Le major Laing

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Bathild BOUNIOL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Né à Édimbourg en 1794, Laing (Alexandre-Gordan) avait seize ans à peine lorsqu’il entra dans l’armée. En 1820, il se trouva à Sierra-Leone comme lieutenant, faisant les fonctions d’aide de camp auprès du gouverneur sir Charles McCarthy. Le gouvernement anglais s’efforçait dès lors de nouer des relations commerciales régulières avec les chefs africains de l’intérieur, dans l’espoir de parvenir ainsi à l’abolition de la traite. Pour s’assurer des dispositions des rois nègres à l’égard de la Grande-Bretagne, et aussi pour reconnaître plus exactement la Gambie et les contrées qu’arrose le fleuve la Rokelle, McCarthy ne crut pouvoir mieux faire que d’envoyer sur les lieux son aide de camp Laing, dont il connaissait l’intrépidité comme la rare intelligence et à qui la langue arabe ainsi que plusieurs des idiomes indigènes étaient familiers.

Parti de Sierra-Leone le 3 février 1822, Laing suivit la rive gauche du fleuve Rokelle et traversa le Timanni, le Kouranko et le Soulimane, pays où jusqu’alors aucun blanc n’avait pénétré. Il établit avec plusieurs des rois nègres des relations amicales qui plus tard s’étendirent de proche en proche. Mais sur ces entrefaites éclata la guerre avec les Ashantis, et McCarthy, qui devait y périr (1824), se hâta de rappeler son aide de camp. Nommé capitaine, Laing s’embarqua pour rejoindre son régiment en garnison au cap Corse, sur la côte de Guinée, et il eut plus d’une fois l’occasion de se distinguer dans la guerre contre les Ashantis. Après la mort du gouverneur, le jeune officier fut envoyé en Angleterre pour y rendre compte de l’état des choses 1, et la manière dont il s’acquitta de sa mission lui concilia de nombreuses sympathies, augmentées par la publication de son livre, ayant pour titre : Travels in Timance, Kooranko, and Soolima, countries in Western Africa, Londres, 1825, in-8° (Voyages dans le Timanni, le Kouranko et le Soulimane, Afrique Occidentale).

Détachons de cet ouvrage quelques courts mais curieux passages. Le voyageur eut surtout à se louer de l’accueil du roi des Soulimanes, Assana-Yira, et il fit un séjour assez prolongé dans Falaba, la capitale, « qui occupe une vaste étendue de terrain dans une belle vallée bordée de toutes parts par des coteaux en pente douce. » Pendant que Laing se trouvait à Falaba, il reçut de Sierra-Leone, parmi beaucoup d’autres objets qu’il avait demandés, « une lancette et deux lames de verre renfermant du vaccin. Il obtint la permission de vacciner un grand nombre d’enfants, à commencer par ceux du roi. Ce prince avait une si grande confiance en son hôte, qu’il lui eût laissé faire les expériences les plus extravagantes sur sa famille ».

Quand Laing quitta Falaba, le roi l’accompagna à la distance de plusieurs milles, et lui fit, au moment de la séparation, les plus touchants adieux :

« – Homme blanc, lui dit-il en lui serrant la main dans les siennes, n’oubliez pas Falaba, car Falaba ne vous oubliera jamais. Les hommes riaient quand vous vîntes parmi nous ; les femmes et les enfants se cachaient de frayeur. Maintenant que vous nous quittez, ils sont tous tristement assis, la tête entre leurs mains et les yeux remplis de larmes. Je me souviendrai de tout ce que vous m’avez dit ; vous m’avez appris ce qui est bon, ce qui peut rendre mon pays puissant ; je ne ferai plus d’esclaves. » Puis, lui serrant affectueusement la main et la laissant retomber, il pencha la tête et ajouta : « Allez et revenez nous visiter ! » Et il de couvrit le visage de ses deux mains.

« De son côté Laing éprouva la même émotion que s’il se fût séparé de son père. De semblables souvenirs sont trop profondément gravés dans le cœur pour être jamais effacés par le temps et la distance. Ils inspirent pour le pays qui les a fait naître un sentiment d’intérêt qui a une influence marquée sur le reste de la vie de celui qui les a éprouvés. »

Certes, par le cœur comme par l’esprit, Laing se montrait digne de la mission de haute confiance que le gouverneur lui avait donnée. Continuons nos citations.

