L E

 

TOMBEAU

 

D E   L A

 

 

F A U S S E   T H É O L O G I E,

 

 

Exterminée par la véritable

venant du Saint Esprit,

Avancée en certaines Missives écrites

à diverses Personnes ;

 

 

 

Par

 

 

 

ANTHOINETTE BOURIGNON,

 

Dans lesquelles elle fait connaître en plusieurs

matières le véritable sens des Saintes Écritures

avec plusieurs grands secrets de la Ste Théologie,

d’une manière toute extraordinaire et inouïe ;

Le tout propre à dessiller les yeux de tous

 ceux qui aiment la vérité.

Première Partie.

Deuxième Edition plus correcte.

 

 

 

 

 

À Amsterdam, Chez Pierre Arents, Libraire,

en la rue de la bourse. MDC. LXXIX.

 

 

 

 

Ce livre et plusieurs autres imprimés depuis quelques 8 ou 10 ans ne se trouvant plus, tant à cause de leur débit que parce que la plupart a été pillée et détruite à la sollicitation de quelques Prêtres et Théologiens de Holstein, on a cru bien faire de suppléer amplement à ce défaut par une Édition plus nette et plus correcte pour réparer avec quelque avantage le mal de la destruction d’une chose si utile à toutes les âmes sincères qui cherchent véritablement les moyens de retourner à Dieu en s’éloignant du mensonge et de l’iniquité.

 

 

 

 

 

 

AU LECTEUR.

 

 

Il y a si longues années, Ami Lecteur, qu’on entend des contestes et débats dans la Chrétienté sur les points de la Foi, pour quoi on a établi tant de Collèges et Universités dans le Monde, et composé si grand nombre de volumes sur les sentiments différents en matière de Théologie ; tant de Conciles assemblés ; tant de Docteurs congrégés de notre temps ! et avec tant de soins, d’études, de peines, et de frais, l’on n’a su jusques à présent empêcher les discordes et divisions, les Schismes et débats qui sont aujourd’hui dans la Chrétienté plus que jamais. Combien de sentiments contraires y a-t-il entre les Théologiens ? Combien de personnes se sont séparées de l’Église Romaine pour soutenir leurs opinions ? Et combien en icelle y en a-t-il qui ne sont pas d’accord dans leur Théologie ? Cependant tous en général et chacun en particulier appuient leurs sentiments sur quelque passage de l’Écriture Ste. En sorte qu’on ne saurait plus en qui on doit croire pour suivre la véritable Vérité.

Il fallait de nécessité que Dieu nous envoyât une nouvelle lumière afin de discerner le vrai d’avec le faux et la Véritable THÉOLOGIE d’avec la controuvée et inventée par le jugement et étude des hommes. Ce qu’il semble faire en ce temps ténébreux, où un chacun marche à tâtons sans savoir où il doit aller.

Dieu envoie au milieu de cette nuit une chandelle pour nous éclairer, non point par le moyen des doctes et savants de ce Monde ; mais par une simple fille qui n’a jamais étudié ni eu autre Maître que le St Esprit ; et elle raisonne néanmoins autant bien que le meilleur Philosophe, pénètre et définit les plus hauts points de la Théologie, sans savoir ce que c’est à dire Philosophie ou Théologie. Elle possède en substance toutes ces sciences en perfection sans les avoir apprises par nuls moyens humains.

L’on peut voir cela par les lettres qu’elle a écrites à divers Théologiens et doctes personnages, qui demeurent courts et confus sans lui pouvoir répondre. Son stile est simple et naïf, mais fondé en raisons si convaincantes et en vérités si solides qu’il faut qu’un chacun s’y rende pour en être convaincu. Sa parole est comme un glaive tranchant des deux côtés, qui n’épargne personne, sans partialité et égards humains. C’est comme une source de vérités qui coule toujours sans s’étancher.

Nous n’avons pas en gros les principes de sa THÉOLOGIE, mais en détail en avons en partie par les Missives écrites de sa main, dans lesquelles sont définies plusieurs matières Théologiques d’une manière inouïe, et selon le véritable sens mystique de l’Écriture Sainte. C’est ce que je vous présente, mon cher Lecteur, attendant de vous en pouvoir communiquer davantage. Adieu.

 

CHRISTIAN DE CORT,

Directeur de l’Île de Nordstrand au Duché d’Holstein.

 

 

 

 

 

Sommaire des Pièces contenues

en ce présent Traité.

 

I. LETTRE. Que la THÉOLOGIE moderne est contraire à la Sapience du Saint Esprit.

À un intime Ami, lui déclarant en confidence que toute la Théologie moderne contredit à la Sapience du St Esprit ; et que ceux qui croient être les plus sages ès choses Mystiques sont les plus ignorants.

II. LETT. Pour connaître quels sont les vrais Miracles.

À un Professeur en Théologie de la Confession d’Augsbourg en Allemagne, lequel demandait de voir des miracles pour croire qu’une âme est immédiatement enseignée du S. Esprit : sur quoi lui est fort pertinemment répondu.

III. LETT. Qu’un vrai Chrétien est dans la Communion de tous les Saints.

À un savant Théologien sur diverses demandes qu’il fit pour avoir explication de ses doutes et scrupules sur ce qu’on disait être dommage qu’un vrai disciple de J. C. fût attaché à une Église particulière ; et sur ce qu’on disait n’y avoir plus de vrais Chrétiens sur la terre ; et aussi sur ce qu’on entend tant de personnes dire d’avoir l’Esprit de prophétie, pendant qu’elles se contredisent souvent l’un l’autre, et que leurs vies ne sont en effet conformes à celles des Prophètes de Dieu. Sur quoi est pertinemment répondu par diverses Lettres au même personnage.

IV. LETT. Ce qui vient de Dieu doit être révéré.

Au même, en l’avertissant qu’il ne doit pas mépriser les sentiments venant de Dieu, quoi qu’il n’aurait jamais rien entendu de semblable.

V. LETT. Que Dieu n’a donné à l’homme qu’un seul Commandement.

Au même, lui déclarant que Dieu n’a jamais demandé de l’homme sinon la dépendance de sa volonté à la sienne ; et que toutes les Lois et Commandements de Dieu sont engendrés par les péchés des hommes seulement ; car Dieu n’a jamais mis de fardeaux pesants sur les épaules des hommes ; mais leurs péchés les ont attirés sur eux.

VI. LETT. Qui est instruit du St Esprit n’a besoin de Lecture.

Au même lui déclarant qu’une âme immédiatement enseignée du St Esprit n’a besoin de lecture ni d’enseignements des hommes, qui lui sont plutôt empêchement qu’avancement à bien entendre la vérité de Dieu.

VII. LETT. Que le diable se transforme en Ange de lumière.

Au même, servant de couverte à la suivante, où est déclaré que le Diable se transforme en Ange de lumière, et trompe sous apparence de bien et de vertu jusques aux mieux intentionnés.

VIII. LETT. Marques pour connaître les vrais PROPHÈTES.

Au même, lui décrivant quelles marques assurées il y a pour connaître les vrais Prophètes par les Écritures mêmes ; et combien de faux Prophètes se sont maintenant élevés, qui trompent, ou sont trompés, eux-mêmes par présomption.

IX. LETT. De l’Église Imaginaire.

À un Docte et pieux Ecclésiastique de l’Église Romaine, qui s’étonnait de voir les hommes s’empirer pendant que les Églises, Sermons, Prières et autres devoirs de dévotions se multiplient tous les jours, lui faisant voir que la vraie dévotion ne consiste point en des pompes et solennités, des services de Dieu extérieurs, mais dans l’élévation de son esprit à Dieu, l’adorant en Esprit et en Vérité.

X. LETT. Que les Chrétiens de maintenant n’ont plus que l’apparence.

Au même Ecclésiastique, lui déclarant les abus qu’il y a maintenant en toutes les choses saintes : ce qui est une preuve que l’abomination de la désolation est dans le Sanctuaire, et qu’il est bientôt temps de sortir de Judée.

XI. LETT. Que le Commandement d’aimer Dieu est nécessaire à salut.

Au même Ecclésiastique, lui déclarant que les hommes s’aimant eux-mêmes ne peuvent aimer Dieu.

XII. LETT. Que le Saint Esprit opère encore à présent dans les âmes.

À un Professeur en Théologie de la Religion Réformée sur divers points touchant les sentiments qu’il possédait en matière de Théologie, disant que le St Esprit n’opère plus maintenant dans les âmes, ainsi qu’il fit du temps des Apôtres, avec beaucoup d’autres propositions non fondées. Sur quoi lui est pertinemment répondu et déclaré beaucoup de belles vérités, inouïes (touchant la Foi : La Croyance persuasive et spéculative en J.C. ; L’abus qu’on fait de ses Mérites et de sa Satisfaction ; La sagesse humaine et littérale ; La vraie connaissance de Dieu, et la fausse par la Raison corrompue ; La Communication du S. Esprit ; Notre impuissance à bien faire ; Pourquoi J.C. est venu en terre ; Les moyens de Salut : La Charité, La Prière ; La Pénitence ; Le culte extérieur ; et autres) ; auxquelles il ne voulait prêter d’audience verbalement, les méprisant comme venant d’me fille sans étude.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE

 

TOMBEAU

 

DE LA

 

FAUSSE THÉOLOGIE.

 

 

Première Partie.

 

PREMIÈRE LETTRE.

 

Que la Théologie moderne est contraire à la Sapience du S. Esprit.

 

À un intime Ami, lui déclarant en confidence que toute la Théologie moderne contredit à la Sapience du S. Esprit ; et que ceux qui croient être les plus sages ès choses Mystiques sont les plus ignorants.

 

 

MONSIEUR,

 

1. Je ne saurais voir autre chose dans la THÉOLOGIE d’à présent sinon qu’elle a un sens tout renversé, et qu’elle contredit aux vérités que Dieu me communique. Je n’ai jamais fréquenté les Écoles, mais quand j’entends nos Théologiens déclarer leurs pensées et ouvrir leurs sentiments, je les trouve si contraires aux vérités de Dieu que je ne les peux avouer en rien.

2. Il est bien vrai qu’ils citent les Écritures, et qu’ils ont de beaux mots, mais les effets de leurs doctrines ne sont point véritables, car ils se vantent d’avoir la doctrine Évangélique, pendant que toutes leurs vies et actions y sont directement opposées. Ils trouvent tant de gloses et d’explications sur les Écritures qu’on n’y trouve plus rien de vivant. Il semble que ce n’est autre chose qu’une histoire qu’il faut raconter au peuple pour s’en ressouvenir seulement en la mémoire, et que toutes les sciences scolastiques sont inventées pour trouver des arguments qui flattent les hommes et les autorisent à vivre à leur liberté en mépris de la loi Évangélique. Car si la Théologie moderne n’autorisait pas les péchés, il n’y aurait personne dans la Chrétienté, voulant être sauvé, qui oserait demeurer en repos dans l’état et la manière de vie qu’on tient à présent. Un chacun verrait bien qu’il ne pourrait être sauvé de la sorte, et que la pratique des Chrétiens de maintenant est toute opposée à celle de ceux de la primitive Église que notre Seigneur Jésus Christ a introduite. Mais entendant ces gloseurs philosopher et argumenter si fortement pour déguiser le vrai sens des Écritures, un chacun se laisse persuader qu’on les peut bien croire et suivre, parce qu’ils sont doctes devant les hommes, quoique des ignorants devant Dieu. Ils font tant de questions, tant de cas de conscience, tant de définitions sur le sens des Écritures, qu’il semble que leur Théologie n’est inventée que pour autoriser toute sorte de péchés, et faire aller insensiblement les âmes ès Enfers.

3. Qui peut douter que cela n’ait été inventé par le diable ? Car si cette Théologie eût été nécessaire pour enseigner aux Chrétiens les moyens de leur salut, sans faute notre Seigneur Jésus Christ eût introduit des Collèges et des Universités de Théologie, afin que le peuple ne fût pas demeuré dans l’ignorance. Mais bien loin de faire cela, il dit aux sages qu’ils doivent devenir comme des petits enfants, lesquels ne peuvent avoir étudié venant nouvellement au Monde. Qu’y a-t-il à gloser là-dessus ? Ce sont vérités très claires. Il faut recevoir la doctrine Évangélique d’une simplicité enfantine, ou on ne peut entrer au Royaume des Cieux. À quoi donc serait bonne cette nouvelle Théologie, puisqu’il faut recevoir la Doctrine de Jésus Christ comme petits enfants ? Il faut plutôt apprendre à se simplifier qu’à bien argumenter ; car tous ces arguments renversent le vrai sens des Écritures et ferment la porte du Ciel à ceux qui les suivent. Jésus Christ nous a enseigné de paroles naïves et simples les choses que nous devons faire et laisser. Nous n’avons point besoin de gloses ou explications pour entendre que notre Seigneur Jésus Christ nous dit que celui qui ne renonce à tout ce qu’il possède ne peut être un disciple.

4. Mais le malheur est qu’on ne veut pas entendre à la lettre cette vérité, et encore moins la mettre en pratique. C’est pourquoi on va aux Théologiens pour en avoir une autre explication que la véritable ; et ils s’efforcent à prouver qu’il ne faut point renoncer aux biens du monde effectivement pour suivre ce conseil de Jésus Christ, que c’est assez d’y renoncer d’affection, afin de nous flatter et faire croire qu’y avons renoncé effectivement, pendant qu’y sommes fortement attachés. Car s’il était véritable qu’aurions renoncé aux biens du Monde, nous n’emploierions pas tout le temps de notre vie à les amasser et conserver ; comme on voit que font la plupart des hommes, qui semblent n’avoir rien à faire dans le monde que de s’étudier à gagner de l’argent ; tous leurs soins, voyages et travaux n’aboutissent qu’à cela ; et ces Théologiens mêmes, s’ils étudient, ce n’est que pour arriver à quelque état ou dignité où ils gagneront de l’argent ; en sorte que si par leurs doctrines ils enseignaient de renoncer à tout ce qu’on possède, ainsi que Jésus Christ nous a enseigné, ils se feraient la correction à eux-mêmes, et devraient tous les premiers renoncer effectivement à tout ce qu’ils possèdent.

5. Ces exemples seraient bien des fermons plus efficaces que ceux qu’ils font avec des beaux discours. Mais aussi longtemps qu’ils n’ont que des paroles, ils remplissent les esprits de leurs disciples de vent, en les arrêtant de chercher les moyens pour devenir des vrais Chrétiens. Car puisque tous ces Docteurs enseignent aux Chrétiens qu’ils peuvent bien trafiquer et négocier pour amasser de l’argent, voire même en gagner autant qu’on peut, qu’il est permis de prétendre aux états, honneurs et grandeurs de ce monde, où il est aussi licite de prendre ses délices et toutes recréations honnêtes, qui voudrait en tel cas embrasser l’Esprit de pauvreté Évangélique que Jésus Christ a enseigné ? Et s’il est permis aux Chrétiens de prétendre aux honneurs et grandeurs du Monde, qui voudrait chercher la dernière place et prendre toujours la moindre, comme Jésus Christ a enseigné et pratiqué lui-même ? Et s’il est permis aux Chrétiens de prendre ici leurs délices et suivre leurs inclinations honnêtes, qui voudrait s’efforcer de renoncer à soi-même, ainsi que Jésus Christ a enseigné à tous ceux qui le veulent suivre, disant qu’ils doivent prendre leurs croix pour le suivre ? Il faut que tous bons jugements avouent que ce serait une folie aux Chrétiens de suivre les Conseils de Jésus Christ si la doctrine de ces Théologiens était véritable ; car il est bien plus plaisant à la Nature d’être riche que pauvre, et d’être honoré que méprisé, et de suivre ses sensualités que d’y renoncer.

6. Mais ce sont tromperies inventées par Satan, qui nous flatte pour nous perdre : car Jésus Christ n’est point un Tyran, pour nous enseigner des choses si pénibles si elles n’étaient nécessaires à notre salut. Il a bien plus de douceur et d’amour pour les hommes que n’ont ces Nouveaux Théologiens pour enseigner des choses douces et agréables aux sens, si elles nous pouvaient être autant salutaires que celles qui répugnent aux mêmes sens. En sorte que cette Théologie ne fait rien autre chose qu’empêcher les Chrétiens à prendre et chercher les moyens propres à suivre et imiter Jésus Christ.

7. Ils disent que David, Jacob, Salomon, ont bien été agréables à Dieu en étant riches et en honneur et délices. Il n’y a nulle comparaison entre ces personnes de l’Ancien Testament à la corruption de celles de notre temps ; car ces Sts Patriarches n’ont pas trafiqué pour amasser des richesses, ni cherché les honneurs et délices ; mais Dieu leur a donné toutes ces choses pour s’en servir à sa gloire ; et leurs âmes étaient tellement disposées qu’ils possédaient richesses, honneurs et délices comme ne les possédant point, ainsi qu’on entend de Job, qui bénissait Dieu autant dans sa misère et pauvreté qu’il avait fait dans les prospérités. Mais aujourd’hui, l’on voit une attache si forte aux cœurs des Chrétiens, qu’il leur serait impossible de jouir des biens, honneurs et plaisirs sans pécher ; car Dieu ayant commandé de l’aimer de tout notre cœur, il n’est pas permis d’aimer des richesses, plaisirs et honneurs de ce Monde, étant impossible d’aimer deux choses si contraires, comme Dieu et les choses de la terre ; et toutes les fois que nous y mettons notre cœur, nous mordons dans le fruit défendu, comme Adam. Il nous a bien donné les biens et plaisirs de cette vie pour notre nécessité ; mais non pour y mettre notre affection, vu qu’il demande que l’aimions de tout notre cœur, lequel ne doit point être divisé en honneurs et richesses ou plaisirs. Ce sont des abus et grandes erreurs dans lesquelles nous ont menés ces Théologiens de notre temps, en faisant entendre par tant de raisons et d’arguments controuvés qu’il est permis aux Chrétiens de faire tout ce que notre Seigneur Jésus Christ leur a défendu et déconseillé ; car il dit qu’il ne faut point amasser des trésors que les vers mangent et les larrons dérobent, et tout le monde tâche d’en amasser le plus qu’il peut avec tous les soins et labeurs possibles, jusques aux mieux-disants en la Théologie, lesquels n’errent pas seulement en ce point, mais en toutes autres choses ; ils prennent souvent le faux pour le vrai, et la véritable vertu pour le vice.

8. Vous pourrez voir, M., par diverses lettres écrites aux Théologiens, en combien de matières nous différons toujours : car leur sens scolastique est une continuelle contradiction aux lumières que Dieu me donne. Il faut que je les contredise, ou que je me taise, pour ne les pouvoir en rien avouer : parce qu’ils autorisent souvent le vice, et méprisent la solide vertu, ne s’accordant avec la vérité de Dieu. Cela ne se rencontre pas dans un point ou deux, mais presque en toutes choses : sitôt qu’ils ouvrent tant soit peu leurs sentiments, je les trouve tous contraires aux miens.

9. Cependant ils me veulent souvent enseigner et reprendre, parce qu’ils croient être plus sages qu’un enfant qui n’a jamais étudié. Il leur est presque insupportable d’entendre qu’une fille parle de la THÉOLOGIE ; et plusieurs aimeraient mieux périr dans l’ignorance que de se soumettre à la vérité qu’ils n’ont jamais entendue. C’est en quoi ils sont fort à plaindre, en priant Dieu qu’il vous fasse la grâce de n’être jamais de ce nombre ; quoi faisant je demeure

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

D’Amsterdam, le

13 d’Août 1669.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II. LETTRE.

 

Pour connaître quels sont les vrais miracles.

 

À un Professeur en Théologie de la Confession d’Augsbourg en Allemagne, lequel demandait de voir des miracles pour croire qu’une âme est immédiatement enseignée du S. Esprit : sur quoi lui est fort pertinemment répondu.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’ai grand’pitié d’entendre que les hommes sont si éloignés des desseins que Dieu a sur eux, et qu’ils se disposent si peu à recevoir son S. Esprit qu’il leur a promis d’envoyer, lequel leur doit enseigner toutes vérités. Ils s’amusent à étudier les leçons et les doctrines des hommes avec les sentiments qu’ils se sont traduits les uns aux autres, en oubliant la fidèle promesse que Jésus Christ leur a fait d’envoyer en plénitude son S. Esprit ; et au lieu de purifier leur âmes et les disposer à cette réception, ils les souillent des richesses et convoitises des biens de cette vie, et les remplissent de belles spéculations et de doctrines imaginaires ; en sorte que les esprits des hommes de maintenant sont si remplis de sciences humainement acquises qu’ils ne connaissent plus de S. Esprit en eux-mêmes et ont bien du mal à croire qu’il habite aussi dans les autres.

2. Vous n’êtes pas loin, M., de cette incrédulité, puisque me disiez hier de ne croire nullement que je puisse avoir été instruite immédiatement par le St Esprit sans les moyens des livres ou des hommes, et qu’ajoutiez qu’il faudrait voir des miracles pour entrer dans cette croyance. Par où j’ai assez remarqué que vous êtes engagé dans les mêmes liens des doctrines scolastiques comme sont tous les sages de maintenant, qui ne voient les desseins que Dieu a sur eux non plus avant qu’ils n’ont étudié dans leurs livres, et sont soit ignorants en la sapience de Dieu, laquelle ne s’acquiert pas ès Académies d’Éloquence, ni par disputes ou arguments de savants, mais seulement par profonde humilité de cœur et pauvreté d’Esprit.

3. Mais à cause que les hommes ne veulent pas entrer dans cette École de Jésus Christ, ils se sont établi des Écoles, des Collèges et des Universités, afin de cultiver par là et subtiliser les esprits des hommes pour leur faire inventer des arguments et raisons philosophiques qui les autorisent à vivre selon leurs désirs, et afin de pouvoir avec repos continuer dans leurs relâchements. C’est à quoi servent seulement ces études ; car si elles eussent été nécessaires pour connaître Dieu et l’aimer, sans doute que Jésus Christ et ses Apôtres auraient établi des Académies et des Universités pour faire étudier leurs disciples. Mais tout au contraire, Jésus Christ choisit pour ses Apôtres des simples pécheurs sans lettres ; et lorsque quelques doctes se sont présentés à lui, il a méprisé leur sagesse, envoyant un S. Paul à l’école, comme ignorant, pour apprendre d’Ananias ce qu’il devait faire ; et lorsque Nicodème se présente pour suivre Jésus Christ, il lui jure par diverses fois que si en cas il n’est converti et fait comme un petit enfant, qu’il n’entrera point au Royaume des Cieux ; pour lui faire entendre que sa sagesse lui était un empêchement ; qu’il se devait divertir d’icelle pour embrasser la simplicité enfantine.

4. Voilà, M., la conversion que Jésus Christ demande de tous ceux qui le veulent suivre. Il a parlé à Nicodème, ce seul sage qui se voulait convertir à lui ; mais comme la Parole de Dieu dure toujours, par conséquent il parla en lui à tous les sages qui seront à jamais en ce Monde. Nicodème était jà converti du mal au bien, puisqu’il venait se présenter à Jésus Christ pour être son disciple ; mais cette conversion du mal au bien n’était pas assez suffisante pour avoir l’entrée au Royaume des Cieux, puisque Jésus Christ lui jure que nonobstant icelle, qu’il n’y aura pas d’entrée s’il ne devient comme un petit enfant, apprenant la simplicité de Jésus Christ, et détestant la sagesse et la prudence des hommes. Que dites-vous, M., de cette façon d’agir de Jésus Christ ? Pouvait-il ignorer quelque chose en ayant la sapience de l’Éternel ? Si la sagesse et les études des hommes ne leur servaient d’empêchements, pourquoi les voudrait-il avoir simples comme des enfants ? Si les hommes avaient tant soit peu de cette sapience divine, ils n’auraient garde de consumer leurs jours dans les études des lettres, et encore moins de dire qu’on ne peut avoir le St Esprit sans les moyens des lectures ou enseignements des hommes ; parce qu’ils sauraient par expérience que le S. Esprit apprend plus en un moment qu’en vingt ans d’études dans les meilleures Académies du Monde. Mais à cause qu’ils n’ont autres sciences que celles qu’ils ont apprises ès Écoles, ils ne connaissent pas les voies de Dieu.

5. Vous savez aussi, M., que les Apôtres n’ont pas étudié et ont cependant été remplis de sapience divine ; et depuis eux tant de Sts Personnages, quoi qu’ignorants aux lettres, avaient cependant la sapience du S. Esprit : tant d’Anachorètes ès déserts, de simples bergers ès champs, de petites fillettes, ont été remplis de la sagesse divine sans autres moyens qu’une pure conscience. Voulez-vous maintenant borner les grâces du S. Esprit, et empêcher qu’il ne fasse plus ainsi ? Cela n’appartient à nuls hommes. Ils peuvent juger ce qui leur plaira ; mais non pas empêcher que le S. Esprit n’épande l’influence de ses grâces dans les âmes simples immédiatement sans l’entremise des hommes, et faire qu’icelles parlent un langage qui sera entendu de toutes nations du Monde pour ceux qui ont tant fort peu goûté de cette divine sapience. Ils l’entendront tous par le même Esprit de vérité.

6. Mais les hommes de ce siècle s’en moquent, comme ils firent jadis en entendant parler les Apôtres divers langages, en disant pour ce sujet qu’ils étaient ivres ou pleins de moût. Pour moi j’ai souvent béni Dieu de ce qu’il m’a conservée pour ne point avoir eu besoin de humer les doctrines des hommes, lesquelles servent plus de venin pour empoisonner les âmes que de vin pour les conforter. Si vous ne croyez, M., que j’ai acquis mon savoir de Dieu immédiatement, vous êtes libre de ce faire, moyennant ne pas croire aussi que je suis fidèle à Dieu. Mais si vous croyez cela et ensemble que je parle mensonge, ces deux choses sont incompatibles ; parce que Dieu est vérité, et le diable est mensonge.

7. C’est aussi une grande ignorance de désirer de voir des miracles pour croire qu’une âme est possédée du S. Esprit : parce que le diable en ce temps présent fait bien aisément des miracles. Il a tant de puissance sur les hommes, qu’il fait par eux de grandes merveilles pour tromper les mieux intentionnés. Jésus Christ nous a assurés qu’il se lèvera ès derniers temps plusieurs faux Prophètes qui feront grands signes et miracles. C’est à présent que vivons dans le règne de l’Antéchrist, et où il a la puissance de faire par ses adhérents grands signes et miracles pour séduire les élus mêmes, s’il était possible. Ceux qui demandent maintenant des miracles du S. Esprit méritent bien d’être séduits par Satan : car quel besoin avons-nous de miracles semblables à ceux qu’ont fait les Apôtres, puisque Dieu ne veut plus envoyer au Monde de nouvelle doctrine ? La loi Évangélique est la dernière et la plus parfaite de toutes les lois. Rien de nouveau ne viendra plus pour instruire les hommes, sinon l’accomplissement de la même loi Évangélique, laquelle a été assez confirmée par Jésus Christ et ses Apôtres, qui ont eu besoin pour l’endurcissement des cœurs de faire des miracles extérieurs à cause de leur incrédulité. Pour ces personnes ont été faits des signes visibles et sensibles à leurs sens, parce qu’ils avaient perdu la Foi, étant devenus incrédules. Mais maintenant les hommes sont assez confirmés en cette loi Évangélique. Il n’y a plus nuls Chrétiens qui soient incrédules en ce point.

8. À quoi bon serviraient maintenant les miracles puisqu’on ne veut rien enseigner d’autre sinon ce que Jésus Christ et ses Apôtres ont enseignés et que ces mêmes choses sont en la croyance des bons et des méchants Chrétiens ? Ne craignez-vous pas, M., en désirant des miracles, qu’il ne vous soit dit par Jésus Christ : La Nation méchante demande des signes, et signes ne lui seront donnés sinon le signe de Jonas ? Jésus Christ n’a parlé aux Pharisiens de son temps lorsqu’il a fait ces menaces : à cause qu’il a fait parmi eux plusieurs autres signes que celui de Jonas : il ne peut cependant mentir en leur disant qu’ils n’en auront pas d’autre, et en effet en produit de tant de sortes, car il ressuscite leurs morts, il guérit leurs malades, fait voir les aveugles, avec beaucoup d’autres ; par où il faut conclure qu’il n’a pas précisément parlé aux Pharisiens de son temps, mais que par esprit prophétique il a parlé aux hommes de maintenant qui demandent encore des signes extérieurs pour croire aux œuvres du S. Esprit. Ceux-là n’auront d’autres miracles que le signe de Jonas, lequel fut englouti en la mer pour n’avoir voulu obéir à l’advertance du Seigneur ; ainsi seront engloutis les hommes dans ces derniers fléaux, lesquels demandent des Miracles pour croire qu’iceux fléaux sont pendants sur nos têtes criminelles. Je dis cela de la part de Dieu, et l’on demande des Miracles pour me croire ! Ces incrédules ne doivent attendre autre chose que ce signe, d’être engloutis comme Jonas, pour ne pas vouloir obéir à l’avertissement du Seigneur, mais recherchent des signes et miracles des personnes qui leur sont envoyées de la part de Dieu. Si ceux de Ninive eussent demandé à Jonas des Miracles avant se convertir, ils eurent assurément tous été submergés en quarante jours ; mais parce qu’ils crurent à la parole du Seigneur, ils se convertirent à lui par pénitence, et par ce moyen échappèrent le danger. Ce qui serait un bonheur pour ceux qui m’écoutent, si au lieu de demander des miracles, ils se convertissaient à Dieu de tout leur cœur par pénitence ; ils éviteraient peut-être ces fléaux horribles en leur particulier.

9. Il me semble, M., que vous n’avez pas la vraie pierre de touche pour discerner si une personne a l’Esprit de Dieu en le voulant éprouver par des miracles : à cause que l’esprit de Satan peut faire de grands signes et miracles dans les personnes là où il habite. Car j’ai vu des possédées de cet esprit immonde qui faisaient des choses admirables et tout à fait surnaturelles ; les unes étaient aveugles quelques années, et puis recouvraient la vue en un instant ; les autres étaient muettes sans pouvoir parler, et recouvraient la parole par des voies surnaturelles ; les autres étaient suspendues et volaient en l’air visiblement devant tout le monde ; les autres étaient sans pouls et sans mouvements jours et nuits, et en un instant se levaient et marchaient gaiement. Ne voilà pas, M., les morts ressuscités et les malades guéris, les aveugles recouvrer la vue, les muets la parole et les corps suspendus en l’air par la puissance du diable ? Comment donc pourrez-vous juger si une personne est guidée de l’Esprit de Dieu ou de celui du diable par des miracles, puisqu’il s’en peut faire de si extraordinaires par l’esprit même de Satan, qui abonde maintenant en signes par ses faux prophètes selon la prédiction de Jésus Christ ? N’est-il pas à craindre, M., que vous seriez bien trompé par cette pierre de touche de miracles ?

10. Vous me direz peut-être que vous entendez d’éprouver l’Esprit de Dieu par des vrais miracles, et point par ceux qui viennent de l’entremise du diable. Et moi je vous demande par quels moyens vous pourrez bien discerner les vrais miracles hors des faux, aussi longtemps que vous n’avez pas ce St Esprit qui vous doit apprendre toute vérité ? Car si vous aviez cet Esprit St, vous discerneriez toutes choses, et n’auriez garde de demander des miracles pour connaître si un autre est conduit de cet Esprit véritable : d’autant que la foi seule vous en donnerait assez de témoignages. Mais c’est la façon ordinaire du diable de demander des Miracles. Lorsqu’il voulut éprouver Jésus Christ, il lui dit : Si tu es le fils de Dieu, fais que ces pierres se changent en pains. Jésus Christ n’acquiesça pas à sa demande, mais lui dit seulement que l’homme ne vit pas de pain seul, mais de la parole qui sort de Dieu.

11. Si je vous faisais une semblable réponse, M., lorsque voulez voir de moi quelques miracles, vous croiriez assurément que je serais impuissante d’en faire ; mais vous ne pouvez croire que Jésus Christ était impuissant de changer des pierres en pain, puisque la force de l’Esprit de Dieu qui était en lui avait bien créé tout cet Univers par sa seule parole. Ce n’est pas donc qu’il soit impuissant de changer des pierres en pains, non plus qu’il n’est aussi impuissant de faire des autres miracles par les âmes qu’il possède ; mais maintenant c’est qu’il sait bien que les bons n’ont que faire de miracles, car la foi leur suffit ; et les médians ne se convertissent pas par miracles, au contraire ils en deviennent pires ; ce qui a assez paru ès Pharisiens du temps de Jésus Christ.

12. Car après qu’ils eurent demandé de lui des Miracles, et qu’il en eut fait, ils dirent aussitôt qu’il avait le diable et chassait les diables par la force de Belzébuth qui était plus puissant que les diables inférieurs. Ne vous semble-t-il pas, M., qu’il en arriverait encore le même maintenant, et que si je faisais aussi des miracles, l’on dirait sans doute, que je serais une sorcière ? ce qui serait aussi fort à craindre ; puisqu’on n’a plus maintenant besoin de miracles sinon pour ensorceler les esprits des hommes par admirations : autrement notre foi est assez confirmée, et la loi Évangélique vérifiée. Il ne manque plus rien sinon qu’elle n’est pas mise en pratique ; et il ne faut pas faire des miracles pour assurer à tous les Chrétiens qu’ils ne peuvent être sauvés sans la pratique d’icelle ; puisque Jésus Christ et ses Apôtres l’ont si fortement assuré. Il faut nier l’Évangile pour croire d’être sauvé sans imiter Jésus Christ, puisqu’il dit qu’il est la voie et que celui qui entrera par lui sera sauvé ; qu’il est aussi la porte, qu’on ne peut entrer au Royaume des Cieux que par lui.

13. Quels miracles requerrez-vous, M., d’une personne qui ne fait autre chose que réitérer les mêmes paroles que Jésus Christ et ses Apôtres ont prononcées, et qui ne dit autre chose sinon qu’il faut avoir l’Esprit de Jésus Christ pour être vrais Chrétiens ? Ces vérités ont-elles encore besoin de miracles ou de signes extérieurs pour les faire voir aux hommes de bonne volonté ? Nullement : C’est pourquoi Jésus Christ appelle la nation méchante les hommes qui demandent des signes ; à cause que si leurs malices n’étaient pas venues à une opiniâtreté pour demeurer dans leurs vices, ils ne demanderaient pas des miracles, mais écouteraient volontiers la vérité, encore bien même qu’ils fussent fragiles pécheurs.

14. Ils lèveraient seulement la tête, ouvrant les yeux et bandant les oreilles pour voir et entendre si ce qu’on leur propose est la vérité ou non ; et ayant reconnu que ce qu’on leur dit de la part de Dieu est véritable, ils pleureraient de regret en voyant leurs aveuglements, et béniraient Dieu qui daigne leur envoyer la lumière de vérité, laquelle ils tâcheraient à suivre de tout leur pouvoir, sans se bander contre cette vérité, ou syndiquer les paroles et actions de la personne par qui cette belle vérité vient au jour ; car en effet la perfection ou imperfection de la personne qui parle vérité ne peut nuire ni profiter à celui qui l’écoute et la reçoit ; si cette vérité vient de Dieu, elle ne change point pour l’infirmité ou imperfection de l’organe d’où elle est sortie ; en sorte que si le diable même nous disait la vérité de Dieu, un chacun ferait très bien de le croire et suivre, puisqu’un chacun doit rendre un compte particulier de soi-même, et point des personnes qui nous sont envoyées de Dieu.

15. Si elles sont instruites immédiatement de lui ou par des moyens ordinaires, cela ne change en rien la véritable vérité qu’elles avancent ; un chacun en doit seulement tirer son bien spirituel, parce que la charité bien ordonnée doit toujours commencer à soi-même ; et l’on doit plus remarquer si les choses que je dis sont véritables que de disputer de quelle manière je les ai reçues de Dieu : parce que cela ne touche à personne ; un chacun doit prendre les moyens qui le conduisent le plus à l’Amour de Dieu, d’autant que les voies de cet Amour sont diverses ; les uns y arrivent par le moyen d’une sérieuse lecture de l’Écriture Ste, les autres par des humbles prières assidues ; les autres par la solitude et retranchement des conversations humaines ; et ainsi de plusieurs autres. C’est peu de chose de savoir par quels moyens les autres sont arrivés à cet amour de Dieu, pourvu que nous prenions le moyen qui nous est le plus propre pour y arriver aussi.

16. Il y a diverses voies comme il y a divers péchés qui empêchent ces voies, lesquels un chacun doit choquer à mesure qu’il les connaît en soi-même, sans vouloir mettre une loi ou règle générale pour conduire tout le Monde à Dieu ; car celui qui n’est pas instruit immédiatement du S. Esprit, il serait très mal de ne se pas servir de la lecture de l’Écriture Ste ; ou de ne pas chercher les personnes qui parlent par le S. Esprit ; car ce serait tenter Dieu de vouloir qu’il instruise tous les hommes immédiatement, en les voyant si occupés ou attachés aux affaires de ce Monde et au contraire ce serait très mal fait si une personne voulait se servir de lectures ou autres moyens extérieurs lorsqu’elle s’est retirée de toutes créatures et ressent la conduite de Dieu immédiatement. Une telle âme s’opposerait au S. Esprit, et mettrait empêchement à l’opération de ses grâces si elle voulait user de lectures ou autres moyens extérieurs, parce qu’elle ne doit en cet état plus agir, sinon pâtir, et suivre l’Esprit qui la guide, sans plus opérer elle-même.

