Sainte Angèle de Foligno

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul BOURDIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps a joint au seul nom qui nous soit parvenu d’Angèle celui de la ville où elle a vécu – Foligno, la vieille cité gibeline, qui dressait alors sur le plat pays de nombreuses tours, dont chacune était la couronne civique d’une famille.

Au loin s’élèvent les collines glorieuses d’Assise.

Angèle vint au monde parmi une population qui redoute le Très-Haut et vit, en toute familiarité, avec ses intercesseurs. À ce temps, l’esprit de François s’était déjà répandu sur la terre occidentale, mais, plus que toute autre contrée, l’Ombrie, qui lui ressemble, était pleine de lui. Il n’est guère de lieux où l’on rencontre tant d’onction et une sensibilité si vive aux belles images.

Cette province n’était pas encore tombée dans le sommeil. Les métiers y florissaient sous la juste loi du travail sédentaire. La religion, les controverses et la guerre fournissaient leur triple aliment à l’activité de l’esprit. Ces coutumes ne distrayaient point les hommes de l’essentiel et la méditation était le refuge ordinaire des meilleurs contre la satiété.

C’est ainsi que l’âme bien née d’Angèle s’ouvrit à la Considération et qu’elle fit vers Dieu un long pèlerinage immobile. Sa maison, où régna le scandale, était voisine de l’église des Franciscains, où l’on célèbre son culte.

Angèle était de souche noble et possédait de grands biens. Elle fut mariée dans la ville où habitait encore sa mère. Elle eut plusieurs enfants et tomba, dit-on, dans de grands désordres.

On ne sait rien de son revirement, sinon qu’elle eut peur d’être damnée et reçut aussitôt le don des larmes.

Mais le retour à Dieu est un long moment pour l’âme impatiente du poids qui l’oppresse. Angèle fut accablée par le repentir plein de hâte et de désespoir des grandes pécheresses. Elle crut pouvoir s’unir à Jésus avant de l’avoir mérité et Le reçut en communion sans avoir confessé toutes ses fautes. Le premier gage qu’elle donna de son amour fut un sacrilège.

Elle recourut à François qui, selon le dicton ombrien « exauce ceux que Dieu ne veut point entendre », et il lui apparut en songe sous les habits conventuels. « Sœur, lui dit-il, si plus vite tu m’avais prié, plus vite t’aurais-je exaucé. » Le lendemain elle entra à Saint-Félicien et y trouva un frère qui prêchait. Ce religieux était le chapelain de l’évêque. Elle communia, mais ne trouva point l’apaisement. Tout était honte et amertume.

Angèle s’engagea alors dans la voie de la pénitence.

Mais celle-ci ne conduit à Dieu que par l’investigation de soi-même. Tandis qu’elle foulait la vis obscure que le péché avait laissé dans son âme, Angèle acquit la connaissance de son être intime. Son passé surgissait des ténèbres dont elle cherchait l’issue et ses fautes passaient une à une dans sa mémoire. Angèle fut bientôt, devant les hommes comme devant Dieu, dans un état de confession continuelle. Elle comprit qu’en offensant le Seigneur, elle avait offensé toutes ses créatures et les supplia de ne point témoigner contre elle. Ce premier regard sur l’œuvre d’En-Haut lui valut une première merci. Angèle put prier comme elle ne l’avait point fait encore et elle crut sentir la compassion de la Vierge, des Saints et de ses semblables. Cette pitié universelle était déjà une annonciation de la fin de l’Absence.

C’est alors qu’il lui fut donné de jeter les yeux sur la Croix, et la douleur, d’abord toute passive, qu’elle en éprouva devint peu à peu efficace. Elle eut connaissance des coups qui avaient meurtri le Christ et conçut, mais d’une façon encore incomplète, l’immensité de ses dons. Elle ne savait s’il fallait L’aimer davantage pour l’avoir convertie à pénitence que pour la grâce qu’Il lui avait faite de Le voir en son supplice et elle résolut de répondre à son offrande par une offrande misérable, mais de même sorte. Elle accusa ses membres un à un et jura, non sans trembler de cette promesse, de les garder désormais sans souillure.