« Ba-Simera, l’un des rois de Timanni, a environ 90 ans, et sa peau, ridée et bigarrée, ressemble par la couleur plutôt à celle d’un alligator qu’à la peau d’un être humain. Ses yeux ternes, verdâtres, sont profondément enfoncés dans sa tête, et une barbe longue, tressée, tombe à deux pieds environ de son menton. Ainsi que le roi du district opposé, il portait un collier de corail et de dents de léopard ; mais son manteau était brun et sale comme sa peau. Ses jambes, enflées comme celle d’un éléphant, apparaissaient sous sa large culotte de coton qui fut sans doute autrefois blanc, mais auquel cet usage de plusieurs années avait donné une teinte verdâtre. Il portait comme insigne de sa dignité un bâton auquel étaient suspendues de grandes et de petites clochettes. »

Voilà une bizarre majesté !

Dans le Kouranko, Laing faillit périr victime d’une trahison dont il fut heureusement averti. « Un soldat licencié, natif de Kouranko et revenu dans son pays, me dit qu’un complot dont les pointeurs étaient complices, se tramait contre moi. On devait profiter de la fatigue à laquelle on me supposait devoir être réduit, pour m’assassiner et me piller. Tambale, le soldat licencié, en me prévenant, avait empêché l’exécution de cette perfidie.

« Le 25 mai, en réglant mes comptes avec les porteurs que j’avais pris à Konsakouta, je leur dis que je connaissais le projet de leur chef pour me détruire et je les chargeai de lui dire que je lui pardonnais cette perfidie. Je finis même en donnant au fils du chef un peu de tabac et de poudre, et cette générosité lui fit venir les larmes aux yeux. Il exprima l’espérance que je ne le maudirais pas dans mon cœur, « car, disait-il, tous les noirs sont un peu coquins ».

« Le costume des femmes kourankos est semblable à celui des femmes de Timanni : elles ont beaucoup d’habileté pour se coiffer, et se décorent les unes les autres avec une grande adresse : le devant de la tête reste découvert, la chevelure ou la laine étant peignée en arrière, et rassemblée en gros nœuds, un sur chaque tempe et orné d’un cowrie ou d’un grain de faux corail. De ces nœuds partent plusieurs nattes bien faites qui tombent derrière la tête et au bout desquelles sont attachés des grains ou des cowries ; chez les danseuses ce sont des grelots ; elles liment leurs dents en pointe, et ont le dos et la poitrine ornés de devises empreintes au moyen du feu, usage qui est en grande estime parmi elles... C’est un fait remarquable qu’une jeune femme s’unit rarement à un homme d’un âge proportionné au sien. Le mariage est là une affaire, et les hommes riches, qui sont les notables de la ville, ont le choix non contesté de la beauté et de la jeunesse. »

On voit que chez ces barbares c’est un peu comme dans certains pays civilisés d’Europe. Revenons à notre voyageur.

Promu au grade de major, Laing fut, à sa grande joie, chargé par son gouvernement d’entreprendre un voyage de découvertes à la recherche des sources du Niger. Revenu en Afrique, le 16 juillet 1826, il quitta Tripoli avec une caravane qui se rendait à Tombouctou et il arriva dans cette ville le 18 août. Moins de deux mois après, il périssait victime d’un assassinat ; mais on ignora d’abord les détails de la catastrophe. Ce fut à René Caillié, le voyageur français parvenu deux ans après à Tombouctou, que l’on dut d’être fixé à ce sujet. Pendant son séjour dans la capitale du Soudan, il mit un soin pieux à s’enquérir des circonstances de cette mort tragique qu’il a racontée de la façon la plus émouvante ; ce passage est assurément, par la sincérité de l’accent, un des plus saisissants de sa relation. »

« J’employai, dit-il, les derniers jours que je demeurai dans la ville (Tombouctou que le voyageur écrit Tembouctou) à recueillir des renseignements sur la fin malheureuse du major Laing. J’appris qu’à quelques journées au nord de cette ville, la caravane dont le major faisait partie avait été arrêtée sur la route de Tripoli par les Touaregs, et, selon d’autres, par les Berbiches, tribu nomade, voisine du Dhjoliba. Laing, reconnu pour chrétien, fut horriblement maltraité ; on ne cessa de le frapper avec un bâton que lorsqu’on le crut mort. Les Maures de la caravane le relevèrent et parvinrent, à force de soins, à le rappeler à la vie. Dès qu’il eut repris connaissance, on le plaça sur son chameau, où il fallut l’attacher, tant il était faible et incapable de te soutenir.