17. Cela étant, pour quelle raison me voulez-vous faire croire, M., qu’il serait meilleur que je me servisse de livres, signamment de l’Écriture Ste ? Ne voyez-vous pas qu’il y a là dedans une fine ruse de Satan ? Il a glissé dans l’esprit des savants de notre temps une estime de leurs sagesses si grande qu’ils ne veulent voir ni avouer que Dieu conduira les âmes par autres voies que celles où ils ont appris leurs sciences, afin de demeurer toujours supérieurs de tout le Monde, déniant qu’il y ait autre Théologie que celle qu’ils ont apprise aux Écoles.

18. Tous nos Théologiens sont maintenant dans ces erreurs, à cause que s’ils donnaient lieu à la conduite immédiate de Dieu et à la vérité qui sort de lui, toutes leurs boutiques seraient ruinées, leurs sagesses abolies, et leurs prudences détruites, selon la promesse qu’en a fait Jésus Christ. Ces Docteurs appelleraient une menace et un châtiment horrible les mêmes paroles où Jésus Christ a dit qu’il détruira la sagesse des sages et abolira la prudence des prudents ; à cause qu’ils ont mis tous leurs bonheurs dans les études ; et moi j’y vois la source et l’origine de tous les malheurs qui sont maintenant dans le Monde. Pouf cela j’appelle une bonne promesse de Dieu quand il a dit qu’il détruira la sagesse des sages et abolira la prudence des prudents : à cause qu’il est impossible que Dieu soit connu et glorifié aussi longtemps que cette haute et superbe sagesse domine dans le Monde. Elle n’est pas seulement une peste qui infecte tout le commun peuple, mais encore une directe opposition au S. Esprit et aux âmes qui en sont possédées. Car ces Docteurs de la nouvelle Loi ne se contentent pas d’être sortis eux-mêmes de la pratique d’icelle, mais détournent encore les autres d’y entrer par leurs arguments frivoleux, en disant qu’il n’y a pas d’autre voie de perfection que la lecture des Écritures, afin d’éblouir par ce moyen les esprits de tous les hommes et les faire demeurer, vivre et mourir dans leurs relâchements.

19. Ce que nous voyons de nos yeux par expérience, principalement dans ces quartiers où tout le Monde fait profession de lire les Écritures, un chacun croyant d’avoir satisfait et rendu service à Dieu par la lecture d’icelle, sans se soucier de mettre en pratique ce qu’ils y ont lu et appris. Si cette lecture donnait le S. Esprit aux âmes, il ne faudrait plus imprimer ici de livre d’Évangile, parce que toutes les personnes de la Hollande, qui savent par cœur presque tous les chapitres et les versets du Vieux et Nouveau Testament, seraient toutes des Évangiles vivants ; mais rien ne se voit de semblable ; ils sont comme ceux de qui il est écrit qu’ils apprennent toujours et ne viennent jamais à la connaissance de la vérité.

20. Il semble, M., que vous me voudriez bien engager dans ce parquet, afin peut-être que les sages me puissent surprendre en quelques termes ou faits des Écritures, èsquelles ils sont plus versés que moi par leurs subtilités. Et c’est l’ordinaire de ceux qui se sentent réprimandés par la vérité, de la blâmer ou mépriser par des moyens qui sont hors d’elle, ainsi que firent les Pharisiens à l’endroit de Jésus Christ. Ils ne pouvaient contredire à la vérité qui sortait de sa bouche, mais, ne voulant pas entendre à cette vérité qui reprend, ils tâchaient à le surprendre en ses paroles, et chargeaient sa personne d’injures, tantôt disant qu’il séduisait le peuple et voulait détruire la loi de Dieu, tantôt lui demandaient ce qu’il pensait de soi-même, qu’il en portait si bon témoignage ; et ainsi par divers autres moyens tâchaient de le surprendre hors de la vérité par des questions et arguments qu’ils lui proposaient. Et ce que ces Pharisiens ont fait à l’endroit du corps de Jésus Christ, les sages de maintenant le font à son Esprit ; car sitôt qu’ils entendent qu’une personne porte témoignage de la vérité, ils la cherchent et écoutent, non pas pour se laisser vaincre par icelle vérité, mais seulement pour voir s’ils ne pourront surprendre quelque mot ou action en ses comportements, afin de tirer par iceux sujet de pouvoir décréditer icelle vérité ; et assemblent des Docteurs selon leurs désirs pour la choquer de tout leur possible, de crainte que par le moyen de cette Vérité le mensonge ne soit découvert, et qu’ils ne perdent leurs états ou profits, lesquels ils estiment quelquefois plus que le salut de leurs âmes, et celui des autres.

21. Vous n’êtes pas seul qui m’ayez demandé des miracles, M., il y a eu encore plusieurs sages qui m’ont fait la même demande. Ce n’était pourtant pas qu’ils eussent désir de se convertir à Dieu encore bien qu’ils eussent vu des vrais miracles ; mais c’était pour tenter Dieu, et éprouver sa puissance, comme fit le diable en disant à Notre Seigneur Jésus Christ qu’il se devait jeter du haut en bas ; lui citant les Écritures, que les Anges le conserveraient. Ce diable n’avait pas désir de se convertir à Dieu, encore bien qu’il eût vu le corps de Jésus Christ se précipiter de haut en bas sans se blesser ; mais c’était seulement qu’il voulait tenter Dieu, et exercer la constance de Jésus Christ. De même en usent les hommes d’aujourd’hui à l’endroit des personnes qui rendent témoignage de la vérité. L’on m’a ici accusé de douze crimes, sans qu’il y en ait un seul qui soit véritable, ainsi que pourrez voir, M., par la lettre où j’ai répondu à tant d’accusations fausses ; et cependant je n’avais fait mal à personne, ni dit autre chose en substance, sinon que les hommes étaient déchus de la foi, et qu’ils avaient par leurs péchés attiré les fléaux de Dieu sur leurs têtes ; qu’il fallait de nécessité se convertir à Dieu et reprendre l’Esprit des Chrétiens de la primitive Église, ou autrement que ne sommes pas des véritables Chrétiens. Toutes ces vérités sont si claires qu’il faut que tous les hommes du Monde y demeurent muets et confus ; muets, pour ne pouvoir démentir la vérité ; et confus, pour se voir si éloignés de Dieu et de la pratique des vrais Chrétiens ; mais ne voulant pas céder à cette vérité, ni avoir la confusion qu’on découvre leurs relâchements, ils ne veulent demeurer muets, mais s’efforcent à parler blâme contre ceux qui parlent cette vérité, et les tentent par des questions et arguments forains, voire en leur demandant des signes et des miracles extérieurs ; comme si les miracles étaient l’essence de la vertu : pendant que nuls miracles, pour admirables qu’ils soient, ne peuvent donner le moindre brin de vertu à celui qui les produit : à cause que les vrais miracles viennent de Dieu, et pas de la personne par qui il les fait, laquelle est seulement son instrument pour montrer aux autres ce que Dieu opère. Cet instrument ne se doit non plus glorifier de faire miracles qu’un marteau ne se glorifie d’avoir fait un bel édifice, parce que ce n’est pas son ouvrage, quoi qu’il ait servi de matière ; mais c’est seulement l’industrie et le travail du maître qui a bâti ce bel édifice ; de même en est-il de la personne par qui les vrais miracles se font : elle n’est qu’une grosse et pesante matière, de laquelle Dieu se sert pour montrer ses merveilles et sa puissance, laquelle il peut aussi bien faire paraître par le moyen d’une pierre ou d’un bois que par le moyen d’une âme sainte ; car nulle sainteté n’est nécessaire à Dieu pour faire des miracles ; il en a fait quelquefois par des bêtes, des nues et des buissons, voire par des personnes méchantes.

22. En sorte que vous ne pourriez être assuré, M., que la personne aurait le S. Esprit, encore bien qu’elle ferait des miracles extérieurs, vu que Judas en faisait comme les autres Apôtres, et était cependant, selon le dire de Jésus Christ, un diable. Il faut une autre pierre de touche pour connaître l’Esprit de Dieu : car S. Paul dit qu’encore bien que nous transporterions les montagnes, et qu’aurions le don de Prophétie, que tout cela ne ferait rien sans la charité.

23. Comment donc, M., voudriez-vous ajouter foi à mes paroles plutôt en voyant des miracles qu’en disant la vérité simplement ? Vous seriez en cela en danger d’être trompé, et moi en danger de tomber en vaine gloire. Il vaut bien mieux s’arrêter en choses plus solides, lesquelles peuvent apporter quelque utilité à nos âmes, que de nous mettre en danger d’offenser Dieu par curiosités ou vanités. Tenez pour une vérité certaine que l’âme qui a l’Amour de Dieu et fait des miracles n’est pas davantage devant Dieu que celle qui a le même Amour sans faire des miracles ; voire je tiens qu’elle est dans un état plus solide que celle qui fait ces signes extérieurs, soit de prophétie ou de miracles : puisque ces choses ne se sont que pour les autres, et pas pour sa propre perfection, laquelle consiste seulement dans le grand ou petit Amour qu’elle porte à Dieu dans l’intérieur de son cœur, et non dans des choses qui sont au dehors d’elle-même.

24. Si vous voulez voir, M., si une âme est solide en vertu, ou possédée du Saint Esprit, il faut seulement remarquer si elle a renoncé à elle-même. Cela est le miracle assuré par lequel on peut marcher de pas ferme, et croire assurément qu’une telle âme est guidée par le Saint Esprit : car celui qui renonce à soi-même vit miraculeusement ; d’autant que nul n’a sa chair en haine. La nature, ayant été corrompue par le péché d’Adam, nous a laissé à tous également la concupiscence de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de vie ; ces trois choses sont toujours inséparables de la nature humaine, et celui qui les surmonte doit avoir de nécessité une grâce surnaturelle et divine ; car autrement tout homme naissant en ce Monde apporte avec soi cette corruption en sa nature ; en sorte que son œil n’est jamais lassé de voir ni son cœur de convoiter ce qu’il voit, non plus que son oreille d’entendre. Voilà la convoitise insatiable de la fragilité humaine, qui est aussi accompagnée de la concupiscence de la chair : car jamais la chair ne cesse de désirer les aises de son corps, les délices du goût, et les plaisirs des autres sens concupiscibles ; et ces convoitises, ces concupiscences, sont aussi accompagnées de l’orgueil de vie, qui est commun à tous les hommes, et plus fortement enraciné dans leur nature que les autres vices, lesquels plusieurs personnes surmontent quelquefois par bonne civilité ou égards humains, sans savoir arriver à surmonter cet orgueil de vie, qui demeure bien souvent dans l’âme de ceux qui ont renoncé aux honneurs et grandeurs du Monde matériel, et se cache et se nourrit dans les vertueux même ; en sorte que celui qui a quitté les états, les pompes et magnificences extérieures n’est pour cela délivré de cet orgueil de vie ; parce qu’il ne fait que changer de matière ; et au lieu qu’il se plaisait parmi les riches ornements et les services et respects des hommes, il prend (après les avoir abandonnées) les mêmes complaisances dans les grâces divines et les plus hautes vertus. En sorte qu’il est impossible, en parlant naturellement, qu’une personne puisse surmonter ces trois puissants ennemis de la chair, de la convoitise, et de l’orgueil de vie sans être possédée du S. Esprit. C’est après ce miracle qu’il faut demander pour savoir si une âme est née de Dieu ou non, car pour le découvrir par des miracles extérieurs qui sont extraordinaires, cela est impossible ; puisque les diables, les démoniaques, et les sorciers en savent fort bien faire, et que les bonnes âmes même ne sont rien selon le dire de St Paul, encore bien qu’elles transporteraient les montagnes de lieu à autre.

25. Il ne faut pas, M., insister sur ces choses sensibles et visibles : pource que nous avons un Dieu qui est pur Esprit, invisible et incompréhensible, qui se rend seulement visible par ses œuvres et ses qualités, lesquelles sont la Bonté, la Justice et la Vérité. C’est par les mêmes conditions qu’on peut voir si une âme à l’Esprit de Dieu, lorsqu’on la voit bonne, juste, et véritable, à cause que toutes celles qui s’unissent à lui participent de ces trois qualités infailliblement, et meurent aussi à la concupiscence de la nature humaine : elle ne convoite plus rien de ce qu’elle voit, elle ne suit plus en rien les appétits de la chair, non plus que l’orgueil de vie ; mais devient toute simple, toute sobre, et toute humble. Ces trois vertus sont des solides et vrais miracles qui prouvent que l’Esprit de Dieu a le domaine sur une âme ; parce que toutes ces choses sont surnaturelles, et tout ce qui est au-dessus de la nature est chose miraculeuse.

26. Vous trouvez, M., dans les Écritures les marques des âmes bienheureuses prêchées par Jésus Christ même. Il commence à béatifier les pauvres d’esprit, c’est à dire, ceux qui ont vaincu cette convoitise des biens de la terre, et qui ne désirent plus rien que les choses éternelles ; Il promet à ceux-là le Royaume des Cieux ; Il appelle aussi bienheureux les cœurs purs et nets, les assurant qu’ils verront Dieu, c’est-à-dire, ceux qui ne se veulent souiller des concupiscences ou plaisirs de cette vie ; comme aussi ceux qui ont faim et soif de la justice, les assurant qu’ils seront rassasiés, c’est-à-dire, ceux qui cherchent la vertu, la vérité et la justice, étant altérés après les vrais biens ; ainsi de tout le reste : Jésus Christ a déclaré tout par le menu quelles âmes sont les bienheureuses, dans lesquelles béatitudes il ne nomme nullement celles qui font des miracles : car cela ne les peut rendre bienheureuses : encore bien qu’une seule âme serait autant de miracles que tous les Apôtres ensemble, iceux miracles ne lui peuvent ajouter un brin de vertu.

27. Par où se voit le grand aveuglement de ceux qui recherchent des miracles et signes extérieurs pour croire si une âme est guidée du St Esprit. Ils feraient mieux d’examiner dans les Écritures quels dons et quels fruits ledit St Esprit porte toujours avec soi, et remarquer si ceux qui s’en disent possédés ont en eux-mêmes lesdits fruits de joie, paix, patience, et le reste, avec les dons de science, d’intelligence, de force, de piété ; car lorsque ces dons et ces fruits paraissent dans une âme, il est assuré qu’elle est possédée du St Esprit ; parce que ce sont toutes choses surnaturelles et divines. Si l’on voit une personne qui peut licitement jouir des plaisirs de la chair, des délices du goût, et des autres sens, et qu’il s’en prive volontairement pour plaire davantage à Dieu, celui-là fait un miracle, parce qu’il fait une chose surpassant la nature ; comme aussi celui qui, ayant des richesses légitimement acquises, n’en veut cependant pas user ni s’en servir, sinon pour la pure nécessité, vivant riche comme s’il était pauvre ; cela est un grand miracle en notre temps ; comme aussi lorsqu’une personne peut être commodément servie et honorée selon sa condition, et qu’elle méprise ces honneurs et services pour imiter JÉSUS CHRIST, aimant mieux demeurer inconnue et servir soi-même que d’être servie ; toutes ces choses sont miraculeuses, parce qu’elles répugnent et surmontent la nature. Tous ces vrais miracles sont souhaitables, et méritent d’être examinés bien de près ; et lorsqu’on les peut trouver dans une personne, il ne lui faut pas demander autres miracles, à cause que toute sa vie est lors miraculeuse et pleine de solides vertus ; l’on trouvera assurément dans une telle âme toutes les conditions de la charité que S. Paul décrit.

28. J’ai dilaté toutes ces choses afin que preniez, M., dorénavant bien vos mesures pour discerner et savoir où est l’Esprit de Dieu, et que ne vous laissiez tromper par fausses apparences, en faisant état des miracles extérieurs qui ne servent qu’aux incrédules et ignorants. Ce n’est pas que je veuille exclure les vrais miracles des âmes qui aiment Dieu ; car elles en feraient assurément en ce temps présent autant que faisaient les Apôtres en leur vivant s’il était besoin et nécessaire pour la gloire de Dieu, lequel fera toujours la volonté de ceux qui l’aiment en tout temps et tout lieu ; mais j’ai dit toutes ces choses afin de vous faire voir que c’est la moindre grâce que Dieu fait en ce monde à une âme fidèle, qu’elle ait le don de prophétie ou de faire des miracles ; et que ces choses ne doivent être estimées au regard de la foi et de la charité qui unit les âmes à Dieu ; celles-là sont les vrais miracles à l’endroit des âmes de leur prochain ; elles leur rendent la vue, la santé, et la vie ; et avec ces pierres philosophales de vive foi et charité, elles font changer les âmes terrestres en pur or de charité divine. Ce sont ces vrais miracles qui se feront en cette plénitude du temps pour prouver les forces du S. Esprit par les guérisons des âmes plus dignes sans comparaison que les corps mortels. En sorte que je vous prie, M., de ne plus croire qu’une âme ne peut être instruite immédiatement du St Esprit et savoir le sens de l’Écriture sans savoir lue ou été enseignée des hommes ; non plus que de désirer dorénavant des miracles extérieurs ; craignant que ne fassiez injure au St Esprit et que ne tentiez Dieu. Prenez plutôt en actions de grâces les lumières qu’il fait naître en ce monde de perversité, et allaitez le lait de la sapience divine, afin que vous soyez l’un ces allaitants qui doivent accomplir les louanges de Dieu. C’est ce que vous souhaite celle qui se dit,

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

D’Amsterdam, le

7 de Septemb. 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III. LETTRE.

 

Qu’un vrai chrétien est dans la communion de tous les Saints.

 

À un savant Théologien sur diverses demandes qu’il fit pour avoir explication de ses doutes et scrupules sur ce qu’on disait être dommage qu’un vrai disciple de J.C. fût attaché à une Église particulière ; et sur cela on disait n’y avoir plus de vrais Chrétiens sur la terre ; et aussi sur ce qu’on entend tant de personnes dire d’avoir l’esprit de prophétie, pendant qu’elles se contredisent souvent l’une l’autre, et que leurs vies ne sont en effet conformes à celles des Prophètes de Dieu. Sur quoi est pertinemment répondu par diverses Lettres au même personnage.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’ai reçu la vôtre du 28 de ce Mois par laquelle j’apprends qu’avez quelques difficultés à entendre le sens d’une chose contenue en quelques-uns de mes écrits, et me mandez premièrement :

« Comment j’entends le contenu de la Lettre que j’ai écrite depuis peu à M., de L. touchant qu’il n’y a aucune Église qui soit régie par le Saint Esprit.

« Secondement vous me dites qu’il est encore plus surprenant, lorsqu’en un autre écrit je dis qu’il n’y a plus aucuns vrais Chrétiens sur la terre.

« En troisième lieu, vous me mandez ce qu’on doit penser d’une si grande quantité de Prophètes qui s’élèvent aujourd’hui ? et me demandez quelles sont les marques et signes infaillibles pour les pouvoir discerner, s’ils sont de Dieu ou non ?

2. Pour à quoi satisfaire je vous viens répondre par ordre, disant premièrement sur la lettre adressée à M., de L. que votre allégation n’est pas conforme au narré de cette missive par moi écrite, vu que vous prouvez que j’aurais écrit là dedans que nuls vrais serviteurs de Christ ne peuvent être attachés par office Pastoral à aucune Église particulière. En quoi il y a quelque mésintelligence dans la lecture de ma lettre, ou bien dans la translation de la vôtre qui m’est mise ès mains : à cause que je n’ai jamais entendu de dire que nuls vrais serviteurs de Christ ne peuvent être attachés à aucune Église, parce que tous doivent être attachés à une sainte et vraie Église, qui est l’Épouse de Jésus Christ, vivant sur la terre unie à son Esprit ; et que d’ailleurs il ne peut y avoir aucun mal dans l’office Pastoral en lui-même ; puisque Jésus Christ même se dit Pasteur, et en a aussi établi sur la terre pour donner la nourriture à ses enfants en temps, et a aussi béni ceux qu’il trouvera veillant sur son troupeau, et a dit aussi à son Apôtre Saint Pierre : Pais mes ouailles, avec tant d’autres passages, lesquels découvrent assez que l’État Pastoral a été introduit par Jésus Christ même ; et par conséquent ne peut être mauvais en soi. Mais je confesse avoir écrit à M., de L. qu’en cas qu’il soit vrai serviteur de Jésus Christ, que c’est dommage qu’il demeure attaché à quelque Église particulière.

3. J’ai pris sujet de lui mander cela parce que, l’ayant un jour recommandé à Dieu, je le vis en esprit comme empressé à soutenir son Église, la voulant comme redresser ou réparer. Ce qui me fit juger qu’il perdait sa peine, vu que dès longtemps j’ai connu de la part de Dieu que toutes les Églises matérielles ou Communautés, telles qu’elles sont maintenant dans le Monde, sont toutes corrompues, et non régies par le Saint Esprit.

4. C’est pourquoi j’admonesterais volontiers tous ceux qui cherchent Dieu à ne se plus amuser à la Réformation de ces Églises et Communautés, puisque Dieu les veut toutes détruire, comme elles l’ont toutes abandonné, s’étant édifiées sur les opinions des hommes et point sur la Vérité Évangélique ; quoique si grand nombre en veulent porter le nom à titre de Saintes Églises, ou Saintes Congrégations.

5. Il n’y a plus en elles qu’un esprit civil et politique, qui renverse tout l’Esprit de Jésus Christ ; et partant il n’y a plus rien à réformer ou réparer ; vu que toutes les Réformations qu’on a faites ou qu’on pourrait encore faire ne sont autre chose qu’une plus grande difformation à l’Esprit Évangélique, qui est tout simple et véritable ; où ces Réformes extérieures ne font qu’engendrer plus de fausseté et d’hypocrisie dans l’esprit de ceux qui veulent paraître réformés aux yeux et jugement des hommes.

6. C’est pourquoi je dis que ceux qui aspirent véritablement de plaire à Dieu se doivent plus sérieusement appliquer à l’acquisition de leurs perfections propres qu’à la Réforme des Églises ou Communautés ; parce que la corruption étant universelle, il n’y peut rien avoir à réparer. C’est maintenant un mal irrémédiable, et le temps qui reste est si court qu’à peine en trouvera-t-on pour pleurer ses péchés et l’aveuglement dans lequel on a vécu jusques à présent, où toute sorte de maux sont montés jusques au sommet, lesquels ont attiré le jugement de Dieu sur les hommes. Leurs maux universels ont produit les fléaux universels que nous voyons être tous commencés ; en sorte qu’il n’y a plus rien à faire qu’à recourir à Dieu avec humilité de cœur, frappant sa poitrine un chacun en son particulier, afin qu’on puisse être préservés du naufrage qui pend sur nos têtes criminelles.

7. Mais le diable voyant que le temps est court, il tente maintenant les plus gens de bien par des zèles de Réformations et redressements ; afin de les divertir de leurs propres perfections, les amusant à médicamenter des corps qui sont tous pourris et corrompus, sous espoir de les pouvoir guérir ou leur rendre la vie : ce qui serait un miracle réservé à Dieu seul, qui sans faute redonnera vie à son Église par les cendres de tant d’autres qu’il viendra bientôt consommer à notre vue.

8. Voilà tout ce que j’ai voulu dire par ma Lettre écrite à M., L., croyant avoir satisfait à votre première demande, vous laissant à considérer s’il serait bien possible qu’en notre misérable temps, où le mal domine universellement et que la plupart des hommes sont attachés au diable, qu’en telle occurrence, dis-je, le Saint Esprit pourrait régir quelques Communautés ? Vu qu’elles sont toutes gouvernées par des personnes choisies à la pluralité des voix, sans faute que les méchants feront toujours l’élection, comme étant en plus grand nombre que les bons ; et que le diable suscite toujours les siens à choisir quelques personnes méchantes pour être Supérieurs des Communautés, afin qu’ils puissent dominer par icelles ; ou bien suscitera quelqu’un de bonne volonté pour le distraire de sa propre perfection ou salut. Tous bons jugements sont capables de définir cette question.

9. Mais pour votre deuxième qui vous rend si étonné de voir en quelque autre de mes écrits que je dis n’y avoir plus de vrais Chrétiens, et qu’à choisir des plus illuminés d’entre les autres, qu’ils sont encore en vie et en doctrine autant éloignés de celles de Jésus Christ, comme est le Ciel de l’Enfer, je voudrais voir les mêmes termes desquels je me suis servie en l’écrit que vous pouvez avoir lu venant de moi, afin que je vous pusse répondre précisément sur les mêmes paroles, desquelles ne me souvenant, je dis et confirme qu’il n’y a plus nuls vrais Chrétiens sur la terre, qu’il n’y en a pas un seul qui connaisse vraiment Dieu. Et si cette vérité vous surprend, c’est à cause que les hommes sont fort éloignés de ces sentiments et qu’ils n’ont assez pénétré ce que c’est d’être vrais Chrétiens ou connaître vraiment Dieu : parce qu’ils écoutent seulement les discours des hommes et les sentiments que chacun d’iceux porte sur cette question, sans pénétrer la source en son origine ni sonder jusques au fond pour savoir comment l’homme se doit comporter ni ce qu’il doit observer pour être vrai Chrétien ; ne pénétrant aussi quelles qualités doit avoir infailliblement celui qui connaît véritablement Dieu ; et par ainsi on s’étonne d’entendre des termes si universels qui semblent condamner tout le Monde. Mais si on entendait bien la voix de Dieu, un chacun jugerait qu’il est véritable. Si vous lisez bien, M., les Saintes Écritures, je crois que vous le trouverez comme je le dis ; parce que le même Dieu qui a parlé aux Anciens Prophètes use encore des mêmes termes aux âmes qui lui sont abandonnées en notre temps.

10. Il ne se faut pas troubler d’entendre la vérité, mais plutôt de ce qu’on l’entend si rarement à présent, où il semble que Dieu ait abandonné son peuple à l’esprit d’erreur ; car la vérité qui reprend n’est nulle part bien venue ; un chacun la méprise au lieu de l’estimer.

11. Je sais bien comment je dois parler avec Dieu ; mais je suis peu sage pour parler aux hommes, à cause qu’il faudrait bien étudier les termes pour ne rien dire sinon ce qui leur serait agréable ; et étant accoutumée de traiter avec Dieu en simple vérité, j’aurais bien du mal à la décliner pour m’accommoder à l’humeur des hommes. Si Jésus Christ était bien surpris en ses paroles par les Pharisiens, ce ne serait pas de merveille qu’on me surprendrait dans celles que je dis de sa part.

12. J’étais intentionnée de vous faire voir clairement comment il n’y a plus nuls vrais Chrétiens, et aussi des marques pour discerner les faux Prophètes par des bons raisonnements et des vérités si claires que le Soleil ; mais j’appréhende que ces viandes ne soient trop dures à votre estomac, et vous pourraient troubler ou inquiéter. C’est pourquoi j’attendrai votre disposition, vous priant de bien relire mes écrits, afin d’entendre le vrai sens de mes paroles, et ne pas prendre crûment quelques mots sans avoir parcouru tout le reste ; et cependant je me dirai

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

De notre maison en

Amsterdam ce 30

de Mars 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IV. LETTRE.

 

Ce qui vient de Dieu doit être révéré.

 

Au même en l’avertissant qu’il ne doit pas mépriser les sentiments venants de Dieu, quoiqu’il n’aurait jamais rien entendu de semblable.

 

 

MONSIEUR,

 

1. Si vous trouvez dans mes écrits quelques sentiments que vous n’avez pas encore entendus, ne les méprisez pas ; priez plutôt Dieu pour avoir l’influence du Ciel.

2. N’allez pas aussi au conseil aux hommes ; car tous sont aveugles ès œuvres de Dieu ; mais entrez dans le cabinet de votre âme pour demander au Père des lumières si celles que j’avance ne sont pas sorties de lui ? et il vous répondra.

3. S’il y avait toutefois quelque chose qui vous semblât choquer la Sainte Écriture, et que la rosée du Ciel ne vous fût encore tombée pour entendre le vrai sens, vous me les pourrez toujours demander, et je vous répondrai, moyennant que ce soit avec paix et sans disputes, desquelles je suis ennemie, et ne veux prendre parti avec aucuns sentiments des hommes, laissant chacun abonder en son sens, jusques à ce que Dieu les ait ému à désirer la vraie vérité ; et alors je la leur déclarerai autant que je la connais et qu’ils la voudront recevoir ; car je n’affecte rien ; si on me croit ou non, je n’en reçois ni profit ni dommage ; un chacun doit chercher son bien, et non de plaire ou agréer aux hommes ; priant Dieu qu’il vous remplisse de son Saint Esprit, je demeure

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

De notre maison d’Am-

sterdam le 10 Avril 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

V. LETTRE.

 

Que Dieu n’a donné à l’homme qu’un seul commandement.

 

Au même lui déclarant que Dieu n’a jamais demandé de l’homme sinon la dépendance de sa volonté à la sienne, et que toutes les lois et commandements de Dieu sont engendrés par les péchés des hommes seulement ; car Dieu n’a jamais mis de fardeau pesant sur les épaules des hommes ; mais leurs péchés les ont attirés sur eux.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’ai reçu votre deuxième sans date, et entendu par icelle que toute viande procédante de Dieu vous sera agréable, soit le lait ou la viande plus forte. Si votre disposition est telle, j’en bénis Dieu ; à cause que fort peu de personnes se retrouvent à présent qui soient disposées à recevoir la vérité, bien qu’elle sorte de Dieu. Un chacun étant rempli de ses propres images ne désire qu’à entendre les choses qui les favorisent ; et sitôt que la vérité reprend leurs idées, ils s’en détournent, ou choquent cette belle vérité, qui est Dieu même. Et puisque me mandez et priez de satisfaire aux deux points que j’ai omis de répondre sur votre précédente, je le ferai en confiance, autant que Dieu m’en donne de lumières, vous faisant voir comment il n’y a plus de vrais Chrétiens à présent, et quelles marques je prends pour discerner les vrais Prophètes d’avec les faux.

2. Il faut pour ce faire prendre les choses dans leur origine, et considérer dès le commencement de la Création de l’homme quelle chose Dieu a demandée de lui, afin de voir pourquoi et comment il faut être vrais Chrétiens pour arriver à salut. Je vois diverses sortes de voies que les hommes prennent pour opérer icelui. Les Romains l’assurent sur les Sacrements ; les Réformés sur la Croyance que Jésus Christ a tout mérité pour eux ; les Juifs sur les œuvres de la Loi ; et ainsi de tous les autres. Un chacun se forge le moyen de son salut selon son imagination, et personne ne vient (ce me semble) à la connaissance de la droite vérité. Car l’un dit avoir le Corps de Jésus Christ ; et l’autre dit d’avoir la Loi de Dieu.

3. Cependant que ni l’un ni l’autre ne sont véritablement abandonnés à Dieu. Car si le Corps de Jésus Christ était dans les premiers, ils auraient aussi son Esprit, lequel vivifierait leurs âmes, et les détacherait des affections de la terre, à quoi ils sont étroitement liés. Et si l’Esprit de Jésus Christ habitait dans les deuxièmes, il y ferait la même opération ; comme ferait aussi la Loi de Dieu qui ordonne de l’aimer de tout son cœur. Mais on ne voit par effet rien de semblable ; à cause que tous les hommes se portent à leurs propres intérêts, propres satisfactions, ou propres conceptions ; prenant parti avec ce à quoi ses affections sont inclinées, et non avec ce qui regarde la gloire de Dieu ; et cependant un chacun veut tenir sa voie et son salut assuré, sans pénétrer ce qui est essentiellement nécessaire audit salut ; prenant en tous les moyens pour la fin, sans jamais arriver à la connaissance de la vérité essentielle. Ce qui est bien lamentable, à voir un si grand aveuglement, pendant qu’un chacun croit être clairvoyant et avoir la lumière dans les ténèbres si épaisses ; d’où je prie Dieu qu’il les en retire par la clarté de ses vérités.

4. Voici M. les lumières que Dieu me donne sur le premier point. Je comprends qu’il n’a jamais donné à l’homme qu’un seul Commandement essentiel, qui fut de connaître en tout ce qu’il était, et qu’il dépendait du Créateur de toutes ces choses. Il donna à Adam le domaine sur la terre et les éléments, sur les arbres, plantes et fruits. Il lui assujettit aussi toutes les bêtes de la terre, de la mer et de l’air, avec toutes les autres choses belles et bonnes que Dieu avait créées pour l’usage et le plaisir de l’homme, de toutes lesquelles choses il pouvait jouir légitimement, moyennant toutefois que l’homme eût toujours reconnu que lui et toutes ces choses dépendaient de son Dieu, et que jamais il ne se serait rien approprié indépendamment, mais qu’il en eût simplement joui comme fermier ou bénéficier de son Seigneur ; et afin qu’il ne tombât pas dans l’ignorance de ces choses, Dieu voulut avoir de lui un signe extérieur par lequel il se pouvait ressouvenir de l’obligation qu’il avait toujours à cette dépendance. Il lui défendit pour cela de ne pas manger d’un arbre du jardin où il l’avait placé ; non pas que Dieu eût besoin des fruits, mais seulement afin qu’Adam eût toujours montré par l’abstinence de cet arbre qu’il voulait en tout dépendre de son Créateur, lequel lui avait donné toutes choses.

5. Ce seul Commandement a été donné à tous les hommes en Adam, et jamais Dieu n’aurait demandé d’aucuns en particulier autre chose que cette DÉPENDANCE seulement, moyennant laquelle un chacun eût pu jouir avec délices de tout ce que Dieu avait créé pour lui. Et comme Dieu est immuable, il ne pouvait en soi changer cette ordonnance, et n’eût pu jamais demander autre chose de tous les hommes qui sont nés et naîtront d’Adam. Il les a tous créés pour prendre ses délices avec eux, et non pas pour les assujettir à des lois rudes ou pénibles, ni les faire des esclaves sous des chaînes de préceptes ou commandements divers : ne lui en donnant qu’un tout seul ; afin que par amour il reconnût toujours les bienfaits de son Dieu, et que cette connaissance le fît entièrement et en toutes choses dépendre de lui seul, vu qu’il a tout reçu de lui, l’être, la vie, le corps et l’entendement, l’âme, et l’éternité qu’il attend.

6-7. Vous me direz peut-être, M., que Dieu a donné à l’homme plus d’un Commandement ; car il lui a ordonné de gagner sa vie à la sueur de son visage, et aussi les autres Commandements donnés à Moïse, avec tant de Cérémonies si fâcheuses et pénibles, qu’il ordonna aux Juifs ; et encore depuis, lorsque Jésus Christ nous a apporté la Loi Évangélique, qui semble si rude et répugnante à la nature, tant de Conseils et Préceptes qui semblent insupportables à aucuns ; et cependant tout vient de Dieu, selon le dire de Jésus Christ même, qui dit de ne rien enseigner que ce qu’il a appris du Père, qui est Dieu. À quoi je réponds que Dieu a véritablement donné et ordonné tous ces Commandements de préceptes ; mais ce n’a été que par accident de nos péchés, afin de faire voir à l’homme qu’il était sorti de sa dépendance, et lui fournir les moyens pour le faire retourner en icelle ; car Dieu n’a que faire ni de sacrifice ni d’holocauste, de pénitence ou mortification ; mais bien notre fragilité et ignorance avait besoin de toutes ces choses, pour lui faire voir ses fautes ; et pour découvrir les moyens de retourner en cette DÉPENDANCE de Dieu.

8. Voilà pourquoi lorsqu’Adam, pour vouloir s’émanciper de la dépendance de Dieu, eut mangé du fruit qui lui était défendu, il lui demanda où il était, afin qu’il se reconnût soi-même, et considérât d’où il était allé par son péché, lequel ayant reconnu, Dieu lui ordonna le deuxième Commandement, qu’il gagnerait sa vie à la sueur de son visage ; et ce deuxième Commandement fut donné à tous les hommes en Adam ; afin qu’un chacun d’eux reconnût les misères où cette indépendance les avait réduits, de cultiver la terre et souffrir la malédiction d’icelle, avec celle de toutes les créatures qui s’étaient élevées contre l’homme depuis qu’il avait quitté la dépendance de son Dieu, parce qu’auparavant toutes lui étaient assujetties.

9. Toutes ces peines et travaux furent ordonnés de Dieu, afin que l’homme n’abusât plus des délices et du repos où il avait été premièrement établi, et que les soins et les douleurs l’obligeassent à retourner dans la DÉPENDANCE de son Dieu, d’où les délices et l’oisiveté l’avaient fait sortir. D’où s’ensuit que ce second Commandement du Créateur ne vient pas immédiatement de lui, mais accidentellement est donné à cause du péché. Pour le grand amour que Dieu porte à l’homme, il ne le voulait pas laisser perdre, quoiqu’il l’eût bien mérité ; mais seulement lui donna une loi par laquelle il pouvait retourner en la dépendance de son Dieu.

10. Mais cette ingrate créature, au lieu d’embrasser amoureusement cette loi comme le vrai moyen pour retourner à son Créateur, elle l’a négligée, s’amusant derechef à prendre son repos et ses délices : au lieu d’accomplir sa pénitence, elle se détourne encore peu à peu de cette DÉPENDANCE, si avant qu’à la fin tous les hommes avaient tout-à-fait mis en oubli la dépendance de leur Dieu pour prendre leurs plaisirs avec des créatures terrestres, quittant leurs dignités divines, deviennent brutes, presque comme les bêtes qui ne connaissent point de Dieu, s’adonnant à idolâtrer, tuer, dérober, et à plusieurs autres péchés énormes, sans les connaître ou appréhender, étant aveugles et buvant le péché comme l’eau.