Angèle adhérait déjà par ce vœu à la règle de François. Elle commença donc à mettre en acte le précepte qu’elle devait enseigner : « Ne te donne à aucun avant d’avoir appris à te séparer des autres », et forma le dessein de se dépouiller de tout bien et de tout amour terrestres. Les liens qui l’attachaient le plus fortement à sa condition furent dénoués les premiers. Sa mère, son mari et ses fils moururent en très peu de temps, et son esprit fut dégagé des brumes de l’affection par les grâces cruelles qu’elle avait requises.

Angèle acquit alors la connaissance immédiate des tourments que Jésus avait soufferts selon son humanité. Nuit et jour, elle Le voyait sur sa Croix ; elle entrait au vif de ses blessures et elle en ressentait le mal au delà de la capacité que sa propre chair avait eue jusque-là de souffrir. Les coups de la Flagellation retentissaient dans toute l’étendue de sa pensée et elle versait des larmes si brûlantes qu’il lui fallait laver ses joues avec de l’eau pure pour en détacher le sel qui les avait mordues. Jésus criait à elle comme un enfant, mais Angèle ne savait point de pénitence qui répondit à cette immense expiation voulue par cette immense innocence. La peine qu’elle éprouvait d’en être la cause l’emportait aussitôt sur les mortifications dont elle cherchait à se punir.

Cependant Angèle tendait à Dieu avec une croissante énergie, mais sa marche était lente et nouée comme les pas que l’on essaie de faire dans un songe. Parfois tout semblait conjuré pour lui mettre obstacle et, malgré la crainte qu’elle éprouvait de mourir avant d’avoir été pauvre, les richesses dont elle ne voulait plus ne voulaient point la quitter. Elle eut d’abord à se défendre contre la honte mêlée de peur qu’elle ressentait à la pensée d’aller quasi nue, de mendier son pain et d’être un objet de dérision pour ses semblables, mais elle comprenait que les plus rudes pénitences solitaires ne suffisaient plus à son dessein, car il n’est pas de voie totalement ignorée du monde pour aller à Dieu et Il n’accueille point l’âme qui Le cherche dans le secret et sans une sorte de scandale. Elle eut ensuite à triompher des objections de son confesseur et de ceux dont il convenait qu’elle demandât les conseils. Plus tard encore, la mort d’un saint vieillard qu’elle avait chargé de vendre ses biens et d’en distribuer le prix aux indigents, vint apporter un dernier retardement à son entreprise. Angèle dut s’y reprendre à trois fois pour conquérir la pauvreté.

À mesure qu’elle s’élevait à un plus haut degré d’oraison, Angèle sentait croître, avec le regret d’une pénitence impossible, le désir d’une souffrance ignominieuse. Elle souhaitait qu’un meurtrier l’égorgeât pour la Foi et dans l’appareil le plus vil ; elle aspirait à la mort la plus différente de celle des Saints, la plus éloignée du martyre et elle disait que les bourreaux de ceux qui l’ont souffert méritaient les grâces de Dieu dont ils ont été l’instrument.

Angèle investissait la Croix de son amour. Elle méritait la douleur du disciple qui avait vu la face de Jésus s’incliner vers sa Mère et vers lui à la troisième heure et la prenait pour terme et pour mesure de la sienne. La haute faculté qui fut toujours en elle d’entrer au vif des sentiments qui tendent vers l’Unité lui faisait dire que saint Jean avait souffert, dans un regard, plus que le martyre.

Elle doutait parfois si son dépouillement et ses travaux recevaient l’agrément de son Maître et s’écriait en gémissant : « Seigneur, si je suis damnée, je ferai néanmoins pénitence et Te servirai. » Angèle voulait porter jusque dans l’enfer la louange du Très-Haut et la glorification de sa Justice, et cette dévotion désespérée a fait l’objet d’une controverse que M. de Meaux et M. de Cambrai ont soutenue, touchant la condition impossible, dans leur querelle sur le Quiétisme. Bossuet ne laisse d’ailleurs pas de louer les grands illuminés de l’Amour qui, comme saint François de Sales, comme Thérèse et Angèle, ont eu « ces fortes manières de parler où l’on mêle le possible et l’impossible pour montrer qu’on ne donne point de borne à sa soumission ».

