Le cordonnier

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BOUCHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOUS m’en voudriez peut-être si, chemin faisant, je manquais de vous introduire chez l’humble cordonnier de chez nous dont l’atelier s’encombre des nouvelliers de la soirée.

Plié en deux, le torse arrondi, le teint hâve, les mains noires de brai, le cordonnier poursuit son travail sans relâche avec une ténacité et une énergie souvent dignes d’un meilleur sort. Il ne quittera son banc de cordonnier que pour se mettre à table ou au lit, quand le dernier des veilleux aura tourné les talons.

Tout, depuis les formes de bois, les modèles, les serres et les morceaux de cuir pendus aux murs, jusqu’aux cuvettes où trempent les semelles, les jambes de bottes et l’odeur qui se dégage des cuirs, des vernis et du ligneul, est de nature à nous donner de l’atelier une impression inoubliable.

– Bonsoir la compagnie !

C’est Émile qui revient à ses anciennes habitudes, depuis que ses amours sont cassées avec Blanche. Puis c’est le gros Pitre qui traîne son désœuvrement de rentier un peu partout, et le grand-père Baptiste, dont le père était cordonnier, et qui connaît tous les secrets du métier.

– Bonsoir, prenez un siège, répond le cordonnier à tout nouveau venant.

Une salutation brève bien que très affable, un regard discret bien que chargé de satisfaction, c’est la façon dont le cordonnier accueille ses hôtes ordinaires.

Les blagues à tabac se sortent des poches et les pipes, dont l’ardeur sera en proportion inverse de la chaleur de la conversation, se bourrent placidement de bon tabac canadien. Le martelage sourd, coupé d’éclats métalliques, s’élève périodiquement pour dominer les voix ou les éteindre.

Si le cordonnier prend la parole ce n’est pas pour contredire, c’est pour exprimer son opinion par un ronchonnement sourd sortant d’une bouche remplie de pointes de fer, ou pour poser une question.

Ce soir, quelqu’un a amorcé la discussion sur un su jet du temps passé et le père Baptiste, qui est dans ses bonnes, a une verve intarissable.

– Dans mon jeune âge le métier de cordonnier n’était pas comme à c’t’heure, il était plus en vogue ! Les habitants, plus près de leurs pièces, n’allaient pas s’acheter des chaussures du magasin, qui prennent l’eau comme une éponge, qui coûtent cher et durent le temps de le dire.

Plusieurs hochements approbateurs !

– En fin de compte, continue l’octogénaire, si les gens de nos jours savaient ménager comme dans mon temps, il n’y en aurait pas dans la misère. Les cordonniers, par exemple, n’achetaient presque rien, ils faisaient les chevilles de bois, taillaient la babiche et savaient poser des soies aux bouts d’un ligneul.

– Comment faisaient-ils ça ? risque une jeune voix.

– C’est très simple ! Vous n’avez qu’à prendre une bûche de bouleau, la scier en petites roulettes d’un peu plus d’un demi-pouce d’épaisseur, et tailler ensuite ces roulettes en tranchettes minces. Ces tranchettes, après avoir été taillées en biseau de chaque côté à un bout, sont accolées les unes aux autres par séries de plus d’une douzaine pour être finalement découpées en chevilles. Aujourd’hui cette cheville est moins employée et elle provient des manufactures. Si vous aviez vu aussi les cordonniers vous découper des babiches régulières comme des cordes de violon dans des peaux de bœufs, de caribous, d’anguilles ! Leurs tranchets à lame terminée en pointe par l’usure glissaient dans le cuir aussi vite qu’un canot dans l’eau.

– Les femmes faisaient autrefois de la cordonnerie ?

– Mais oui ! Et les habitants, loin de se coller les flancs au poêle ou de flâner pendant l’hiver, réparaient leurs chaussures et leurs harnais. Dans le temps où l’on battait au fléau pour un pain par jour, on n’avait pas les moyens de s’acheter des bottines d’un louis. Dans mon jeune temps il y avait encore des cordonniers qui allaient de maison en maison pour exercer leur métier. Ils recevaient, en plus du logement et de la nourriture, un salaire qui n’atteignait pas toujours un écu par jour. Ces cordonniers-là étaient pas mal jaseux, ils racontaient des potins de familles, des histoires drôles et des contes effrayants.

– Il paraît qu’on ménageait les chaussures du dimanche dans ce temps-là ?

– Bien des fois, avec d’autres jeunesses, je me suis rendu nu-pieds à la messe du dimanche. J’enfilais mes bottes avant d’arriver à l’église. Comme ça nos chaussures étaient propres et duraient longtemps. J’avais des petites bottes jersaises bien tournées qui m’avaient été données par testament et que je respectais comme des reliques. Dans ce temps-là, pour être à la mode, il fallait que les chaussures craquent...

De tous les propos que j’ai recueillis sur ce sujet, j’ai conclu qu’il fut un temps où les hommes de la terre les moins fortunés portaient des bottes souples, des souliers de bœuf, alors que les habitants cossus et les villageois portaient des chaussures achetées aux magasins et qui faisaient un bruit retentissant à chaque pas, surtout sur le parquet de l’église. Le craquement des bottines était un signe d’aristocratie rurale dont plusieurs voulaient se prévaloir.

Les cordonniers, pour exploiter le petit penchant à la vanité de leurs clients, disaient généralement : « Paie-moi encore dix sous et je te mettrai du craque pour la valeur ! »

C’était devenu un dicton courant et le futur époux, plus faraud et moins regardant que les autres, voulait pour vingt-cinq sous de craque !

Le cordonnier, qui ne s’est pas laissé distraire de son travail par la conversation, poursuit son patient labeur jusqu’au moment où le dernier veilleux se grée pour partir, et sa silhouette inclinée se redresse alors triomphalement comme après une leçon d’énergie et d’abnégation. Sa ténacité au travail lui a permis de livrer journellement deux paires de bottes sauvages ou une paire de bottes françaises ou malouines.

Pour soutenir, cependant, la concurrence de la grande industrie, les cordonniers ont dû se servir de machines modernes et souvent précipiter le travail au détriment de la qualité. Voilà pourquoi la cordonnerie menace d’être supplantée par la grande industrie qui ne lui a laissé que les réparations.

Ô prétendu progrès, as-tu amélioré la qualité du produit ou rien que l’apparence ? Les chaussures de nos pères n’étaient-elles pas plus durables et mieux appropriées aux besoins des habitants ?...

Autrefois, du moins, il n’y avait que les cordonniers qui étaient mal chaussés !

 

 

 

Georges BOUCHARD,

Vieilles choses, vieilles gens, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net