La ménagère du presbytère

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BOUCHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CETTE personne sévère, plus rigide qu’un article de droit canonique, n’a rien de commun, il va sans dire, avec la parente du curé, mère ou sœur, tante ou nièce, en qui toutes les vertus domestiques les plus appréciées s’épanouissent au presbytère comme dans nos meilleurs foyers ruraux.

La ménagère de profession, type plus rare aujourd’hui, était taillée comme une gerbette de seigle, avec des regards inquisiteurs sans cesse vissés sur autrui et avec un nez qui avait l’air d’un guillemet sur une bouche à l’impératif. Un chapeau sailor percé d’énormes broches accentuait les rides du visage, la sévérité des traits, en aplatissant un énorme chignon postiche. La robe descendait sans interruption de la nuque au talon. La montre en saillie et une large épinglette jetaient seules un éclat sur la devanture. Elle était l’affirmation tardive d’une personnalité trop longtemps effacée, ou le retour d’un amour-propre aussi intransigeant que contenu, et qui pouvait se donner libre cours dans cet asile inviolable du presbytère, à l’ombre d’une soutane souverainement respectée.

N’a-t-elle pas pu ou n’a-t-elle pas voulu ? Ou encore a-t-elle renoncé au mariage par dépit ou par mépris ? Mystère ! Mais toujours est-il que sa volonté s’est affermie avec autant de ténacité dans la révolte que dans le refus.

Sans son aversion naturelle pour la règle, elle eût pu se faire religieuse ; mais elle a au moins adopté une austérité de mœurs qui contribue autant que son âge à la rendre canonique.

Les vertus qu’elle préfère sont naturellement celles qui ne viennent pas trop en conflit avec une curiosité pleine d’expédients et une grande intolérance pour le prochain. Elle est toujours en quête de nouvelles et on dirait qu’elle a charge d’âmes, à entendre les commentaires dont elle souligne tous les évènements de la paroisse.

Elle a toujours cet esprit inquisiteur qui la porte à faire l’examen de conscience de tous les paroissiens qui se présentent chez le curé. À brûle-pourpoint elle dit à Narcisse :

– A-t-on dansé par chez vous la semaine dernière ?... Le curé est sévère là-dessus. Moi, je ne suis pas pour le lui dire, il a assez d’ennuis déjà... Je sais garder un secret, allez !...

– Mademoiselle Démerise, reprend Narcisse avec une pointe de malice à peine déguisée, si M. le Curé vous en parle, vous pourrez bien encore lui dire que vous n’en savez rien !

– Vous ne voulez pas le dire, mais je le saurai bien.

À un enfant qui vient vendre des bluets au presbytère :

– Tu as des beaux bluets, mon petit garçon, tu es bien vaillant ! Qu’est-ce que ta mère fait aujourd’hui ?

– Elle fait son possible, reprend l’enfant toujours sur ses gardes.

– Et ta sœur se marie-t-elle bientôt avec le grand nigaud à José ?

– Ma mère n’aimerait pas que je sois un panier percé !

– Eh bien, va vendre tes bluets ailleurs !

Les vraies commères fournissaient à Démerise l’aliment quotidien de son esprit sans cesse à l’affût des nouvelles.

Malheur aux paroissiens que les langues libres des commères prenaient pour cible ! C’était inévitablement un rapport amplifié à M. le Curé. Démerise avait la langue bien pendue et sa causticité en faisait un être redoutable.

– Monsieur le Curé, fit-elle il y a des choses épouvantables dans la paroisse et vous n’avez pas l’air de vous en apercevoir !... Dans mon jeune temps le curé de chez nous n’aurait pas toléré ça !

– Démerise, répond placidement le curé, n’avez-vous pas peur que votre soupe prenne au fond ? Un peu moins de commentaires et plus de bon ordinaire.

– Ah ! Monsieur le Curé, si vous saviez pourtant...

– J’en sais assez.

