulées d’éboulis, perdait sa lourdeur naturelle et se vêtait d’une gaze légère. Tout au fond la cime blanche de Caro étincelait dans l’azur. Le carillon recouvrait la voix monotone du Doron, le torrent qui alimente la vallée et qui descend des glaciers. Parfois un nuage, oublié au ciel, se reflétait en ombre mouvante sur les pentes gazonnées et uniformes à peine coupées çà et là par des boqueteaux de frênes rabougris ou par des touffes de genévriers.

Et le cortège sortit du sanctuaire. Après les petits clercs, vêtus de soutanes rouges ou violettes, apparut la statue de la vierge miraculeuse portée sur un brancard ! Une statuette sans art, mais familière et gentille, de petite fille portant une poupée, disparaissant presque dans une immense robe blanche traîne dont elle est parée comme une infante espagnole. Le brancard est pareillement recouvert de somptueuses étoffes blanches. Un arceau de rose ; blanches nimbe Marie immaculée qui semble avancer sous une pergola. Elle est portée par quatre jeunes filles en costume de la vallée de Belleville, el quatre autres tiennent les cordons d’honneur, prête ; à changer de rôle avec leurs compagnes au cours de la procession pour leur éviter la fatigue prolongée de la charge ou partager leur privilège. Ce costume de la vallée est un des plus seyants de la Savoie si di verses en vieilles traditions ; le visage auréolé d’ut bonnet blanc qu’on appelle berre ou béguine et go s’orne d’un nœud sur la tête et de rubans qui pendent de côté ou en arrière. Un châle de soie rougi brodé de guirlandes, de festons, d’entrelacs et à longues franges, d’une richesse d’Orient, recouvre à demi le corsage blanc plissé – mousseline et dentelle – où ressortent les bijoux d’or précieusement conservé dans les familles, cœur et croix réunis par un ruban de velours noir ou par une chaînette d’or, ou simple croix plus large et longue étalée comme un pendentif. La jupe et le tablier sont de soie noire chatoyante et moirée.

Derrière la Vierge miraculeuse ainsi promenée hors de son sanctuaire, s’avançaient les officiants sous leurs chasubles dorées, puis les reliquaires et le gonfalon rouge de Saint Martin, suivis des jeunes filles avec leurs bannières et leurs oriflammes, toutes enfants de Marie admises au rang d’honneur et précédant le chœur des femmes, puis, à la queue du défilé, le groupe des hommes. L’interminable cortège descend la colline, serpente le long du sentier qui la remonte en courts virages sous les arbres, en sorte qu’il paraît, disparaît, reparaît à travers la verdure, chantant des cantiques, tout flambant de lumière, tant le soleil se plaît à caresser ces couleurs bariolées où le blanc s’oppose au rouge, à l’or, à toutes les teintes des bonnets, des châles, des tabliers et des jupes. Car femmes et jeunes filles sont venues des autres vallées de Savoie, avec leurs livrées antiques, originales et pittoresques, charmantes et nuancées.

Le pèlerinage est ainsi, par surcroît, la fête des costumes. La vallée de Belleville est connue pour ses béguines et ses châles. Béguines blanches pour les jeunes et noires pour les plus âgées, mais on triche et il n’est pas rare de voir des rides sous la coiffe claire. Le noir s’harmonise mieux avec les châles sombres, couleur feuille morte ou capucine, violets ou mauves. Les Tarines d’Aime et de Bourg-Saint-Maurice sont restées fidèles à la frontière qui emboîte le front avec une pointe aiguë au milieu, à la manière de ces coiffes dessinées par Holbein et portées par Marie Stuart. La frontière, recouverte d’étoffe brochée ou brodée, est bordée d’un galon d’or et d’argent et se complète par de hauts rubans de soie colorée. Elle est la plus populaire des coiffes savoyardes, la plus singulière aussi, la plus hiératique, la plus somptueuse. Dans les familles elle est gardée depuis des siècles comme un bijou précieux, parfois en or pur. Les mères les transmettaient aux filles comme une petite dot. Aujourd’hui, hélas ! on en fabrique au Louvre et au Bon Marché.

Mais il n’est pas que les béguines de Belleville et les frontières de Bourg-Saint-Maurice. La Tarentaise offre encore, dans le Beaufortin, la sarrette ménagère qui protège des poussières la chevelure, la calette plissée de soie noire unie, et la berre de cérémonie qui s’enfonce sur les cheveux lissés à plat et s’évase sur les côtés. La Maurienne est peut-être plus riche encore que la Tarentaise en diversité de coiffes, de châles et de jupes, barrettes de Valmeinier et de Valloires, bonnettes folles de Saint-Jean-d’Arves, béguines de Saint-Sorlin d’une grâce ailée, ceintures aux galons rouges, verts ou bleus, brodés de fleurs, de feuillages ou d’étoiles, châles ou fichus de laine ou de soie pliés en diagonale, tabliers à fleurs ou à pois, jupes sombres de soie moirée.

Le costume de Bessans est même d’une rigidité tout espagnol : jupe noire bouffante, corsage noir, tablier et fichu bruns ou bleu sombre, cornette en auréole de tulle noir, dont la coiffe se relève en arrière de la tête, parée d’un nœud dont les rubans pendent ou reviennent en avant. Ce ruban seul éclaire la sévérité de tous ces uniformes. Si les femmes âgées ou en deuil le portent noir, les jeunes le choisissent cerise ou écarlate, ou orange. Il brille par contraste d’une couleur vive. Il s’agite, il a l’air d’un reflet d’une pensée ardente qui n’entend pas se laisser emprisonner. Il fait l’effet d’un feu dans la nuit.

Ainsi les amateurs de spectacles et les curieux des anciennes mœurs provinciales viennent-ils se joindre aux pèlerins pour la procession de Notre-Dame-de-la-Vie. Ils mêlent leurs désirs profanes à la dévotion des fidèles.

Voici que la procession revient au son des cloches, mais elle ne rentre pas dans l’église. Elle se déploie dans une prairie en pente où la grand’messe est célébrée en plein air. L’autel a été dressé au sommet de cette pente sous un bosquet de planes, afin que les officiants soient vus de toute l’assistance. Ils se déploient dans les rites sacrés, sous le vert des arbres et l’azur du ciel. Après l’Évangile, Mgr l’évêque de Tarentaise prend la parole devant la foule assemblée qu’il domine du haut du tertre et du haut de l’inspiration divine. Il demande à Notre-Dame-de-la-Vie de chasser du cœur des hommes l’oubli fatal au redressement du pays, l’égoïsme qui sépare au lieu d’unir, la peur qui tue l’espérance et anémie les puissances de travail et de foi. Puis, sous la dernière bénédiction, les pèlerins se dispersent et s’installent un peu partout pour sortir du sac leur déjeuner...

 

 

 

Henry BORDEAUX.

 

Paru dans la revue Marie

en mars-avril 1956.

 

 

 

 

 

 

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