11. Alors notre Dieu est venu pour la troisième fois par sa grande miséricorde donner des lois aux hommes par Abraham, afin qu’ils pussent connaître les dits péchés par le moyen de ses lois, et en sortir, afin de retourner en la DÉPENDANCE qu’ils avaient quittée. Il leur fut aussi ordonné beaucoup de Cérémonies pour les remettre dans un continuel souvenir de leur Dieu, et les distraire des œuvres mauvaises èsquelles ils avaient été tant occupés pour la perdition de leurs âmes. Dieu n’avait besoin de tous ces services ni cérémonies ; mais elles étaient nécessaires pour la fragilité de leurs natures qui, étant habituées aux actions mauvaises, ne s’en pouvaient retirer sans faire de continuels exercices tous contraires. Par où se voit que les Commandements et autres Cérémonies donnés par Moïse ou autres Prophètes ne sont pas donnés de Dieu essentiellement ; mais sont engendrés par les péchés des hommes, et à eux donnés de Dieu comme lumières à leur aveuglement, ou médecines à leur première santé de la dépendance de Dieu, et nullement pour les surcharger de lois ; parce que Dieu est tout Amour, et toute douceur, et soulas. Il use toujours de sa bonté et miséricorde envers les hommes.

12. Ce qui a bien paru en pleine perfection lorsqu’il lui a plu nous donner la loi Évangélique ; et voyant que les Juifs qui étaient son peuple avaient négligé et méprisé les lois et Ordonnances que Dieu leur avait données par Moïse, ayant abandonné la dépendance de Dieu pour se délecter sur la terre et y chercher les biens, plaisirs et honneurs de cette vie, suivant leurs propres ordonnances au lieu de celles que Dieu leur avait données, lesquelles étaient comme annulées par les traditions des hommes ; de sorte que cette loi même qui leur devait servir de moyen pour retourner à Dieu les en retirait ; et ce qui leur devait servir de médecines à leurs âmes servait de venin pour les empoisonner ; et ce qui devait être culte de Dieu n’était à la fin que superstition et hypocrisie, en faisant les œuvres de la loi de dehors sans être circoncis de cœur, ni dépendants de sa volonté au-dedans. En sorte que Dieu, voyant que son peuple l’avait tout à fait abandonné et qu’il ne voulait plus être dépendant que de sa propre volonté, il résolut pour une dernière miséricorde de se revêtir de la même nature des hommes, afin de les mieux ramener dans sa dépendance, leur faisant voir leurs chutes et l’éloignement où ils étaient égarés de leur Créateur, et aussi leur montrant les moyens par lesquels ils pouvaient retourner en sa dépendance. Il se crée à ces fins un corps humain et naturel, semblable au nôtre, afin de nous enseigner palpablement et selon nos sens toutes les choses par le menu que nous devons faire ou laisser, non plus par des voix ou tonnerres, ou feu et buisson ardent, comme il avait fait au temps de Moïse, mais par un corps humain semblable au nôtre, afin de se faire voir et toucher, et converser avec nous, et nous enseigner aussi bien de fait que de paroles les moyens nécessaires pour nous faire recouvrer cette dépendance que nous avions abandonnée pour nous assujettir à nos propres volontés. Cette Bonté divine nous voyant en des ténèbres si épaisses, elle vient elle-même nous apporter la lumière et nous exciter de nous lever du lit de la mort, afin que ne périssions point. Il vient nous prendre par la main pour nous ramener à notre vrai Père.

13. Se peut-il trouver plus grand amour que celui que notre Dieu nous a témoigné en cela ? Il semble que sa Bonté ne peut monter plus haut. Lorsque Dieu a regardé que son peuple l’avait abandonné et abusé de la loi qu’il leur avait donnée par Moïse, il vient au Monde perfectionner cette loi en la rendant plus douce et amoureuse, afin que les hommes s’en apprivoisassent volontiers. Il ne parla plus à eux par l’organe de Moïse ou autres Prophètes, qui étaient simplement hommes, et avaient encore en eux-mêmes plusieurs défauts ; mais il créa précisément un corps humain tout particulier, lequel il anima de sa Divinité, afin que par sa Sapience il enseignât lui-même les hommes si précisément qu’aucuns d’iceux ne pussent jamais dire avec vérité que Dieu leur a manqué de grâce et des moyens pour les attirer à soi et les faire retourner dans sa dépendance lorsqu’il l’ont eu abandonné, signamment les Chrétiens, qui ont vu et entendu la Sapience de Dieu par le Corps de Jésus Christ, comme l’organe propre et parfait à communiquer aux hommes sa volonté, et leur faire connaître leurs erreurs, et montrer les voies et les chemins pour retourner à leur Dieu, et se rendre capable pour prendre ses délices avec eux ; puisque cela est la fin pour laquelle il les a créés.

14. Son peuple bien-aimé l’avait abandonné et voulait ne plus dépendre de sa volonté ; mais chacun s’édifiait sur soi-même, comme des créatures souveraines et indépendantes ; car ceux qui avaient des richesses s’élevaient en grandeur et en disposaient comme de choses qui leur fussent propres, les appliquant à l’accomplissement de leurs propres volontés et inclinations naturelles, sans reconnaître de qui leur venaient les richesses, aimaient plus le don que le donneur ; les autres personnes qui avaient des sagesses et de l’entendement en usaient aussi comme propriétaires, l’estimant plus que les autres, et appliquant leur esprit et entendement, qui à acquérir des richesses, qui des plaisirs, qui des honneurs, cherchant de tirer gloire des hommes, sans appréhender que toutes leurs sciences dépendaient de Dieu, auquel il en fallait rendre un compte bien exact. Quelques autres personnes s’attribuaient les délices et plaisirs de cette vie, suivant leurs sensualités comme les bêtes, sans se souvenir que cette vie est le temps de pénitence et qu’ils sont créés pour des délices spirituelles et non pas sensuelles ou terrestres ; et ainsi de tout le reste des hommes ; un chacun avait fait une idole de sa propre inclination, ne connaissant plus de dépendance de Dieu ; mais tous se gouvernaient comme souverains de tout ce qu’ils avaient reçu de lui, à cause de quoi ils avaient mérité l’Enfer et la perdition éternelle, pour avoir oublié les bienfaits de leur Créateur. Mais Jésus Christ, ce Corps animé de Dieu, ne vient pas pour les condamner, mais pour leur apporter la lumière, afin qu’ils reconnaissent leurs erreurs et voient aussi les moyens pour pouvoir retourner en la dépendance de leur Dieu, laquelle ils avaient si lâchement quittée pour si peu de chose. Il les prend par la main et marche devant, leur disant : Je suis la voie : qui marche après moi, il aura la vie.

15. L’on s’imagine quelquefois que Jésus Christ nous a apporté une loi rude ou difficile, comme si Dieu avait par cette venue eu dessein de surcharger les hommes de pesants fardeaux. Cependant il est venu les soulager et retirer de ces premiers rudiments donnés par Moïse, afin de ne plus donner aux hommes qu’une loi d’amour et de lumière divine pour lui faire connaître la fin pour laquelle Dieu les avait créés, et de là prendre sujet d’aimer un semblable Bienfaiteur, amoureux de nos âmes et désireux de prendre ses délices avec icelles.

16. Jésus Christ ne pouvait apporter autre loi que cette première, laquelle Dieu avait donnée à Adam, et à tous les hommes en lui ; savoir, qu’ils devaient toujours reconnaître la dépendance qu’ils avaient de Dieu en tout ce qu’ils étaient et avaient reçu de lui. Cette loi n’était-elle pas juste et amoureuse, que ces hommes ayant été tirés du néant, et faits de Dieu de si belles créatures, ornées de tant de grâces divines et humaines, faites à sa ressemblance, capables de l’aimer et de rendre ses délices avec lui ? Ne fallait-il pas de nécessité que cette créature eût toujours reconnu qu’elle avait tout reçu de lui, et qu’ensuite de cette connaissance qu’elle eût rendu par amour son être avec toutes les autres choses à celui qui les lui avait si gratuitement donnés, en lui résignant le tout, afin qu’il en eût disposé selon son bon plaisir ?

17. Ce petit ver de terre devait-il refuser de subir une loi si juste et amoureuse, qui était la seule chose demandée de lui par son Créateur, qui jamais de sa part ne demandera autre chose de tous les hommes qui furent et naîtront encore sinon cette seule dépendance de leur volonté à celle de Dieu ? Moyennant cela il donne à l’homme tout ce beau Monde pour en jouir et s’en servir avec délices et entretien de son corps, se donnant soi-même pour servir d’entretien et de délices à son âme. Quelle ingratitude de ne pas vouloir acquiescer à un Commandement si bon et avantageux et si profitable aux hommes, qui, ennemis de leur bonheur, se rebellent à cette ordonnance divine !

18. Mais cependant Dieu ne change et ne changera jamais cet ordre par lui premièrement établi. Il ne peut jamais donner à l’homme autre loi que cette dépendance si raisonnable, à quoi le sens naturel même ne doit résister : car les bêtes reconnaissent leurs bienfaiteurs ; et l’homme, s’abrutissant davantage, témoigne son ingratitude en ne voulant plus dépendre que de sa propre volonté. Cependant, Dieu persistant toujours inviolablement dans ses premiers desseins, il ne change ce décret de vouloir prendre ses délices avec les hommes ; et voyant qu’ils se sont rendus rebelles à cette dépendance, il les rappelle premièrement par la pénitence qu’il enjoint à Adam ; secondement par la loi de Moïse ; et tiercement par la loi Évangélique. Ce n’est pas que Dieu ait besoin de pénitence, ni de loi Mosaïque, non plus que de l’Évangélique, mais c’est que l’homme a besoin de ces choses pour retourner en cette juste dépendance de son Dieu, qui par sa miséricorde leur montre, par cette seconde et troisième loi et cette dernière, que Jésus Christ nous a enseigné les choses qui nous ont retirés de cette dépendance, afin que nous puissions les connaître pour les amender, et recouvrer la première grâce dans laquelle il nous avait créés.

19. Par où l’on peut clairement voir que Jésus Christ n’est pas venu apporter une nouvelle loi, mais seulement nous montrer par quels moyens nous étions sortis de la dépendance de Dieu, et avions enfreint cette seule loi essentielle, que Dieu avait donnée à tous les hommes en Adam.

20. Vous me demanderez peut-être, M., pourquoi Jésus Christ n’a pas usé de ces termes, et enseigné tant seulement qu’il fallait retourner en la dépendance de Dieu, sans apporter tant de moyens divers, et si grand nombre de préceptes et conseils ? À quoi je répondrai véritablement que s’il eût seulement usé de ces termes et dit que Dieu n’avait donné qu’un Commandement essentiel à tous les hommes, lequel était de dépendre en tout de la volonté de leur Créateur, sans doute qu’un chacun eût cru (comme on ferait encore à présent) que tous les hommes étaient encore en la dépendance de Dieu ; parce que lorsqu’on est effectivement sorti de sa dépendance, l’on est entré dans les ténèbres et aveuglement de notre amour propre, qui nous fait persuader être bien clairvoyants, et fait toujours aussi trouver excuses en nos péchés, desquels personne ne fût jamais sorti si les lois n’eussent montré précisément par quelles œuvres ou paroles nous étions déclinés de la dépendance de Dieu.

21. Voilà pourquoi Jésus Christ nous est venu montrer par paroles et œuvres toutes les choses qui servaient de témoignages à faire voir comme nous avions abandonné cette dépendance de Dieu pour ne plus vouloir dépendre que de notre propre volonté, de laquelle un chacun était devenu idolâtre sans l’apercevoir. Les ténèbres étaient si grandes et si universelles par tout le Monde, que Jésus Christ ne trouva à sa venue personne qui le connût pour la lumière, la vérité, et la vie ; au contraire, on le rejetait et méprisait, chacun croyant être clairvoyant, sans avoir besoin d’autre lumière pour voir sinon celles qu’ils s’imaginaient d’avoir ; croyant aussi être en la voie pour avoir la loi de Moïse dans la bouche et sur le papier, et pensaient être dans la vérité lorsqu’ils parlaient bien et faisaient mal ; tout le Monde était par ce moyen péri, lorsque Jésus Christ vint sur la terre.

22. Mais comme Dieu avait visité Adam après son péché pour le remettre en grâce, ainsi a-t-il aussi visité le Monde, lorsqu’il a envoyé Jésus Christ pour le rappeler à soi et le remettre en grâce après sa chute. Il fit premièrement connaître à Adam sa chute, et lui enjoignit la pénitence, et lui donna un vêtement pour couvrir son corps, et le bannit hors du Paradis pour quelque temps. Jésus Christ en a fait de même lorsqu’il est venu pour faire miséricorde au Monde : premièrement il découvre les péchés et les reprend ; il prêche la pénitence et enseigne les vertus par lesquelles nous pouvons recouvrir la première robe d’innocence ; et puis il bannit hors des délices du Monde tous ceux qui veulent se remettre dans la dépendance de Dieu.

23. Voilà les moyens par lesquels Jésus Christ a racheté le Monde et l’a retiré hors de l’esclavage de Satan. Il n’était point nécessaire que Jésus Christ fût mort et qu’il répandît si grand nombre de sang pour notre rachat (ainsi que quelques personnes vont spéculant en leur entendement), parce que Dieu ne peut jamais avoir rien de nécessaire, étant absolument Tout-puissant ; il pouvait créer et sauver dix mille mondes avec sa seule parole ; mais ayant donné à l’homme la libre volonté en le créant, il ne rétractera jamais les choses qu’il a une fois données ou ordonnées ; pour cela ne veut-il pas damner ou sauver aucun homme sans la coopération de ladite libre volonté, agréant ceux qui se portent au salut, et attirant aussi à soi ceux-mêmes qui se veulent damner, par des moyens que sa bonté suscite pour faire retourner ces volontés perverses à la soumission de sa divine volonté.

24. Voilà pourquoi Jésus Christ est venu au Monde dans un temps où presque tous les hommes usaient de leurs libres volontés à mal faire si avant que sans leur être envoyée de Dieu une nouvelle lumière, ils fussent tous péris plus malheureusement qu’ils ne firent jadis par le péché d’Adam, à cause que, de la libre volonté d’un chacun, ils étaient tous sortis hors de la dépendance de Dieu et ne voulaient plus dépendre que de leurs propres volontés dépravées. Et si Jésus Christ fût seulement venu pour mourir pour eux, personne n’aurait été sauvé, puisque les mérites de sa mort ne pouvaient être appliqués sinon à ceux qui volontairement se fussent retournés en la dépendance de Dieu, lequel ne peut forcer ceux qu’il a une fois laissé libres, vu que toutes ses œuvres et ses dons sont immuables à toujours.

25. Dieu ne voulait point recevoir à pardon et salut les hommes par la mort et les souffrances de Jésus Christ sinon avec leurs volontés et coopération libre ; parce qu’il ne fait jamais rien sans que toutes ces qualités y contribuent, savoir, sa Justice, sa Vérité, sa Bonté, et sa Toute-puissance. Or il ne pouvait sauver l’homme par les mérites d’un autre sans commettre injustice, vu qu’il est juste que celui qui a mal fait porte la peine de son mal et est injuste que l’innocent souffre pour le coupable. C’est pourquoi Jésus Christ est venu pour montrer aux hommes les moyens avec lesquels ils pourraient retourner en la dépendance de Dieu, d’où ils étaient sortis. Il est bien de sa part venu pour sauver tous les hommes, mais de la part d’iceux il est seulement venu pour sauver ceux qui de leur libre volonté embrasseront les moyens qu’il leur a enseignés, ayant marché le premier et fait pour leur donner exemple ce qu’ils devaient faire pour arriver à sa gloire. En cela a-t-il porté nos péchés, souffrant et pâtissant comme s’il eût été vraiment pécheur, se soumettant à son Père comme les hommes doivent être soumis, et endurer peines et travaux comme ils sont obligés d’endurer pour résister à la rébellion de la chair, qui veut prendre ses délices au lieu d’accomplir la pénitence que Dieu a enjointe à tous hommes pour leurs péchés ; comme il avait enjoint la pénitence à Adam pour celui qu’il avait commis.

26. Ce sentiment que Jésus Christ a tout satisfait pour nous et qu’il a payé notre rançon et porté nos péchés choque toutes les qualités de Dieu. Car la Vérité ne se peut retrouver en ce qu’il a chargé nos péchés, pour l’entendre crûment comme on se persuade ; d’autant que Christ a été exempt de tout péché, ne pouvant être chargé d’aucuns. La Bonté de Dieu est aussi choquée en ce qu’il exercerait cruauté sur le Corps innocent de Jésus Christ, le faisant tant souffrir et mourir à grand tort. La Toute-puissance de Dieu serait aussi fort diminuée si en cas il y avait eu nécessité des souffrances et de la mort de son Fils pour le rachat des hommes.

27. Je crois, M., que tous ces sentiments sont sortis des opinions et imaginations des hommes, lesquels, ne sachant comprendre les œuvres de Dieu, se sont arrêtés à ce qu’ils en ont pu concevoir grossièrement, et ont aussi tordu les Écritures saintes et fait plusieurs injures aux qualités de Dieu, disant quelquefois qu’il damne et qu’il sauve seulement ceux qu’il lui plaît, comme s’il était partial ou sujet aux passions semblables aux hommes ; ce qui n’est nullement, et ne peut jamais faire quoi que ce soit à moins que ces quatre qualités y entreviennent : de Justice, de Bonté, de Vérité, et de Toute-puissance ; car l’une ne peut jamais choquer l’autre. Or s’il damnait une âme et sauvait l’autre, sa Bonté serait choquée par la justice de cette damnation ; et sa Justice serait aussi choquée par sa Bonté de sauver partialement une âme sortie de la même masse d’Adam avant d’avoir bien ou mal fait. Ce que je ne saurais comprendre ; parce que j’ai vu en toutes les œuvres de Dieu toujours marcher ces qualités de pair, et jamais vu l’une d’icelles qui ait choqué l’autre.

28. Je prie Dieu qu’il envoie sa lumière aux hommes, parce qu’ils sont en toutes choses dans des horribles ténèbres sans le connaître, signamment au fait d’être vrais Chrétiens : car il me semble que personne ne connaît encore ce que c’est et comment il faut être pour être véritablement Chrétien, se contentant de l’être en spéculation.

29. Jésus Christ n’est pas venu pour condamner le Monde, à cause qu’il n’y peut avoir autre chose qui le damne sinon le péché. Dieu ne damne personne ; mais le péché d’un chacun damne sa propre âme. Il n’est pas aussi venu pour sauver les justes, mais les pécheurs en les attirant à pénitence, à cause que ceux qui s’estiment justes n’embrasseront pas pénitence ; se fiant sur leurs propres justices, ils ne seront sauvés. Il n’est pas aussi venu pour sauver ceux qui croiront qu’il a tout satisfait pour eux, mais seulement pour ceux qui s’efforceront à suivre et imiter ses œuvres et sa doctrine.

30. Ceux-là seuls se peuvent appeler vrais Chrétiens qui en effet sont disciples de Jésus Christ, lequel est venu sauver les hommes par les moyens qu’il leur a marqués, et les a mis lui-même en pratique ; point par nécessité ou par force de justice, qui condamne quelquefois à mort un innocent pour le coupable ; mais il vient pratiquer les moyens pour l’amour qu’il nous porte, et se rend volontiers compagnon de nos misères, afin de nous pouvoir rendre à son Père en faisant ce qui est nécessaire pour retourner en la dépendance de Dieu, d’où tous les hommes étaient sortis par l’amour qu’ils portaient aux créatures ; l’un aimait les richesses, desquelles il était idolâtre ; l’autre aimait les honneurs, qui n’appartiennent qu’à Dieu seul ; les autres aimaient les plaisirs sensuels et charnels, qui les rendaient esclaves de leurs passions ; et ainsi du reste. Un chacun s’était retiré de la dépendance de Dieu pour s’assujettir à la chose qu’un chacun aimait davantage, oubliant les bienfaits de Dieu, pour prendre leurs plaisirs avec les objets terrestres.

31. Voyez, M., s’il aurait été juste et raisonnable que Jésus-Christ se fût constitué pleige pour de semblables ingratitudes invétérées dans la pratique de tous les hommes, qui se plaisaient davantage à être dépendants de leur chair, de leurs métaux, ou des honneurs qu’ils recevaient les uns des autres, qu’à chercher les moyens pour se remettre en la dépendance de leur Dieu, qui les avait créés et donné toutes choses. C’eût été une grande iniquité exercée contre le Corps de Jésus Christ si la justice de Dieu eut requis de lui des souffrances si atroces et une mort si cruelle, pour satisfaire à tant d’iniquités et ingratitudes des hommes, sans qu’iceux fussent obligés de satisfaire eux-mêmes à la Justice de Dieu par pénitence, vu que par un seul péché qu’avait commis Adam, il fut obligé de porter une longue pénitence, pleurant et travaillant tous les jours de sa vie pour satisfaire à la justice de Dieu, qui ne pouvait lui remettre sa faute sans faire justice. Sa Bonté lui pardonne et sa Justice lui enjoint la pénitence ; par où il montre qu’il est Puissant de pardonner et qu’il est aussi Bon de le reprendre en grâce, et qu’il est aussi Juste en lui donnant la pénitence, et faisant que toutes les créatures qui lui avaient été assujetties s’élèvent contre lui, puisque lui s’était voulu élever contre son Dieu, son Créateur. Par où on peut assez voir comment les œuvres de Dieu sont toujours accompagnées de toutes ces qualités, et que jamais l’une ne peut choquer l’autre ; car il cesserait d’être Dieu s’il cessait d’être parfait en toutes choses.

32. Or Dieu qui ne change jamais pouvait-il prendre un ordre tout contraire à celui qu’il avait tenu en la chute d’Adam, pour pardonner tant d’abominations que les hommes avaient depuis commises contre lui de leurs volontés délibérées, pour vouloir que Christ eût tout satisfait pour eux, sans qu’ils seraient obligés de faire pénitence ? Et s’il voulait user de miséricorde sans satisfaction des hommes, ne l’aurait-il pas fait à Adam, qui n’avait commis qu’un péché par fragilité, plutôt qu’aux hommes qui avaient multiplié tant de péchés par pure malice ? Adam donc se pourrait justement lamenter d’avoir été obligé à subir une si longue pénitence pour une fragilité qui avait même apparence de bien ; car le serpent l’avait séduit en lui faisant croire par sa femme qu’il serait comme Dieu et sachant le bien et le mal ; et les hommes, depuis lui, ayant péché par pure malice et de volonté délibérée avaient voulu se distraire de la dépendance de Dieu pour se soumettre à leurs passions ou aux créatures impuissantes ; et que toutes ces abominations seraient payées et satisfaites par les seuls mérites de Jésus Christ !

33. C’est un sentiment fort impie qui choquerait la Bonté de Dieu au regard d’Adam, et sa Justice au regard de Jésus Christ, et sa Vérité au regard de la pénitence ordonnée aux hommes en Adam ; vu que ces pécheurs seraient sauvés sans icelle, par les mérites de Jésus Christ seul. Ce sentiment choquerait encore la Toute-puissance de Dieu s’il ne pouvait sauver les hommes que par les Mérites et Mort de Jésus Christ ; à cause que Dieu est indépendant de toutes choses et n’a besoin de mort ni de mérites ; mais il exécutera toujours Justice, Bonté, et Vérité en sa Toute-puissance, sans que l’une de ces choses soit jamais séparée de l’autre, étant parfait en tout.

34. Et ceux qui croient que Dieu fera justice en réprouvant telles âmes qu’il lui plaira sont en grandes erreurs, et font injure à la Bonté de Dieu, qui ne peut souffrir la damnation d’une seule âme immédiatement : en sorte que si Dieu n’avait pas donné le franc-arbitre à tous les hommes en les créant, il serait impossible qu’une seule âme pérît de tout le genre humain ; mais la Vérité de Dieu ne peut empêcher qu’aucuns périssent lorsqu’ils veulent user de leur franc-arbitre à la damnation ; puisqu’il leur a donné véritablement cette libre volonté, laquelle il ne peut rétracter sans choquer la vérité éternelle qui ne branlera jamais.

35. Les dons de Dieu sont toujours infaillibles et éternels : partant il fallait que l’homme, étant ainsi déchu et retiré de la dépendance de son Dieu, eût de sa libre volonté retourné en icelle, en quittant tous les moyens par lesquels il s’était détourné de son Créateur ; mais comme le péché aveugle toujours l’âme, il ne pouvait voir les choses qui le retiraient de Dieu, non plus que les moyens pour s’en délivrer, en sorte que tous périssaient en cet aveuglement sans ressource lorsque Jésus Christ est venu sur la terre, prenant la forme d’un pécheur, se revêtant de nos misères, pour nous montrer comment nous en pouvions être déchargés.

36. Il savait comme les aises et richesses du Monde avaient détourné les hommes de Dieu, pour cela se fait-il pauvre et souffreteux, enseignant qu’il faut renoncer à tout ce qu’on possède pour pouvoir être son disciple.

Il voyait aussi que les honneurs de ce Monde avaient retiré les hommes de Dieu, pour cela vient-il en mépris et opprobre, enseignant que celui qui cherche de plaire aux hommes n’est pas disciple de Jésus Christ.

Il voyait encore que la dilection que les hommes prenaient en eux-mêmes les avait retirés de l’Amour de Dieu ; c’est pourquoi Jésus Christ ne se délecte qu’en son Père, et enseigne qu’il faut renoncer à soi-même, prendre sa croix et le suivre, disant qu’il n’est pas venu pour faire sa volonté, mais celle de celui qui l’a envoyé ; pour montrer aux hommes qu’ils ne doivent nullement suivre leurs volontés, mais seulement celle de Dieu qui les a créés.

37. Je pourrais, M., vous rapporter par le menu tout ce que Jésus Christ a fait et enseigné pour ramener les hommes dans la dépendance de Dieu ; mais ce narré serait trop long pour être contenu dans cette missive. Vous pourrez bien entendre en substance par ces trois œuvres et doctrines de Jésus Christ comment j’entends de dire qu’IL N’Y A PLUS DE VRAIS CHRÉTIENS SUR LA TERRE. Car s’il faut véritablement imiter Jésus Christ en tout ce qu’il nous a enseigné pour sauver nos âmes (ce qui est une vérité éternelle), il vous sera fort aisé de voir que mon zèle n’excède point, que je ne veux damner ni condamner personne, puisqu’il n’y aura jamais que le péché qui damnera un chacun, et non pas mon sentiment. Car je prononce à regret ces vérités que Dieu me fait connaître, point par songes ou visions imaginaires, mais par des vérités si solides que vous les pourrez comprendre, et aussi tous ceux qui sont dans des scrupules que je fais injure au saint Esprit en disant qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens ni personne qui connaisse véritablement Dieu, et que les plus illuminés sont plus éloignés de la vie et doctrine de Jésus Christ que n’est le Ciel de l’Enfer. Il faut que tous ceux qui ont l’entendement sain le confessent avec moi, en concevant les solides vérités que Dieu me fournit pour donner au Monde cette lumière, sans laquelle tout périt insensiblement. Car les meilleurs croient être vrais Chrétiens, pendant que leurs vies et doctrines sont Antichrétiennes.

38. Je fonde cela, M., sur la pratique des hommes de maintenant, en voyant ce que vous pourrez voir aussi, que nuls ne méprisent les aises, ni les richesses, comme Jésus Christ a méprisé ; et que nuls ne rejettent et fuient l’honneur, comme Jésus Christ l’a rejeté ; et nuls ne vivent sans amour propre, ni renoncent à eux-mêmes pour se délecter en Dieu seul, comme Jésus Christ a fait et enseigné.

39. En quoi donc trouverez-vous la pratique des hommes conforme à celle d’un vrai Chrétien, disciple et imitateur de Jésus Christ, s’il ne l’est nullement en ces trois points principaux ? Et comment ne les jugerez-vous pas autant éloignés des œuvres de Jésus Christ qu’est le Ciel de l’Enfer, lorsque vous les voyez en soin, en travail, et en désirs d’avoir les aises et richesses, etc. ? Or de les mépriser ou les aimer, cela a autant de distance que le Ciel de l’Enfer. Cependant les plus illuminés sont enveloppés (la plupart) dans ces misères, encore bien qu’ils se disent être au service de Dieu ; et si aucuns se retrouvaient qui ne fussent pas souillés de ces vices, pourtant ne laissent-ils pas de l’être des autres suivants. Car l’honneur ne déplaît à personne ; et au lieu de le fuir, l’on l’aime et le cherche directement ; et les meilleurs mettent toutes leurs études pour se maintenir en honneur ; en sorte qu’on ne voit plus personne aujourd’hui qui ne soit idolâtre de quelque chose ; les uns de leur esprit, les autres de leurs richesses ou plaisirs, voire même de leurs vertus, affectant des gestes et paroles ou œuvres pour porter le titre de vertueux, pendant que personne ne le peut jamais être sinon celui qui est en toutes choses abandonné à son Dieu, où nuls n’arriveront que ceux qui imiteront les œuvres et la doctrine de Jésus Christ ; puisqu’elle ne contient autre chose que des moyens pour ôter ce qui nous empêche d’être abandonnés à Dieu.

40. En sorte que celui qui croit de ne pouvoir imiter Jésus Christ, il est réprouvé, en ne voulant ôter les moyens qui l’ont retiré hors de la dépendance de Dieu, laquelle seule nous peut donner le salut ; puisqu’il est bon, juste, et véritable que la créature soit soumise et dépendante en toutes choses de son Créateur, de qui elle a tout reçu ; car si Dieu sauvait une âme qui ne lui fût ainsi soumise, il serait contre sa Bonté, Justice et Vérité : ce qu’il ne peut jamais faire.

41. Il faut craindre que, n’étant pas vrais Chrétiens, nous ne soyons pas aussi épouses de Dieu, vu que toutes les âmes des hommes ont adultéré et fait contre sa fidélité qu’elles devaient à leur légitime Époux. Elles ont aimé et se sont alliées avec quelques créatures indignes de la noblesse de leurs âmes ; à quoi il n’y a nuls autres remèdes que de reprendre les moyens que Jésus Christ nous a montrés pour pouvoir retourner en cette dépendance ; car Dieu n’a pas besoin de nos œuvres, ni de nulles lois, même de l’Évangélique ; mais notre fragilité en a grand besoin, puisque sans icelles personne ne se peut remettre dans la Dépendance de Dieu, ni s’unir à lui comme Épouse, mais doit attendre d’être de lui répudiée comme adultère.

42. Il ne faut pourtant croire que Dieu soit sans épouse sur la terre. Il peut encore avoir quelque âme particulière qu’on ne connaît point : puisqu’il dit que son Épouse est unique, il parle d’une seule âme. Car pour des Corps d’Église, il y en a plusieurs ; mais à la fin du Monde il n’y en aura qu’une, ainsi qu’il y a eu au commencement, lorsque l’âme d’Adam était sa seule Épouse. Nous sommes maintenant à la fin du Monde ; mais je ne suis encore arrivée à la fin de mes pensées que j’ai à vous dire, ayant dessein de répondre à votre troisième demande par une autre lettre qui suivra celle-ci et vous sera voir les marques pour discerner les faux Prophètes d’avec les véritables. Cependant je me dis

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

De notre maison en

Amsterdam le 10

d’Avril 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VI. LETTRE.

 

Qui est instruit du S. Esprit n’a besoin de lecture.

 

Au même, lui déclarant qu’une âme immédiatement enseignée du S. Esprit n’a besoin de lecture ni d’enseignements des hommes, qui lui sont plutôt empêchement qu’avancement à bien entendre la vérité de Dieu.

 

 

MONSIEUR,

 

1. Je renvoie votre Bible, en vous remerciant du soin qu’avez de ma perfection : mais je vois bien que les hommes ne connaissent pas les voies par lesquelles Dieu me conduit ; puisqu’ils veulent maintenant m’obliger à des lectures et autres moyens qui servent d’empêchement à mon recueillement intérieur. Dieu m’a toujours enseigné de mettre hors de mon esprit toute sorte d’images, et de lectures, et de spéculations afin de rendre mon âme simplement vide pour recevoir l’influence du Saint Esprit nuement, et sans l’entremise d’aucunes autres idées. Serait-il pas plus expédient d’obéir à Dieu qu’aux hommes, qui me voudraient bien faire prendre une autre voie que celle par laquelle Dieu m’a conduite jusques à maintenant ? Si l’on ne me croit en cela, ce sera en vain que j’écris ou que je parle davantage ; car l’on pourrait tenir pour suspect ce que je voudrais déclarer de la part de Dieu, lorsqu’on ne croit que le Saint Esprit me régit. Et ce serait perdre temps de m’amuser à combattre des questions. J’aime mieux me tenir en repos et ne pas parler davantage pour satisfaire aux hommes, parce que je ne prétends rien d’iceux, les laissant en paix en leur préoccupation, puisqu’ils ne veulent rien entendre d’autre. Cependant je demeure

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

D’Amsterdam, ce

20 d’Avril 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VII. LETTRE.

 

Que le diable se transforme en Ange de Lumière.

 

Au même, servant de couverte à la suivante, où est déclaré que le Diable se transforme en Ange de lumière, et trompe sous apparence de bien et de vertu jusques aux mieux intentionnés.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’avais achevé ma Lettre promise touchant les marques pour discerner les faux Prophètes, avant que recevoir la vôtre du 17e de ce mois : mais je n’ai trouvé en icelle matière de répondre ou ajouter quelque chose à cette présente, laquelle peut servir de réponse à quelque point qu’avez mal entendu en ma précédente ; comme sur ce que vous croyez (sans raison) que je veux dire que le Corps de Jésus Chris était sans âme, puisque jamais cette pensée n’est entrée dans mon cœur, non plus que divers autres sentiments que vous supposez par votre présente, par où il semble que n’entendons assez l’un l’autre. Et si je voulais contester, je montrerais bien qu’aucuns passages de l’Écriture que m’alléguez fortifient mes intentions, et qu’aucuns autres ne sont encore entendus en véritable sens ; mais je ne suis pas mue à m’élargir davantage, voyant que doutez de mon Esprit, s’il est de Dieu ou non. Je ne voudrais pas mouvoir ma main pour vous obliger à me croire parce que je n’ai là dedans aucun intérêt. Je déclare simplement mes sentiments, laissant un chacun en sa liberté de les agréer ou rejeter, et tiendrais pour perte de temps de réfuter tous les passages de l’Écriture Sainte que vous m’alléguez.

2. Je vois avec déplaisir que plusieurs jouent avec la Sainte Écriture comme on ferait avec un ballon que l’on chasse de l’un à l’autre, chacun le jette vers son frère pour voir s’il le rechassera bien adroitement vers lui. Il me semble qu’aucuns me voudraient bien engager dans de semblables jeux par la lecture de ladite Écriture, afin d’avoir contre moi la chasse courante, pour se croire plus adroits ès lettres. Je me persuade qu’ils se tromperaient fort ; car encore bien que je n’aie lu les Écritures, et que je ne sache citer les chapitres et versets, je possède cependant le sens et la substance de tout ce qui y est contenu.

3. Par où je tire le témoignage assuré que le même Esprit qui les a dictées m’en donne l’intelligence. Si les hommes en étaient dignes, je pourrais peut-être l’exposer entièrement ; mais je les vois encore trop adhérents à leurs propres conceptions, et trop éloignés d’être soumis à Dieu comme ses enfants. Ils voudraient plutôt que leurs jugements propres dominassent que non pas les lumières du Saint Esprit, lesquelles ils voudraient bien étouffer, ou du moins l’enseigner ou en devenir les pédagogues. C’est par où ils se privent de grands avantages qui leur pourraient revenir par les lumières que Dieu envoie maintenant sur la terre.

4. L’on me dit qu’il n’y a pas des diables à Amsterdam, et moi je vois qu’il y en a de beaucoup plus subtils qu’en notre quartier, à cause qu’il est plus couvert de piété et plus divinisé, faisant par subtilité qu’on le croit et rejette la vérité lorsque Dieu la découvre. Cet esprit flatteur qui se transforme dans les biens qu’un chacun aime et affecte, l’on ne le peut découvrir par Sagesse humaine, il faut la lumière du Saint Esprit : pour cela tâche-t-il à l’étouffer, afin que ses œuvres ne soient pas découvertes ; car cet esprit de ténèbres hait la lumière.

5. Ne vous semble-t-il pas, M., qu’il a eu puissance sur votre esprit, de vous faire à présent désavouer ce qui au commencement vous a tant agréé et vous a fait juger avec autres de vos amis, que mes écrits étaient bons et solides, lesquels maintenant vous semblent pleins d’erreurs, et mon esprit sujet aux illusions ? Cette inconstance peut-elle venir de Dieu ? Et ces écrits qui étaient bons et solides peuvent-ils être devenus mauvais ou légers sans être changés ? Mon esprit qui vous semblait être guidé de Dieu vous doit-il maintenant sembler être guidé du diable, sans avoir fait aucune mutation, sinon en augmentation de bien ? N’est-il pas plutôt à croire que cela est un stratagème de l’ennemi pour vous empêcher à ne le pas découvrir ? Car encore bien qu’il serait véritable que j’aurais manqué en quelque mot touchant ma personne, cela ne pourrait avoir ôté la bonté, l’énergie, ni la vérité qu’on trouvait en mes écrits au commencement ; et ce serait une charité mal ordonnée d’avoir plus de soin de ma tromperie que de désir de découvrir plus avant les vérités qui peuvent servir au salut d’un chacun.

