Les funérailles du vieux terrien

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BOUCHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

APRÈS avoir été exposé deux jours sur les planches, entouré de la sympathie la plus profonde et de la piété la plus vive, le corps du vieux terrien en habits de dimanche, est mis au cercueil pour être conduit à sa dernière demeure.

Les porteurs sont des gens du voisinage qui ne songent jamais à se soustraire à ce devoir de charité.

Le cortège se forme suivant un protocole de bon aloi et qui vaut bien le code des formalités officielles.

Précédée du porte-croix, la procession serpente sur la route avec une rare gravité et ne passe jamais devant des indifférents. Tous les témoins vénèrent le mort et célèbrent ses mérites. Les travaux sont suspendus et toutes les têtes s’inclinent au passage du convoi.

Rancunes et désaccords se dissolvent en face de la mort, et les promesses de revanche, comme celle-ci : « Il ne l’emportera pas en terre !... » s’évanouissent.

Il va sans dire que chacun des témoins scrute du regard la profondeur du chagrin des proches avec une sévérité qui ne tolérerait pas la moindre indifférence.

Il ne faut pas que le corbillard fasse halte devant une maison ; ce serait, pour les superstitieux, un signe de malheur, la menace d’un décès dans l’année !

Du plus loin que le clocher peut apercevoir le cortège, il met sa sonnerie en branle. N’est-il pas juste que les cloches, dont les notes gaies ont escorté le nouveau-né, après son baptême, star le chemin de la maison, saluent par leurs accents funèbres, de loin, le corps du défunt qu’on apporte.

Les funérailles des vieux terriens sont toujours marquées par la présence d’une escorte d’octogénaires, couronne vivante de têtes blanches, plus imposantes et plus sanctifiantes pour l’âme que les couronnes de fleurs que la sympathie fait déposer près des tombes. Il n’y a rien de plus salutaire qu’une gerbe d’Avé ou de De profundis.

Un autre trait caractéristique, c’est la fidélité avec laquelle les vivants remettent aux défunts leurs politesses funéraires, en se portant nombreux vers la dépouille de ceux qui, de leur vivant, s’étaient fait remarquer par leur assistance aux funérailles... Encore un trait qui manifeste la justice et la reconnaissance qui se trouvent au fond de l’âme paysanne !

Je n’ai jamais assisté aux funérailles, à la campagne, sans être vivement pénétré de la sympathie franche et de la piété réconfortante qui se dégagent de tous les gestes comme de toutes les cérémonies. Les porteurs, qui ne sont jamais des mercenaires, se meuvent lentement avec un air de componction sans égal ; le chant n’est pas précipité et la flamme suppliante des cierges est plus symbolique que l’éclat des catafalques où jaillissent des flots de lumière électrique.

On vous épargne le spectacle de ces sympathies ostentatoires ou d’apparat qui ne vont pas plus loin que le seuil de l’église et qui disparaissent au moment du service.

Tous les assistants escortent le mort jusqu’au cimetière où les dernières paroles de paix du pasteur descendent dans la fosse avec l’eau bénite et les larmes qui s’échappent des paupières humides.

On jette une poignée de terre sur la tombe, de cette terre que le vieux terrien a tant aimée et qui doit lui sembler légère.

Le spectacle de nos cimetières ruraux placés à proximité de nos églises est symbolique de la grande foi de nos aïeux qui, après avoir associé l’Église à tous les évènements importants de leur vie, ne voulaient pas s’en séparer après leur mort... Les conseils de fabrique qui ont voulu exhumer les restes des vieux cimetières pour les transporter ailleurs savent quels obstacles leur a opposés la tradition campagnarde du respect aux morts.

À l’issue des funérailles, quand le cercueil descend dans la fosse, il est vite dépouillé de ses principaux ornements destinés aux plus proches parents qui réclament un souvenir... Les poignées de cercueil enchâssées dans un reliquaire rustique, pour faire l’ornement d’un salon, – malgré tout ce que cette coutume a de macabre, – disent assez combien l’on veut, à la campagne, associer les morts aux vivants.

Les criées pour les défunts, les quêtes pieuses pour le trésor des âmes, les messes offertes, les services anniversaires, indiquent la profondeur du souvenir des disparus.

Tous les parents et amis se rendent ensuite à la maison du défunt pour prendre un dîner au cours duquel la conversation roule principalement sur les mérites de celui qui n’est plus.

Quand je serai porté à l’église, les pieds en avant, je désire que les mains qui ont tenu les mancherons soutiennent pieusement ma tombe, et que les vieux terriens se penchent sur ma fosse quand la terre que j’aurai servie toute ma vie recevra ma dépouille.

 

 

 

Georges BOUCHARD,

Vieilles choses, vieilles gens, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

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