Mais le chemin qui mène à Dieu est ainsi fait que la créature y avance à proportion de ses fautes repenties et, partant, des obstacles qu’elle croit trouver à sa marche. Angèle commença soudain à sentir les effets de la Présence encore invisible. Un jour qu’elle implorait quelque grâce, Jésus imprima en elle les paroles toutes vivantes du Pater, et, tandis que ses lèvres les prononçaient avec lenteur comme pour épuiser le suc de ces vocables chargés de la Sagesse divine, la douceur de l’Oraison Dominicale influait l’espérance dans le vide que ses péchés avaient laissé dans son âme.

Puis vinrent des consolations par méditations et par songes où son entendement se fit à la fois plus subtil et plus haut. C’est ainsi que, goûtant, en certaine occasion, une parole de l’Évangile, elle eut une vision qui l’éclaira sur l’insuffisance de ce qui est prêché ici-bas sur la délectation de Dieu.

Cependant l’approche du Seigneur arrachait des cris à Angèle. Son nom suffisait à éveiller ces transports et ceux qui la voyaient en cet état la croyaient démoniaque. Elle ne les contredisait point.

C’est à ce pas que vinrent les promesses annonciatrices de la Rencontre. Angèle en ressentit de telles joies qu’elle pâmait et perdait la parole. Un jour, surtout, qu’elle priait ne sentant point Dieu, il lui fut dit de se hâter et que la Trinité viendrait en elle au terme de son long labeur.

Cette promesse fut accomplie au cours d’un pèlerinage qu’elle fit à Assise.

Angèle et une petite troupe de pèlerins, parmi lesquels se trouvait le vieillard qui cherchait avec elle la pauvreté, étaient parvenus à la fourche qu’on voit au delà de Spello et où commence la pente qui conduit à Assise. La sainte cheminait en oraison, lorsqu’elle entendit une voix qui prit aussitôt possession de son être. Celui qui était venu se mit à marcher, avec elle et en elle, au milieu des vignes d’Assise.

Il ne cessa non plus de l’entretenir et le colloque qu’elle eut avec Lui était plein de suavité et de grâce. Un grand amour coulait, avec le miel des paroles, des lèvres du Visiteur, tandis qu’Angèle reculait devant l’inconvenance qu’elle trouvait à Le croire et qu’Il la rassurait contre la vaine gloire qu’elle craignait de ressentir en se laissant persuader et contre l’excès de la joie qu’elle éprouverait à le faire. Mais, partout où elle jetait les yeux et cherchait à Le fuir, la Voix la ramenait, disant : « Cette créature est mienne. » Il en fut ainsi jusqu’à l’heure où Il la quitta, sur le seuil de la basilique inférieure d’Assise, et qu’elle essaya de Le voir. Mais elle ne perçut que sa Majesté et sa Plénitude indicibles.

Peu d’instants après ce départ, Angèle, comme libérée de Dieu, criait de joie, pendant que ses compagnons l’entouraient et que le vieillard siégeait humblement sur le pavé à côté d’elle. En cet état, elle fut aperçue par un religieux, originaire comme elle de Foligno et qui était, à la fois, son confesseur et son parent – le même qu’elle avait rencontré jadis, prêchant en l’église de Saint-Félicien. Mais celui-ci en eut telle vergogne, à cause de plusieurs frères qui connaissaient ses accointances avec Angèle, qu’il n’osa l’approcher pendant qu’elle criait. Lorsqu’il la revit à Foligno, il voulut toutefois savoir la raison de ces transports et Angèle se laissa arracher l’aveu de la rencontre. Très étonné de ce récit et plein de suspicion à son égard, le prudent religieux entreprit néanmoins de l’écrire pour le soumettre au jugement de quelque docteur. Il employa d’abord un petit nombre de feuillets à recueillir les confidences d’Angèle, puis, ses doutes se dissipant et parce que Dieu le voulut ainsi, un cahier tout entier qu’il couvrit de notes en langue vulgaire. C’est d’elles qu’est sorti le Mémorial latin où l’on voit encore comment le confesseur pressa longtemps Angèle de questions et en obtint, pour son édification et sa gouverne, des réponses qui portent parfois la marque de la vivacité naturelle de sa pénitence et toujours de la netteté de son esprit.