6. Si j’étais du diable, je ne voudrais pas écrire les marques assurées pour le découvrir ; parce qu’il ne peut être divisé en soi-même ; et si j’étais de la Nature, je cultiverais volontiers mon esprit par lectures et autres moyens ordinaires aux sages. Adieu, Monsieur, demeurez en paix ; et moi en mon repos. Cependant je suis,

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

D’Amsterdam ce

20 Avril 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VIII. LETTRE.

 

Marques pour connaître les vrais Prophètes.

 

Au même, lui décrivant quelles marques assurées il y a pour connaître les vrais Prophètes par les Écritures mêmes ; et combien de faux Prophètes se sont maintenant élevés, qui trompent, ou sont trompés eux-mêmes par présomption.

 

 

MONSIEUR,

 

1. Je viens par cette répondre à votre troisième demande, où vous dites, que passé plusieurs années, votre âme a été tourmentée de scrupule de voir en ce temps où nous vivons tant de personnes qui se disent Prophètes, Docteurs, et produisent tant de doctrines, un chacun se disant envoyé de Dieu et qu’il les faut croire : cependant que vous voyez sans aucun doute que tous ne peuvent venir de Dieu, ni d’un même Esprit, puisqu’il y a de la contradiction, discorde et controverses en ce qu’ils disent et profèrent : apportant pour argument vôtre, qu’il serait impossible de retrouver en ceux qui sont du même esprit de la contradiction, puisque Dieu est Esprit de vérité, qui conduit tout par la même vérité. Sur quoi vous me demandez ce qu’on doit dire et sentir de cela, désirant d’apprendre par quels véritables signes l’on peut connaître le vrai Esprit ?

2. Pour à quoi vous satisfaire je dirai que Dieu me fait connaître que nous vivons maintenant dans le temps dangereux prédit par Jésus Christ, et que faux Christs et faux Prophètes s’y sont élevés et qu’ils en séduisent plusieurs. Car nous n’avons plus besoin de nouveaux Prophètes, vu que les Anciens ont prophétisé tout ce qui doit arriver aux hommes jusques à la fin du Monde, et Jésus Christ, le plus parfait de tous les Prophètes, a prédit pour le dernier tout ce que les hommes ont besoin de savoir : en sorte que tous ceux qui nous disent autres choses que ce qui a été ci-devant prédit, ils ne sont pas à croire. Car Jésus Christ est venu à la dernière heure pour commencer à accomplir les choses prophétisées dès le commencement du Monde jusques à sa venue, et en Dieu ne se trouvent jamais de nouveautés ou changements, parce qu’il est immuable et éternel en toutes ses œuvres.

3. C’est pourquoi il me semble que tous ces nouveaux Prophètes et Docteurs se lèvent trop matin pour être envoyés de Dieu. Je sais bien qu’il viendra un temps que Dieu épandra son esprit sur toute chair, et qu’il promet à son peuple que ses filles et fils prophétiseront, et que les vieillards songeront songes. Mais ce peuple de Dieu n’est pas encore regénéré : tout au contraire, nous vivons seulement à présent dans le plein Règne de l’Antéchrist, où il a domaine presque sur tous les cœurs des hommes ; et le danger que Jésus Christ nous a tant prédit est ceci, que son Règne n’est pas découvert, mais seulement révélé à quelques âmes en particulier : et par ainsi ledit Antéchrist trompe et séduit tout le Monde sous prétexte de vertu et sainteté, amusant les plus pieux et bien intentionnés.

4. Il faut que je vous déclare, M., que moi-même en ai été trompée, ayant tenu des personnes pour saintes et vertueuses, lesquelles depuis ont bien fait paraître qu’elles étaient animées par le diable, et aucunes l’ont elles-mêmes confessé et dit que toutes leurs lumières n’étaient que des illusions diaboliques. C’est pourquoi il faut bien être sur ses gardes, et considérer toujours que nous vivons à présent dans le temps dangereux où Jésus Christ a si souvent admonesté de se donner de garde, disant qu’il nous en avertissait de son vivant, afin que le temps étant venu nous en eussions mémoire, et que ne soyons point trompés ou séduits.

5. Je ne veux pas dire que tous ceux qui se disent maintenant envoyés de Dieu soient tous animés par le diable : ce serait dommage ; mais je doute fort que ceux qui se disent maintenant Prophètes ne le sont que par imagination, les uns affectant l’honneur de sainteté, les autres en se laissant séduire de leurs propres imaginations, et pensent être arrivés où étaient les Saints Prophètes desquels ils lisent les faits, sans se donner de garde que leurs Œuvres et vertus sont bien éloignées des actions et de l’intégrité des âmes des anciens Prophètes ; mais s’arrêtent seulement à la spéculation de leurs Prophéties, et par ainsi se troublent le cerveau par fortes imaginations lesquelles ils prennent pour des révélations de Dieu et veulent qu’un chacun les tienne pour telles ; c’est pourquoi ils s’efforcent à les publier et persuader un chacun à les croire ; et par ces moyens le diable les gagne peu à peu, par présomptions ou excès, leur faisant quelquefois perdre la vie ou le cerveau ; quoiqu’ils aient commencé avec bonnes intentions et désir de chercher Dieu, ils n’ont cependant pas assez assujetti leurs volontés à la sienne, ou bien ont voulu trop enfoncer les choses divines avant que d’avoir l’âme divinisée. Ils se sont ainsi trompés en trompant pareillement les autres.

6. Ceux-là sont encore les moins mauvais Prophètes ; car ceux qui s’appellent ainsi par pure ambition sont en danger d’être séduits par le diable, encore bien qu’ils auraient commencé par Dieu ; à cause que le péché donne toujours prise au diable dans l’âme qui en est souillée ; et sitôt que la présomption ou croyance d’être Prophète entre dans un esprit, il se donnera facilement au Diable par après afin de se maintenir dans la réputation où il s’est voulu une fois installer : ce nom de Prophète lui semble quelquefois plus estimable que son salut éternel.

7. C’est pitié de voir tant d’âmes se perdre pour un petit vent de louanges des hommes ou de propre satisfaction à soi-même. Cependant plusieurs sont en ce temps présents dans cet état devant Dieu, et il y en a encore davantage qui sont par pacte précis liés au diable, et se disent néanmoins illuminés de Dieu, afin de séduire les bons, qui avec des pieuses croyances, estiment ce qui a seulement apparence de bien, et feraient scrupule de croire le mal en la personne où il n’est pas manifesté.

8. C’est par là que le diable gagne tout à soi. Il tient fortement les méchants par leurs actions mauvaises, et les bons il les tient doucement par des tromperies de biens et saintetés apparentes et simulées, opérant par ses adhérents souvent des choses extraordinaires, prédisant le futur, comme envoyés de Dieu, et donnant des bonnes impressions de leurs personnes, en sorte que les gens de bien en sont tout à fait éblouis, croyant que ce sont toutes opérations de Dieu.

9. Cependant le diable peut bien donner aux sorciers et sorcières des visions, des ravissements ou autres extases surnaturelles, afin de tromper les bons, qui ne le sauraient être par des actions mauvaises ; parce que tous gens de bien répugnent au mal lorsqu’il est manifeste. Le diable peut aussi leur faire prédire les choses à venir et les faire arriver véritablement, à cause qu’il est esprit subtil et prévoit de loin, et par conjectures il juge ce qui arrivera. Il peut aussi faire arriver les choses qu’il a fait prédire par le moyen de ses sorciers, qui étant puissants et fort nombreux à présent, ils ont souvent pouvoir et autorité et puissance de faire que ce qui a été prédit par leurs semblables arrive assurément. Car si le diable était toujours trouvé menteur, l’on ne le voudrait jamais croire ; ainsi pour se maintenir en honneur et tromper les bons par choses extraordinaires, il fait des merveilles, signamment dans les lieux où il est moins connu et découvert. Je vois partout ses ruses et tromperies couvertes de piété et sainteté, et aussi qu’il amuse plusieurs gens de bien qui ont de la peine à croire que le diable les pourrait tromper par des choses si divines ; toutefois j’ai connu des sorcières qui parlaient de Dieu si hautement et divinement qu’on les eût écoutées comme des Séraphins ; et même aucuns disaient de voir et converser avec les Anges visibles et sensibles : quoique ce n’étaient que des Anges de Satan qui se transformaient en Anges de lumière. Ce qui est bien dangereux, et doit donner à tous gens de bien grande crainte et arrière-pensée de ceux qui se disent envoyés de Dieu, faisant signes et miracles, ou prédisant des choses à venir ; à cause qu’il y a maintenant si peu de personnes dans le Monde qui adhèrent à Dieu pour recevoir ses révélations, et si grand nombre qui adhèrent au diable et reçoivent ses illusions et tromperies.

10. C’est pourquoi il faut bien examiner les esprits s’ils sont de Dieu ou du diable, et prier pour avoir le véritable discernement, afin de ne point être séduit, ni aussi rejeter ce qui pourrait venir de la part de Dieu ; car il est certain qu’il y aura toujours quelque âme particulière dans le Monde avec qui il se communique et donne aussi des précises advertances des choses qui doivent bientôt arriver, afin de ne surprendre personne à l’improviste, et signamment en ces derniers temps où les derniers fléaux sont prêts de tout abîmer ; mais comme le Diable fait volontiers le singe dans les actions de Dieu, il suscite en même temps ses adhérents à prophétiser aussi les mêmes choses qu’il prévoit être à la porte.

11. C’est pourquoi il ne faut rien recevoir pour vérité sinon les choses qui nous portent à une plus étroite union avec Dieu et plus d’abnégation de nous-mêmes. Ces choses sont toujours bonnes ; encore qu’elles viendraient du diable même, l’on ne pourrait être trompé à les croire ; mais des choses qui ne font rien à la gloire de Dieu et à l’avancement de notre salut, on les peut bien rejeter comme choses inutiles, dans lesquelles Dieu permet souvent que nous soyons trompés pour punir notre curiosité ou outrecuidance, en voulant quelquefois savoir plus qu’il ne nous convient, en affectant des choses miraculeuses ou extraordinaires, en quoi nous offensons Dieu, et donnons lieu au diable de nous tromper et séduire.

12. C’est pourquoi je vous prie, M., de ne jamais tomber en semblables fautes, de ne jamais désirer de voir ou entendre des choses extraordinaires qui ne font rien à la gloire de Dieu ou au salut des âmes, et aussi de ne légèrement croire à tous esprits qui se disent envoyés de Dieu ; parce que Jésus Christ nous avertit, disant : Si l’on vous dit : Christ est ici, ou là, ne le croyez pas ; ni au désert, ni au cabinet, ne sortez pas ; pour nous enseigner que tous ceux qui disent : Je suis Christ, ne le sont point dans la vérité, et qu’il ne les faut suivre ou croire ; mais qu’il faut examiner où est véritablement Christ. Il n’est pas dans les troubles, ni dans les combats, ni dans les empressements, ni dans les disputes, ni dans les véhémences ou fureurs, ni dans les affectations, ni désirs de plaire aux hommes ; Christ n’est pas présomptueux, ni mensonger, ni hautain, Christ ne cherche rien, ne se trouble de rien.

13. Si toutes les personnes qui se disent envoyées de Dieu étaient exemptes de toutes ces passions, elles donneraient quelque sujet de croire qu’elles sont de Dieu ; mais je ne remarque presque rien de semblable en elles, découvrant qu’elles vivent encore sujettes à leurs passions naturelles, comme tout le reste des hommes ; ce qui me fait juger que l’Esprit de Dieu ne vit pas en elles ; à cause que cet Esprit vivifie toutes choses, et sitôt qu’il a pris possession d’une âme, il l’orne de toutes sortes de vertus, et en déchasse toutes inclinations vicieuses, assujettissant toutes les passions sous ses lois, en sorte qu’elles ne se meuvent plus naturellement, mais selon le gré de l’esprit qui les possède, lequel est toujours doux, paisible, tranquille et posé, ne cherchant rien, n’affectant rien que ce qui fait à la gloire de Dieu ; l’on ne l’entend point ès rues disputer ni ès villes chercher les curiosités, parce qu’il sait et a tout en soi, n’estimant rien hors de lui ; il agit fortement, mais doucement, ne s’empresse du succès de ses prétentions, non plus que de l’honneur de ses victoires ou triomphes, il est patient ès souffrances, joyeux ès persécutions, attendant la victoire dans ses combats, et non dans l’applaudissement des hommes ; enfin, M., l’Esprit de Dieu a tant de qualités reconnaissables qu’il serait impossible de ne le pas sentir par l’opération de ses paroles, si ce n’est que le diable a ensorcelé tous les esprits pour les aveugler.

14. Car l’Écriture nous marque quels sont les FRUITS du Saint Esprit, mettant pour le premier la Charité, et l’Apôtre nous marque les effets de la Charité.

La Joie est le second fruit ; ce n’est pas une joie qui provienne des plaisirs de la chair ou du contentement de l’esprit, mais du témoignage d’une bonne conscience.

Le troisième est la Paix, qui donne tranquillité à l’âme, aussi bien en adversité qu’en prospérité.

Le quatrième est la Patience, qui souffre volontiers toutes les traverses qu’on ne peut éviter.

Le cinquième est la Longanimité, qui attend en repos le succès de toutes choses, sans aucun désir précipitant.

Le 6e est la Bonté, qui fait bien à tous, et mal à personne.

Le 7e est la Bénignité, qui assiste et accueille bénignement toutes personnes indifféremment pour Dieu, les regardant toutes également pour enfants et images de Dieu.

Le 8e est la Débonnaireté, qui règle toutes nos mœurs et nous fait de douces conversations avec le prochain.

Le 9e est la Foi qui nous fait connaître Dieu et la vérité de toutes choses.

Le 10e, c’est la Modestie qui donne une tempérance à toutes nos actions et désirs.

Le 11e, c’est la Continence, qui nous fait contenir en toutes sortes d’affections et désirs, nous range dans la modération de toutes choses.

Le 12e est la Chasteté, qui bride toutes sortes de sensualités du Corps et de l’Esprit.

Ces douze fruits sont toujours inséparables du Saint Esprit ; en sorte que celui qui se dit Prophète ou Envoyé de Dieu n’est pas croyable à moins qu’il ne possède effectivement ces douze fruits, et aussi les sept dons du Saint Esprit, qui sont :

15. La Force, pour résister au mal et faire le bien.

L’Entendement, pour entendre la vérité de la Foi et les divins Mystères.

La Sapience, pour discerner la solide et véritable vertu d’avec la feinte et apparente.

Le Conseil, pour bien régler toutes nos actions.

La Science, pour savoir les choses requises à notre salut.

La Piété, pour les mettre en exécution.

Et la Crainte de Dieu, pour marcher toujours justement.

16. Voilà, M., les sept dons que le Saint Esprit apporte toujours dans les âmes qu’il possède, lesquels servent de marques assurées pour connaître si ces personnes qui se disent Prophètes sont véritablement envoyées de Dieu. Et si on ne voit pas vivre effectivement ces vertus en elles, on les peut bien tenir pour suspectes, à cause que le Saint Esprit n’est pas stérile ; non plus que chiche ou avare ; il produit toujours ses fruits au lieu où il habite, et y élargit aussi ses dons, vu que toutes ces choses sont inséparables de son Essence.

17. Il ne faut pas chercher de curieuses remarques, des choses extraordinaires, comme des visions, extases, ou miracles, puisque le diable peut facilement opérer toutes ces choses ; mais les solides fondements que l’Écriture Sainte nous a marqués par les effets et conditions de la Charité, par les dons et fruits du Saint Esprit, et aussi par les HUIT BÉATITUDES que Jésus Christ même a déclaré appartenir aux âmes bienheureuses, lesquelles ne sont jamais telles sans posséder ces huit béatitudes, qui consistent en la Pauvreté d’Esprit, la Débonnaireté, les larmes de Pénitence, la Faim et Soif de la justice ; et en la Miséricorde du prochain, en la Pureté de cœur, en la Tranquillité de l’esprit, en la Patience ès souffrances peur la justice.

18. Toutes ces choses doivent assurément concourir pour être Prophète et Envoyé de Dieu, sans lesquelles personne ne se peut vanter d’avoir le Saint Esprit ou ses Révélations et Entretiens ; parce que la première opération qu’il fait dans une âme, c’est de l’orner de ses fruits et la bénéficier de ses dons pour sa propre perfection, plantant en son fond la vraie Charité qui se découvre par les effets des conditions d’icelle, comme Saint Paul le déclare, produisant aussi les huit béatitudes, qui font en l’âme particulière les mêmes effets des dons et fruits du Saint Esprit et de la Charité, à cause que toutes ces choses reviennent à un même effet, lequel n’étant pas remarqué dans une âme qui se dit envoyée de Dieu, elle est assurément trompée, ou veut tromper les autres par fausses apparences ; car Dieu ne se communique pas à ceux qui n’ont point tous ces dons et fruits, et marques bienheureuses avec celles de la Charité ; encore moins les envoyera-t-il comme Prophètes pour avertir le Monde de ses desseins et volontés.

19. Il y peut bien avoir des personnes qui prophétisent les choses à venir ; mais ils ne sont pas pourtant prophètes de Dieu, ni de lui envoyés, vu que la prophétie n’est qu’un don spirituel, qui ne donne nulles vertus à l’âme qui le possède, non plus que ne fait le don de mémoire et entendement, lorsque cela n’est pas exercé pour accomplir la volonté de Dieu ; car si l’on applique sa mémoire à se ressouvenir de choses curieuses ou utiles à quelque chose terrestre, ce don de la mémoire est vain ; de même est-il de l’entendement qui s’applique à gagner honneur ou richesses de ce Monde ; comme aussi est vain le don de Prophétie lorsqu’il s’applique à prédire les choses qui ne sont dictées de Dieu, ou de sa part envoyées aux hommes pour advertances salutaires.

20. Le doute que vous avez, M., que ces Prophètes connus de vous ne viennent pas de Dieu est très bien fondé, puisque vous les entendez parler différemment et qu’il y a des contradictions, discordes et controverses en ce qu’ils profèrent, à cause que l’Esprit de Dieu est toujours uniforme et ne peut contredire à soi-même.

21. Si ces Prophètes étaient de Dieu, ils parleraient tous conformément, et aussi constamment ; parce qu’il n’y peut avoir de mutabilité en Dieu. Ce qu’il a dit aux anciens Prophètes, il le dit encore aujourd’hui aux âmes qu’il possède. Ce ne peuvent être des choses nouvelles, parce que Dieu a tout fait prophétiser par les anciens ; mais il donne maintenant l’intelligence et l’éclaircissement de ces Prophéties anciennes aux âmes qui sont abandonnées à lui. Elle n’apportent pas aussi des nouvelles lois ou enseignements, à cause que Jésus Christ a apporté la dernière qui est l’Évangélique, et enseigne aussi toutes choses en perfection et ce que les hommes doivent faire et laisser pour retourner en la dépendance de Dieu, d’où ils étaient sortis ; et cela si précisément que jamais personne depuis lui ne peut rien enseigner davantage ; car il a accompli toutes les lois en perfection, et tous les enseignements salutaires : en sorte que si quelqu’un voulait enseigner autre chose, il serait séducteur, et ne le faudrait nullement croire.

22. Mais lorsque quelqu’un vient de la part de Dieu réveiller les hommes, afin qu’ils regardent d’où ils sont déchus des enseignements de Jésus Christ, et combien ils sont éloignés de la dépendance de Dieu, leur remontrant cela par des vérités éternelles et par des raisonnements si clairs que tous bons esprits le peuvent comprendre, il ne faut pas rejeter ces choses, parce qu’elles sont bonnes en elles-mêmes et qu’elles ne peuvent que profiter à ceux qui les croient, encore bien qu’elles viendraient de la bouche d’un faux prophète, voire du diable même. Il ne faut pas lors s’arrêter à si fort examiner l’organe d’où sortent ces vérités que bien la chose en soi-même, pour savoir si elle est véritable, si elle est bonne, et si elle aboutit à la gloire de Dieu et au salut de nos âmes. Car Dieu se sert quelquefois de personnes imparfaites, vicieuses, et du diable même, pour nous déclarer la vérité qui nous est nécessaire, afin que ne puissions en rien trouver cause d’ignorance, ou inculper Dieu de notre damnation pour nous avoir manqué d’advertance ; c’est pourquoi il fait quelquefois parler des bêtes, les méchants ou les possédés pour nous manifester sa volonté ; mais il ne faut pas pour cela tenir compte des bêtes, des diables et des méchants, mais faire profit des choses que Dieu nous fait savoir par iceux, lorsque ce qu’ils disent est bon et véritable.

23. La marque la plus assurée pour connaître les vrais Prophètes, c’est de prendre garde si ceux qui se disent tels sont de véritables Chrétiens, puisque de nécessité il faut être vrais Chrétiens avant que d’être vrais Prophètes. Et lorsque ces personnes qui se disent envoyées de Dieu déclarent des choses indifférentes, ou qu’on ne sait précisément discerner si elles sont bonnes ou mauvaises, tendent à la gloire à Dieu ou non, il faut alors examiner de près si elles ont les qualités d’un vrai Chrétien, et si elles ne les ont pas, il les faut mépriser. Car Dieu n’envoyera jamais de sa part autres que ses amis, bien qu’il permet quelquefois que les méchants, les possédés, ou autres, donnent des bonnes advertances ; ils ne viennent pourtant de sa part, ni ne sont vrais Prophètes.

24. Mais afin qu’on ne soit point trompé par les faux et qu’on ne rejette pas aussi les amis de Dieu qui viennent en son Nom, il faut reconnaître en eux s’ils portent les marques et s’ils ont les qualités des vrais Chrétiens, et s’ils connaissent véritablement Dieu ; et cela n’est pas si difficile à découvrir comme l’on s’imagine, à cause que celui qui connaît véritablement Dieu, il l’aime et il ne peut l’aimer sans participer de ses qualités et se transformer en ses conditions ; comme Dieu est bon, juste, et véritable, ainsi aussi le sera celui qui vraiment le connaît et l’aime. Si l’on voit en ces Prophètes quelque chose contraire à la Bonté, Justice et Vérité de Dieu, il ne faut jamais croire qu’ils sont envoyés de par lui ; parce que celui qui est son ami se transforme toujours en lui, et participe précisément à ses trois qualités de Bonté, Justice et Vérité, les produisant par toutes leurs œuvres.

25. Et ceux-là ne sont pas aussi vrais Chrétiens qui ne sont vrais disciples et Imitateurs de Jésus Christ ; pour être son disciple il faut faire ce qu’il a fait, et pour être son imitateur il faut dépendre en toute chose de son Père, comme il a dépendu ; l’on ne se doit pas s’imaginer que Jésus Christ ait ordonné des choses surpassant la Nature humaine, lesquelles seraient impossibles d’être faites par une personne qui serait animée de l’Esprit de Dieu, à cause que Jésus Christ en tant qu’homme n’avait qu’un corps et une âme comme nous, avec lesquels il a fait ce qu’un autre homme pourrait faire par l’assistance de l’Esprit de Dieu ; et par ainsi tous ceux qui se disent Prophètes doivent suivre les œuvres de Jésus Christ et imiter sa Charité, ou autrement ils ne sont pas vraiment Prophètes de Dieu, ni de lui envoyés.

26. Jésus Christ a eu tant de Charité vers les hommes qu’il voulut prendre la figure d’un pécheur, afin d’enseigner aux pécheurs par quels moyens ils pouvaient de leurs maux retourner dans l’unique bien de la dépendance de Dieu. À cet effet il se soumet aux Lois, à la souffrance, voire à la mort, quoiqu’il ne fût sujet aux Lois, par sa grande justice et innocence ; ni aux souffrances, pour n’avoir jamais péché ni mérité pénitence ; ni à la mort, pour n’être en rien coupable d’icelle, faisant tout cela pour montrer aux hommes le chemin par lequel ils pouvaient retourner à Dieu lorsqu’ils l’avaient abandonné ; et de peur qu’ils ne perdissent courage ou crûssent difficile ou impossible de subir tant de travaux pour retourner en la dépendance de Dieu, laissant par désespoir les moyens en arrière comme s’ils fussent insupportables ; pour cela, cet amour que Jésus Christ leur porte le pousse à embrasser lui-même ce pesant joug et marcher le premier pour leur montrer exemple, afin de les faire reprendre cœur en voyant à leurs yeux opérer par l’innocent les œuvres du coupable, en leur ôtant l’occasion de dire que la faiblesse de la nature humaine ne pouvait supporter des actions si pénibles, lorsqu’un homme de leur nature les souffrait volontairement, pour l’amour qu’il portait à leur salut.

27. Or pour être vrais Chrétiens et Imitateurs de Jésus Christ, il faut posséder ce sentiment en son âme que s’il fallait pour le salut de notre prochain souffrir de dures lois, endurer les affronts, des douleurs, voire la mort, que le ferions volontiers pour l’amour que portons à son salut ; et si ceux qui se disent Prophètes ne sont pas possédés de ce sentiment, ils n’ont pas la vraie charité et ne peuvent être vrais Chrétiens ni disciples de Jésus Christ, et encore moins Prophètes. Lorsqu’on les entend crier contre les péchés du Monde, condamner tous les hommes, et prêcher leurs conversions sans qu’eux-mêmes connaissent leurs péchés, ne se jugeant coupables, et encore moins voudraient-ils souffrir pour la conversion de leurs frères, il faut croire qu’ils n’ont pas la vraie Charité et ne sont Prophètes de Dieu, lesquels sont toujours prêts à souffrir la mort pour le salut du Monde, ayant contracté cette Charité de leur Dieu ; quoi qu’ils ne seraient en rien coupables : ils subiraient volontiers la mort pour la délivrance de leur prochain, à l’imitation de leur Maître Jésus Christ. Ce qui semble bien éloigné de leurs pensées, car on ne les entend que prêcher ce qu’eux-mêmes ne pratiquent pas.

28. Tout le Monde est maintenant rempli de semblables Docteurs, Prédicateurs et Prophètes. C’est en quoi notre temps est à juste cause appelé dangereux, en voyant que le Christianisme ne consiste plus qu’en des paroles, auxquelles on s’étudie davantage qu’à devenir vrais Chrétiens. Chacun se repose sur une fausse supposition. Les uns disent être Prophètes, les autres Chrétiens ou disciples de Jésus Christ, sans suivre sa doctrine, ni imiter ses actions. L’on voit les hommes chercher leurs propres gloires, et Jésus Christ ne cherchait que la gloire de son Père. On les voit aimer les richesses et honneurs, et Jésus Christ la pauvreté et le mépris. On les voit prendre leurs aises et aimer tout ce qui plaît à leurs sens ou esprit, et Jésus Christ se peine et fatigue, ne se plaisant qu’à accomplir la volonté de son Père ; et avec toutes ces contradictions on ose bien s’attribuer le nom de Prophète, Chrétien ou disciple de Jésus Christ. Ce sont de grandes ténèbres éparses maintenant par tout le Monde universel.

29. Élie avait sujet en son temps de s’attrister qu’il était resté seul Prophète sur la terre : mais le Seigneur pour le consoler lui dit par esprit prophétique qu’il en avait encore de réserve quelque sept milles qui n’avaient point ployé les genoux devant l’idole. J’attends que ce nombre se retrouve en ces derniers temps, et que si peu de milles entre ce grand Univers seront encore capables de recevoir la lumière de la vérité, mais je ne peux apercevoir aucuns vrais Prophètes entre iceux : quoique je le demande à Dieu continuellement, il me prive du contentement d’en connaître un seul en esprit, non plus entre les Chrétiens qu’ailleurs en tout le Monde. Ce qui afflige fort mon âme et la presse d’un sensible regret, pour ne connaître plus ni des vrais Prophètes, ni des vrais Chrétiens.

30. Vous me pourrez peut-être demander, M., si je ne crois pas aussi d’être vraie Chrétienne ? Je vous répondrai que ma croyance me pourrait peut-être tromper ; mais si vous ne remarquez pas en moi les qualités de la Charité, les fruits et dons du Saint Esprit, les huit béatitudes, vous ne le devez pas croire ; car ces marques sont infaillibles à une âme vraiment Chrétienne ; en sorte que celles qui ne le sont pas, ou du moins ne tendent et travaillent pour les obtenir, ne peuvent pas être appelées véritablement Chrétiennes, et beaucoup moins Prophètes de Dieu, quoiqu’ils le disent.

31. Cette affectation de vouloir qu’on les croie est un indice qu’ils cherchent leur propre gloire : à cause que le Prophète de Dieu n’affecte et ne force rien ; il dépose seulement sa commission à celui à qui il est envoyé, comme un messager qui n’a aucun intérêt au contenu de la lettre qu’il porte. Les forces qu’ils font pour se faire croire, les désirs que leurs prophéties arrivent, et les empressements d’agir à leurs desseins, témoignent qu’ils cherchent leurs propres satisfactions ; parce que l’ami de Dieu agit toujours avec douceur et indifférence, laissant tout le succès de sa commission à Dieu ; et il est autant content de sa confusion que de son honneur, ne cherchant ni butant à autre chose qu’à avoir satisfait à celui qui l’a envoyé.

32. Voilà, M., les véritables marques pour discerner les vrais Prophètes d’avec les faux, comme Dieu me les a manifestées. Prenez-les en gré. Cependant je demeure,

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

D’Amsterdam ce

20 d’Avril 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IX. LETTRE.

 

De l’Église Imaginaire.

 

À un Docte et pieux Ecclésiastique de l’Église Romaine, qui s’étonnait de voir les hommes s’empirer, pendant que les Églises, sermons, prières et autres devoirs de dévotions se multiplient tous les jours ; lui faisant voir que la vraie dévotion ne consiste point en des pompes et solennités des services de Dieu extérieurs, mais dans l’élévation de son Esprit à Dieu, l’adorant en Esprit et en Vérité.

 

 

MONSIEUR,

 

1. Le 22e Novembre 1665, j’entrai dans une Église magnifique, et mon esprit demeura suspendu pour délibérer si je devais fléchir les genoux pour y adorer Dieu où je ne voyais que l’or et l’argent, qui est l’idole du temps présent ; et crainte de n’entrer dans cette commune idolâtrie, il fallut élever mon esprit au Ciel devant Dieu pour voir Jésus Christ qui est à la dextre du Père Éternel, ne le pouvant remarquer sur des autels si richement garnis que non seulement les vaisseaux étaient or et argent, mais l’Autel même tout brillant de cette matière : le devant de l’Autel fort élevé en bosse de pur argent, ainsi qu’il paraissait ; mais l’ayant bien examiné de près, j’aperçus que le fond n’était que bois, et le dessus de plâtre argenté.

2. Je vis par là la vraie image des Chrétiens de maintenant ; car ils semblent tous luisants de piété, voire tout d’or de charité, mais au fond et devant Dieu ne sont que bois, qui d’ordinaire se termine par le feu ; d’autant que ce plâtre de Dévotion extérieur n’est que brillant aux yeux des hommes, et sitôt que Dieu les viendra à égratigner par tribulations, ne trouvera en effet que de la craie et du bois sec propre à entretenir le feu d’Enfer. Si Dieu était honoré par or ou argent et riches ornements, ne s’en aurait-il pas servi durant qu’il a vécu en chair parmi les hommes ? Aurait-il choisi une étable pour naître, une pauvre fille pour mère, un charpentier pour nourricier ? Les hommes sont-ils devenus plus sages et parfaits que lui ? Cela ne se peut dire sans blasphème ; mais ils sont assurément déçus et trompés, et offensent grandement Dieu où ils disent de l’honorer. Il veut être adoré en esprit et vérité, à quoi ces ornements superflus donnent de grands détourbiers ; puisque d’ordinaire les objets occupent les sens et les divertissent des choses invisibles, ainsi qu’est Dieu.

3. Ces riches ornements et Temples magnifiques étaient très propres pour les Païens, qui, n’ayant que les sens grossiers et naturels, ne pouvaient sans matière venir à la connaissance de la grandeur et Majesté d’un Dieu spirituel ; mais nous autres qui sommes Chrétiens, ayant reçu le saint Esprit et la nouvelle Loi que Jésus Christ a lui-même introduite sur la terre pour mettre fin à toutes les précédentes, simples figures de sa Loi Évangélique, qui est esprit et vie, devons-nous devenir pires que les Païens qui donnèrent leurs meubles plus précieux pour faire un veau d’or ? Et nous faisons des autels d’argent faux pour attirer le vrai à l’usance des hommes, qui se font adorer comme Dieu !

4. Qui peut douter, M., que l’Écriture ne soit maintenant accomplie en ce qu’elle dit, que tous hommes sont menteurs ? puisque tant de diverses personnes disent : nous sommes Christ, et ne le sont pas ? Car Christ et la doctrine est la même chose ; mais la doctrine de ces personnes est autant diverse que la diversité des personnes et communautés sont différentes. Un Jésuite prêchera qu’il ne faut être que de leur sodalité pour être sauvé. Un Carme prêche qu’en portant le scapulaire l’on ira en Paradis le premier samedi d’après sa mort. Un Dominicain, qu’il ne faut être que du Rosaire pour assurer son salut. Un Franciscain l’assure à tous ceux qui porteront le Cordon. Un Augustin, la ceinture. Ainsi un chacun se fait Sauveur des âmes pourvu qu’on lui prête obéissance, engrave insensiblement une secrète idolâtrie dans les esprits du peuple, les attirant un chacun à soi au lieu de les mener à Christ, devant qui ils sont vrais menteurs ; d’autant qu’il n’y a que l’AMOUR DE DIEU qui nous peut sauver, et non toutes ces fadesses sans icelui amour, qui est le premier et plus grand Commandement, sans lequel accomplir personne ne peut entrer en Paradis, quoiqu’il serait dans les Confrères de tous les Ordres du Monde et qu’il se soumettrait à l’obéissance de tous les Directeurs qui sont sur la terre. Tout cela n’est capable de pouvoir sauver une seule âme, si avec ce elle n’a en effet la justice et la vérité essentielle qui est Jésus Christ et sa doctrine.

5. Est-ce de merveille si Jésus Christ a si précisément prédit le temps présent en St Matthieu, ch. 24. Disant : Si quelqu’un vous dit : Christ est ici ou là, ne le croyez point ; Il est au cabinet ou au désert, ne sortez point ; car Christ ne vient pas dans les luxes et somptueux édifices ou ornements, beaucoup moins dans les âmes superbes et ambitieuses, comme les actions des hommes de maintenant en portent les témoignages extérieurs ; et quoique toutes leurs études et arguments ne butent qu’à couvrir cette superbe de la gloire et honneur de Dieu, elle ne pourra jamais passer pour telle devant ses yeux clairvoyants, qui sondent les reins et pénètrent facilement ce voile et masque de la gloire pour découvrir que les hommes sont idolâtres de leur propre excellence, édifiant Temples et palais pour immortaliser leur propre gloire, ornant les Églises d’autant de diversités d’Ornements que la bigarrure des esprits le requiert pour satisfaire à l’inconstance de leur sens attirant par semblables satisfactions le peuple à de fausses piétés et dévotions fardées, que Dieu a en horreur, et déteste les piaffes et vanités du monde, de quoi les Chrétiens se servent aujourd’hui ès Églises pour déguiser la fausse dévotion, qui en effet conduit à damnation, méprisant Dieu au lieu de l’honorer.

6. Tristesse lamentable ! que les Chrétiens d’aujourd’hui mènent une vie pire que Pharisaïque ! D’autant qu’iceux faisaient mal et enseignaient bien ; mais nos Chrétiens font mal et enseignent pareillement mal. Ceux-là faisaient des bonnes œuvres pour plaire aux hommes ; ceux-ci n’en font nulles qui ne leur soient dommageables, non plus pour plaire aux hommes qu’à Dieu : un chacun ne visant qu’à son propre profit, honneur, ou plaisir, sans souci ni de Dieu, ni de prochain. Est-ce être Chrétiens de faire directement contre les enseignements de Jésus Christ qui n’enseigne que l’humilité et abnégation de soi-même, à péril de damnation ? Et les Conducteurs d’aujourd’hui enseignent de fait et de paroles qu’il se faut faire valoir avec richesses et honneurs pour autoriser la vertu et l’autorité de l’Église et ses membres.

7. Ô Antéchrists ! Quelle preuve peut-on attendre plus assurée pour connaître que le diable est maintenant incarné, puisque dans le Sanctuaire l’on ne voit plus autre chose que tout ce qui s’oppose à Christ : l’orgueil à son humilité, l’avarice à sa pauvreté, la feintise à sa simplicité, l’iniquité à sa justice, le mensonge à sa vérité, enfin tout lui est opposé, et sa doctrine exterminée. Il n’y a plus qu’un seul bien sur la terre, c’est que l’Évangile est encore par écrit en son intégrité ; tout le reste ressent sa corruption ; et s’il était permis au diable de corrompre cette Écriture, Jésus Christ ne serait plus connu par aucun homme : mais sa promesse est infaillible, que l’Église, qui est sa doctrine, ne sera jamais submergée ; c’est à icelle qu’il se faut arrêter, et non aux façons et changements des hommes ; quoiqu’ils représentent l’Église pour la constitution de leurs dignités, si n’en sont-ils que membres pourris, étant hors de la doctrine et pratique Évangélique, où consiste le salut des humains.

8. Partant, plusieurs se trompent grandement, croyant d’entrer en Paradis par le chemin de l’Enfer, qui est large et aplani, enseigné par les pactionnaires de l’Antéchrist, pour choquer le chemin étroit et épineux que Jésus Christ a enseigné, lequel est immuable, quoique les hommes changent. Il ne changera jamais de loi ni de doctrine à toute éternité.

