Le forgeron

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BOUCHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN suivant la route qui descend de l’église, on aperçoit au premier tournant l’atelier du forgeron, communément appelé boutique de forge ou simplement boutique.

La forge, malgré l’absence d’enseigne, se reconnaît au premier coup d’œil par son aspect terne, par la forme de la bâtisse, et surtout par la devanture. En effet, nulle part ailleurs on ne peut voir pareil encombrement de ferrailles, depuis les socs de charrues jusqu’aux bandages de roues, depuis les vieilles charrues de bois à frettes d’acier jusqu’à la moissonneuse-lieuse moderne et la charrette toute neuve. À travers tout cela il y a les fagots destinés à chauffer les cercles des roues, et la petite plate-forme trouée au centre qui doit recevoir la roue à encercler.

La vieille forge est construite en énormes madriers de pin rouge équarris à la hache et se pare, à l’intérieur, du soufflet, de l’enclume, des tenailles et de mille et une pièces de fer suspendues aux murs et au plafond.

Le forgeron de chez nous, qui est à la fois maréchal-ferrant, serrurier, mécanicien, reste encore une des plus vivantes évocations du passé.

Je le vois toujours avec son tablier de cuir, ses bras dénudés aux muscles d’acier et à la peau couleur de rouille, sa figure ronde, joviale et encharbonnée. Dans ses yeux brillants la flamme met mille reflets.

Près d’un fagot qui flambe à la porte de la boutique, c’est lui que je vois soufflant, suant et criant pour encercler une roue de charrette. Ce grand cercle de fer, de trois pouces de largeur par un quart de pouce d’épaisseur, semble un jouet au bout de ses tenailles, tellement sa dextérité est assurée.

Là comme aux pieds des chevaux qu’il ferre, et dont il connaît tous les secrets, il ne perd jamais cette bonne humeur qui rend douces aux clients les longues heures d’attente passées à respirer la flamme du soufflet, la vapeur des cuvettes à trempe et la senteur de corne brûlée.

Le forgeron n’est pas un partisan du moindre effort et les habitants matineux ne le prendront jamais au lit. Le son de l’enclume éclate dans l’air calme du matin, peu après le chant claironnant du coq qui a découvert l’aurore, et la mélodie des cloches égrenant les notes de leur angélus.

– Vous êtes matinal, père Narcisse ? dit le forgeron en s’étirant et en faisant craquer ses muscles robustes.

– J’ai donné la portion aux chevaux et je suis parti voulant profiter de la tombée de la rosée (alors qu’il est impossible de faucher) pour faire réparer ma faucheuse ; nous aurons une grosse journée d’ouvrage.

– Vous ne me prendrez pas au lit, ajoute le forgeron, pour tout l’or du monde. J’aime à profiter de la fraîcheur du matin pour mettre tout en ordre dans ma boutique avant que les chevaux m’arrivent. Car, voyez-vous, je n’aime pas à faire attendre les gens pour rien.

Le forgeron, en effet, sait modeler son activité sur celle des hommes de la terre avec qui il travaille en coopération étroite.

La forge est le rendez-vous le plus ordinaire des nouvelliers du village. Sur la bûche de bois coutumière ou sur le même appui de fenêtre, c’est toujours le même décor vivant de rentiers en quête d’informations. Ce n’est pas pour rien que les inventeurs de nouvelles sont qualifiés de forgeurs de nouvelles.

Le forgeron vous fait et vous défait une réputation en moins de temps peut-être qu’il n’en faut pour enlever un vieux fer et en poser un neuf.

Sa verve devient caustique quand il raille l’automobilisme qui réduit son travail ; aussi met-il autant de loquacité à célébrer les pannes de l’auto que de réticence en face des vices des chevaux qu’il ferre.

Si j’ai moi-même musé tout l’après-midi à la forge, c’est parce que le père Achille était là pour parler du bon vieux temps...

– J’ai bien connu ton défunt grand-père dans son bon temps, disait-il, en s’adressant au forgeron. C’était un homme dépareillé. Il vous ferrait un cheval dans le temps de le dire, je t’assure que ça ne prenait pas goût de tinette !

– Dans ce temps-là, faisais-je remarquer avec naïveté, les forgerons avaient moins de leurs aises qu’aujourd’hui !

– Ils se servaient du charbon de bois, ils faisaient eux-mêmes tout leur outillage, les fers à chevaux, les clous, les haches, les tenailles, les pincettes, les chenets, etc. Des petites clenches de portes comme vous en achetez aujourd’hui, c’est trop freluquet ! Les serrures sont aussi vite cassées et les gonds de portes ne valent rien. Aujourd’hui, les gens ne regardent pas à la durée des choses... dès que ça paraît bien, c’est tout ! Et le pire, continuait le forgeron, en soupirant presque aussi fort que son soufflet, c’est que sans les chevaux à ferrer on fermerait boutique !

C’est bien vrai, en effet, que la grande industrie est une menace constante pour le forgeron. On voit un peu partout les boutiques et les apprentis se faire plus rares. Cependant, tant que le cheval ne disparaîtra pas, le forgeron restera à son poste, comme une relique du vieux temps. Le forgeron moderne a adapté son art aux besoins de l’heure présente. Il répare les versoirs et les socs usés des charrues, les machines de toutes sortes avec une facilité remarquable. Ferrer les chevaux constitue son occupation première... Il peut en ferrer une quinzaine aux quatre pattes dans une journée.

C’est à Jules César que revient l’honneur d’avoir courbé le premier fer à cheval.

Dans l’histoire, les forgerons ont toujours joué un rôle important. Ils étaient des artistes qui fabriquaient les balcons, les portes et les barrières des princes, comme des artisans qui faisaient les armes offensives et défensives employées à la guerre. Ils étaient des personnages respectés.

Ce n’est pas pour rien que Longfellow, dans son immortel poème Évangeline, dit : « Basile, le forgeron, était un homme puissant dans le village, et il était honoré de tout monde ; car, depuis la naissance des temps, à travers tous les âges et chez toutes les nations, l’ingéniosité du forgeron a été en honneur. »

Cette ingéniosité vient peut-être de sa ponctualité qui lui fait battre le fer quand il est chaud.

Aux arrivistes, aux précipités, le forgeron donne encore une autre leçon : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. »

Les vieux fers à chevaux placés au-dessus des portes de la plupart de nos bâtisses révèlent encore une tradition pieuse à l’honneur des forgerons.

Le diable aurait demandé à saint Dunstan, vers l’année 930, de ferrer ses pieds fourchus. Le saint lui fit mal au point que le diable se promit de ne jamais entrer là où il verrait un fer à cheval.

Puissent les fers à chevaux aux portes de nos villages inviter à la réflexion le diable de la grande industrie envahissante, qui, au nom du progrès, vient prendre nos gens et défigurer nos campagnes !

 

 

 

Georges BOUCHARD,

Vieilles choses, vieilles gens, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

 

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