Mais bientôt les doutes du frère écrivain ne s’adressent plus qu’à lui-même et n’ont plus d’autre objet que les forces dont il dispose pour accomplir sa mission. Angèle et son confesseur se voient rapidement en butte aux soupçons de la communauté qui ignore l’objet de leurs entretiens, et le ministre leur fait interdire l’accès de l’église où ils ont lieu. La besogne du rédacteur se poursuit néanmoins à longs intervalles et jamais greffier n’a été plus humble, plus touchant et plus véridique. Avant de saisir l’écritoire, il se rend au tribunal de la pénitence pour acquérir les grâces qui lui permettront de mieux comprendre. La tâche est rude et inégale à ses moyens, car l’essentiel de ce qu’on lui dit passe à travers son entendement comme dans un crible grossier. Il s’attarde dans le sillage de cette parole vivante ; il essaie de saisir ce verbe qui le confond et gémit de son insuffisance à le traduire. D’ailleurs il se garde d’omettre les menues circonstances de ses entretiens avec Angèle et son souci d’exactitude ajoute un charme familier au reflet qu’il nous donne de ses visions. Il n’a d’autre ressource que de contrôler ce qui reste en lui et il est si anxieux de retenir l’expression qui fixerait à la fois la vérité et la certitude dans la conscience qu’il laisse subsister dans son récit la disparate du style direct et de la narration. Souvent Angèle a oublié les choses qui sont passées par sa bouche, ou bien elle n’écoute la lecture des pages qu’il a écrites que pour s’étonner de leur insuffisance. Enfin tous deux reçoivent l’assurance que la parole de Dieu n’a point été mentie : « Tout ce qui est écrit l’a été selon Ma volonté et vient de Moi, mais ces choses étaient bien plus pleines. »

C’est le Mémorial qui nous a conservé presque tout ce que nous savons de la vie terrestre d’Angèle, et les travaux qu’on lui a consacrés n’ont point dissipé l’obscurité qui l’entoure.

Après la mort des siens, Angèle paraît avoir vécu, pendant plusieurs années, d’une existence quasi monacale.

Elle fit un voyage à Rome pour obtenir du Saint-Siège la grâce de le servir en pauvreté.

Angèle avait fait choix d’une compagne qui partageait ses austérités, qui souffrit des mêmes infirmités et reçut, comme elle, de grands dons.

Cette compagne, dont l’âme était douce et naïve, vécut longtemps en tiers avec Angèle et Celui qui l’avait choisie. Plus d’une fois elle entendit sa Voix ou connut sa Présence.

Dans les premiers temps elle ne savait rien des effets de la grâce. Elle croyait voir le démon dans le feu des regards d’Angèle plus brillants que la lampe du Sanctuaire et, lorsque son visage entier éblouissait comme un métal qui se consume dans un gaz subtil, elle se lamentait et frappait sa poitrine, disant : « Dis-moi pourquoi cette chose t’arrive ? Il faut te mettre sous terre, car nous ne pouvons aller ainsi parmi les hommes. »

Une autre fois, tandis qu’Angèle gisait en ravissement d’esprit, elle aperçut une étoile, dont les rayons diversement colorés jaillissaient du côté de la Bienheureuse et se pliaient ensuite vers le ciel.

Les soins qu’elle rendait à sa compagne, tantôt lui cachant les images de la Passion qui éveillaient son émoi, tantôt la secourant dans des extases qui lui semblaient avant-courrières de la mort, parurent parfois importuns à celle qui en était l’objet. Angèle finit cependant par la prendre pour confidente de ses visions et un jour, sur l’ordre de Dieu, battit sa coulpe devant elle.

Les deux femmes mendiaient ensemble pour elles et pour les indigents. Un jeudi saint elles prirent, avec les pains qu’elles avaient recueillis, tous les voiles de tête qui leur restaient et se rendirent à l’hôpital dans l’espoir d’y trouver le Christ parmi les pauvres. Elles remirent ces coiffures à la servante Giliola, afin qu’elle les vendît et en achetât du poisson. Puis elles visitèrent les malades, lavant les pieds des femmes et les mains des hommes. Parmi ces derniers se trouvait un lépreux dont le corps n’était qu’une plaie, et elles burent l’eau qui leur avait servi. Un lambeau de peau écailleuse s’arrêta à la gorge d’Angèle ; elle fit un effort : il passa, et elle sentit les délices que lui donnait la communion dans les moments où elle était la plus assurée de la dilection divine.

Angèle prit l’habit du Tiers-Ordre environ le temps du pèlerinage à Assise.