9. Cela supposé comme il est, qui ose vivre et mourir en la présomption de son salut, ne faisant point ce que Jésus Christ a enseigné en son Évangile, mais suivant l’enseignement et la pratique des hommes, qui est directement contraire et opposée à la vérité Évangélique ? Car qui observe aujourd’hui la pauvreté d’esprit entre tant de personnes qui en font vœu solennel ? S’en trouverait-il bien un entre mille, voire entre dix mille, qui ne souhaite ses propres commodités, auxquelles les richesses sont nécessaires ? Combien peu s’en retrouvent, entre ceux qui font profession d’être disciples de Jésus Christ, qui aiment la souffrance et les croix pour le suivre, qui reçoivent comme enfants la simplicité Évangélique, qui ne s’étudient à y trouver des gloses et explications pour favoriser leurs relâchements ? Si les plus parfaits de ce temps sont éloignés des préceptes de Jésus Christ, combien le sont les moins parfaits ? Le sel étant corrompu, il faut que la chair se pourrisse.

10. Et le plus grand mal est que cette pourriture est insensible aux âmes comme la ladrerie l’est au corps, le diable ayant semé parmi tout le monde des ténèbres si épaisses que la vérité ne se voit plus, l’ensorcellement d’esprit ayant tant de pouvoir que les plus pieux craindraient d’offenser Dieu à croire la vérité de la fausseté des vertus et saintetés apparentes 1, avec quoi le diable gagnera tout le monde, si la miséricorde dernière se dilaye 2 encore, ne faisant naître la vraie lumière de Dieu en icelles ténèbres, dont tout l’air est maintenant infecté. Car qui ose croire que l’Église n’est plus où elle paraît ? Et encore bien qu’on voie aussi clair que le soleil que la doctrine Évangélique n’est dans la bouche ni les œuvres des Prêtres, Moines ou Prélats constitués en telle dignité Ecclésiastique que ce pourrait être, l’on n’ose rejeter leur façon comme mauvaise, les prenant toujours pour Église, aussi longtemps qu’ils en portent le faste et l’apparence.

11. Cependant ils sont vrais Antéchrists lorsqu’ils enseignent et pratiquent ce qui est contraire à l’Évangile. La doctrine de Jésus Christ est la seule vraie Église, laquelle est visible par les hommes qui la possèdent ; tous les autres Chrétiens n’en sont que des membres pourris qui ne doivent être écoutés, et encore moins suivis, mais rejetés comme Antéchrists, bien qu’ils seraient de nom et de profession Chrétiens, voire saints en apparence ; d’autant que Jésus Christ a prédit qu’il se faut bien donner de garde ; qu’ès derniers temps s’élèveront de faux Christs et de faux Prophètes qui en séduiront plusieurs : ce sont Chrétiens, puisqu’ils sont appelés Christs ; sont aussi saints en apparence, vu qu’ils sont nommés Prophètes ; c’est de ceux-là qu’il se faut garder ; car ils tromperaient les Élus même, s’il était possible. Il n’avertit pas seulement de se garder des paillards, des larrons, ou hérétiques, mais des faux Christs et faux Prophètes, qui feront même signes et miracles.

12. Saurait-on mieux dépeindre la façon des Ecclésiastiques d’à présent, qui se disent Chrétiens et ne le sont que de nom, n’observant en rien la doctrine Évangélique, de cœur ni de volonté, quoiqu’ils veulent passer pour saints, conformément à la dignité de leur état, s’imaginant que l’habit Ecclésiastique est affecté à la vertu, quoiqu’en effet leur vie intérieure est fort peu dissemblable aux séculiers, voire souvent de moindre perfection. Ils prêchent comme Prophètes, faisant signes de grande piété, voire miracles, selon qu’il paraît aux yeux des hommes, quoiqu’il soit à craindre que la plupart sont opérés par le diable, parce qu’il n’est à supposer que Dieu autorisera par de vrais miracles l’hypocrisie et vanité de quoi les dévotions d’aujourd’hui sont accompagnées, de tant plus que les vrais Chrétiens n’ont plus besoin d’aucuns miracles pour vérifier leur foi, n’étant que trop avérée par les Apôtres : les hérétiques même reconnaissent la solidité de notre foi, en sorte que tous ces miracles qui paraissent saints sont fort à suspecter pour faux ou diaboliques : ce qui rend notre temps bien dangereux, pour ne savoir plus discerner le vrai du faux, sinon par la pratique Évangélique, qui seule découvre la vérité, hors de quoi n’y a que mensonges et tromperies, étant cette doctrine la seule vraie Église qui se rend visible par l’opération des hommes qui la possèdent. Ceux-là seuls composent le corps saint de l’Église, dont Jésus Christ en est le Chef ; mais tous les Chrétiens qui ne la possèdent pas sont autant de membres pourris qui sont spirituellement retranchés devant Dieu, comme les hérétiques le sont visiblement devant les hommes, voire sont plus pernicieux, pour être tenus et suivis pour l’Église en suite de leurs dignités Ecclésiastiques qui les rendent saints devant les hommes, où les hérétiques sont méprisés et abhorrés de toutes gens de bien, quoique souvent en mœurs et en justice ils surpassent en vertu les plus mortifiés de notre temps.

13. Quel danger pourrait être plus grand pour le salut des âmes que de ne savoir plus où apprendre la vérité, puisque ceux à qui elle est donnée de Dieu en dépôt en sont déchus ? Comment la distribuer au peuple s’ils ne la possèdent eux-mêmes ? De quel côté se doit tourner l’âme qui cherche simplement la vraie ÉGLISE si ceux qui la représentent ne le sont pas ? Elle se doit assurer sur l’Écriture sainte, qui est le registre de la doctrine de Jésus Christ, laquelle est infaillible et ne peut errer ; ce que croit celle qui demeure,

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

De Gand, 29 No-

vembre 1668.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

X. LETTRE.

 

Que les chrétiens de maintenant n’ont plus que l’apparence.

 

Au même Ecclésiastique, lui déclarant les abus qu’il y a maintenant en toutes les choses saintes, ce qui est une preuve que l’abomination de la désolation est dans le Sanctuaire, et qu’il est bientôt temps de sortir de Judée.

 

 

MONSIEUR,

 

1. Puisque désirez que je vous dise mon sentiment sur tous les points de la Religion Chrétienne èsquels je remarque des abus, je vous en découvrirai bien mes pensées, quoiqu’elles soient encore secrètes et que peu de personnes soient capables de les bien recevoir, à cause qu’un chacun se flatte et ne veut pas entendre la vérité qui reprend ; mais elle est pourtant utile et salutaire à tous ceux qui désirent plaire à Dieu et prétendent leur salut éternel ; desquels je crois qu’en êtes un ; et encore qu’il vous sera un peu dur d’entendre des choses qui répugnent à vos pieux sentiments et à ce que vous avez appris et enseigné du passé, vous serez pourtant convaincu par la vérité, et obligé de dire avec regret aussi bien que moi que nous sommes extrêmement déchus de la foi et de la doctrine Évangélique ; et que les erreurs, qui sont la zizanie, ont presque étouffé tout le bon grain, non seulement par les mauvaises mœurs, mais aussi par la mauvaise doctrine et mauvais règlement.

2. L’un desquels, qui me semble très mauvais, est de défendre aux Chrétiens la lecture de la sainte Écriture, puisqu’elle doit être le pain et la nourriture de toute âme Chrétienne. Si une mère tirait la viande des mains de son enfant pour lui donner en aliment quelque image, pourrait-il être rassasié de la spéculation d’icelle ? Qu’est-ce autre chose que des images que tant de livres qu’on met maintenant au jour, qui ne sont remplis que discours, inventions des hommes, avec quoi on remplit les esprits de mille erreurs ? Et le saint Évangile, l’unique vérité salutaire, est défendu à plusieurs !

3. Si cette défense est faite pour les abus qu’aucuns en ont fait, comment ne défend-on pas par même conséquence la sainte Eucharistie de quoi on abuse infiniment davantage ? Car étant le pain des Anges, qui sont les âmes faisant la volonté de Dieu, l’on le donne journellement aux pourceaux, qui sont celles vivantes selon leurs brutales passions, qui ne laissent d’approcher journellement des autels plus impudemment qu’un chien ne court à la boucherie ; par où se fait plus d’outrages à Jésus Christ qu’on ne fit à sa passion ; voire les sorciers s’en approchent souvent pour en faire leurs maléfices. Et tous ces sacrilèges si avérés ne meuvent pas les cœurs des Prélats d’interdire une abomination si fréquente ! Au contraire, plusieurs s’efforcent à la rendre fréquente à tout le monde, sans discernement de leurs dispositions. Devrait-on pas par même conséquence défendre d’aller aux Églises pour les abus qui s’y commettent ? Car elles sont aujourd’hui autant profanées comme les marchés et places publiques, et n’y a si petit Monsieur qui ne soit plus respecté en son logis que Dieu n’est ès Églises. Cependant l’on tient pour homme de bien celui qui fréquente les Églises, quoiqu’il ne porterait non plus de respect à Dieu qu’un chien ou un rat ; et s’il y est la tête nue, c’est souvent plus pour les hommes que pour l’honneur dû à Dieu. Toutes ces choses ne sont point défendues pour la mauvaise usance, comme est la lecture de la sainte Écriture, laquelle doit être suivie de tous ceux qui veulent être sauvés, l’ignorance de laquelle en conduit grand nombre ès Enfers.

4. Ô temps dangereux, voire bien malheureux ! Puisque le mal est autorisé et le vrai bien étouffé, les choses saintes profanées, et les profanes respectées. De là vient que la vérité est sans crédit, parce que celui qui la maintient choque les premiers en dignités, en étant déchus, sans s’en vouloir relever : ainsi le mal s’augmente à tout moment et est à son extrémité, quoique l’on pense être en assurance, parce qu’on prêche en chaire de vérité que l’Église n’a jamais été si splendide que maintenant ; ce qui serait vrai si l’Église n’était autre chose que cette matière de chair et d’habits qui compose l’Église apparente, d’autant que tout le Monde veut maintenant entrer en Religion ou se rendre Ecclésiastique ; mais fort peu le sont en effet ; et si l’on ôtait l’écorce et l’extérieur, je ne crois pas qu’il s’en trouverait un seul qui fût vrai et parfait Chrétien ainsi qu’étaient ceux de la primitive Église, qui sont les modèles du vrai Christianisme, qui ne changera jamais ; et autant que notre vie est éloignée de la leur, autant sommes-nous éloignés de notre salut ; parce qu’il n’arrivera qu’aux vrais disciples de Jésus Christ ; en sorte qu’un chacun se trompe grandement, présumant d’entrer en Paradis par autre porte que par la doctrine Évangélique.

5. Ce sont larrons des âmes, ceux qui conduisent par la doctrine des hommes, ainsi que l’on fait aujourd’hui : car pour être estimé saint et parfait, il ne faut que se soumettre à la volonté d’un Directeur, ce qui est bien une faible preuve de sainteté ; d’autant qu’il n’y a rien plus naturel que de se soumettre volontiers à une personne qu’on aime. Il ne faut pour cela avoir ni vertu ni sainteté aucune. Cependant, tout le monde est rempli de gros volumes qui décrivent la perfection et sainteté de cette soumission, laquelle on prend pour discerner si une personne a l’Esprit de Dieu. En quoi l’on se trompe grandement ; car si elle avait l’Esprit de Dieu, il lui serait impossible de se soumettre à quelque homme qui n’aurait point le même Esprit saint, vu qu’elle ne trouverait en lui que de l’empêchement à sa perfection et beaucoup de perte de temps ; ainsi que plusieurs saints l’ont expérimenté à leur grand dommage et retardement. C’est de quoi sainte Thérèse se lamente, pour ne savoir rencontrer un Directeur pour la conduire à Dieu : quoiqu’elle le cherchât partout, elle ne trouvait que des retardements à sa perfection ; et est hors de doute que les Directeurs lui ont fait plus de mal que les diables mêmes : ce qu’elle avouerait hautement si elle retournait dans le Monde. Cependant l’on nous enseigne cette sienne imperfection d’avoir cherché les hommes comme sa plus grande vertu ; d’autant qu’elle est avantageuse aux hommes qui font profession de diriger les âmes.

6. S’ils avaient l’Esprit de Dieu, ils les obligeraient à la soumission de la doctrine Évangélique, et non à eux-mêmes. Mais avec leurs sciences naturellement acquises, ils gênent et bourrellent les pauvres âmes qui sont conduites par le Saint Esprit, en les voulant diriger selon leurs propres sentiments, sans prendre garde que toute la sapience du monde provient du Saint Esprit, et que celui qui le possède porte en soi plus de sagesse que ne font tous les docteurs de la terre. Ce qu’on devrait écouter, estimer et suivre, au lieu de lui donner des lois et le vouloir gouverner, ainsi que font tous ces nouveaux Théologiens du temps présent, lesquels ne veulent avouer pour saints ou parfaits ce qui n’est sorti de leur science scolastique, laquelle est si ténébreuse qu’à juste raison Dieu permet souvent que les plus doctes sont trompés par des saintetés apparentes, qui en effet sont des tromperies du diable. Et c’est d’autant qu’ils cuident de voir avec des yeux charnels les choses divines et spirituelles. Ce qui est grande présomption d’esprit.

7. Si Lucifer a été fait diable pour s’être voulu égaler à Dieu, que deviendront ceux qui veulent gouverner le même Dieu et s’en faire supérieurs en l’obligeant à suivre la loi et la volonté des hommes par l’ascendant qu’ils prennent sur les âmes desquelles Dieu seul est le vrai Directeur, n’étant licite à personne de diriger les consciences, sinon instruire la loi et les documents que Dieu nous a donnés à ceux qui en sont ignorants, sans abuser de leur autorité en se faisant plus craindre et respecter que Dieu même ?

8. Ne voilà point des horribles ténèbres, M. ? Et la plus grande est de ne les pas connaître, mais croire que l’on fait bien en suivant le conseil des hommes Ecclésiastiques, qui sont autant éloignés des conseils Évangéliques comme est le Ciel de l’Enfer. De là vient l’aveuglement du peuple, ne pouvant une personne séculière se persuader qu’il faut renoncer à tout ce qu’on possède pour être disciple de Jésus Christ, lorsqu’ils voient les Religieux, Prêtres, et Prélats plus grands de l’Église chercher à acquérir et posséder le plus de bien qu’ils peuvent, et que personne ne renonce aux richesses. À qui pourrait-on faire croire qu’il faut renoncer à soi-même pour être vrai Chrétien lorsqu’on voit les Ordres les plus austères chercher avec tant de soin leurs propres commodités, satisfactions et honneurs ; un chacun se voulant prévaloir à son frère ; un Ordre méprisant l’autre, comme s’il y avait autant de Dieux que de diverses Religions, quoique tous ne doivent être qu’un cœur et une volonté en Christ ? Peut-on bien croire qu’il faut prendre sa croix et souffrir volontiers lorsqu’on voit les plus parfaits de ce temps rejeter les souffrances, impatients ès adversités et haïssant les croix avec tant de répugnance ?

9. Ne faut-il pas que tout soit en ténèbres, puisque la lumière même est tant obscurcie ; que plus rien de la vraie lumière Évangélique n’a aucune lueur ès œuvres des Chrétiens ? Est-ce de merveille si le commun peuple ne s’étudie qu’aux biens périssables, puisque les Ecclésiastiques en font tout de même ? Pourraient-ils aimer la bassesse lorsque les plus parfaits s’élèvent aux plus hauts degrés d’honneur qu’ils peuvent ? Qui renoncerait à soi-même en voyant ceux qui se disent spirituels n’aimer que tout ce qui leur est propre ? Les derniers temps sont venus desquels Jésus Christ a dit que les nommes s’aimeront eux-mêmes. C’est à quoi je vous prie de bien prendre garde en demeurant,

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

De Gand, Dé-

cembre 1665.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

XI. LETTRE.

 

Que le Commandement d’aimer Dieu est nécessaire à salut.

 

Au même Ecclésiastique, lui déclarant que les hommes s’aimant eux-mêmes ne peuvent aimer Dieu.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’ai grand-pitié de voir et entendre que les hommes disent et croient qu’ils aiment Dieu, pendant qu’ils n’aiment autre chose qu’eux-mêmes, et que le Commandement d’aimer Dieu est si précisément nécessaire à salut que personne ne peut être sauvé sans l’observer ; pour ce que toute la Loi Évangélique est contenue dans ce seul Commandement d’AIMER DIEU, en quoi consiste la vraie Charité.

2. Mais les hommes de maintenant n’aiment plus Dieu, parce qu’ils s’aiment eux-mêmes et que ces deux amours sont trop incompatibles pour résider ensemble en un même cœur. Le feu résiderait plutôt dans l’eau, pour y avoir moins de contrariété. Cependant c’est un commandement si précis qu’il faut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, et à moins de quoi l’on ne peut être sauvé.

3. Ce n’est pas un simple degré de perfection volontaire, mais un commandement à toutes les personnes qui veulent entrer en Paradis. Personne n’y entrera jamais par autre porte, Dieu l’ayant ainsi ordonné dès le commencement du Monde ; et celui qui n’observe ses Commandements ne peut être sauvé, ou Dieu ne serait Dieu ; parce qu’il ne serait Dieu s’il était muable, comme les hommes se figurent que l’usance des hommes apporte de la mutation au regard de Dieu.

4. C’est une grande tromperie et des funestes ténèbres où nous sommes à présent, que personne n’observe ce Commandement, et que tout le monde veut être sauvé : abus si horrible ! qui fait presque périr tout le monde, mourant la plupart des Chrétiens avec présomption de leur salut, quoiqu’ils n’aient aimé Dieu de tout leur cœur, et ainsi descendent insensiblement aux Enfers, la porte de Paradis étant fermée et barricadée à tous ceux qui n’auront pas aimé Dieu de tout leur cœur : d’autant que c’est un Commandement précis et nécessaire ; les Conseils Évangéliques sont des moyens pour observer ce Commandement, mais ne sont point précisément nécessaires à salut ; car ceux qui savent arriver à cet Amour de Dieu sans renoncer à tout ce qu’ils possèdent ne sont pas obligés à tout abandonner leurs possessions, se pouvant servir de leurs commodités, même pour maintenir cet Amour de Dieu. Qui possède cet amour n’est obligé de quitter père, mère, frère, sœur, et le reste, ni de donner son manteau à celui qui lui ôte sa robe ; parce que toutes ces choses sont seulement de conseil, et qui nous servent de moyens ; mais l’Amour de Dieu est de commandement nécessaire à salut, hors de l’observance duquel personne ne peut jamais être sauvé ; et tous ceux qui disent le contraire, ce sont des Antéchrists qui s’opposent aux doctrines de Jésus Christ, voire au décret de la Très sainte Trinité, qui l’a ainsi arrêté dès le premier Commandement qu’elle a fait aux hommes.

5. Y a-t-il puissance humaine ou infernale qui le puisse changer ? Ne faut-il pas absolument aimer Dieu de tout son cœur ou aller aux Enfers ? Cela est si assuré que nulle créature raisonnable n’en saurait douter, ne soit que la malice des hommes qui sont en autorité et portent le nom de Ministres de Jésus Christ en terre séduise et trompe le commun peuple, en disant tant de gloses et interprétations sur ce commandement qu’ils le font évanouir de leur esprit, du moins le déguisent tellement qu’un chacun se persuade d’aimer Dieu en s’aimant soi-même et les richesses et plaisirs du monde.

6. Ne voilà pas une belle sympathie ? L’Amour de Dieu ne peut être dans une âme qui aime les plaisirs et richesses du Monde, non plus que le feu ne peut demeurer dans l’eau sans s’éteindre, à cause qu’un contraire chasse toujours son contraire infailliblement. Si vous aimez Dieu, vous n’aimez point le Monde ; d’autant que toutes les lois d’icelui sont opposées aux lois de Dieu. Cependant tous les mondains disent d’aimer Dieu. Eh ! comment serait-il possible d’aimer la vérité sans haïr le mensonge ! ou la justice sans haïr la tromperie de quoi le monde est rempli ? Qui peut aimer la pauvreté sans mépriser les richesses, ou l’humilité sans fuir la vaine gloire ? Ce sont toutes choses contraires qui doivent chasser leur contraire. Quel moyen donc d’aimer Dieu et le Monde ? Ne faut-il pas que le plus fort l’emporte ? Peuvent-ils longtemps rester ensemble ? II ne faut qu’un jugement naturel pour juger que non, et par conséquent condamner tous ceux qui disent d’aimer Dieu et aiment le Monde : d’autant qu’infailliblement celui qui aime Dieu hait le Monde ; et si on aime le Monde, l’on hait Dieu, car l’on ne peut servir à deux maîtres sans être infidèle à l’un ou à l’autre, dit Jésus Christ.

7. L’Amour de Dieu venant résider dans une âme déchasse hors d’icelle tout ce qui n’est pas Dieu, et fait qu’insensiblement l’âme se dépouille de toute affection terrestre ; et si aucunes d’icelles affections possèdent une âme, l’Amour de Dieu en est chassé et n’y peut demeurer avec ; et pour preuve certaine de savoir si l’on aime Dieu, il faut qu’un chacun sonde et examine toutes les puissances de son âme pour voir à quoi elles sont appliquées : si la mémoire ne se ressouvient que de Dieu ; si l’entendement ne s’occupe qu’à procurer sa gloire ; si la volonté ne s’empresse qu’à lui plaire ; ce sont des témoignages infaillibles qu’on aime Dieu ; mais si toutes ces choses sont occupées à plaire au monde, ou à acquérir des richesses ou honneurs, c’est un témoignage assuré qu’on n’aime point Dieu ; parce que l’Amour de Dieu consume tout désir terrestre et amortit tous mouvements et inclinations sensuelles si fortement que si le même Amour ne soutenait l’âme et le corps, l’appétit sensitif ne la pourrait maintenir en son être, tellement finit l’amour de soi-même lorsque l’AMOUR DE DIEU y domine. La beauté de cet Amour fait sembler laid tout ce qui est hors de Dieu ; et sa bonté fait sembler mauvais tout ce qui est hors de cet Amour ; et toutes les choses créées semblent des riens lorsqu’on possède ce Tout. L’Amour de Dieu n’est jamais possédé par une âme qu’elle ne sente toutes ces opérations, et n’y demeure jamais oisif, opérant doucement et fortement jusques à ce qu’il l’ait divinisée.

8. Je laisse à considérer si entre tant de personnes qui disent d’aimer Dieu il y en a beaucoup qui sentent ces opérations dans leurs âmes. Mais comme les ténèbres sont si épaisses, quelqu’un se pourrait encore persuader qu’il aime Dieu, à cause que cet Amour de Dieu est invisible aux yeux des hommes, ainsi qu’est l’âme, avec toutes ses puissances, et ne se peut voir ni connaître que par des opérations visibles. Pour cela, Dieu nous donne encore des témoignages visibles et matériels pour connaître si nous l’aimons. C’est qu’il a rendu son amour inséparable de l’AMOUR DU PROCHAIN ; en sorte qu’on ne peut être sans amour du prochain lorsqu’on aime Dieu, non plus que le soleil ne peut être sans lumière. Et l’on ne peut aimer son prochain sans lui bien faire, qui est l’opération visible de l’amour. Si donc on aimait Dieu, ainsi qu’on se persuade, l’on aimerait par même conséquence son prochain comme soi-même, et l’on verrait tous les Chrétiens s’aimer les uns les autres cordialement. Mais au contraire, l’on ne voit plus parmi eux que cruautés, fraudes et tromperies, se haïssant les uns les autres, sans charité aucune.

9. Les hommes ne nous trompent-ils pas lorsqu’ils disent qu’on se peut bien sauver ainsi qu’on vit maintenant ? Ce sont de fausses persuasions pour damner tout le monde, les uns par leur propre malice, les autres par ignorance, se persuadant de garder les Commandements de Dieu en faisant tout le contraire. Je ne vois plus de vrais Chrétiens sur la terre. Ce sont comme tous faux visages, qui montrent ce qu’ils ne sont point devant Dieu ; car pour être vrai Chrétien, il faut suivre les principes Évangéliques ; et personne ne voit cela ! Il semble que vivre comme les Chrétiens en la primitive Église est une sottise, parce qu’on n’est plus en ce temps-là. Abus horribles ! Croire que les temps ont changé les lois de Dieu ! N’aurait-il laissé sa doctrine sur la terre que pour ces premiers Chrétiens seulement ? Ou bien l’a-t-il fait pour les Turcs, Païens et Idolâtres qui devaient venir après eux ? Ceux-là n’en sont point informés ; comment les pourraient-ils observer ne les sachant point ? Si cette doctrine Évangélique n’avait été faite que pour les premiers Chrétiens, il n’eût été nécessaire de la mettre par écrit, vu que ceux qui l’avaient entendue de la bouche même de Jésus Christ la pouvaient facilement retenir et la donner par tradition à ceux qui la devaient observer jusques au temps limité ; et lors Jésus Christ devrait avoir introduit une nouvelle Loi et nouvelle doctrine pour sauver les Chrétiens d’aujourd’hui ; car ils n’ont conservé la première non plus que si elle n’avait point été faite pour eux, et l’on vit aujourd’hui pire que les Païens, voire les Idolâtres, lesquels portent beaucoup plus d’honneur à leurs idoles faites de métal que les Chrétiens d’aujourd’hui ne portent au vrai Dieu, et observent sans comparaison mieux les lois des hommes que nous ne faisons celles de Dieu, qui nous a créés.

10. N’est-ce point un aveuglement déplorable et le plus grand mal de tous, qu’on ne connaît point son aveuglement ? L’on regarde son voisin aussi aveugle que soi, et l’on pense que tout doit aller ainsi, parce que la mode est venue d’aller à foule le chemin des Enfers. Un chacun suit ce train sans plus penser aux lois de Dieu, beaucoup moins qu’il faut observer la doctrine Évangélique pour être vrai Chrétien ; ainsi l’on vit comme les Athées, qui croient n’y avoir point de Dieu, voire beaucoup pire. L’on fait maintenant librement tout ce qui n’est pas repréhensible devant les hommes, comme s’il n’y avait plus de Dieu pour sonder nos cœurs : connaître et dire de bouche qu’il y a un Dieu, et faire intérieurement toutes ses actions comme s’il n’y en avait point, pourvu qu’elles ne soient connues des hommes. Le mal peut-il aller à plus grande extrémité ? Non, jamais ; mais il pourrait bien être plus connu s’il n’était couvert du masque d’hypocrisie et retenu d’égards humains.

11. Si notre croyance n’était que comme celle des Athées, notre condamnation ne serait si grande ; mais porter le nom de Chrétiens, vouloir passer pour gens de bien, attendre le Paradis ainsi qu’on vit maintenant, c’est une superbe présomption qui sera particulièrement châtiée ès Enfers ; car si le Pharisien l’a été pour s’être présumé plus juste que le Publicain, quoiqu’il le fût véritablement, quelle condamnation doit attendre celui qui se présume faussement en mentant ? Car personne n’est homme de bien et ne peut prétendre le salut que celui qui garde les Commandements de Dieu ; hors de là tout va au diable, la plupart par leur malice, le reste par leur ignorance ; car ignorer ce qu’on est obligé de savoir n’excusera personne ; voir et entendre qu’un autre fait le mal, cela n’amoindrira pas le nôtre. Chacun pour soi. Il faut garder les paroles de Jésus Christ ou aller en Enfer.

12. Qui garde ses Paroles demeure en ses Commandements ; qui garde ses Commandements demeure en Charité, sans laquelle on ne peut être sauvé, ainsi que dit saint Paul, qu’encore bien qu’on donnerait tout son bien pour la nourriture des pauvres, son corps pour être brûlé, voire qu’on aurait le don de Prophétie, qu’on saurait toutes sciences, même qu’on transporterait les montagnes, si l’on n’a la Charité, tout cela ne vous servira de rien ; et de crainte qu’on n’ignore ce qu’est Charité, il poursuit en le déclarant ; Charité, dit-il, est patiente, elle est bénigne, n’est point injurieuse, charité n’a point d’insolence, elle ne s’enfle point, elle n’est point ambitieuse, elle ne cherche point ses profits, elle n’est point dépiteuse, elle ne pense point à mal, elle ne s’éjouit de l’injustice, mais elle s’éjouit de la vérité, elle endure tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout, Charité jamais ne déchoit, encore que les Prophéties soient abolies, et que les langues cessent, et que la science soit anéantie.

13. Ce sont toutes les paroles de l’Apôtre, où il nous marque ce que c’est Charité, ayant bien prévu qu’en ce temps d’à présent personne ne connaîtrait véritablement ce que c’est de Charité ; car l’on pense être en Charité lorsqu’on ne tue point, ou qu’on ne dérobe, ou qu’on ne fait quelque gros péché matériel, et qu’on porte le nom de Chrétien, en faisant extérieurement les fonctions Chrétiennes, ce qui n’est toutefois que l’écorce et le masque du Chrétien ; car encore bien, dit-il, que vous feriez tant d’aumônes que distribueriez tous vos biens aux pauvres, vous n’aurez pour cela la charité si n’avez avec ce l’AMOUR DE DIEU ; et que vous donneriez votre corps pour être brûlé sans cet Amour divin, il ne vous servira en rien, encore moins d’avoir toutes sciences et dons, même la foi si grande que de transporter les montagnes, tout cela est vain sans l’Amour de Dieu. Or qui est-ce aujourd’hui qui fait les bien de distribuer tout le sien à la nourriture des pauvres, et le reste ? Et qui a le don de Prophétie et la foi de transporter les montagnes ? Telles personnes son fort rares, et encore ne sont-elles point assurées d’être sauvées, sinon en ayant avec cela l’Amour de Dieu.

14. Comment donc se peuvent promettre le salut ceux qui n’ont aucuns de ces dons ou qualités ? Au contraire sont endurcis vers les pauvres, tellement amoureux d’eux-mêmes qu’ils ne savent supporter avec patience une parole de contradiction. Cependant vivent et meurent en la présomption de leur salut ; parce qu’ils ne voient presque personne faire autrement étant l’aveuglement si universel : ce qui rend notre temps bien dangereux ; car les paroles de l’Apôtre sont véritables, aussi celles de Jésus Christ ; parce que le Ciel et la Terre passeront, dit-il, mais mes paroles ne périront point. Nous sommes certes trompés et séduits par notre ennemi le Diable, qui a semé des ténèbres si grandes par tout le monde qu’il a rendu presque impossible de voir la vérité. C’est un ensorcellement d’esprit avec lequel il tire presque tout à soi. Car si l’on sondait les plus parfaits qui semblent être saints auprès des autres, l’on trouverait qu’ils n’ont point la CHARITÉ, sans laquelle l’on ne peut être sauvé, selon l’Apôtre.

15. Les conditions qu’il donne à la Charité ne sont point pratiquées aujourd’hui ; d’autant que la patience, qu’il met la première, ne se remarque point dans l’adversité, le malaise, le mépris, où elle doit être ; car de croire qu’on est patient lorsqu’on est en prospérité, aise et estimé, c’est une flatterie : la patience ne s’éprouve que par les sujets de patience. La bénignité n’est point cette mollesse qu’on estime bonté, lorsqu’on cède à bien et à mal également, sans contredire à personne ; mais c’est une douceur ès traverses et une bénignité au prochain, bénissant Dieu de tout et aidant le prochain en ses besoins. Il dit que la Charité n’est point injurieuse ; celui qui rend injure pour injure n’est point en Charité ; car elle n’a point d’insolence ni en parole ni en effet. Il dit que la Charité ne s’enfle point ni n’est ambitieuse. Combien peu se retrouvent de personnes qui ne soient enflées d’ambition, voire même les plus parfaits et spirituels ? D’autant que bien souvent les plus grandes humiliations extérieures sont les plus fines superbes cachées. Qui croit être humble en portant habit simple et parlant humblement se trompe ; s’il n’a point la connaissance de son néant, il restera ambitieux dans les actions les plus humbles. Il ajoute que la Charité ne cherche point ses profits. Qui se sent libre de la recherche de ses intérêts propres, les abandonnant et cédant à la gloire de Dieu ? Celui qui ne penserait à son profit serait aujourd’hui tenu pour fol parmi les hommes les plus discrets, qui néanmoins croient d’avoir la Charité. La Charité n’est point dépiteuse et ne pense point à mal. Qui a aujourd’hui si bien modéré ses passions qu’il ne se dépite lorsqu’il est agacé et qu’il ne pense point à mal lorsqu’on lui en fait ? L’on garde la vieille loi qui dit : Œil pour œil, dent pour dent ; mais l’on n’est orné de Charité qui bénit celui qui le maudit et on ne prie aussi pour ceux qui nous persécutent, ainsi que Jésus Christ nous enseigne dans l’Évangile. La Charité, dit-il, ne s’éjouit de l’injustice, mais elle s’éjouit de la vérité. Combien y en a-t-il qui s’éjouissent de l’injustice, procurant à toutes leurs prétentions sans crainte de blesser leur conscience, pourvu qu’ils aient la satisfaction de leurs désirs, et combien peu s’éjouissent de la vérité, signamment lorsqu’elle leur est tant soit peu repréhensible ? Personne ne la veut plus entendre, chacun voulant être flatté en ses défauts. L’Apôtre poursuit en disant que la Charité endure tout, croit tout, et espère tout ; pour montrer que l’Amour de Dieu donne telle force qu’on endure toute sorte de maux pour lui. C’est cet Amour qui donnait la force à saint LAURENT de se moquer de son Tyran au milieu des charbons ardents qui rôtissaient son corps, et qui a donné à tous les Martyrs de mourir volontiers pour Jésus Christ et endurer pour son Nom toutes sortes de tourments avec joie ; le même amour croit ce qui est véritable et sans contradictions, espère en toutes les promesses de Dieu sans aucune crainte ni manque de foi. Qui peut dire avoir cette charité en se entant si faible à endurer, si dur à croire ce qui est contraire à nos sentiments, si peu ferme en l’espérance des promesses de Dieu que tous nos soucis ne travaillent qu’aux biens de cette vie, quoiqu’il nous ait promis qu’en cherchant le Royaume des Cieux le reste nous sera donné ? L’Apôtre poursuit en disant que la Charité jamais ne déchoit, encore que les Prophéties seraient abolies et que les langues cesseraient, et que la science serait anéantie ; c’est à dire, que ceux qui sont en l’Amour de Dieu ne défaillent nullement quand tout le Monde se renverserait ; ils demeurent constamment unis à lui ; et s’il n’y avait ni science ni Prophétie, Dieu leur enseigne assez intérieurement pour régler toutes leurs actions, étant en cet Amour inébranlables contre tous évènements. Qui sent cette fermeté en Dieu ? Qui ne tombe souvent en sa faiblesse, ayant besoin de secours humain ? Qui ne court aux sciences des hommes pour être soutenu ? Qui ne s’informe des Prophéties pour être assuré de l’avenir ? Toutes ces choses sont des preuves qu’on n’est point dans la Charité, parce que la Charité ne cherche que Dieu, avec qui elle est pleinement enseignée et rassasiée ; bien que toutes les autres choses périraient, elle ne déchoit jamais.

16. Qu’un chacun considère s’il a la Charité par toutes les marques que l’Apôtre a laissées par écrit, et si ce n’est grand mensonge et tromperie de dire qu’on a la Charité lorsqu’on n’a point une seule qualité par lui notée. Et avec cela espérer le salut ! L’Écriture peut-elle errer ? L’Apôtre peut-il mentir ; ou Jésus Christ peut-il changer ? Nullement ; mais nous sommes dans ces ténèbres que le diable a épars par tout le monde afin de rendre un chacun insensible à son salut, croyant d’entrer en Paradis sans Charité, sinon celle qu’un chacun se forge à sa mode. L’un croira d’avoir la Charité parce qu’il donne quelques deniers aux pauvres ; l’autre, parce qu’il ne fait tort à personne ; l’autre, parce qu’il n’a le désir d’offenser Dieu ; et si l’on examinait bien le fond de ces aumônes, l’on trouverait souvent qu’il n’y a autre chose qu’une tendresse naturelle ou, qui pis est, le désir d’être tenu pour charitable, même quelquefois pour plus librement demeurer en ses péchés, croyant avoir satisfait à Dieu en donnant pour iceux quelque peu aux pauvres ; et si l’on ne fait tort à personne, c’est souvent pour demeurer en réputation de gens de bien, ou de crainte qu’on ne pourrait être sauvé avec le bien d’autrui ou, qui pire est, crainte que les hommes ne le découvrissent et les tiendraient pour larrons ou frauduleux. Et si l’on pénétrait bien d’où vient ce désir de ne point offenser Dieu, l’on ne trouverait autre cause sinon la crainte d’être damné, et rien d’autre.