« Rendu à Tombouctou, Laing guérit de ses blessures, mais sa convalescence fut lente... Il n’avait pas quitté le costume européen... Souvent on le tourmentait pour le faire convenir qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomet est son prophète ; mais il se bornait toujours à répondre : Il n’y a qu’un seul Dieu ! sans rien ajouter. Aussi le traitait-on de cufir, d’infidèle, sans pourtant l’outrager autrement ; on le laissait libre de penser et de prier à sa manière. »

La plupart des Maures résidant à Tombouctou viennent de Tripoli, d’Alger ou du Maroc, et ils ont eu souvent l’occasion d’y voir des chrétiens. On peut s’expliquer ainsi cette tolérance relative, mats il ne devait pas en être de même ailleurs. Le major, ayant quitté Tombouctou, prit la route d’El-Ardouan (celle que suivit Caillié lors de son retour) avec l’espoir de se joindre à une caravane de marchands maures qui portaient du sel à Sansanding ; « mais, hélas ! dit Caillié, après avoir marché cinq jours au nord de Tembouctou, la caravane qu’il avait rejointe rencontra le cheikh Hamet-oul’d-Habib, vieillard fanatique, chef de la tribu de Zaouàt, qui erre dans le désert de ce nom. Hamet arrêta le major sous prétexte qu’il était entré sur ton territoire sans sa permission ; ensuite il voulut l’obliger à reconnaître Mahomet pour le prophète de Dieu, il exigea même qu’il fit le salem. Laing refusa d’obéir au cheikh Hamet, qui n’en réitéra que plus vivement ses instances pour qu’il se fît musulman. Laing fut inébranlable et préféra mourir plutôt que de se soumettre ; résolution qui fit perdre au monde un des plus habiles voyageurs et fit un martyr de plus pour la science.

« Un Maure de la suite du chef des Zaouàts, à qui celui-ci avait donné l’ordre du tuer le chrétien, regarda le cheikh avec horreur, et refusa d’exécuter son ordre.

« – Quoi ! lui dit-il, tu veux que j’assassine le premier chrétien qui soit venu ici et qui ne nous a fait a aucun mal ? Que d’autres s’en chargent, je ne veux  pas avoir à me reprocher sa mort ; tue-le toi-même ! »

« Cette réponse suspendit un moment l’arrêt fatal prononcé contre Laing ; on agita devant lui quelque temps et avec chaleur la question de sa vie ou de sa mort : celle-ci fut décidée. Des esclaves noirs furent appelés, et on les chargea de l’affreux ministère que le Maure avait généreusement repoussé. Aussitôt ils s’emparèrent du patient ; l’un d’eux lui jeta son turban autour du cou et l’étrangla sur-le-champ en tirant d’un côté pendant que son camarade serrait de l’autre. Infortuné Laing ! son corps fut jeté dans le désert et devint la pâture des corbeaux et des vautours, seuls oiseaux qui habitent ces lieux désolés où la mort seule se charge de les nourrir. »

Dans le chapitre suivant de son livre (XIV), Caillié dit encore : « Le 9 mai, nous fîmes halte dans une plaine sablonneuse très unie. Un peu avant le lever du soleil, les Maures qui m’accompagnaient et dont plusieurs avaient été témoins de la catastrophe, me montrèrent la place où le major Laing avait été assassiné ; j’y remarquai l’emplacement d’un camp. Je m’éloignai précipitamment de ce lieu d’horreur pour pleurer en liberté, seul hommage que je pusse rendre à la mémoire d’un voyageur qu’aucun monument ne pourra éterniser sur le lieu où il a péri. »

Nous ajouterons que le souvenir du major Laing ne doit pas seulement éveiller la sympathie, mais l’admiration ; car, lorsqu’il faisait aussi généreusement son sacrifice, il avait bien des motifs de regretter la vie. Âgé de trente ans à peine, il se croyait assuré du plus brillant avenir, d’un avenir de gloire et de bonheur ; marié, lors de son retour à Tripoli, avec la fille du consul Warrington, il laissait veuve sa jeune et charmante femme qu’il avait dû quitter, pour l’accomplissement de sa mission, après quelques jours seulement de mariage.

 

 

Bathild BOUNIOL.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1875.

 

 

 



1 La guerre avec les Ashantis, commencée en 1822, se termina en 1826 par la défaite des nègres auxquels le nouveau gouverneur Campbell imposa un tribut.

  

 

 

 

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