Cette initiation ne l’astreignit point à une clôture qui n’eût rien ajouté à ses rigueurs, et la petite ville, qu’elle ennoblissait de ses vertus, apprit peu à peu à connaître les tribulations qu’elle avait subies et les joies dont elle était inondée. Elle eut une de ses plus hautes révélations tandis qu’on représentait le Mystère de la Passion, en la place Sainte-Marie, et dut se retirer de la presse pour cacher des transports dont la violence la jetait sur le sol ; elle fut visitée deux fois au cours d’une procession ; le deux février, à l’église des Frères Mineurs, pendant la fête de la Purification de la Vierge, Marie lui plaça dans les bras son fils encore enveloppé de ses langes. Dieu cherchait sa servante au milieu de la foule et nul ne s’étonnait de sa présence parmi un peuple dont Il ne la séparait pas. « Ego diligo te plus quam aliquam qua sit in valle spoletina. »

La vie exemplaire d’Angèle et l’évidence de son élection attirèrent bientôt de nombreux disciples, à qui elle donne le nom de fils. Elle a laissé pour eux un certain nombre d’instructions qui forment, avec le Mémorial du confesseur, le Livre d’Angèle.

Cette sainte, dont la vie elle-même prêche l’oubli du monde en se dérobant à sa mémoire, paraît ainsi ne faire qu’un avec la parole écrite qui nous vient d’elle.

Une longue méditation en est seule efficace. Pour moi, qui connais mon insuffisance, je bornerai ce qui me reste à dire à une courte épître aux orgueilleux de l’esprit afin qu’ils sachent à quel point et en quelle humilité Angèle a possédé ce qui fait tour à tour leur cupidité et leur superbe.

Angèle a été élevée en sapience et en doctrine, comme elle le fut en vertus, mais son enseignement ne doit rien qu’à la Croix et demeure placé sous le signe de l’ordre divin dont les branches mesurent les deux côtés de l’étendue.

Le premier don spirituel d’Angèle se confond avec son amour : c’est l’intuition de cette douleur en Dieu qui témoigne de l’immensité du rachat. Les images qui la peignaient à son esprit étaient si vives et si saisissantes que leur reflet suffit encore à secouer l’inertie des ignorants et la quiétude des tièdes.

Angèle exprime avec une acuité divinatrice la compassion du Créateur mêlée à la souffrance du Fils de l’Homme, c’est-à-dire la multiplication de ses tourments par l’excès de son amour et la rigueur nécessaire de sa justice. Toutes les peines, toutes les avanies, tous les renoncements du Crucifié sont soumis à l’ardente quête d’Angèle, et la somme de ces douleurs est si grande que nul ne peut concevoir la Passion hormis Celui qui la souffrit. Elle pense aux gros clous carrés, grossièrement battus et encore tout écaillés par la violence du feu, qui, à chaque coup de marteau, emportent avec eux dans l’épaisseur du bois une petite partie de la chair. Au moment du Sanctus, dans l’église de Saint-François, elle voit le corps de Jésus à la descente de Croix : le sang chaud et vermeil coule de ses plaies, mais ce qui l’émeut et la transforme en la douleur même de son Maître c’est le brisement intérieur du corps adorable, les jointures déboîtées par la tension du supplice, les nerfs étirés et rompus sous la peau intacte. La hantise de l’immense bienfait amène sur ses lèvres une litanie quasi verlainienne où le mal fait à l’âme par le péché de chaque membre trouve son remède dans la douleur correspondante du Christ. Elle suit Jésus dans sa pauvreté, telle qu’Il l’a voulue, dès sa naissance, au milieu des siens dont elle dit la misérable condition, car Angèle n’est point touchée par la poésie de la Sainte-Famille et son esprit, qui ne s’exalte qu’en Lui, ne veut voir dans le travail de Dieu à l’établi de Joseph qu’un sacrifice et un exemple. Elle est parfois arrêtée, depuis le matin jusqu’à la troisième heure, sur une parole dont elle ne parvient pas à épuiser le sens ; elle lamente l’humilité de Jésus, son abaissement volontaire, son refus de l’empire et de la sainteté, la simplicité de son enseignement et l’obéissance qu’Il a gardée, comme un enfant, pendant trente années, jusqu’au début de sa vie errante ; elle est encore avec Lui dans ses courses persécutées, dans les avanies avant-courrières de sa mort, dans cette mort et, au delà même, dans le pauvre appareil prémédité de sa résurrection solitaire. Enfin elle partage la douleur de Jésus, sa dernière compagne, entière et sans répit, dès le sein de sa mère, voulue et épuisée par avance, accrue par la sublimité de sa nature divine, multipliée par l’exquise sensibilité d’un corps mortel très noble, par sa compassion envers son Père, envers Marie, envers ses disciples qu’il a voués, loin de Lui, aux tribulations de l’apostolat, envers ses créatures, envers ses bourreaux dont la misérable grandeur oppose à l’étendue de Son amour une opiniâtreté qui l’égale.