17. Toutes ces choses n’ont nulle ressemblance de charité, mais sont toutes amours propres, indignes d’une âme Chrétienne, voire de porter le nom de Chrétien, puisqu’on n’en a nuls effets ; et celui qui est dans la véritable vérité ne peut remarquer un seul grain du Christianisme dans la vie des hommes d’aujourd’hui, non plus qu’on ne saurait remarquer une goutte d’eau douce qui serait tombée dans la mer ; ce grand Océan l’ayant toute engloutie et changée en sa substance, elle serait autant salée que le reste de l’eau de la Mer, en telle sorte que personne ne la pourrait plus discerner pour eau douce, quoiqu’elle le soit en sa propre substance. Tout de même un Chrétien d’à présent est tellement englouti dans les eaux fades des désirs terrestres qu’il n’y a plus à remarquer aucune qualité de Chrétiens ; je dis, par ceux qui sont dans la vraie vérité ; car ceux qui prêchent que presque tous les Chrétiens d’aujourd’hui seront sauvés sont dans la fausse vérité : à cause qu’il est véritable que tous les Chrétiens seront sauvés ; mais ils ne discernent point qu’il n’y a nuls Chrétiens sinon ceux qui suivent par effet la doctrine Évangélique, qui est la seule Église salutaire. C’est donc une vérité que tous Chrétiens seront sauvés ; mais cette vérité est fausse au regard de ceux qui croient être Chrétiens moyennant être baptisés et faire extérieurement ce que les hommes d’aujourd’hui appellent signe de Chrétien, savoir d’aller à l’Église, être baptisé, se confesser et communier, en omettant de déclarer qu’il faut, pour être Chrétien, maintenir les vœux et serments qu’on a faits à Dieu au Baptême, qui est de renoncer au diable, au Monde, et à ses pompes, et qu’il faut aimer effectivement Dieu de tout son cœur, de toute son âme, et de toutes ses forces.

18. Car quel besoin a Dieu de nos paroles ou de nos cérémonies extérieures lorsqu’elles ne sont pas le véritable témoignage de l’amour, du service et respect que nous lui portons au fond de nos âmes ? Car si nous sommes baptisés extérieurement, et qu’en effet nous ne soyons pas les vrais serviteurs et disciples de Jésus Christ, notre baptême ne fera rien que servir d’une plus grande condamnation ; tout de même que si un homme se revêtait de la livrée d’un Prince pour aller plus librement voler dans les bois ; car après que nous sommes enrôlés au bercail de Jésus Christ par le Baptême, et que nous suivons le monde, le diable et la chair, nous ne sommes point au service de Jésus Christ, mais lui faussons la promesse faite en notre Baptême, et devenons voleurs et brigands, quoique couverts et revêtus de sa livrée ; et nos allées aux Églises ne sont que des vraies hypocrisies si ces lieux ne nous servent de moyens pour mieux prier et adorer Dieu qu’en autre place. C’est l’adoration intérieure qui compose la vraie Église ; et si les Temples matériels nous servent de plus grand recueillement pour prier et adorer, c’est très bien fait de s’y transporter ; mais de croire que Dieu est servi de nos promenades et de nos paroles extérieures seulement, c’est une grande tromperie : comme aussi croire que nous aurons pardon de nos péchés par la Confession extérieure lorsque nos cœurs ne sont pas convertis à pénitence d’une vraie Contrition. Les paroles d’accusation de nos péchés ne serviront non plus que le récit d’une histoire, si véritablement notre cœur n’a horreur de ses péchés pour les corriger ; et la Communion extérieure n’apporte point d’union ou de communication avec Dieu si notre âme ne se communique à lui et notre volonté ne s’unit à la sienne ; parce que toutes ces choses extérieures ne sont rien sinon les témoignages de ce qui se passe à l’intérieur des âmes ; ou autrement, ce n’est que fausseté et hypocrisie, que Dieu condamnera ; car par nos paroles nous seront jugés et par nos œuvres nous serons condamnés.

19. Les paroles saintes sans la sainteté du cœur sont des mensonges ; et les actions pieuses extérieures sans la piété intérieure causeront plus grande condamnation ; pour cela les Turcs et Païens seront traités plus doucement que les Chrétiens, qui par effet ne suivent pas la doctrine de Jésus Christ ; car à celui qui a beaucoup reçu, beaucoup lui sera redemandé.

20. Voilà, M., les sentiments que Dieu me donne. Faites-en bien votre profit, et ne suivez pas la commune erreur de ceux de votre profession, qui appuient le salut des âmes sur des cérémonies extérieures ; mais attachez-vous à la solide vertu de Justice, Vérité, et Bonté, qui doit résider au fond de nos âmes, selon quoi un chacun sera jugé, et non selon ce qu’il aura dit et fait extérieurement ; car Dieu est Esprit et nous jugera en esprit et en vérité, et point selon les paroles et le sentiment des hommes, qui ne sont pas établis juges sur l’un l’autre pour le regard de leur salut. Un chacun aura assez à faire à se sauver soi-même. Il n’y a que Jésus Christ qui est notre Sauveur, et nous sauvera en suivant sa doctrine, non pas en suivant la doctrine des hommes impuissants, qui ne peuvent rien donner que des satisfactions en cette vie et rien pour l’Éternité ; c’est pourquoi il est écrit : Malheur à l’homme qui a mis sa confiance en l’homme. Allons au vrai Sauveur, en découvrant la tromperie des hommes. Attachons-nous à Dieu seul, puisque tout ce qu’il y a maintenant de plus saint dans le monde est corrompu. Je prie Dieu qu’il vous fasse voir clairement cette vérité, afin que ne soyez pas séduit par fausses apparences, mais que puissiez embrasser la droite vérité. Ce que souhaite celle qui se dit,

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

De Gand le 15 Dé-

cembre 1665.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

XII. LETTRE.

 

Que le S. Esprit opère encore à présent dans les âmes.

 

À un Professeur en Théologie de la Religion Reformée sur divers points touchant les sentiments qu’il possédait en matière de Théologie, disant que le St Esprit n’opère plus maintenant dans les âmes ainsi qu’il fit du temps des Apôtres, avec beaucoup d’autres propositions non fondées. Sur quoi lui est pertinemment répondu et déclaré beaucoup de belles vérités, inouïes (touchant la Foi : La croyance persuasive et spéculative en J.C. ; L’abus qu’on fait de ses Mérites et de sa Satisfaction ; La sagesse humaine et littérale : La connaissance de Dieu vraie et la fausse par la raison corrompue : La Communication du S. Esprit : Notre impuissance à bien faire : Pourquoi J.C. est venu en terre : Les moyens de salut : La charité : La prière : La Pénitence, le culte extérieur, et autres), auxquelles ils ne voulait presser d’audience verbalement, les méprisant comme venant d’une fille sans étude.

 

 

MONSIEUR,

 

1. Je crois que par la Conférence qu’avons eue hier par ensemble, vous avez bien aperçu que nos sentiments sont directement opposés les uns aux autres. Car vous dites de ne pas croire que le Saint Esprit opère maintenant dans les âmes ainsi qu’il fit au temps des Apôtres ; et moi j’expérimente en mon âme toutes les semblables opérations, et je suis mue comme ils ont été de tout abandonner, biens, parents, richesses, honneurs et plaisirs, voire moi-même pour suivre Jésus Christ. Ce ne peut être la chair et le sang qui m’incitent à cela ; à cause que la chair désire et estime toutes ces choses. Ce ne peut aussi être le diable qui donne de semblables mouvements ; puisque pour l’ordinaire il gagne les âmes à soi par le moyen des plaisirs, richesses et honneurs, et par l’amour de soi-même. Il faut donc de nécessité que ce soit un bon Esprit qui incite à des choses si bonnes ; et n’y ayant rien de bon que Dieu, il faut conclure que c’est son Saint Esprit qui opère encore aujourd’hui dans les âmes ainsi qu’il a fait du temps des Apôtres et des anciens Prophètes. Pourquoi donc, M., voulez-vous borner et limiter l’influence du St Esprit ? Êtes-vous capable de lui donner des lois et de faire qu’il ne se communique plus maintenant avec les âmes pures, comme il a fait du passé ? Dieu n’a ni bornes, ni temps, ni mesure. Il est Éternel en toutes ses œuvres. Il a créé l’homme afin de se communiquer à lui ; ce qu’il fera à toute éternité ; et ne changera ses décrets pour votre croyance ou mécroyance.

2. Si vous ne sentez pas ces opérations du Saint Esprit dans votre âme, c’est peut-être qu’elle est tant remplie de sciences humainement acquises que le St Esprit n’y saurait trouver d’entrée ou de place. S’il est ainsi à votre regard, ne blâmez pourtant ce que ce divin Esprit opère au regard des autres. Il le faudrait plutôt adorer que de faire une idole de votre propre conception, en voulant demeurer fixe à la croyance que le Saint Esprit n’opère plus maintenant dans les âmes ainsi qu’il a fait du passé. Car c’est toujours le même Esprit, égal à soi-même en tout temps et en tout lieu. S’il y a si peu de personnes qui goûtent ses opérations, cela ne vient pas par la stérilité du St Esprit, mais seulement par l’indisposition de nos âmes qui s’éloignent de Dieu par les contentements de cette vie ; les uns prennent plaisir à se voir honorés, les autres à se voir riches, les autres à se croire doctes, et ainsi de tout le reste : un chacun a sa propre idole avec laquelle il rejette le Saint Esprit hors de son âme : car on ne peut servir à deux maîtres. Là où est votre cœur, là est votre trésor.

3. Il ne faut pas s’étonner si une personne qui est attachée à la préoccupation de son esprit dit que « le St Esprit n’opère plus dans les âmes », parce qu’il ne peut voir ni sentir plus avant que son imagination ne lui fournit d’images qu’il se dépeint lui-même dans son entendement ; tout ce qui est au delà lui semble songes ou choses non véritables ; c’est de ceux-là que le Saint Esprit dit : Ils ont des yeux et ne voient point, et des oreilles et n’entendent point ; à cause qu’il est impossible que ceux qui ne comprennent que la terre et le temps entendent les choses de la FOI, qui est une lumière infuse de Dieu dans notre âme, avec laquelle nous concevons les choses éternelles. Cette Foi, étant une qualité divine, ne peut vivre dans une âme qui ne tend qu’aux choses terrestres et temporelles. Or celui qui n’a que des études puisées des livres et des sentiments des autres hommes ne peut jamais comprendre qu’il y a un St Esprit qui dirige les âmes, croyant qu’il n’y a autre direction que celles que les hommes se prescrivent les uns aux autres.

4. Et moi je tiens pour erreurs et séductions tout ce qui sort de l’étude et de la sagesse humaine, à cause que ce qui est seulement naturel est brutal et nullement divin ; car les bêtes ont, comme les hommes, un jugement naturel à proportion, pour régir et gouverner son semblable. Une poule dirige ses poussins avec plus d’adresse que ne font souvent ceux qui se disent Directeurs des âmes ; parce que lorsqu’ils sont seulement guidés de leur propre esprit, ou de ceux de leurs semblables, ils laissent périr leurs disciples par leur propre ignorance, les repaissant de venin au lieu de pain. C’est de là que sont venues tant de Sectes, tant de divisions et diverses Religions ; un chacun ayant voulu enseigner selon sa propre sagesse, ils ont fait autant de schismes et de séparations que d’opinions diverses. Si ces hommes qui se disent Apôtres ou Directeurs des âmes étaient guidés du St Esprit ou par la Foi de Dieu, ils tireraient tout à lui, et n’y aurait plus qu’une foi, un Dieu, et une Église ; mais ils n’ont pu donner aux autres ce qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes ; et n’ayant que des esprits humains, ils ont fait des Églises humaines selon leurs portées, et sont venus si avant que de dire qu’il n’y a plus maintenant de Saint Esprit qui dirige les âmes : comme si Dieu était fini et ses grâces limitées.

5. C’est bien un grand mal de ne pas sentir en leurs âmes l’opération du Saint Esprit ; mais le mal est, sans comparaison, beaucoup pire de croire qu’il n’opère plus aussi dans les autres. C’est un blasphème contre l’Éternité de Dieu, et une forme d’athéisme, de ne pas vouloir connaître de Dieu que celui qu’ils voient et touchent eux-mêmes. Vos discours, M., m’ont fait douter que vous êtes dans de tels sentiments, et que par les mêmes ténèbres vous me voulez faire entendre en la même conférence que votre Église était la meilleure, et qu’on y enseigne à servir Dieu en esprit et vérité. Ce que je ne peux comprendre ; car si vous adoriez Dieu en esprit et vérité, nos sentiments ne seraient pas si différents ; mais nous tomberions d’accord en tout point parce qu’il n’y peut avoir qu’une seule vérité qui procède de Dieu, et toutes les personnes qui cheminent en icelle sont toujours uniformes ; n’y ayant aussi qu’un Esprit saint, il n’y qu’une sainte doctrine ; ce qui n’est pas conforme à icelle ne sont que des erreurs et divisions. Vous tenez votre Église pour la meilleure, et moi je doute si elle n’est pas la plus mauvaise. Pour la bonne et vraie Église de Dieu, je ne la trouve nulle-part que dans les âmes qui sont unies à lui. Cela seul compose la vraie Église, soit qu’elles soient en grand nombre ou en petit. Ces âmes sont l’unique Épouse et le vrai Temple du St Esprit, hors de quoi il n’y a que des Églises civiles et politiques, où les Conducteurs d’icelles s’arrêtent davantage à tirer les âmes à eux qu’à les conduire à la vérité de Dieu. Quoiqu’ils portent le nom de Lieutenants de Dieu, ils ne sont pour l’ordinaire ni de lui envoyés ni de lui enseignés, étant plutôt introduits dans leurs charges par égards humains ou propre intérêt que pour y procurer la gloire de Dieu ; et par ainsi ne peuvent enseigner à le servir en esprit et en vérité sans se condamner eux-mêmes ; puisqu’ils ne veulent connaître ni entendre au St Esprit, comment le pourraient-ils adorer en esprit ? Ils diront plutôt comme ceux de l’Ancien Testament : Nous voulons des Dieux qui marchent devant nous, et que nous voyions et touchions.

6. Car celui qui ne croit pas que le St Esprit opère encore à présent dans les âmes, il ne se disposera à le recevoir, se contentant de dire ce que disiez en la même conférence : que c’est assez de croire en Jésus Christ pour être sauvé : fondant votre dire sur ce passage de l’Écriture qui dit que celui qui croira et sera baptisé sera sauvé. Si ce passage se doit entendre crûment à la lettre, Jésus Christ aurait bien fait des choses inutiles lorsqu’il fut sur la terre. Avait-il besoin de tant prêcher et nous enseigner tant de choses diverses ? Puisque cette seule croyance suffit, pourquoi enseigner superfluement et dire qu’il faut prendre notre croix, renoncer à nous-mêmes, quitter tout pour le suivre ; qu’il faut être doux et débonnaire, choisir la dernière place, avec mille autres choses qu’il nous a enseignées de fait et de paroles ? S’il suffit de croire et être baptisé pour être sauvé, à quoi bon nous enseigner tant de choses diverses ? Il devait plutôt toujours réitérer qu’il ne faut que croire et être baptisé pour être sauvé. Tout le reste aurait été paroles oiseuses. Ce qui ne se peut dire de Jésus Christ, qui nous a dit qu’il faudra rendre compte d’une parole oiseuse. En aurait-il lui-même prononcé un si grand nombre, et aussi les Apôtres, qui ne font que prêcher et admonester leurs disciples d’être sobres et de veiller, et prier, d’aimer fraternité, prévenir l’un l’autre par honneur, et tant d’autres choses qui eussent été superflues si en cas il suffisait de croire et être baptisé pour être sauvé ? Tous leurs disciples croyaient en Jésus Christ, étaient baptisés ou d’eau ou de désirs : pourquoi les surcharger après cette foi et baptême de tant de lois et de préceptes ? Ces Apôtres eussent bien été des ignorants au regard des Docteurs de maintenant, qui trouvent une voie de salut si facile, où tous les bons et les méchants peuvent être sauvés sans peine ; car les bons et les méchants Chrétiens croient en Jésus Christ, et sont aussi baptisés.

7. Certes, M., ce sentiment ouvre la porte à toute sorte d’abominations, et s’oppose directement à la doctrine de Jésus Christ et des Apôtres. Car St Paul assure qu’on ne peut être sauvé sans la Charité, encore bien même qu’on ferait toute sorte de bonnes œuvres : et vous voulez faire croire qu’on sera sauvé moyennant croire en Jésus Christ ! Je frémis en mon âme en profondant le dommage que peut faire aux âmes un tel sentiment, et plains avec grand deuil toutes celles qui le suivent, pour le grand péril où elles sont exposées en de si épaisses ténèbres. J’ai bien plus de sujet de plaindre leurs malheurs que vous n’avez de douter que je n’ai pas le St Esprit : parce que votre croyance avec celle de tous les hommes ne peut blesser mon âme ; mais ceux qui croient qu’il leur suffit de croire en Jésus Christ pour être sauvés sont en péril de leur damnation, selon le dire de l’Apôtre, que la Charité est précisément nécessaire à notre salut.

8. Si vous alléguez que vous supposez qu’on a la Charité avec cette croyance en Jésus Christ, c’est une fausse supposition ; vu que nous voyons par effet la Charité refroidie dans les cœurs de ceux qui disent de croire en Jésus Christ, lequel nous a bien souvent admonestés de nous donner de garde et ne nous pas laisser séduire. Nous sommes véritablement arrivés en ce temps dangereux qu’il nous a prédit, puisque ceux qu’on prendrait pour les plus gens de bien ont des doctrines qui flattent ainsi les oreilles pour nous perdre. Je prie que Dieu vienne apporter le glaive et qu’il rompe cette pernicieuse paix de ceux qui se promettent le salut assuré moyennant croire en Jésus Christ ; car c’est une paix fausse que Dieu n’a pas portée sur la terre. Il faut que ce sentiment soit tiré de l’imagination des hommes ou puisé dans l’Enfer ; car l’imagination de l’homme ne travaille que pour trouver une vie plaisante et aisée en ce monde, et des raisons et arguments pour se promettre le salut sans peine.

9. Cette doctrine d’assurer son salut sur la croyance que Jésus Christ a tout satisfait pour nous est un chemin bien large pour arriver en Paradis légèrement, et que grand nombre suivent volontiers ; car je crois que le plus méchant homme du Monde embrassera volontiers cette croyance, puisqu’avec icelle il peut être sauvé avec toutes ses méchancetés. Je ne me saurais persuader que nuls gens de bien se peuvent contenter de cette doctrine, quoique vous, M., la prêchiez, avec vos semblables : parce que la conscience dicte que Dieu est véritable et qu’il nous a enseigné par Jésus Christ et ses Apôtres que le chemin du Ciel est étroit et que peu marchent par icelui, et que le même Jésus Christ a dit qu’il est la voie, qu’il faut prendre sa croix et le suivre, qu’un riche entrera docilement au Royaume des Cieux ; et quand il déclare quelles âmes seront bienheureuses, il dit que ce seront celles qui sont pauvres d’esprit, les débonnaires, les pacifiques, ceux qui ont faim et soif de la Justice, ceux qui pleurent, ceux qui sont persécutés, etc. Il ne parle pas de ceux qui croiront que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, parce que cette croyance n’est qu’une foi humaine, qui ne peut jamais opérer notre salut ; il faut la foi divine pour être sauvé, sans laquelle personne ne l’a pu être depuis le commencement du Monde, et ne le sera jusques à sa fin. C’est par la foi que tous les Prophètes et les Patriarches, les Apôtres, et tous les autres Chrétiens, ont été et seront sauvés.

10. Vous ne pouvez, M., rejeter cette vérité éternelle. Vous confesserez assurément que c’est par la foi qu’il faut être sauvé. Mais je ne crois que vous ayez encore pénétré ce que c’est de la Foi divine, et que vous prenez pour Foi quelques croyances humaines, ainsi que font aussi les autres Religionnaires. Un chacun tient pour soi les choses qu’il s’est imaginé être vérité. L’un dit : « C’est ma Foi qu’il faut être baptisé pour être sauvé » ; l’autre dit que « c’est de ma Foi qu’il faut faire des bonnes œuvres pour mériter le salut » ; l’autre au contraire tient pour sa Foi que « les Mérites seuls de Jésus Christ nous sauveront » : ainsi de plusieurs autres sentiments : un chacun tient pour Foi ce qu’il s’est proposé de croire, et marche ferme là dessus comme sur la Foi divine, et ainsi l’on est trompé, et l’on trompe les autres sans se donner de garde. Un aveugle mène l’autre, et tombent tous deux dans la fosse. La croyance qu’on a sucée de quelque Auteur ou prédécesseur est dilatée aux coadjuteurs, et descend aux successeurs, et par ainsi sont enivrés tous les hommes de la Foi et des croyances de leurs semblables, croyant avoir la vraie Foi, qui seule peut sauver, pendant qu’ils n’ont rien qu’une foi humaine, inspirée par les hommes.

11. Vous dites peut-être, M., que votre foi n’est pas inspirée par les hommes, mais que vous la tirez de l’Écriture sainte ; et j’entends de toutes les autres Religions qu’ils disent la même chose ; car la vérité est que toutes telles Sectes ou Religions que ce soit ont tiré quelque chose de ladite Écriture, et par conséquent ont toutes quelque chose de bon en leur croyance. Ceux qui disent qu’il faut être baptisé pour être sauvé se fondent sur ce que Jésus Christ a dit : Qui croira et sera baptisé sera sauvé ; ils laissent la croyance en arrière lorsqu’ils baptisent des enfants sans jugement, incapables d’avoir la foi, et mettent le salut sur le Baptême seul. Les autres au contraire le mettent sur la croyance seule, disant que moyennant de croire que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, qu’ils seront assurément sauvés, encore qu’ils ne feraient autre chose, puisqu’ils se tiennent incapables de faire aucuns biens. Les autres se fondent sur l’Écriture qui dit : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous, et font pénitence pour ne pas périr et mériter le Paradis. Ainsi de tous les autres. Un chacun a tiré quelque passage de l’Écriture pour appuyer sa Religion ou son opinion. Mais tout cela ne fait qu’une confusion semblable à celle qui arriva au bâtiment de la tour de Babel, laquelle fut mise à néant par la confusion des diversités de langages ; et sitôt que les ouvriers ne s’entendirent plus les uns les autres, tout fut renversé. Ce que j’espère qui arrivera aussi en notre temps, puisque le mal est venu si avant qu’on ne sait plus où trouver la vérité. Un chacun dit : « Ma croyance est fondée sur la Ste Écriture, pendant que l’on voit tout en division et confusion, sans se savoir entendre l’un l’autre. Le sens de l’Écriture ne peut être confus ni divisé. La vérité ne se peut contredire soi-même. Si l’on entendait le vrai sens de l’Écriture, il n’y aurait plus qu’un Dieu, qu’une loi et une vraie Église ; mais à cause qu’un chacun prend le sens de ladite Écriture pour seconder ses sentiments, personne n’en découvre le véritable sens. Ce qu’on ne peut aussi faire par esprit humain, à cause qu’il faut que le même Esprit qui les a dictées en donne l’intelligence ; puisqu’une Foi humaine ne saurait rien comprendre des choses divines ; elle est limitée aux choses créées, et ne peut comprendre les divines et incréées. En sorte que tout ce que l’homme comprend par son seul entendement humain n’est que fable et confusion au regard des choses éternelles. Cependant il se trouve des hommes si abusés qui disent de ne connaître autre Dieu que celui qu’ils peuvent comprendre par leurs raisons et entendements humains, et qu’ils ne connaissent d’autre St Esprit que celui qu’ils voient et touchent. En suite de quoi vous me dites, M., qu’encore bien que vous verriez une personne ressusciter les morts, vous ne la croiriez pas, ne fût qu’elle serait conforme en tout à l’Écriture.

12. Néanmoins vous ne connaissez ni St Esprit ni vrai sens de l’Écriture. Comment la pouvez-vous connaître si vous n’avez pas la pierre de touche qui discerne le vrai Or de la Charité en arrière du faux de la vertu apparente ? Vous dites que ladite Ste Écriture est la vraie pierre de touche qui peut discerner le St Esprit. Ce que j’avoue et affirme moi-même ; car le St Esprit n’est pas divisé ni contraire à soi-même. Il faut de nécessité que l’âme qui en est possédée contienne en soi le vrai sens de l’Écriture. Toutefois je ne suis pas persuadée de croire que vous avez cette pierre de touche. Je sais bien que vous êtes vieilli en la lecture de cette lettre, et que vous tenez encore la Bible dans vos mains et votre esprit. Mais l’encre et le papier n’est qu’un corps mort. C’est l’Esprit qui vivifie ; et comment pouvez-vous être vivifié par le St Esprit, puisque vous ne croyez pas qu’il opère encore dans les âmes maintenant, ainsi qu’il faisait du passé ? Si cette divine lumière n’entre plus dans votre âme, il faut qu’elle demeure en ténèbres ; car il n’y a que le St Esprit qui peut donner l’intelligence de l’Écriture Ste : sans icelui vous ne pouvez dire d’avoir la pierre de touche, la lettre n’étant qu’un gros caillou qui ne discerne rien ; au contraire, la lettre appesantit l’âme à la recherche du vrai sens : car ceux qui sont versés dans ladite Écriture croient d’avoir accompli le service de Dieu ; en sorte que cette lettre en a tué plusieurs qui sont demeurés attachés à icelle sans jamais arriver au sens. Ce sont des âmes qui apprennent toujours et ne viennent jamais à la connaissance de la vérité. C’est par là que plusieurs seront trompés et se trouveront à la mort avec les mains vides ; car il ne servira de rien devant Dieu de savoir toute la Bible par cœur et en citer tous les chapitres et versets si nous n’avons conformé notre vie au sens de cette doctrine : au contraire le trop de savoir nous condamnera : parce que celui qui a connu la Volonté de son maître et ne l’a pas faite sera battu de beaucoup de coups.

13. C’est pourquoi je m’étonne grandement comment vous me voulez forcer à lire cette Écriture sur le papier, puisque Dieu a engravé le sens d’icelle dans la moelle de mes os. Il est imprimé dans mon âme, et vous me le voulez faire chercher dans des livres ! Je ne peux croire que ce soit l’affection que vous avez pour ma perfection qui vous meuve à me persuader cette lecture. Je crains plutôt que c’est le désir qu’avez de me surprendre par cette lettre, en croyant d’y être mieux versé que moi pour me convaincre. Mais il est fort à craindre que vous vous trouveriez trompé en cela, à cause que la divine sapience porte en soi une divine sagesse qui pénètre quelquefois les plus secrètes pensées des cœurs. Elle vous rendrait peut-être confus au premier coup d’essai par les termes même de l’Écriture ; car celui qui ne sait rien que les paroles n’est non plus sage qu’un Papegai qui prononce ce qu’on lui a appris, et est au bout de sa leçon et de sa sagesse lorsqu’on lui parle de ce qu’il n’a pas appris dans son texte.

14. Voilà, M., le poids et la mesure de la sagesse humaine qui est toujours limitée à ce qu’elle a appris des autres hommes ses semblables, ou dans les lettres imprimées sur le papier. Pour cela voit-on ordinairement ces Docteurs d’École se tenir fixes à leur texte sans en vouloir sortir pour donner lieu aux autres propositions qu’on leur veut faire ; à cause que s’ils sortaient hors des choses qu’ils ont étudiées, ils seraient au bout de leur sagesse. Ce qui diffère bien de la sapience du St Esprit, qui est une fontaine claire d’eau saillante à vie éternelle, où plus l’on puise, plus cette science est claire. Il ne faut pas qu’une âme qui en est possédée aille feuilleter ses livres pour décider les plus hautes questions de la vraie Théologie, car elle les trouve toutes prêtes dans son intelligence, qui est un des dons que le St Esprit porte toujours avec soi. Mais les hommes qui ne sont pas possédés de cet Esprit saint se voudraient bien faire ses Maîtres et ses Pédagogues, et apprendre aux âmes dans lesquelles il préside les doctrines frivoleuses qu’ils ont apprises aux écoles ; et cela est si absolu dans leurs entendements qu’ils rejettent absolument tout ce qui ne se conforme pas à leur savoir, ne donnent pas seulement lieu pour l’entendre, mais le rejettent par impertinence : et lorsqu’ils sont convaincus par la vérité, ils tâchent de l’étouffer ou de la blâmer, du moins d’empêcher que les autres ne la reçoivent point, sachant bien que si la vérité de Dieu était connue, elle renverserait toutes les sagesses des hommes. Pour cela, ces sages ne peuvent souffrir cette vérité qui les reprend. Ils ne peuvent changer la vérité quoiqu’ils disent ou fassent ; mais tâchent à l’obscurcir par des calomnies et mépris ; et sitôt que la vérité ne veut pas plier au gré de leurs sentiments, ils en font des mépris, afin de la décréditer ou par leur malice ou par leur ignorance. Ceux qui ne connaissent pas le St Esprit et la vérité de Dieu, ils l’aboient par des calomnies et la mordent par des persécutions, comme font les chiens avec les personnes qu’ils ne connaissent pas.

15. Il semble, M., que vous avez presque fait le semblable en notre conférence ; car sitôt qu’avez aperçu que je résistais à vos sentiments, vous avez commencé à me charger de calomnies, disant que je rejetais l’Écriture Ste, que je portais de trop hautes pensées de moi-même, et que je jugeais les autres, alléguant pour raison de science qu’il fallait lire l’Écriture Ste, à cause qu’elle est la pierre de touche pour savoir si l’on est possédé du St Esprit ; et qu’Élie avait manqué en pensant qu’il était resté seul prophète ; et, en troisième lieu, qu’il ne faut jamais juger, parce que l’Écriture dit : Ne jugez point, et vous ne serez pas jugés. Toutes ces choses en apparence sont bonnes et bien raisonnées ; mais il faut venir au fait et prendre le vrai sens des paroles.

16. Vous dites qu’il ne faut pas juger, et le St Esprit dit qu’il faut juger d’un droit jugement. Comment accordera-t-on ces deux textes, de ne point juger et aussi de juger ? Car de juger d’un droit jugement et juger témérairement, l’un et l’autre est juger. Comment prendra-t-on à la lettre qu’il ne faut pas juger, puisque la même Écriture dit qu’il faut juger d’un droit jugement ? Elle ne peut défendre absolument de ne pas juger, comme vous le voulez prendre, puisqu’elle commande de juger d’un droit jugement. Ne vous semble-t-il pas, M., qu’elle veut commander de juger le bien pour bien et le mal pour mal, et qu’il ne faut jamais être si stupide que de prendre le mal pour le bien à l’aveugle, parce qu’un Prédicateur le dit ou quelqu’autre personne ? Qu’il faut toujours discerner et juger d’un droit jugement si ce qu’on nous persuade est bon ou mauvais ? Et quand l’Écriture dit au contraire : Ne jugez point et vous ne serez pas jugés, ne veut-elle pas défendre de juger témérairement des faits d’autrui, et menacer si nous jugeons de ce que ne connaissons, que Dieu nous jugera et condamnera, à cause que nous jugeons de ce qui ne nous appartient pas ? C’est Dieu seul qui juge en équité, qui sonde les cœurs et examine les consciences. Les hommes jugent et condamnent tout ce qui n’est correspondant à leurs désirs. Ne faut-il pas que de semblables soient condamnés, et non pas ceux qui jugent d’un droit jugement, vu que ceux-là sont dans la vérité de Dieu et discernent le vrai d’avec le faux ?

17. Vous me blâmez, M., de ce que je dis QU’IL N’Y À PLUS DE VRAIS CHRÉTIENS : et c’est une vérité éternelle qu’il faut avoir l’Esprit de Christ pour être vrais Chrétiens ; car ce n’est pas assez d’être fils de charpentier pour être charpentier : il faut savoir charpenter soi-même avant que d’être à juste titre appelé charpentier : ce n’est pas assez que son père l’ait été, s’il n’apprend lui-même le mestier et ne l’exerce : de même en est-il de ceux qui se disent Enfants de Dieu ou Disciples de Jésus Christ ; ils ne peuvent être vrais Chrétiens s’ils n’apprennent à imiter Jésus Christ. Or où sont-ils, M., aujourd’hui, les Chrétiens qui aiment la pauvreté et méprisent les honneurs et richesses du Monde ? Où sont-ils ceux qui, pouvant être honorés, choisiront d’être méprisés ? Ou sont-ils ceux qui souffriraient volontiers peines, travaux, mépris et confusions, voire la mort pour le salut de leurs prochains ? Cependant tant de personnes se disent Chrétiennes et portent le titre de Disciples de Jésus Christ, quoiqu’ils n’aient pas encore su souffrir la moindre persécution pour la justice. Je vois ces vérités si clair que le soleil en plein midi ; et parce que je dis d’un droit jugement qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens, vous me condamnez, M., comme si iniquement je jugeais tout le Monde ; et vous ne vous condamnez pas vous-même de la faute que vous faites à juger témérairement que je m’estime moi-même. Si je vous dis vérité, vous ne me croyez pas, mais cherchez hors d’icelle à me calomnier, ainsi que faisaient les Pharisiens du temps de Jésus Christ, lui demandant ce qu’il jugeait de soi-même et qu’il se voulait faire Fils de Dieu ? Ils ne pouvaient résister à la vérité qu’ils entendaient de lui, mais ils tâchaient à le charger et le calomnier ; tout de même que font les sages de maintenant : sitôt qu’ils entendent la vérité qui les reprend, ils chargent et calomnient celui qui leur dit ; parce qu’ils ne peuvent changer la vérité, ils s’attaquent à l’instrument d’où elle sort.

18. C’est pourquoi aussitôt que je déclare ouvertement que je n’étais pas dans vos sentiments, vous commencez à me charger de crimes d’estime de moi-même et de mépris de mon prochain, de rejettement de la Ste Écriture, et enfin d’erreur et de danger du salut de mon âme. C’est la pratique de la femme de Putiphar : lorsqu’elle ne sut pas induire le chaste Joseph à satisfaire à ses désirs, elle l’accusa d’impudicité, disant qu’il l’avait sollicitée au mal, duquel elle était elle-même coupable. Ne pourrais-je pas, M., appliquer cette histoire à notre conférence, puisqu’en icelle vous me sollicitez d’abord à croire que votre Église était toute la meilleure ; et puis vous me pressés fortement à lire l’Écriture ; de là à soumettre mon esprit et le laisser éprouver par votre doctrine. À tout quoi je me suis formellement opposée. Ce que voyant, vous vous êtes jeté sur les mépris et douté que ma conduite était mauvaise. Et moi j’ai eu le même sentiment pour votre égard ; car entendant que vous ne connaissez plus de St Esprit qui opère dans les âmes, j’ai douté si vous n’êtes pas Athée ; puisque Dieu est pur esprit et que vous n’en voulez connaître d’autre que celui que voyez et entendez par votre raison. J’ai aussi douté que vous auriez bien la condamnation en condamnant mon esprit d’erreur lorsque ne le connaissez nullement ; et il m’a semblé que le jugement que vous faites que je condamne les autres vous serait mieux appliqué qu’à moi, puisque vous me jugez par votre propre esprit, et moi je ne juge les autres que par la lumière du St Esprit et n’oserais avancer la moindre chose de moi-même.

19. Voilà ainsi que nous avons eu tous deux des bas sentiments l’un de l’autre. Pour ce qui regarde ma personne, je ne me soucie nullement des jugements des hommes ; et je ne cherche leurs biens, ni leurs honneurs et plaisirs, non plus que leurs approbations. J’ai renoncé à tout cela pour trouver un Dieu qui me jugera en équité, et ayant trouvé ce que j’ai cherché, je ne désire maintenant plus rien, me sentant rassasiée du tout. En sorte que si les hommes me louent ou méprisent, cela m’est la même chose pour mon regard. J’ai seulement pitié de voir ces calomniateurs aimer plus leurs ténèbres que la lumière ; à cause que Jésus Christ a dit que c’est leur condamnation lorsque la lumière est née dans les ténèbres et qu’ils ne la veulent connaître.

20. Vous croyez peut-être, M., que vous êtes bien clairvoyant, et moi je crois que vous êtes en aussi périlleux aveuglement que je ne vis jamais personne, et un de ceux-là de qui Jésus Christ dit : Si vous étiez aveugle, vous verriez clair ; mais parce que vous dites que vous voyez clair, vous êtes aveugle. Il faut qu’on vous cède que vous êtes clairvoyant dans les sciences humainement acquises, pour cela croyez-vous de voir ; mais vous êtes aveugle des yeux de la Foi ; car vous ne la connaissez pas seulement et ne savez qui elle est, à cause qu’elle est invisible, comme est aussi Dieu. Si vous connaissiez cela, vous seriez clairvoyant ; mais à cause que croyez de voir clair en la raison, vous êtes aveugle d’un aveuglement presque incurable ; d’autant que ce qu’on voit seulement par la raison ne peut être qu’une chose corporelle et limitée. Or Dieu, étant un esprit infini et incompréhensible, ne peut jamais être compris par une raison finie ; et il ne serait pas Dieu s’il pouvait être compris en notre raison ; et celui qui ne connaît pas d’autre Dieu que celui qu’il peut comprendre avec sa raison, il est un parfait Athée, parce qu’il ne connaît pas de Dieu ; à cause que tout ce qui est compréhensible ne peut être Dieu ; parce qu’il faut par bonne philosophie que la chose comprise soit toujours moindre que ce qui la comprend ; un grand globe ne peut être compris dans le petit pertuis d’une aiguille, parce qu’il n’y a de suffisante proportion ou qualité pour le contenir. Il est sans comparaison beaucoup plus impossible qu’une petite raison humaine, qui est créée et finie, puisse connaître un Dieu Éternel, Incréé, et Infini, qui contient toutes choses, et partant est au-dessus de toute conception.