– Si vous vouliez m’écouter !..

– Si vous vouliez à votre tour m’écouter, il y aurait moins de commérages pour vous troubler le cerveau !

– C’est pour vous aider, Monsieur le Curé.

– Ca sent le brûlé, je vous dis, Démerise ! Vous feriez bien de me laisser administrer la paroisse et de surveiller vos chaudrons !...

La porte claque sèchement et Démerise se promet bien de réduire la qualité de la sauce en proportion de l’attention qu’a voulu lui accorder le curé.

Démerise ne se tient pas pour battue. Chaque nouvelle visite provoque sa rage de savoir. Et, en servant le curé à table, elle pose toujours des questions qui ne reçoivent que des réponses évasives.

Pourtant quand Démerise était entrée au presbytère, elle était d’une douceur et d’une docilité exemplaires. À tous les ordres, reçus, elle répondait par un « Oui, Monsieur le Curé » dans lequel passaient tout son respect et sa bonne volonté.

Elle avait bien aussi à ce moment la délicatesse de dire, parlant des poules :

– Je vais soigner les poules à M. le Curé.

Plus tard :

– Nos poules pondent admirablement.

Et après quelques années :

– J’ai les plus belles poules de la paroisse.

Parlerait-elle de « nos paroissiens » ou de « notre prône » que je ne m’en étonnerais pas, tellement sa personnalité, bien insignifiante en soi, veut se grandir du prestige du curé !

– Quand on a quitté, disait-elle, la petite cure de... pour s’en venir ici, Monsieur le Curé, on n’était pas riche.

À une personne qui apportait son offrande pour une grand’messe : « On n’en prend plus de grandes messes pour cette semaine ! »

Il n’est pas rare, par un altruisme qui pourrait trouver une meilleure application, que Démerise se fasse soigneuse.

– Vous toussez, dit-elle à Catherine, j’ai un remède qui va vous guérir ! Je m’en trouve très bien moi-même !

À une autre, c’était un remède différent avec les mêmes remarques... À tel point qu’à l’entendre, on pouvait croire qu’ayant éprouvé tous les remèdes elle avait aussi subi toutes les maladies.

Je connais un vénérable curé qui, pour sauvegarder à la fois le reste de bonne humeur de sa ménagère et la santé de ses paroissiens, allait dire aux malades qu’avait vus Démerise :

« Ne prenez pas ces remèdes-là, vous allez vous empoisonner ! »

La visite des curés voisins révélait encore un autre trait de la ménagère hargneuse.

– Un tel, il aurait bien pu rester chez lui, j’ai assez d’ouvrage sans cela.

Un petit compliment sur la qualité de la soupe, une poignée de main courtoise, le don d’une médaille ou d’un chapelet suffisaient à changer les réflexions... et les sentiments !

Pendant le dîner, l’hôte était épié sans la moindre discrétion et l’intérêt que prenait Démerise à la conversation faisait languir le service. Elle arrivait, comme cela, à connaître plus de détails sur chaque curé que l’Ordinaire du lieu.

Somme toute, la ménagère, bien que très attachée à la personne de son curé, essayait de mettre en vedette sa propre personnalité ; elle pouvait facilement devenir tyrannique, et je connais des curés qui exercèrent ainsi la patience jusqu’à l’héroïsme.

Malgré les intempérances de sa volonté et de sa langue, l’intempestivité de son zèle et l’intransigeance de sa vertu, la ménagère de presbytère, et peut-être à cause de cela, n’en reste pas moins un type redouté ou respecté dans nos campagnes. Sa silhouette, si effacée qu’elle paraisse de prime abord, révèle à l’observateur attentif une âme forte, faite de dévouement inlassable, de piété communicative et de foi inébranlable... pour qui le ciel aura probablement plus de clémence que le siècle.

 

 

 

Georges BOUCHARD,

Vieilles choses, vieilles gens, 1931.

 

 

 

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