Ainsi à tous instants et dans tous ses propos Angèle trouve le point d’intersection mystérieux de la double nature de Jésus, soit qu’elle le voie entier dans la plus petite part de Lui-même, soit qu’elle s’élève à ce haut degré d’invention où le souvenir de son sacrifice n’est plus que l’occasion d’une allégresse singulière, tant cette douleur sans mesure est devenue la sienne propre et le principe de sa joie.

Cette divination, servie par le cœur, des sentiments d’un Dieu humanisé est confirmée par les révélations plus abstraites et plus hautes qu’elle reçut de son Essence. Les visions d’Angèle n’ont même pas eu à revêtir une forme sensible et elles dépassent le champ de la connaissance sans démentir le sentiment que nous avons de ses lois. Tantôt (mais que d’autres ravissements, et en des modes si divers qu’ils font songer à des avenues convergeant vers un même édifice à travers des campagnes d’aspect différent !) tantôt Dieu lui est révélé sur une table sans fin où elle voit la Chose indicible, pleine de majesté, véridique au delà de toute expression et qui ne fait qu’un avec le Bien : la Sapience divine que l’homme ne doit point chercher à devancer. Tantôt elle perçoit, dans une grande ténèbre, Dieu, ténèbre lui-même, et l’intuition la plus aiguë de l’insuffisance humaine éclate dans cet étrange vis-à-vis où l’âme se tient intimement certifiée et comprend par des voies qui ne meuvent plus ses ressorts. Tantôt, et en dehors de toute représentation, même obscure, elle se trouve installée au sein de la Trinité, « qui est à la fois une chose assemblée et très simple », ou analyse, avec des gradations et des nuances dont l’expression verbale déconcerte, les divers modes de la Présence.

Désormais la parole divine abonde sur les lèvres d’Angèle, toute pleine d’un sens magnifique, en même temps que son vouloir, éprouvé en Celui qui ne distingue point l’acte de la pensée, ne fait plus qu’un avec les vertus d’ordre, d’autorité et de clairvoyance. Angèle a retrouvé l’amour de ses semblables au sein de Dieu et redescend vers eux avec le sentiment qu’Il éprouve pour ses créatures. Elle emprunte à Jésus son regard sur le monde qui fond et réordonne toutes choses dans une lumière méconnue et chaque être lui apparaît empli de Lui comme l’univers qu’Il déborde sans donner sa mesure. « Je ferai, lui dit-Il, de grandes choses en toi au regard des nations et Je serai loué en toi et mon Nom sera loué en toi par beaucoup de peuples. »

Angèle use de cette investiture pour régir et pour enseigner. L’action qu’elle a exercée sur les siens et sur son temps est si opportune qu’elle semble avoir été choisie pour imposer sa discipline à une époque fervente, mais troublée.

Le contrôle qu’Angèle a exercé sur ses fils les a comme agrégés à son effort. Elle les a préservés de la contagion des fausses doctrines en les associant à sa propre oblation. Elle leur fait part des grâces qu’elle obtient pour eux, tantôt leur apportant le témoignage de François sur leur œuvre commune et l’approbation de leur pieux institut que Jésus et Marie ont ajoutée à celle du Pauvre d’Assise ; tantôt les conduisant au pèlerinage de la plaie ouverte dans le flanc du Christ, et, comme il lui a été dit : « Pone os tuum in latus meum et ebibe meum sanguinem », elle veut aussi que le sang de cette blessure les teigne plus ou moins de sa pourpre selon le degré de leur élection ou de leurs mérites. Angèle les soutient dans la voie des tribulations où elle a marché avant eux ; elle exige de ses disciples cette audace qui triomphe de tous les assauts et une volonté qui ne paresse point pour marcher à la Croix ; surtout elle leur prêche l’union qui fonde la doctrine dans la glorieuse dépendance de Dieu. La sagesse de ses leçons et la beauté de son exemple lui attirent le respect de tous ceux qui l’approchent : elle ramène au rigorisme ou elle y convertit plus d’un esprit tenté par sa propre inquiétude et la maison où elle vit n’est point ébranlée par l’orage qui agite alors le Tiers-Ordre et la Chrétienté.