21. En suite de cette vérité, que peut-on dire des personnes qui ne connaissent pas d’autre Dieu que celui qu’elles peuvent connaître par leurs raisons ? Ne faut-il pas juger d’un droit jugement qu’elles ont perdu la Foi Divine et sont tombées, de l’état divin où Dieu les avait créées, dans un état naturel et brutal ? Car celui qui n’a rien au dessus de la raison n’a rien davantage qu’une bête ; vu que les bêtes ont de la raison, chacune selon leur nature, et comprennent avec icelle ce qui leur est bon ou mauvais. N’est-il pas triste, M., d’entendre aujourd’hui des Chrétiens qu’ils ne connaissent pas d’autre Dieu que celui qu’ils peuvent comprendre avec la raison ; et aussi que le St Esprit a seulement opéré dans les âmes à la Pentecôte, et qu’il ne le fait plus à présent ? Il vaudrait mieux que semblables personnes fussent demeurées païennes que de porter le nom de Chrétiennes en possédant de semblables sentiments ; car la foi des Païens les condamnera au jour du jugement ; plusieurs d’iceux adorent un Dieu à eux inconnu, qui est au-dessus de la nature, et voient par ses œuvres qu’il est incompréhensible à la raison humaine ; où ces Chrétiens sont tellement abrutis à la terre qu’ils ne veulent connaître autre chose que ce qui leur est connu par la raison. Ils méprisent la Foi et le St Esprit parce que ce sont deux choses incompréhensibles à leurs raisons.

22. Car la Foi est une lumière divine que Dieu infuse en notre âme : avec laquelle nous pouvons comprendre les choses divines et éternelles. Ce n’est pas une qualité naturelle, comme est notre raison, mais une qualité divine qui procède de Dieu, et est pour cela capable de comprendre les choses éternelles surpassant la raison ; et si l’homme ne portait pas en soi cette qualité divine, il ne serait rien davantage qu’une bête. Ceux qui ont philosophé sur la nature de l’homme l’ont appelé un animal raisonnable, à cause qu’il n’y a autre distinction de l’homme naturel à la bête, sinon ce qu’il a une raison plus parfaite qu’une bête. En ce point il surpasse plusieurs autres sortes d’animaux, d’autant que sa raison a plus d’accomplissement que la raison des brutes. Mais quoique cette raison soit plus accomplie, elle n’est rien autre chose qu’une créature, comme est aussi la mémoire et l’entendement, ou bien le corps et l’âme ; toutes ces créatures sont frêles et finies, qui n’ont en elles rien de ferme ou d’éternel ; car prenez la raison même, qui en soi est la plus noble créature qui est en l’homme, elle est si fragile qu’il ne faut qu’un intempérament d’humeur pour la perdre. Un petit catarrhe tombant sur le cerveau renverse toute cette raison, une trop forte imagination seulement met cette raison à sa fin.

23. Comment donc veut-on élever cette raison si haut, et dire qu’il n’y a qu’elle qui peut comprendre ce que c’est de Dieu ? La raison est jà perdue lorsqu’on qu’on est arrivé à des sentiments semblables. L’homme perd sa raison par la raison même lorsqu’il veut raisonner qu’on ne peut comprendre les choses éternelles que par la raison. C’est un ordre tout renversé de mettre la raison au dessus de la foi : parce que la Foi est la maîtresse et la Raison la chambrière. La Foi seule peut comprendre les choses divines ; mais la Raison peut servir à les exprimer aux autres, néanmoins ne peut jamais être capable de les comprendre elle-même ; à cause que les choses divines ne se peuvent jamais comprendre que par une qualité divine.

24. Et si l’homme n’était pas orné de cette qualité divine (comme il semble que me voulez faire croire, M., en disant que vous ne croiriez pas ceux qui disent d’entendre des vois intérieures qui leur parlent, si vous n’entendiez de vos oreilles vous-même cette voix), je vous prierais volontiers de ramasser en peu toutes vos études et toute votre raison pour me dire en quoi l’homme peut porter l’IMAGE DE DIEU s’il n’a pas en soi une qualité ou lumière divine qui surpasse la raison naturelle ? Car il ne peut être semblable à Dieu en la raison, vu que c’est une chose qui ne prend commencement que lorsque l’homme est avancé en âge, et cette même raison prend souvent fin en lui lorsqu’il est devenu vieux. Une raison qui est commencée si lentement et finit en si peu de temps ne peut être dite l’Image de Dieu ou sa ressemblance, vu que Dieu n’a jamais eu de commencement et n’aura aussi jamais de fin. Partant, ne me sauriez-vous faire voir que l’homme est l’image de Dieu en sa raison, non plus qu’en son esprit qui est borné à sa jauge et mesure, où Dieu est une Sapience infinie et un Esprit incompréhensible, sans bornes ni mesures, encore moins me sauriez-vous faire voir l’image de Dieu en l’homme par son corps de chair et d’os, à cause que Dieu est un pur esprit divin, qui n’a pas de corps. Cependant vous ne me pouvez nier avec sain jugement que l’homme est l’image de Dieu. Cela étant, pourquoi ne voulez-vous pas croire que l’homme ait en son intérieur une LUMIÈRE DIVINE qui lui fait connaître les choses divines, qui sont au dessus de la nature et de la raison ? Ne pourrai-je pas dire ce qui fut dit à St Paul, à tous ces M. les étudiants : Votre trop de savoir vous a rendu fous ? Parce que par leurs études ils dénient leur propre bonheur, qui doit dériver de cette seule lumière divine que Dieu a infuse dans les âmes des hommes en les créant ; et personne ne peut jamais être sauvé que par icelle. En sorte que ceux qui dénient cette Foi divine, ils dénient leur propre salut, d’où dépend leur bonheur éternel.

25. N’est-il pas triste, M., de vivre à présent dans un siècle si désespéré, où les hommes les plus doctes ne connaissent plus d’autre Dieu que par la raison ? Ils ne sont pas hommes sans cette Lumière Divine. Ils ne sont pas aussi bêtes : puisque cette Divine Lumière illumine tous les hommes naissant. L’on ne les peut appeler de nom propre autrement que des monstres en la nature, car ils ne sont ni hommes ni bêtes ; vu que les bêtes n’ont rien de divin et que ces hommes ont étouffé en eux cette lumière divine pour ne vouloir rien connaître que la raison par leurs arguments, qui ne peuvent être suscités que par le démon, qui, se sentant enragé contre l’homme de ce que Dieu l’a fait une si belle créature, créée à son image et ressemblance, pour les qualités divines qu’il a infuses en son âme, afin de le rendre par icelles capable de l’aimer, se communiquer à lui, et prendre ses délices avec lui ; cet infernal ennemi crevant de rage de se voir frustré des qualités divines, et voyant que tous les hommes en sont ornés à leur naissance, il tâche d’obscurcir en eux cette lumière, et a blessé le cerveau de plusieurs, leur faisant croire qu’il n’y a pas d’autre lumière que la raison : et par là ils se rendent semblables aux bêtes, en croyant néanmoins être les plus sages personnages de ce siècle.

26. Ne voilà pas le règne de l’Antéchrist découvert, puisque les hommes, de leur consentement et libre volonté, nient la Lumière de la Foi pour se croire de n’avoir qu’une Lumière Naturelle, laquelle ils appellent Raison ! en quoi ils s’égalent et se conforment eux-mêmes aux bêtes brutes, en reniant Dieu ; car qui renie sa foi, il renie Dieu ; parce que c’est toute la même chose. La lumière de la Foi dérivant de Dieu, elle est Dieu même. Cette lumière de la Foi qui illumine tous les hommes venant au Monde est maintenant inconnue, principalement parmi les Chrétiens. Nous sommes arrivés en ce temps que le Seigneur doit venir et où l’on peut bien demander : Trouvera-t-il foi en Israël lorsqu’il viendra ? Israël est le peuple de Dieu, ce que les Chrétiens croient d’être. Mais je demanderais volontiers s’il trouvera foi en toute la Chrétienté lorsqu’il viendra ? Il me semble selon la même lumière de ma foi qu’il en trouvera davantage entre les Turcs et Païens que dans ceux qui portent maintenant le nom de Chrétiens, à cause qu’ils ne savent pas seulement ce que c’est la Lumière de la Foi.

27. Ils ne connaissent pas que c’est une qualité divine qui réside dans notre âme, laquelle nous fait connaître les choses éternelles et mésestimer les temporelles. Cette Lumière divine nous fait aimer Dieu ; car un vrai bien est toujours inséparable de l’amour d’icelui. L’on ne peut connaître les biens éternels sans les aimer ; cette connaissance engendre en notre âme la Charité, et cette Charité règle toute notre vie, et donne poids et mesure à toutes nos actions. Voilà ce qu’opère la Lumière de la Foi en nous. Car cette Foi divine est toujours vivante et opérante. Mais les Chrétiens d’aujourd’hui ne sentent pas ces opérations, parce qu’ils n’ont plus de Foi ; d’autant que s’ils avaient la Foi, ils en auraient les œuvres. La foi divine ne peut non plus résider dans une âme sens les œuvres que le Soleil ne peut être sans lumière : pour être la même chose. Connaître Dieu, c’est croire en lui et l’aimer. Tous ces trois mots n’ont qu’une même signification. Personne ne le peut connaître sans l’aimer et croire en lui. La foi contient en soi toutes ces choses, lesquelles lui sont toujours inséparables.

28. Mais le malheur est qu’on ne connaît point la Foi divine et qu’on a donné le nom de Foi à des Croyances humaines. Un personnage que l’on estime très docte m’écrivit un jour qu’il me voulait donner témoignage de sa Foi, laquelle consistait à croire que Jésus christ a porté nos langueurs et a été notre pleige, et a donné sa vie en rançon pour nos dettes ; et, ayant ainsi tout satisfait pour nous, qu’il n’est nul besoin que nous satisfaisons pour une partie. Voilà en quoi consistait la Foi de ce personnage. Et j’en ai entendu plusieurs autres qui disent tous que leur foi consiste en la croyance de quelque chose qu’on leur a proposé de croire. Et vous même, M., m’avez dit qu’il suffit pour être sauvé de croire de cœur en Jésus Christ. Si toutes ces choses sont la Foi, je demanderais volontiers comment peuvent avoir été sauvés Abraham, Isaac et Jacob, et tant d’autres Patriarches, lesquels n’ont jamais eu connaissance de toutes les choses qu’on appelle aujourd’hui FOI, pendant que l’Écriture dit qu’ils ont été sauvés par foi ? Cette foi peut-elle être changée, puisqu’elle procède de Dieu, qui ne change jamais, étant immuable à toute éternité ? Ne voyez-vous pas que les hommes se trompent et qu’ils tiennent une simple croyance humaine pour une Lumière Divine ? Nous croyons toutes ces choses qu’on appelle maintenant Foi comme nous croirions quelque histoire qu’on nous raconte, et nous appuyons là-dessus notre salut comme sur une Foi Divine ; par ainsi nous sommes trompés et trompons aussi les autres.

29. Si vous, M., qui êtes Docteur et Prédicateur, enseignez qu’il ne faut que croire en Jésus Christ pour être sauvé, combien en ferez-vous périr d’âmes qui vous tiennent pour le sel de l’Église et la Lumière d’icelle ? Ne peut-on pas bien dire que c’est à présent que les lumières sont devenues ténèbres ? Peut-être que quelque homme sensuel, ayant envie de vivre selon les sens de la nature, a inventé cette croyance que Jésus Christ a tout satisfait pour nous ; afin de ne se pas trouver obligé de faire pénitence. Il a feuilleté les Écritures pour trouver quelques passages qui favorisassent son relâchement ; et avec la subtilité de son esprit, il les a si bien colorés et arraisonnés qu’il a fait croire aux autres que c’était un Article de Foi de croire que Jésus Christ a tout satisfait pour nous et que, moyennant cela, on sera sauvé. Ce peut avoir été un méchant homme, qui brûle maintenant dans les Enfers, lequel a trouvé cette invention. Et l’on tient ce qu’il a dit pour la Foi qui doit opérer le salut ! L’on a changé les choses divines en des sentiments des hommes, qui nous promettent le salut sans être suffisants de le pouvoir donner à eux-mêmes.

30. Nous sommes bien arrivés en des horribles ténèbres, dont celles d’Égypte n’ont été que les figures ; puisque ceux qui sont appelés les Lumières du Monde, ne connaissent plus la vraie Foi, et ne veulent croire que le St Esprit opère encore dans les âmes. Ils voudraient bien faire Dieu menteur, lequel a promis nous envoyer le St Esprit, qui nous apprendra toute vérité. Ce qui n’a encore été accompli jusques à présent ; car si nous voulons écouter les Apôtres, ils nous disent, depuis avoir reçu le St Esprit à la Pentecôte, qu’ils n’entendent qu’en partie et prophétisent en partie, à cause qu’ils ne vivaient pas en la plénitude du temps, où l’on entendra en pleine perfection. Dieu peut-il manquer en ses promesses ? Ne faut-il pas qu’il donne aux hommes son St Esprit en plénitude et qu’ils aient pleine intelligence des Stes Écritures ? Ce que personne n’a encore entendu en sens parfait, l’aurait-il fait écrire en vain, ou bien pour les Auges ou pour les bêtes ? Ils n’en ont nullement besoin ; pour être les Anges des esprits qui n’ont besoin d’Écriture, non plus que les bêtes pour avoir des intelligences trop grossières. C’est donc seulement pour les hommes que l’Écriture Ste a été composée ; et Dieu ne peut manquer à leur donner la pleine intelligence de ce qu’il a fait pour eux ; parce que tous ses dons sont toujours parfaits et accomplis. Et puisqu’il est véritable que rien de ladite Écriture n’a été encore entendu en sens parfait, pourquoi, M., ne voulez-vous pas croire que le St Esprit se communique encore aux hommes depuis la Pentecôte aussi bien qu’alors ? Pour moi, je sais qu’il le fera encore davantage en ces derniers temps, et qu’il se communiquera alors plus parfaitement qu’aux Apôtres.

31. Si vous lisez sans préoccupation d’esprit l’Écriture Ste vous trouverez en plusieurs endroits la vérité de ce mien sentiment. Mais il me semble que ne faites beaucoup d’estime de ladite Écriture ; vous en prononcez les paroles pour couvrir vos pensées ; et vous y étudiez afin d’y trouver des passages pour seconder vos sentiments, mais pas pour en découvrir le vrai sens ; car si vous l’aimiez et cherchiez de trouver par l’Écriture la vérité de Dieu, vous ne vous seriez pas moqué de moi lorsque j’ai dit que j’expliquerai l’Écriture bien que je ne l’aie encore lue. Vous ne vous êtes pas alors moqué d’un enfant, nais seulement du Saint Esprit, parce qu’il n’y a que lui seul qui peut donner cette explication, de laquelle, se moquant, l’on se moque des œuvres du St Esprit, lesquelles il opère dans les âmes. Cette proportion que je fis d’expliquer l’Écriture Ste méritait bien un peu d’attention, voire une sérieuse réflexion et étude pour voir si mon explication aurait été bonne ou mauvaise ; car je ne suis pas un esprit troublé ni imaginaire, non plus qu’une enthousiaste, ainsi que me pouvez appeler ; mais je vis de Foi, laquelle est une qualité divine qui illumine mon entendement et lui fait comprendre les choses éternelles surpassantes la raison humaine, et aussi toutes les choses de ce monde, lesquelles je dois faire et laisser.

32. Voilà ce qu’opère en nous la Foi Divine. Elle produit toujours la Charité. Mais la Foi que vous soutenez, M., n’opère aucun bien. Ce n’est qu’une foi morte, qui consiste seulement dans un acte d’entendement, lequel conçoit que Jésus Christ a été notre pleige et porté nos langueurs, et enfin tout satisfait pour nous. Cet acte d’entendement peut seulement engendrer un grand mal. Car celui qui croirait que Jésus-Christ a tout satisfait pour lui, il ne se mettrait pas en devoir de l’imiter ni suivre sa doctrine ; puisqu’en effet, cette doctrine et cette imitation seraient inutiles supposant que la satisfaction de Jésus Christ a tout payé. Vous tirez quelques passages dans les Écritures qui contiennent presque les mêmes termes ; mais vous déchirez ladite Écriture pour en tirer les pièces qui vous semblent favoriser. Toutefois, si vous laissiez ladite Écriture entière, sans la déchirer, vous y trouveriez beaucoup d’autres passages qui vous assureront qu’on ne peut être sauvé sans la Charité, et aussi un Commandement de Dieu, lequel subsistera toujours, qu’il le faut aimer de tout son cœur ; un autre passage dans l’Évangile assure qu’il faut renoncer à soi-même pour être disciple de Jésus Christ. Toutes ces choses, avec tant d’autres contenues dans la Sainte Écriture, ne témoignent-elles pas assurément qu’il faut faire autre chose pour être sauvé que d’avoir une Foi humaine pour croire que Jésus Christ a tout satisfait, et que ce seul acte d’entendement qui connaît que Jésus Christ a porté nos langueurs ne peut être capable de nous sauver, puisqu’il faut encore, avec cela, l’Amour de Dieu, la Charité et le Renoncement à soi-même ? Vous ne pouvez biffer de l’Écriture tous ces passages et y laisser seulement celui qui dit que Jésus Christ a porté nos langueurs. Il faut entendre aussi bien l’un que l’autre, et prendre le vrai sens de tout.

33. Si vous aviez un peu de cette Lumière Divine, M., vous verriez bien que toutes ces choses sont inséparables ; et quoique ce soient des mots divers, d’Amour de Dieu, de Charité, de Renoncer à soi-même, et de Croire en Jésus Christ, tout cela n’est qu’une même chose. Mais vous tordez l’Écriture à votre fantaisie et y donnez un sens tout renversé. Car le vrai sens du texte dit que celui qui croira en Jésus Christ sera sauvé, c’est à dire, celui qui CROIRÀ EN SÀ DOCTRINE. Or sa doctrine ne vous enseigne pas d’avoir une croyance spéculative ou de faire des actes de notre entendement, qui nous font dire que nous sommes fragiles sans savoir faire aucuns biens, et que nous nous attendons sur les mérites de Jésus Christ, ainsi que portent vos sentiments. Mais l’Écriture Ste nous dit qu’il faut renoncer à soi- même, porter sa croix, et suivre Jésus Christ, qu’il faut aimer Dieu, et avoir la charité. Si vous croyez en Jésus Christ, il faut croire en sa parole. Car ce n’est pas croire en lui lorsque, ne le voulant pas imiter, nos œuvres démentent nos paroles et notre croyance. Ce sont des mots d’or et des œuvres de terre. Si Jésus Christ avait vu que ne le pouvions imiter, il n’aurait pas dit : Soyez mes imitateurs ni Suivez-moi ; car cette Sapience Divine ne pouvait ignorer notre fragilité, non plus ne pouvait-elle nous commander des choses impossibles, ainsi que notre lâcheté se veut imaginer en disant que ne sommes capables de faire aucuns biens.

34. C’est une paresse colorée d’une fausse humilité. Jésus Christ n’a-t-il pas dit : Travaillez pour les biens éternels, non pas pour ceux qui sont sur la terre ? Et en disant, que nous croyons en Jésus Christ, nous faisons tout le contraire de ce qu’il nous a enseigné ! Car nous travaillons nuit et jour pour les biens de ce Monde, et nous disons être trop fragiles pour faire aucun bien pour la vie éternelle. Si nous travaillions seulement autant pour faire des bonnes œuvres tendantes à l’éternité, nous imiterions assurément Jésus Christ et le suivrions de bien près ; d’autant que l’on applique tout son entendement, toutes ses pensées, et toutes ses forces pour les affaires de ce Monde ; et l’on dit qu’on est trop fragile pour appliquer les mêmes choses pour imiter J.C. Aveuglement lamentable ! qui doit être pleuré avec larmes de sang. J’ai grand pitié des âmes qui suivent semblables doctrines par ignorance. Je leur dirais volontiers ce que disait l’Apôtre aux Galates : Qui vous a ensorcelé l’esprit pour vous faire croire au mensonge ? Malavisés ! que ne croyez-vous à la vérité ? C’est une vérité infaillible que personne ne sera jamais sauvé sans la Charité. Toutes ces croyances en Jésus Christ que vous tenez pour votre Foi, M., sont bâties sur des fausses suppositions, et comme vous donnez le nom de FOI à des croyances humaines, par le même aveuglement vous donneriez bien aussi le nom de CHARITÉ à des bienfaits humains.

35. Car j’entends que ceux qui appuient leur salut sur cette imaginaire croyance en Jésus Christ sont portés aussi à donner des aumônes, pensant que la Charité consiste dans un peu d’or ou d’argent. Mais ils se trompent ; car la Charité provient seulement de cette Foi ou Lumière Divine qui nous incite à aimer Dieu et le prochain. Ce n’est pas d’un amour sensuel ou humain, comme celui qui souvent nous incite à donner au pauvre ou par inclination, ou par tendresse naturelle, ou par civilité ou bienséance, ou bien par égard humain, ou pour son honneur ou sa satisfaction. Tous ces dons provenant d’une bienveillance humaine ne doivent porter le nom de charité ; car St Paul dit qu’encore bien qu’on donnerait tout son bien aux pauvres, que cela ne servira de rien sans la CHARITÉ. Il montre assez qu’il n’y a que cette divine qualité seule qui nous peut sauver ; et combien y a-t-il peu de personnes qui ont cette charité d’entre un si grand nombre de ceux qui croient en Jésus Christ de la façon que vous leur proposez ?

36. Je crains qu’on n’en trouverait pas un qui aie la Charité de Dieu ; et cependant vous leur promettez le salut ! Êtes-vous devenu un nouveau Sauveur qui sauve âmes par autres moyens que ceux que J.C. nous est venu enseigner ? Il ne parle à ses disciples qui de croix et de souffrances, d’être haïs, et d’être persécutés, et menés ès consistoires, d’être mis en prison, voire de souffrir la mort pour son nom ; et ces Nouveaux Sauveurs enseignent tout au contraire un chemin de salut tout parsemé de roses ; et on voit par effet ceux qui sont dans ces sentiments se plaire dans le Monde, mener une vie plus politique que Chrétienne, se faire honorer et servir, tendre aux états, aux pompes, aux richesses, à l’aise de leur corps, et avec tout cela pensent d’être sauvés moyennant dire qu’ils croient que Jésus Christ a tout satisfait, et donner un peu de leurs excès aux pauvres ! C’est une grande erreur et séduction ; car il n’y aura jamais qu’un seul Sauveur, qui est Jésus Christ ; et une seule doctrine, qui est celle qu’il nous a enseignée et pratiquée lui-même.

37. Il n’était pas obligé de souffrir pour nous racheter, car Dieu le pouvait faire sans l’intervention du corps de Jésus Christ. D’autant que rien n’est nécessaire à Dieu ; et il peut tout ce qu’il veut. Lorsque Jésus Christ est venu au Monde, ç’a été pour nous ramener à la connaissance de nos péchés ; car jamais nulles lois n’ont été données aux hommes depuis Adam pour autre sujet sinon pour leur faire reconnaître leurs péchés et leur montrer les moyens pour retourner dans la dépendance de Dieu, d’où leurs péchés les avaient retirés ; parce que le juste n’a que faire de nulles lois, étant loi à soi-même. Ce n’est pas que la loi soit mauvaise, car elle sert à connaître les péchés, sans laquelle connaissance l’on ne les peut amender. Lorsque les hommes avaient quitté la dépendance de Dieu et étaient devenus idolâtres et brutaux, ils ne connaissaient pas leur malheureux état. C’est pourquoi la bonté de Dieu leur envoie Moïse ; et afin qu’ils ne périssent par ignorance, il leur écrit des Commandements sur une pierre pour en avoir toujours mémoire. Ce n’est pas que Dieu ait voulu charger les hommes de lois et de préceptes si pesants, mais c’est que les hommes mêmes s’étaient retirés de Dieu par autant de manières que la loi décrit de préceptes. Ils adoraient des idoles ; pour cela dit-il qu’ils n’adoreront autre Dieu que lui. Ils tuaient, dérobaient, portaient faux témoignages, et le reste : c’est pourquoi il leur donne des Commandements et défend de ne pas faire toutes ces choses. Tout de même en est-il de la Loi Évangélique, lorsque Jésus Christ l’a apportée aux hommes. Ils étaient retirés de la dépendance de Dieu et ne voulaient dépendre que d’eux-mêmes ; ils aimaient les richesses au lieu de Dieu ; ils s’étaient élevés en honneur et gloire ; ils donnaient plaisirs à leurs corps ; et, enfin, étaient sortis de l’Amour de Dieu et de ses commandements, et n’aimaient plus sinon eux-mêmes. Pour cela Jésus Christ leur vient enseigner une loi par laquelle ils pouvaient voir leurs fautes et apprendre des moyens pour les amender ; et il ne leur enseigne plus par des voix, des feux, des nues, ainsi qu’il avait fait au Vieux Testament ; mais il prend un corps humain, visible et sensible, palpable à leurs sens, pour nous montrer par effet toutes les choses que nous devions faire et laisser, et il les fait le premier pour nous donner exemple. Pour retirer notre cœur des richesses, il embrasse la pauvreté et dit à tous ceux qui veulent être ses disciples qu’ils quittent tout ce qu’ils possèdent. Et pour faire retourner notre cœur dans l’amour de Dieu, il enseigne de renoncer à soi-même, et déclare qu’il n’est pas venu pour faire sa volonté, mais la volonté de son Père qui l’a envoyé. Et pour retirer les hommes de la gloire où ils s’étaient élevés, il s’humilie soi-même comme un petit ver de terre et dit : Apprenez de moi que je suis doux et débonnaire et humble de cœur. Et pour les retirer des plaisirs de leur corps, il prend les malaises et se peine et fatigue pour chercher la brebis égarée en sueur et labeur, en souffrances jusques à la mort de la croix, et dit que celui qui le veut suivre doit prendre sa croix. Voilà pourquoi Jésus Christ a fait toutes ces choses, avec mille autres, afin de nous faire voir par cette Loi Évangélique par quels moyens nous étions retirés de Dieu pour adhérer à nous-mêmes : et les hommes ne connaissaient pas leur égarement, n’eût été que Jésus Christ leur vint montrer par sa parole et exemple comment ils devaient retourner à Dieu par des moyens contraires à ceux qui l’en avaient détourné.

38. Et maintenant les hommes, au lieu de suivre et embrasser cette doctrine comme la règle de leur salut, ils cherchent de nouveaux Casuistes qui méprisent toute cette loi Évangélique et enseignent que moyennant croire que Jésus Christ a tout satisfait pour eux dans leurs pensées, et avoir ce désir dans leurs cœurs, que cela est suffisant pour les sauver ; comme si Dieu était un juge inique qui aurait condamné le corps innocent de Jésus Christ pour la coulpe des hommes qui ne veulent pas sortir de leurs malices et disent encore aujourd’hui qu’ils sont trop fragiles four bien faire !

39. C’est un blasphème contre Dieu et un témoignage assuré qu’ils ont perdu la Foi, et qu’ils ne connaissent pas les qualités desquelles sont toujours accompagnées les œuvres de Dieu. Car s’ils avaient encore une petite étincelle de cette Lumière Divine, ils connaîtraient assurément que toutes les œuvres de Dieu sont toujours accompagnées de Bonté, de Justice et de Vérité ; et que jamais l’une de ces trois qualités n’est séparée de l’autre ; en sorte que Dieu ne peut avoir fait que le corps de Jésus Christ ait tout satisfait pour des personnes coupables de tant de crimes, sans injustice. Si ces Docteurs voulaient seulement dire que Jésus Christ a tout satisfait pour le péché d’Adam auquel ils n’ont pas contribué, il y aurait quelque couleur d’apparence dans leurs imaginations, encore bien que dans la réalité on n’y voie rien de semblable ; puisqu’avec une seule goutte de sang Dieu pouvait sauver tout le Monde, voire avec rien, par sa Toute-puissance ; comment pouvait-il permettre que son Fils eût enduré tant d’injures et d’affronts, tant de douleurs jusques à la mort pour des personnes coupables de tant de péchés actuels desquels ils ne se veulent repentir, mais persévèrent jusques aujourd’hui à convoiter les richesses, plaisirs, honneurs de ce Monde, et sont tous remplis d’amour propre, et avec cela présument le salut, en croyant que Christ a tout satisfait pour eux ? S’ils disaient que Christ a satisfait pour tous les péchés des hommes qui étaient commis avant sa passion, il n’y aurait pas tant d’iniquité contre la justice de Dieu comme de croire qu’il a lors aussi satisfait pour leurs péchés à venir, lesquels ils commettent et commettront aussi longtemps qu’ils porteront cette fausse croyance : car ils n’auront garde de mettre peine à s’amender aussi longtemps qu’ils pensent que Christ a tout satisfait. S’ils amassent grand nombre de péchés, s’ils n’en ont qu’un petit nombre, ce doit être toute la même chose en suite de leur foi.

40. Cela étant, je demanderais volontiers, M., à quoi sont bons tous vos sermons et admonitions, et tant d’autres devoirs que faites pour attirer le peuple aux Églises ? Si Christ a tout satisfait, ces personnes n’ont plus besoin de rien faire, ni de rien apprendre que cette seule croyance. Elles peuvent bien vivre à leur liberté et sans souci. Elles n’ont que faire de suivre le conseil de l’Apôtre qui dit : Veillez et priez, afin que n’entriez en tentation. Elles ont trouvé un chemin plus aisé et plus raccourci, selon votre dire ; puisqu’avec une croyance humaine elles peuvent être sauvées. Si cela est la pratique de l’Église que vous appelez la meilleure, en quelles erreurs peuvent être tombées les moins bonnes ? Il faut que cette Tour de Babel qui est étendue par toute la Chrétienté tombe bientôt ; car les Ouvriers n’entendent plus l’un l’autre : l’un dit que la Foi consiste en une chose, et l’autre dit qu’elle consiste dans une autre. Où trouvera-t-on la vraie foi ?

41. Si je dis qu’elle n’est autre chose qu’UNE LUMIÈRE DIVINE qui illumine tout homme venant au Monde, vous ne le voulez croire. Cependant qu’un chacun sent en soi-même un désir des biens à venir et une crainte des maux à venir. D’où nous peut venir cet instinct qui est commun à tous les hommes ? Cela ne peut venir de la nature, parce qu’elle ne saurait jamais aimer ni craindre ce qu’elle ne voit et ne connaît pas. Les bêtes, qui n’ont qu’une raison naturelle, ne craignent pas les maux qui leur peuvent arriver, et n’aiment nuls autres biens que ceux qu’elles goûtent à présent. N’est-il pas tout constant qu’il faut de nécessité que l’homme ait en soi et porte en son intérieur une Lumière qui est surnaturelle, vu que même les plus méchants ont toujours dans leur intérieur un désir du bien futur, et aussi une crainte des maux à venir ? Ne faut-il pas conclure de là que tous hommes venant au Monde apportent avec soi la Lumière de la Foi, laquelle ils portent cachée en leurs âmes ? Et encore bien qu’ils ne sauraient dire d’où cela leur vient, ils ont de l’affection pour les biens éternels et une crainte des maux éternels. Les Païens qui n’ont jamais été enseignés de personne ont eu quelquefois cet instinct si fortement qu’ils ont méprisé tous les biens de ce Monde pour la connaissance qu’ils avaient des biens éternels. L’un estimait l’or comme de la fange ; l’autre ne voulait bâtir de maison pour une vie si courte. S’ils n’eussent pas eu ou porté dans leur sein cette Lumière Divine qui leur pouvait avoir fait connaître qu’il y avait une vie Éternelle ?

42. Certes, M., votre ignorance est bien crasse en croyant que le St Esprit n’opère plus dans les âmes ! puisqu’il est assurément dans celles de tous les hommes du Monde ; et s’il n’opère pas en tous, c’est qu’il est empêché en ses opérations par leur malice. Nous portons tous la Lumière de la Foi, qui est le St Esprit ; car Dieu, Foi, et Saint Esprit, et Lumière Divine, n’est qu’une même chose, bien qu’on la nomme de termes divers ; et nulle créature humaine ne naît dans le monde sans apporter en soi cette Lumière de Foi.

43. C’est en quoi les personnes qu’on appelle aujourd’hui les Trembleurs sont fondés en ce point qu’ils disent que tous ont en eux-mêmes la lumière du St Esprit. Mais ils manquent en cet autre point qu’ils ne se laissent pas tous conduire par cette lumière qu’ils connaissent avoir. La lumière est en eux et ils cherchent encore quelque chose hors d’eux, en se prescrivant des règles et des méthodes extérieures, comme la façon de ne vouloir saluer personne, ni même souhaiter le bonjour les uns aux autres. Cette façon ne peut venir de la lumière du St Esprit qui les doit guider. Il est à craindre qu’elle est introduite par quelques personnes qui, connaissant par lumière de la Foi que les hommes veulent être honorés, ils ont joint à cette lumière divine un raisonnement naturel, en concluant qu’il ne fallait plus saluer personne, craignant de coopérer à l’orgueil des hommes qui aiment le salut et les honneurs. Je voudrais qu’ils remarquassent avec moi que cette règle ne vient pas de la lumière du St Esprit, à cause qu’elle n’a pas toutes les qualités que le St Esprit apporte avec soi infailliblement, qui sont la justice, la bonté, la vérité. Il est vrai que cette lumière divine qui est en nous n’enseigne pas seulement à connaître les choses éternelles ; mais aussi elle nous montre précisément tout ce que nous devons faire et laisser dans les choses temporelles jusque à la moindre de nos actions et paroles. La lumière de la foi nous enseignera le tout si nous y voulons soumettre et abandonner notre volonté sous sa dépendance.

44. Mais le malheur est que nous ne sommes pas volontairement abandonnés totalement à sa direction et voulons en partie suivre nos mouvements naturels et nos propres inclinations, avec quoi nous étouffons cette lumière de la Foi et adhérons à notre propre fantaisie en croyant adhérer à la lumière divine. Par où nous tombons en de grandes fautes et erreurs ; et l’on se rompt quelquefois la tête et l’esprit par des fortes imaginations, en croyant que ce sont des lumières divines. Le diable s’y mélange aussi en se transformant en Ange de lumière, et en séduit plusieurs par cette voie, qu’il ne pourrait séduire par des pensées ou des actions mauvaises. C’est de quoi il se faut bien donner de garde, et voir si nous sommes vraiment abandonnés à la lumière de la Foi pour la suivre. Car si nous sommes encore tant soit peu attachés à notre propre volonté ou à notre propre savoir, nous ne pouvons adhérer à la lumière qui nous guide ; parce qu’elle n’est que naturelle, et nous précipitera dans des excès qui feront quelquefois périr corps et âme.

45. Pour ne pas tomber en ces dangers, il y a une marque assurée qui discerne les œuvres qui sont vraiment inspirées par le St Esprit. C’est que tout ce qui vient purement de cette foi divine sera toujours accompagné des trois qualités de Dieu, savoir de bonté, de justice, et de vérité. C’est pourquoi il ne faut pas croire à l’aveugle que tout ce qui nous vient dans l’esprit dérive de la Lumière de la Foi ; mais il faut examiner de bien près si ce qu’avons désir de faire ou de laisser est juste, et bon, et véritable. Avec cela, nous pouvons marcher de pas ferme ; puisqu’il n’y a pas de vérité, justice ou bonté si elle ne vient de Dieu, qui est l’essence de toutes ces vertus, et n’opère jamais rien sinon avec ces trois conditions. Et comme nous disons qu’il y a trois personnes en un seul Dieu et que l’une ne peut avoir été sans l’autre, de même les œuvres de Dieu ne peuvent jamais avoir été faites de lui lorsque l’une ou l’autre de ces trois qualités y manque.

46. Par où il est facile à découvrir si nos actions sont inspirées de Dieu ou de notre imagination. Dans cette règle de ne vouloir saluer personne, je trouve qu’elle manque de bonté et de justice ; et partant qu’elle ne peut venir directement de la Lumière de la Foi. Je sais bien que le St Esprit résiste et s’oppose à la superbe et à tous autres péchés ; et que l’âme qui se laisse régir par lui sent quelquefois une opposition à saluer une personne superbe, comme elle fait à donner quelque chose à un avaricieux ou à se recréer avec un luxurieux : à cause que cet esprit pur qui est en elle résiste continuellement à tout ce qui est impur ; et si cette règle de ne saluer personne était limitée à ne pas saluer ceux seulement qu’on sent en son intérieur être superbes et qui désirent l’honneur, il faudrait suivre ces mouvements, et ne pas saluer celui qui désire les salutations pour sa gloire. Mais de ne pas saluer son frère, c’est une marque extérieure d’inimitié, qui se pratique par les haineux. Si l’Apôtre nous admoneste d’éviter ce qui porte seulement semblant de mal, comment peut-on sans choquer la bonté dénier un bonjour à son frère ? De tant plus que l’Apôtre conseille de se prévenir l’un l’autre par honneur ; et Jésus Christ même avait introduit en son Collège Apostolique la façon de se saluer, voire baiser et embrasser l’un l’autre, puisque Judas le fit à son ordinaire lorsqu’il le voulait livrer aux Juifs. C’est encore une chose contre la justice de ne vouloir pas rendre le salut à celui qui vous le donne en amitié. Ces pratiques sont trop extérieures et affectées pour venir du St Esprit. Il y a assurément du mélange de la fantaisie humaine. Mais en ce point que ces Trembleurs croient d’avoir tous la Foi et la Lumière Divine, ils sont fondés sur une vérité infaillible.

47. Il reste seulement à savoir à chacun d’eux en particulier si leur foi est vivante ou si elle est morte. Si leur foi n’opère pas dans leurs âmes la Charité, ils n’ont qu’une foi morte ; car la foi sans la Charité n’est rien. Et si la foi divine n’est rien sans la Charité, comment, M., votre foi humaine peut-elle être quelque chose ; et par quels moyens vous pourra-t-elle sauver, étant moins que rien ? C’est un grand aveuglement d’appuyer son salut sur des paroles qui ne sont rien qu’un corps de vent qui se forme par l’air. Vous dites d’avoir la Foi lorsque vous prononcez ces mots : « Je connais que je suis fragile, que je ne sais faire aucuns biens ; mais j’espère que les mérites de Jésus Christ ont tout satisfait pour moi » ; comme si vous pouviez amuser Dieu de beaux discours, ainsi qu’on fait les hommes ; cependant que par œuvre et par effet vous reniez la substance de la foi en rejetant cette vérité que le St Esprit illumine les âmes à présent.

48. Vous dites d’enseigner à servir Dieu en esprit et en vérité ; et votre croyance dément vos propres paroles. Comment peut-on Servir Dieu en Vérité lorsqu’on n’a autre chose pour sa foi que les paroles des hommes, qui ont déclaré avec beaucoup de beaux discours qu’il ne faut que croire en Jésus Christ pour être sauvés ? Et comment le peut-on servir en Esprit lorsqu’on méprise ceux qui disent être conduits par le même Esprit ? Vous priez publiquement pour demander le St Esprit ; et au dedans de votre âme vous ne croyez pas qu’il réside encore dans les âmes ! Quelle vérité peut-on remarquer en vos paroles ? Si Jésus Christ retournait en chair, ainsi qu’il était avec les Pharisiens, que pourrait-il dire autre chose des Prédicateurs d’à présent, sinon ce qu’il disait des Pharisiens d’alors ? Il les appelait hypocrites et sépulcres blanchis, qui n’ont au dedans que des os de morts : ou ce que dit le St Esprit : Ce peuple m’adore du bout des lèvres, et leur cœur est bien loin de moi. Ils prient ès Églises et chantent les Psaumes, et ne savent pas ce que c’est la Prière, non plus que ce que c’est la Foi et la Charité.

49. J’ai à présent déclaré suffisamment ce que c’est de la Foi, et St Paul vous déclare tout par le menu ce que c’est de la Charité. Il a enseigné quelles conditions elle doit avoir, afin que personne ne se laisse tromper par des faux noms, ainsi que plusieurs tâchent de faire : pour le présent, ils appellent du nom de Charité de donner aux pauvres et aux Églises, pendant que ces dons se peuvent faire à péché : car bien souvent les pauvres se débauchent ou deviennent paresseux par les aumônes, et les Églises s’enflent d’orgueil et d’avarice par les mêmes : de sorte que ce qu’on appelle charité ne sert à autre chose qu’à pécher. Mais pour voir si l’on a la Charité, il faut examiner au fond de son âme si l’on y trouvera les conditions que St Paul a décrites ; et si l’on ne les trouve pas, il faut croire à ce que dit l’Apôtre, qu’on ne peut être sauvé.

50. Combien, M., y en aura-t-il de trompés à la mort qui auront présumé le salut sans bonnes œuvres et commis ce péché contre le St Esprit, qui ne sera pardonné ni en ce monde ni en l’autre ? Que deviendront tous ces Messieurs les Réformés qui ne veulent ouïr parler de bonnes œuvres et présument d’être sauvés par dessus les autres ? Le St Esprit dit : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous ; et eux se moquent de la pénitence, et avec cela ne craignent pas de périr. Comme si leur imagination était plus solide que les paroles de vérité qui sortent de Dieu ! Ils s’imaginent qu’ils font la pénitence nécessaire et qu’ils prient aussi suffisamment, cependant qu’ils ne savent ce que c’est de Prière non plus que de Pénitence, s’imaginant d’avoir satisfait au service de Dieu en allant aux Églises, disant quelques Psaumes ou autres prières, et croient aussi d’avoir accompli leurs pénitences en disant de bouche : « Nous sommes pécheurs, mais nous espérons ès mérites de Jésus Christ. » Voilà une pénitence que les Papegais accompliront bien si en cas l’on leur apprenait, ainsi qu’on fait à ces pauvres aveugles, à qui on n’a jamais droitement déclaré ce que c’est que PRIÈRE, ni ce que c’est que pénitence.

51. Il faudrait bien faire sur ce peuple la prière que Jésus Christ fit à son Père à sa mort, et dire : Pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils pensent d’avoir prié lorsqu’ils ont prononcé les mêmes paroles que prononçait David durant que son cœur était élevé à Dieu ; cependant les mots que David prononçait ne faisaient pas sa prière, mais étaient seulement les signes extérieurs des entretiens intérieurs qu’il avait avec son Dieu. Cette Partie Divine qu’il avait dans son âme s’entretenait avec ce Tout de la Divinité, et le bénissait et louait, ou lui demandait ce qui lui était nécessaire, comme un Enfant ferait à son Père. Mais ceux qui disent ou chantent les mêmes mots ne les entendent quelquefois pas, et encore moins sentent-ils les mêmes désirs, et sont fort éloignés des mêmes affections que celles qu’avait David à son Dieu ; et par ainsi leur prière est comme un airain qui résonne ou comme un vaisseau cassé qui porte un faux ton sans résonnement ; et tout cela ne peut être appelé Prière, parce qu’elle ne provient pas de la Foi, ni de la Lumière de Dieu.

52. La Prière continuelle que Dieu nous demande, laquelle ne doit jamais cesser, c’est cette soumission continuelle à la Lumière de la Foi qui est en nous ; et si nous veillons ou dormons, si nous mangeons ou travaillons, que ce soit toujours par la guide et le mouvement de cette Lumière Divine, et jamais par notre propre sensualité. Cette adhérence continuelle au St Esprit est appelée prière continuelle ; car Dieu ne peut avoir demandé de nous avec justice ni bonté que nous eussions à prier continuellement de paroles ou d’esprit ; à cause que l’infirmité de notre corps ne peut permettre choses semblables actuellement, parce que notre corps doit boire, manger, dormir et travailler ; et l’esprits doit aussi s’appliquer aux choses nécessaires pour l’entretien de cette vie, et partant ne peut continuellement prier par actes ou paroles, et Dieu ne demandera jamais de nous des choses impossibles. Mais il entend par cette prière continuelle que nous nous laissions continuellement conduire par cette divine Lumière de la Foi, aussi bien en nos affaires temporelles et corporelles qu’ès spirituelles et éternelles. Et pour bien définir ce que c’est de la Prière, c’est Une union de notre volonté à celle de Dieu ; et lorsque cette volonté nôtre est unie à lui en toutes choses, nous prions continuellement, soit en veillant ou en dormant. Mais ces personnes qui ont perdu la lumière de la foi croient qu’elles ne prient jamais que lorsqu’elles sont aux Églises, ou qu’elles disent de cœur et d’esprit des beaux mots à Dieu. En quoi l’on voit que les hommes sont maintenant en ténèbres dans les choses même les plus saintes et parfaites, voire les plus nécessaires à salut.

53. Car si l’Écriture dit qu’il faut faire pénitence ou périr tous ; qui pourra se sauver aussi longtemps qu’on ne sait pas ce que c’est de PÉNITENCE ? Votre Religion, M., croit que c’est faire pénitence de se reconnaître pécheur et croire qu’on ne saurait nuls biens faire ; et quelques autres au contraire disent et croient que c’est jeûner, peiner et macérer son corps pour mériter le paradis. Ce qui est autant abusif que le premier ; car ceux-là n’ont pas de peine à dire qu’ils sont pécheurs, puisque c’est une chose en usance parmi eux ; cela se dit par routine et sans aucune peine : et la pénitence, étant une chose pénible, ne peut être accomplie avec de si douces paroles qui sortent bien aisément de la bouche. Les deuzièmes, au contraire, ne peuvent accomplir la pénitence salutaire en souffrant des choses pénibles pour mériter la vie bienheureuse : à cause que Dieu n’est pas marchand et ne veut pas vendre à nul pris son Paradis ; il le veut donner gratuitement, et n’a pas besoin de nos bonnes œuvres ; mais notre malice et infirmité en a grandement à faire, et elles nous sont si nécessaires que Jésus Christ dit : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. Il ne parle point à aucunes personnes ou Religions en particulier, mais les comprend toutes en général ; et c’est une vérité très certaine qu’il n’y aura pas une seule personne sauvée sans faire pénitence ; non point parce que Dieu veut que nous achetions le Ciel par bonnes œuvres ; car il nous a créés pour nous donner la vie bienheureuse avant que nous fussions capables de rien faire ; ce n’est pour nos bonnes œuvres ou nos pénitences qu’il nous sauvera, mais seulement pour l’Amour qu’il nous porte.

54. Et si nous voulons savoir pourquoi donc qu’il veut que nous fassions pénitence à péril d’être tous perdus, c’est à cause que nous sommes sortis de la Dépendance de Dieu et avons abandonné la foi qui nous devait régir, et n’avons plus voulu dépendre que de nous-mêmes et être régis de notre propre volonté, qui nous a conduits en toute sorte de vices et d’excès. Or il n’y a nuls autres moyens de retourner en cette Dépendance de Dieu et faire revivre en nous la Foi divine qu’avec des peines et des souffrances pénibles pour contraindre notre rebelle volonté à retourner sous la dépendance de son Dieu, d’où elle est volontairement sortie. Cette habitude méchante qu’elle a contractée ne se peut surmonter sans peine. C’est en quoi l’on dit que le Royaume des Cieux souffre force, et les violents le ravissent. Ce n’est pas qu’il faille combattre contre Dieu par force pour avoir son Royaume, vu qu’il nous le donne volontiers et nous a créés pour y régner ; mais c’est qu’il faut de nécessité combattre avec violence nos passions vicieuses qui ont rendu esclave notre volonté et l’ont assujettie à elles, en sorte que si nous ne les combattons avec violence, nous n’entrerons pas au Royaume des Cieux ; à cause que la Foi par laquelle nous devons être sauvés ne peut dominer en nous avant que toutes nos passions concupiscibles ne soient amorties et violentées.

55. En sorte que c’est un orgueil de nous glorifier en notre pénitence, puisqu’elle ne nous est enjointe sinon pour nos péchés. La pénitence en ce cas nous doit servir d’humilité et de confusion, en nous voyant obligés à cette pénitence pour nos fautes et excès. Car au commencement il n’était pas ainsi. Dieu nous avait créés pour vivre en toutes sortes de délices sans aucune peine. Tout ce beau Monde était créé pour servir de plaisirs au corps de l’homme ; et Dieu même voulait servir de délices à son âme. Mais le péché seul a changé ce bel ordre et a rendu l’homme sujet sous ce qu’il devait dominer, à cause que lui s’était retiré de la sujétion de son Dieu et attiré sur soi la pénitence : ainsi que font encore journellement tous les hommes à présent. Leurs péchés ont engendré la loi de pénitence que Jésus Christ leur est venu enseigner d’effet et de paroles.

56. Si les hommes n’eussent pas eu nécessité de cette pénitence pour s’opposer à leurs vices, sans doute qu’il ne leur eût pas enseigné de mener une vie si pénible ; ç’a seulement été pour leur donner exemple qu’il s’est assujetti à tant de pénibles travaux : pendant que ces aveugles ne le veulent pas suivre, croyant que c’est assez de se réjouir qu’il a souffert pour eux ; comme si Dieu leur était obligé, et non eux à lui, en ne voulant lui rendre nuls témoignages d’amour par aucunes souffrances ou incommodités. Ils le veulent bien accompagner au Tabor, mais non à la croix. Voilà des disciples bien sensuels, et qui ont peu de fidélité pour leur Maître ! Si un valet de ce monde en usait ainsi à l’endroit de son maître, on le chasserait à coups de bâton hors de son service, à cause qu’il n’est nullement raisonnable qu’un maître soigne et travaille pour entretenir le valet si le même ne s’efforce à travailler et à se peiner avec son maître de tout son pouvoir : le valet serait bien impie qui dirait en son cœur : Mon Maître travaille pour moi, et qu’il ne se soucierait que de boire et manger.

57. Pensez-vous, M., que Jésus Christ, qui est notre Maître, souffrira de semblables iniquités commises à son regard, et que vous le pourrez contenter de paroles ou de services extérieurs, en allant aux Églises ou la Table du Seigneur ? Ceux qui croient cela se trompent grandement ; car le Temple de Dieu n’est pas ceux qui sont bâtis de pierre ou de bois, mais son véritable Temple c’est le fond de nos âmes. C’est là qu’il faut chercher Dieu. Si une Église matérielle nous sert de plus grand recueillement pour nous entretenir avec lui, c’est bien fait d’y aller ; mais on expérimente souvent le contraire, et l’on se trouve plus divertis de voir et entendre ce qui s’y fait qu’on ne serait au coin de sa chambrette. Nous sommes encore bien loin de Dieu lorsqu’avons besoin de le chercher hors de nous-mêmes. La vraie Communion se fait toujours en nous. Lorsque notre âme s’unit et se lie étroitement avec son Dieu, c’est là que se fait la véritable Cène et le banquet d’amour. Toutes ces Tables extérieures sont bien peu de choses lorsque l’âme n’est pas au dedans unie étroitement à son Dieu. L’on ne se peut trouver continuellement à la Table du Seigneur extérieurement ; mais l’on s’y peut toujours retrouver au dedans de son âme ; car une bonne conscience est un convive continuel ; celui qui se trouve en ce banquet continuel ne fera guère de devoir d’aller chercher son Dieu à une Table extérieure ; car celui qui ne goûte de ce banquet intérieur, extérieurement ne peut rassasier son âme, quoiqu’il se trouvât tous les jours à cette table.

58. L’on se trompe grandement en ce point, pensant d’avoir banqueté avec le Seigneur lorsqu’on se trouve extérieurement à sa Table ; cependant que l’on ne s’est nullement trouvé en sa compagnie, même extérieurement ; car ceux qui se vont présenter à cette table sont en magnificence, en pompes et honneur, ornés et revêtus de riches vêtements, pendant que Jésus Christ est avili, méprisé, humble et pauvre. Quel rapport y a-t-il à la façon des Chrétiens d’aujourd’hui et celle que Jésus Christ a pratiquée étant sur la terre ? Je dis même extérieurement que rien n’a aucune ressemblance, encore moins se ressemblent-ils en pratique à son Esprit intérieur ; car il méprisait les honneurs et grandeurs de ce monde, et ceux qui disent d’aller à sa Table aiment et cherchent les honneurs et se font aussi grands qu’il est en leur pouvoir : Jésus Christ aimait la pauvreté, et iceux l’ont en haine et à grand mépris ; Jésus Christ était doux et humble de cœur, et iceux sont de cœur arrogants et superbes ; Jésus Christ aimait les souffrances et les Croix, et iceux ne les veulent pas toucher du bout du doigt. En sorte qu’il n’y peut avoir aucune Communion entre J.C. et les personnes qui se présentent maintenant à sa Table.

59. Elles sont intérieurement et extérieurement autant loin de lui comme est Lucifer de Gabriel ; parce que Jésus Christ est un esprit de lumière, et ces Communiants n’ont que l’esprit de ténèbres. En sorte qu’il n’y a plus de communion avec le Seigneur ; d’autant que les hommes se veulent tenir bien loin de son Corps et de son Esprit. L’on ne le veut pas approcher par une seule action, et l’on montre par gestes extérieurs qu’on veut souper avec lui et manger à sa Table ! C’est tout de même comme si un pauvre hôte, d’habits tout-déchirés, voulait se mettre à la table d’un grand Roi ou Seigneur, s’asseoir auprès de lui, et s’égaler à lui. Ne le rejetterait-on pas comme un impénitent ? Cependant l’on va si impudemment se présenter à la Table du Roi Jésus sans avoir aucun habit nuptial de vertus ; mais plutôt un vil habit déchiré de toute sorte de vices. Si l’on pensait bien à ce qui est arrivé à celui de qui il est parlé en l’Évangile, lequel étant entré au banquet sans avoir vêtu d’habit nuptial, il fut commandé à être lié pieds et mains et être jeté au feu. Tous les Chrétiens de maintenant ne devraient pas attendre autre chose que cette même condamnation, lorsqu’ils ne sentent pas leurs âmes revêtues de l’habit nuptial de la vraie Charité, et osent cependant entrer au banquet nuptial où l’âme s’épouse avec son Dieu. Je veux croire que le diable a inventé toutes ces solennités extérieures afin d’amuser les âmes d’une vaine satisfaction en elles-mêmes, en croyant qu’elles se sont unies à Dieu lorsqu’elles se sont trouvées à la Table du Seigneur extérieurement. Il me semble que ce démon en tire plus à soi par cette voie de piété apparente qu’il ne fait par des maux manifestes, que les personnes civiles ou bien-intentionnées ne voudraient pas suivre. Il entra dans le Corps de Judas par cette Communion extérieure. Combien a-t-il davantage de puissance d’entrer à présent dans les âmes qui sont si éloignées du Corps et de l’Esprit de Jésus Christ ?

60. Je voudrais, M., que vous prêchassiez à tout le peuple ces fines ruses et tromperies de Satan ; mais je crains que vous n’ayez pas le don de force pour ce faire. Il me semble plutôt que vous travaillez pour attirer chacun à cette Table extérieure, ainsi que voudriez m’y attirer moi-même. Mais ce serait en vain que feriez davantage de devoirs pour cela, puisque je vois par lumière de la Foi que Dieu n’est nullement honoré par tous ces services extérieurs. C’est notre âme qu’il aime, et non ces dévotions complimentaires, qui ne sont le plus souvent que des hypocrisies devant ses yeux clairvoyants. C’est de la pratique de maintenant que Dieu a dit : Je jetterai la fange de vos solennités sur votre face ; à cause qu’il n’est plus adoré en vérité, puisqu’on n’a pas plus de foi que celle qui est humaine, et plus de charité que celle naturelle, et plus de prières qu’au bout de leurs lèvres. Tout cela n’est qu’ordure. Et nonobstant, l’on invente plus de solennités que jamais aux Églises ! Jésus Christ nous pouvait bien avertir qu’il viendrait un temps dangereux auquel il se fallait bien donner garde des faux prophètes, qu’ils en séduiraient plusieurs, voire les Élus même s’il était possible. Il ne peut jamais y avoir de temps plus dangereux que celui où nous vivons à présent, auquel les âmes sont séduites par ceux-mêmes qui les doivent bien guider, et les font périr par les mêmes choses par lesquelles ils pensent bien faire et être sauvés. Ce sont bien faux Prophètes, puisqu’ils donnent une fausse assurance de salut. Ils disent Paix et assurance lorsque le danger de leur damnation est arrivé. Ils ne veulent pas troubler les esprits, afin de les laisser doucement aller aux Enfers par un chemin de roses et parsemé de fleurs de fausses vertus. Cela serait capable de séduire les Élus mêmes s’ils ne se tenaient pas fortement attachés à la Foi. Jésus Christ a appelé de nom propre les Séducteurs, faux Christs et faux Prophètes, puisqu’ils séduisent les âmes avec les exercices Chrétiens, et avec la parole de Dieu même. Il ne se peut jamais trouver de plus fines séductions que celles de maintenant, où le peuple va à damnation par la même voie qu’il pense aller à salut. Il est temps que Dieu abrège les jours pour mettre les Élus hors de si périlleux dangers.

61. Vous m’avez demandé, M., pour la dernière question de notre Conférence, si je ne crois point en la Communion des Saints ? À quoi je vous ai répondu qu’oui ; à cause qu’il n’y a rien plus véritable que la Communion des Saints ; parce que tout ce qui est saint est toujours uni par ensemble. Encore bien que les hommes Saints soient morts, ils sont cependant et seront toujours unis aux saints qui sont vivants. La Sainteté n’est jamais séparée, parce qu’elle procède de Dieu, qui est inséparable, comme sont aussi toutes les âmes qui vivent de foi ; bien que leurs corps soient séparés à tous les coins du Monde, ils sont néanmoins persévérants en cette Communion, laquelle rien ne peut séparer, ni la mort ni la vie. Je crois fermement en cette Communion, mais je ne crois pas en la Communion de vos Églises ou Assemblées, non plus qu’en celles des autres corps matériels qu’on appelle Églises, à cause que je ne vois pas qu’elles soient saintes, et ne me peux lier ni rendre commune avec des membres corrompus : car nous voyons dans la nature qu’un membre corrompu de notre corps est capable de le faire mourir si en cas l’on ne le coupe pas dehors. Je vois bien que vos Églises sont composées de grand nombre de personnes qui sont assemblées en la même croyance ; mais je ne peux dire que cette croyance est sainte, mais plutôt qu’elle est très-mauvaise ; puisque vous tenez que Jésus Christ a tout satisfait pour vous et que n’êtes obligés de rien faire pour le suivre ; qu’il suffit que vous croyiez cela de bon cœur.

62. Je n’ai encore jamais entendu un sentiment qui me semble plus loin de la vérité et de la raison même que celui-là ; car je sais par l’Esprit de la Foi que vos propres péchés avec ceux des autres hommes ont engendré la Loi Évangélique. Car Dieu n’a que faire de nulles lois non plus que de l’observance d’icelles. Nos péchés seuls nous ont assujettis à la Loi ; mais non pas Dieu, qui n’aime que notre joie éternelle. Si nos péchés ont engendré cette Loi, pourquoi, M., ne la voulez-vous pas recevoir et observer ? Si cette loi ne nous eût pas été nécessaire, Jésus Christ ne nous l’aurait pas apportée comme une Médecine à guérir nos plaies, et Conservatif contre les périls où nous vivons en ce monde. Vous confessez que Jésus Christ est notre Médecin, et vous voulez qu’il garde ses remèdes pour soi sans les prendre vous-mêmes ni les avaler ! Si un malade faisait ainsi, l’on dirait qu’il rêve ou est devenu frénétique ; et vous croyez être en bon sens en rejetant les remèdes de votre âme ! La pauvreté guérit la plaie d’avarice ; l’humilité celle de la superbe ; la souffrance guérit la sensualité ; ainsi du reste. Nous sommes blessés de toutes ces plaies, et vous ne voulez pas appliquer les onguents que Jésus Christ notre Médecin a préparé pour nous ! Si un blessé disait au Médecin qui le vient penser qu’il croit obtenir guérison de ses plaies moyennant qu’il applique les emplâtres sur son propre corps et non sur ses plaies, ne faudrait-il pas qu’un semblable patient mourût faute de ne vouloir souffrir l’application des remèdes sur ses blessures ? Tout de même mourront éternellement les âmes qui disent de croire en Jésus Christ sans vouloir l’imiter.

63. Car les Mérites de Jésus Christ ne seront jamais appliqués aux personnes qui ne suivent ses œuvres et sa doctrine, parce qu’autrement elles ne sont pas Chrétiennes ; et par ainsi Christ n’a pas satisfait pour elles. Si elles étaient enfants de Christ, elles feraient les œuvres de Christ ; mais en disant qu’elles sont croyantes à Christ, elles croient à l’Esprit du diable, qui est esprit d’erreur et de mensonge. Car c’est un mensonge de croire que Jésus Christ a tout satisfait pour nous ; comme c’est aussi une erreur d’espérer le salut par les seuls Mérites de Jésus Christ. Cette Croyance porte aussi en soi une grande malice, laquelle autorise toute sorte de péchés, faisant tirer une conséquence que cette foi imaginaire est capable de satisfaire aussi bien pour beaucoup de péchés que pour peu, en disant que les Mérites de Jésus Christ sont infinis. Ne voilà pas les trois conditions du diable qui concourent à cette croyance ? Il est menteur, injuste et méchant ; ces trois qualités sont toujours accompagnées à l’esprit et aux œuvres de Satan, qui s’opposent directement aux trois qualités de Dieu, de Justice, Bonté et Vérité ; et partout où manque une de ces trois qualités, il n’y peut avoir d’Esprit de Dieu ; et partout où il concourt une des trois qualités opposées à icelles, il y a toujours de l’esprit de Satan. En sorte que je dis avec vérité que la croyance que Jésus Christ a tout satisfait est sortie assurément du diable, parce qu’elle ne porte pas en soi une de ces mauvaises qualités seulement, mais les porte toutes trois ensemble. Quelle injustice se retrouve plus inique que de vouloir que Jésus Christ bon et innocent paye pour le méchant coupable ? Quelle méchanceté de vouloir demeurer malfaisant, parce que Jésus Christ a bien fait ? Quel mensonge de dire qu’il a tout satisfait, puisqu’il nous est venu apporter la Loi Évangélique pour par icelle nous faire connaître nos péchés et nous montrer par quels moyens nous les devons amender ?

64. S’il était seulement venu pour mourir et satisfaire LUI SEUL pour nos péchés, il n’avait que faire à nous prescrire des lois ? Car tout était consommé par sa mort. Pourquoi après icelle nous laisser tant de préceptes, tant de conseils et tant d’admonitions, tant d’avertissements à ses Apôtres et Disciples, leur disant qu’ils seront poursuivis, persécutés, et mis à mort pour son Nom ? Toutes ces souffrances auraient été superflues si en cas votre foi, M., n’était point mensongère. Elle a assurément toutes les conditions de Satan ; et il est à craindre que si Calvin a laissé cette doctrine, il l’a puisée au fond de l’Enfer, et que le diable lui a fourni de subtils arguments pour la faire croire à grand nombre de personnes ; et comme un venin subtil et invisible a mis la peste dans les âmes qui en ont été susceptibles. Car autrement il serait impossible que tant de bons esprits se laissassent surprendre d’une doctrine que n’est pas même fondée sur un raisonnement humain et naturel.

65. Car quelle raison y a-t-il de croire qu’il ne faut pas faire les œuvres que JÉSUS CHRIST nous a enseignées, puisque ces œuvres ne sont autre chose que des remèdes à nos maux ? Nous avons le péché de superbe, et nous ne voulons pas suivre l’humilité ! Nous avons le péché d’avarice, et ne voulons pas embrasser la pauvreté ! Nous avons le péché de luxure et sensualité, et ne voulons pas macérer notre corps, mais voulons être délivrés de tous ces maux par des remèdes imaginaires ! Comme si Dieu avait fait une enchanterie, de faire avaler la médicine à une personne saine et en bon point pour guérir une autre navrée de plusieurs plaies, la faisant passer en lui insensiblement ! Cette tromperie est si manifeste qu’il y a bien de quoi s’étonner comment a-t-il été possible qu’une seule personne de bon sens ait voulu embrasser une doctrine si mensongère et si hors de raison. C’est faire tout de même comme si une personne grandement affligée de maladie disait au Médecin : Guéris-toi toi-même, après qu’il aurait peiné et beaucoup travaillé pour trouver des herbes et distiller des médicaments pour l’assistance et la guérison de son patient ; comme si le patient lui disait après tout : Avalez vous-même ces médicaments, et je crois moyennant cela que je serai guéri. Vous donnez, M., tant de crédit à la raison naturelle, en disant qu’il n’y a qu’elle qui peut connaître Dieu, et vous ne lui donnez pas le crédit de s’appliquer aux choses qui sont précisément nécessaires à votre salut : car si la raison seulement naturelle considérait en quoi consiste votre foi, elle verrait clairement qu’elle ne consiste qu’en des simples imaginations de quelques personnes subtiles. Et votre Foi n’étant qu’imaginaire, il faut par même conséquence que l’Espérance de votre salut soit aussi une chose seulement imaginaire.

66. Je prie Dieu qu’il ne laisse plus mourir personne dans cet aveuglement, mais qu’il envoie sa lumière au Monde pour voir la vérité et découvrir le mensonge. Je sens bien, M., que votre cœur est endurci en la croyance de votre préoccupation d’esprit comme la pierre d’un rocher ; mais je sais bien aussi que Dieu est miséricordieux et qu’aussitôt que le pécheur retourne à lui, il le reçoit à pénitence. Il faut que vous lui confessiez que vous avez péché contre lui, ainsi que fit l’Enfant prodigue, et retourniez en la maison de votre vrai Père, qui est Dieu. Vous êtes son enfant cohéritier de ses grâces et lumières ; mais ayant quitté son gouvernement pour vivre à votre propre volonté, vous avez tout dépensé les grâces et êtes réduit à si grande pauvreté d’icelles que ne connaissez pas même qu’elles opèrent encore dans les âmes ; et si avant est obscurcie cette lumière et amortie votre Foi, que les mercenaires et les personnes mondaines qui servent Dieu par intérêt ont encore plus de lumière pour voir la vérité. Je vous l’ai voulu découvrir par un petit coin en notre Conférence, et vous ne l’avez pas accueillie ni voulu donner d’entrée dans votre entendement, déniant même l’audience à mes paroles, parce qu’elles ne sortaient pas de la bouche d’un grand Théologien, comme vous êtes, sans vous ressouvenir que Dieu se sert de choses faibles pour confondre les fortes, et qu’il accomplira ses louanges par la bouche des enfants et des allaitants.

67. Qui pensez-vous, M., que sont ces enfants et ces allaitants, sinon les petits en leurs estimes, et les allaitants à la mamelle de sa divine sapience, à cause qu’il a promis de déposer les puissants de leurs sièges, d’exalter les humbles ? Ne lisez-vous pas, M., que Jésus Christ dit qu’il détruira la sagesse des sages et qu’il abolira la prudence des prudents ? Ne voyez-vous pas que ces paroles ne sont pas encore accomplies, à cause que la sagesse des sages a toujours augmenté jusqu’aujourd’hui ? L’on ne vit jamais tant de sagesse humaine et naturelle qu’il y a à présent dans les hommes, non plus que tant de prudence, parce que le Monde ne se gouverne par autre règle que par la prudence humaine. Jésus Christ peut-il être menteur ? N’accomplira-t-il pas sa parole par la destruction de la sagesse ? Il faut qu’il le lasse maintenant, ou il ne peut régner dans les âmes ; à cause que cette sagesse est venue si avant qu’elle est plus adorée que Dieu même ; car ceux qui la possèdent s’estiment comme des Dieux ; et ceux qui la remarquent dans les autres les honorent aussi comme des Dieux. Il est bientôt temps que ce règne de l’Antéchrist cesse, afin que Jésus Christ vienne régner lui-même. Il s’est toujours servi d’instruments vils et humbles pour opérer ses grandes merveilles. Il ne changera pas maintenant cet ordre ; car il résiste aux superbes, et aux humbles il donne son cœur.

68. C’est pourquoi il ne vous faut pas étonner, M., s’il envoie maintenant sa lumière au Monde par des fillettes. C’est qu’il se veut servir de choses faibles pour confondre les fortes. Ceux qui ne la voudront recevoir ont déjà leurs condamnations ; car il est écrit : Cela est la condamnation que la lumière naît dans les ténèbres, et que les hommes ne l’ont pas connue, et ont plus aimé leurs ténèbres que la lumière. Ne voit-on pas que cela s’accomplit en pleine perfection à présent, où tous les sages et ceux qui se disent Lieutenants de Dieu aiment plus leurs livres et leurs études que la lumière du St Esprit ? Ils doivent être les oints de Dieu et les siens, mais quand la lumière s’offre à eux, ils la rejettent et la méprisent, aimant mieux demeurer dans leurs ténèbres que de recevoir la lumière. Ils sont les siens et ne la veulent recevoir ; et pour excuses ils disent que c’est Jésus Christ qui est cette lumière qui est née en ténèbres lorsqu’il fut né en Bethlehem ; mais ils n’entendent pas les Écritures, parce qu’ils ont perdu la Lumière de la Foi.

69. Il est vrai que JÉSUS CHRIST a apporté la lumière au Monde à sa naissance, mais ce ne peut avoir été qu’en partie, et comme le point du jour d’icelle, vu qu’elle a éclairé si peu de personnes, comme les Apôtres et Disciples, et encore n’ont-ils pas eu la lumière parfaite ; car ils n’ont connu qu’en partie, et il est écrit que cette lumière sera comme Midi, voire que les ténèbres mêmes seront comme le Midi. Voilà bien une plus grande perfection que cette lumière qui n’était qu’à un petit coin du Monde et ne luisait qu’imparfaitement. Mais les Savants d’aujourd’hui, comme les Pharisiens d’alors, ont l’Écriture qui leur déclare ces vérités, et ils ne la veulent recevoir ni croire à elle, craignant peut-être que cette claire vérité ne les déposerait de leurs sièges d’états et d’honneurs. Les Pharisiens crurent d’éteindre la lumière en persécutant Jésus Christ, et de l’avoir toute étouffée en le mettant à mort, comme ces Docteurs modernes pensent de faire en méprisant et persécutant les personnes par qui Dieu veut maintenant envoyer sa lumière au monde : mais le Seigneur des lumières est puissant de la faire luire au milieu des plus épaisses ténèbres, sans que toutes leurs malices y puissent résister.

70. Elle éclairera les humbles et condamnera les superbes. Elle montrera aux petits le vrai sens des Écritures, dont rien n’a été entendu en sens parfait ou en accomplissement ; et encore que Jésus Christ ait dit à sa mort : Tout est accompli, ce n’a été que par esprit prophétique. Car si tout eût été accompli, il n’eût plus rien manqué aux hommes. Il n’avait que faire de promettre de leur envoyer le S. Esprit qui leur enseignerait toute vérité ; parce que l’accomplissement d’un bien est la consommation de tous maux ; et nous sentons encore par expérience que le mal domine en nous si fortement qu’à moins de nous servir des Conseils Évangéliques que J.C. nous a laissés, nous ne pourrions échapper l’Enfer par notre grande fragilité.

71. Vous connaissez, M., par votre Croyance, votre infirmité et impuissance à bien faire ; et vous ne voulez cependant faire les œuvres que Jésus Christ nous a enseignées pour devenir fort ! Encore bien que nous n’aurions pas besoin des Conseils Évangéliques pour guérir nos péchés jà commis, si en avons-nous grand besoin comme des Remèdes Préservatifs aux grands périls dans lesquels nous sommes durant cette misérable vie, où nuls biens ne sont encore accomplis en nous. C’est pourquoi il faut embrasser la pénitence de tout notre pouvoir, et prier et veiller, afin de ne pas tomber en tentation, jusques à ce que la Prophétie de Jésus Christ s’accomplisse que tout soit consommé.

72. Voilà mes sentiments et l’éclaircissement d’iceux sur toutes les questions qui furent proposées dans notre Conférence. Si avez encore autre chose à proposer, je suis prête à y satisfaire, moyennant que ce soit seulement pour découvrir la vérité avec désir de la suivre. Car pour des discours curieux, ils sont vains ; et pour des disputes, elles sont assurément inventées par le diable, afin d’amuser les gens de bien. Partant, je ne veux pas faire profession de bien dire, encore moins de disputer, n’étant portée qu’à un recueillement intérieur et à la solitude. Mais je suis pourtant mue à porter toujours témoignage de la vérité lorsque je découvre quelque chose qui lui est contraire. Je ne cherche pas les occasions de contredire à personne ; mais lorsqu’elles se présentent casuellement, ainsi qu’a fait notre Conférence, je les prends de la main de Dieu, et y apporte du mien autant que Dieu me fournit de lumières, et pas davantage ; car je ne veux rien apprendre ni savoir que ce qu’il lui plaît de m’enseigner. En suite de quoi vous ne devez prendre de mauvaise part tout ce que je puis avoir dit, encore même qu’il vous semblerait que mon dire est répréhensible. Faires-en votre profit ; car il ne provient que d’un zèle de Charité Chrétienne que Dieu a plantée dans mon âme. Je sais fort bien me taire ; mais je suis poussée à porter témoignage à la vérité lorsque je la vois ternie ou inconnue. C’est un devoir de Justice pour lequel je vis dans le Monde, et suis née pour cela. Si vous la rejetez ou méprisez, vous êtes ennemi de votre bonheur éternel, à quoi seul j’ai la visée ; car je sais assez qu’il ne faut pas tenir de semblables discours pour vous plaire, ou à vos semblables, vu qu’un chacun entend volontiers ce qui seconde ses intentions, et non pas ce qui y contredit ; et c’est une voie civile et politique de ne vouloir déplaire à personne ; mais c’est une justice de rendre témoignage de la vérité si avant qu’on la connaît. Si vous me méprisez en ce faisant, je n’en aurai aucun intérêt, et me contente d’avoir satisfait à mon Dieu. Vous êtes libre d’en tirer votre profit ou votre dommage. Cependant je demeure,

 

Monsieur               

Votre très humble servante.

Anthoinette Bourignon.

 

D’Amsterdam, ce

16 d’Août 1668.

 

 

 

 

 

 

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Fin de la Première Partie

DU TOMBEAU

De la Fausse Théologie.

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

 

 

 

Isaïe XXIX, vers. 10, etc.

 

Le Seigneur a versé sur vous un Esprit d’assoupissement et d’insensibilité. Il a fermé vos yeux. Il a bandé les yeux à vos Prophètes et à vos principaux Docteurs. Et toute vision (toute instruction venante immédiatement de Dieu) vous sera comme les paroles d’une lettre toujours cachetée (comme du temps de J.C. Matt. 13, vs. 13 et 34), laquelle on présenterait d’un homme qui sait lire, lui disant : Je vous prie de lire ceci, il répondrait : Je ne puis, cette chose étant cachetée ; ou bien qu’on la présentât à un ignorant (toute ouverte et claire en elle-même, comme à présent ; Jean. 16, vs. 25) et qu’on lui dît : Je vous prie, lisez ceci, il répondrait : Je ne sais lire.

 

 

 

 

 



1  Plus simplement dit : « Les plus pieux craindraient d’offenser Dieu en reconnaissant que les vertus et saintetés affichées ne sont que des apparences. » (Note de Biblisem.)

2  Se fait attendre. (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net