Mais, plus que des merveilles de sa vie, l’autorité d’Angèle découle de l’orthodoxie de son enseignement et de l’élévation de sa pensée. Cette femme, qui voit Dieu face à face, Le voit aussi tout entier dans le Sacrement de l’autel et elle affirme l’incorruptible accord des lois de l’Église avec le Livre de Vie où elle lit sans intermédiaire. Toute la doctrine d’Angèle repose sur quelques méditations familières touchant la fragilité et la grandeur des dons que l’homme a reçus en partage. Telle est la liberté qui lie la volonté du Créateur à celle de chaque âme qu’il a formée, mais nous contraint, par cela même, à choisir entre la perdition et le salut ; telle est encore la raison, qui se dément d’elle-même en se détournant de son principe et dont le seul objet est de mesurer son propre essor à la profondeur d’où elle vient et à celle où elle tend. C’est ainsi que l’humilité est à la fois la somme et le décri de toutes les connaissances humaines, car elle n’arme la créature contre le dehors et contre elle-même que pour l’unir plus étroitement à son semblable dans le sein de Celui en qui l’on ne peut plus être tenté. Angèle ne se lasse pas de dévoiler le double abîme du néant humain et de la grandeur divine et le don inouï de ce Tout à ce rien. Elle commente, avec une pénétration plus qu’humaine, les mystères sacrés et, au premier chef, celui de l’Union Eucharistique où elle voit une invention inouïe de Jésus pour ne point nous quitter en acceptant le joug de son indicible douleur. Elle énumère les degrés et les vertus de l’Oraison ; elle enseigne comment les illusions de l’esprit, les nuées qui envahissent l’orgueilleux dans la méditation des Écritures, la fausse sainteté, la charité qui se complaît en ses œuvres et n’est, dès lors, qu’une apparence, la timidité qui s’abstient de bien faire par peur d’être vue, travaillent à combler ce vide, en quelque sorte prédestiné, de notre nature où se fait l’opération inépuisable de Dieu. Et, après avoir fait du caractère et des dangers de l’amour spirituel, une étude que le discernement humain dont elle témoigne suffirait à rendre admirable, elle dit comment le Seigneur mesure la pénitence à ceux qui peuvent la subir à proportion où ils Le cherchent et sont capables de se changer en sa douleur à proportion où ils Le voient.

Mais la voie des tribulations ne s’arrête point aux confins des terres promises. Angèle était déjà fort avancée en perfection lorsque le Malin fit sur elle sa dernière tentative.

Elle souffrit d’abord – elle souffrit toujours – dans son corps dont le repos lui-même augmentait l’accablement. Elle était, de la tête aux pieds, contondue et enflée.

Toutefois les tourments de l’âme passaient de bien loin ces douleurs. « La Bienheureuse Angèle de Foligny, dit saint François de Sales qui l’a beaucoup aimée, fait une admirable description des peines intérieures esquelles quelquesfois elle s’était treuvée, disant que son ame estait en tourment comme un homme qui, pieds et mains liéz, serait pendu par le col et ne serait pourtant pas étranglé, mais demeurerait en cest état entre mort et vif, sans espérance de secours, ne pouvant ny se soutenir de ses pieds, ny s’aider de ses mains, ny crier de la bouche, ny même soupirer ou plaindre. » Parfois, en cette extrémité, Angèle pleurait à ruisseaux, parfois elle demeurait toute sèche de l’excès de son abandon, ou bien une telle colère s’emparait d’elle qu’elle assénait de longs coups sur sa tête tuméfiée.

Elle pâtit d’un double mal. Il lui semble que son être n’est qu’un champ clos où luttent l’humilité mauvaise et le mauvais orgueil : erreurs contradictoires qui font osciller l’âme du gouffre d’un abaissement sans espoir au vertige, plein d’amertume et de superbe, des souvenirs qui lui retracent les bienfaits dont elle a été leurrée. Elle est, en même temps, assaillie par les fantômes de ses vices, et ils sont de tous points semblables à des larrons de nuit qui saccagent un logis pendant que le maître est plongé dans le sommeil. Angèle doit même subir ce qui semble excéder la permission de Dieu : un vice qu’elle n’a jamais eu et qu’elle ne nomme pas la tourmente plus que les autres. Son attrait est si grand et ses entreprises si tenaces qu’il paraît souvent sur le point de forcer le dernier retrait où languit sa pensée. Elle s’éveille alors de sa léthargie et le ténébreux visiteur se retire.

Mais le démon s’acharne le plus sur ceux qu’il n’espère point vaincre, et le haut congé qui lui est donné de tourmenter sans espoir accroît son abjection de toute l’inutilité de son plaisir. Deux longues années s’écoulèrent avant que l’enfer lâchât prise. Le corps d’Angèle sortit brisé de cette lutte, mais son âme, à la fois dominée et conduite, fut enfin installée en Dieu, où règnent la confiance et la béatitude non déconcertées.

À ce haut degré d’élection, Angèle connut cependant qu’il y avait encore en elle une possibilité de douleur. Jésus lui avait dit : « Je suis plus intime en ton âme que ton âme à soi-même », et ces paroles l’éclairaient sur le pas qui lui restait à faire pour vaincre cet éloignement dont le principe n’était pas en Lui. Elle attendait dès lors l’évènement qui devait dénouer sa dernière entrave.

Enfin Jésus et saint François lui apparurent et lui annoncèrent sa fin.

C’est dans l’attrait et l’impatience de la mort qu’elle redit à ses fils les dernières paroles d’En-Haut. Cette leçon, qui enferme toutes les autres, semble pouvoir se résumer ainsi : « Soyez petits, soyez doux, aimez-vous les uns les autres ; souffrez, plus que lui-même, de la faute de votre frère, mais ne le jugez pas, car vous n’êtes quelque chose que par cet extrême degré de misère qui fait de vous l’image de l’Homme-Dieu et son amour, qui vous ouvre sa voie, réunit et confond en chacun de vous toutes les nations de la terre. » Puis elle leur apprit sa fin prochaine et les bénit, avec tous leurs proches et toutes les créatures absentes, au nom de Dieu et en son nom.

Afin qu’ils connussent qu’elle n’avait point été trompée, elle leur ouvrit une dernière fois les cieux, et ils apprirent les pompes de la réception de leur mère Angèle par son Époux et sa présentation au Père.

Ses souffrances avaient cessé depuis quelques jours.

Elle mourut le quatre Janvier 1309, sous le pontificat de Clément V, le pape gascon qui porta le siège de Saint-Pierre en Avignon, où il resta soixante-quatorze ans pour le plus grand dommage de Rome et de l’Église.

Son corps fut inhumé dans une chapelle de l’église de Saint-François. De nombreux miracles se sont produits en ce lieu et Dieu a fait de la pierre de son tombeau un comptoir de ses grâces. L’Ordre tout entier célèbre le culte de sa pénitence et la ville de Foligno a jadis institué une fête où l’on chante ses louanges.

 

            Angela dicta nomine

            Angela facta meritis.

 

Le nom et les enseignements d’Angèle se répandirent de bonne heure au delà de la vallée ombrienne où elle avait été choisie et maintenue. Tout l’Occident voulut connaître sa parole, et, comme Dieu l’avait déjà permis pour son frère François, la vérité s’embellit encore de légendes. La plus véridique en esprit est sans doute celle qui veut que, pendant douze années, Angèle ait fait sa seule nourriture de ce pain transsubstantié dont la saveur était pour elle si prononcée et si délicieuse qu’elle avait peine à se défendre de le garder dans sa bouche.

Longtemps après sa mort un lettré s’empara des écrits d’Angèle et du récit de ses visions. Il les fondit, non sans beaucoup d’art, mais avec une audace singulière, et en fit la version qui fut accueillie par Bolland. C’est dans l’adaptation française de ce texte qu’Ernest Hello a déployé ses lyriques magnificences.

Mais les témoignages authentiques de l’œuvre d’Angèle, récemment publiés, nous la font connaître sous un jour plus exact, dans un milieu plus familier et avec des grâces plus pures.

 

 

Paul BOURDIN.

 

Paru dans La vie et les œuvres de quelques grands saints,

Librairie de France, s. d.

 

 

 

 

 

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