L’Angleterre religieuse et l’Église large

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri BRÉMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les lettres de J.-R. Green, l’historien du peuple anglais, éditées avec beaucoup de discrétion et de goût par M. Leslie Stephen 1, comptent parmi les livres les plus intéressants de ces dernières années. L’homme, très séduisant et attachant, s’y laisse voir tout entier : Anglais, par la solidité constante de l’effort et l’intensité morale ; presque Français de surface et le paraissant d’autant plus que bon nombre de ses lettres sont adressées à Freeman, ce Teuto Teutonicorum, comme Green s’amusait à l’appeler, ce lourd Freeman qui haïssait tout de la France.

La correspondance nous montre aussi l’historien dans la fièvre de ses projets, dans la foi ardente et raisonnée qu’il garde à son inspiration générale et à sa méthode, dans le feu du travail et de cette course de vitesse avec la mort qui le guette, et dans ses communications incessantes avec les chefs de l’École historique d’Oxford.

L’homme d’Église nous arrête aussi, le simple vicaire d’un pauvre faubourg de Londres, qui partage ses journées entre le British Museum et la visite de sa paroisse ; le Broad-Churche man d’abord convaincu et enthousiaste qui, peu à peu, se déprend de toute croyance positive et se voit contraint, par loyauté, à rentrer dans la vie laïque. Ce côté de la vie de Green, qui nous était moins familier, prend dans la correspondance une sérieuse importance. Ce n’est plus Green lui seul qui est en cause, c’est l’Église large qui vit et pense tout haut devant nous, et qui chez un de ses membres plus pressé et plus logique parcourt en peu d’années les étapes de son évolution normale. Nous ne nous trompons pas, je pense, en ramenant à cette considération l’examen de tout le livre. On est presque toujours sûr de bien choisir ses positions quand, pour juger un écrivain anglais, on se place au point de vue religieux. D’ailleurs, chez Green, l’homme, l’historien et le clergyman démissionnaire, tout se tient, et en fixant notre curiosité sur un point qui nous paraît d’une importance plus générale, nous ne perdrons, semble-t-il, rien d’essentiel dans l’étude de cette œuvre et de cette vie.

 

 

I

 

L’Église large, comme tout l’anglicanisme, est née d’une série de compromis. Là est à la fois sa faiblesse, puisque ainsi elle manque d’une base logique, et sa vraie puissance, puisqu’elle ne vient pas de l’initiative de quelques hommes, mais du lent travail des années et de la force même des choses. En ce temps-là, les universités anglaises étaient encore foncièrement cléricales et la plupart des charges importantes revenaient de droit ou de fait aux membres de l’Église établie. Comme chez nous l’École de droit, la cléricature était une carrière honorable où l’on s’engageait, le plus souvent, sans une destination précise et sans attrait spécial. C’était là, presque sans obligations nouvelles, le cadre d’une vie paisible ou studieuse, l’indépendance, la dignité, le repos. Pour un fellow de collège, le ministère pastoral se réduisait à fort peu de chose : quelques sermons qui, d’ailleurs, étaient encore un exercice académique, de courts offices et le bercement des jolies phrases de la liturgie anglicane dans le demi-jour des chapelles de Christ-Church ou de Trinity. Quant aux convictions religieuses, personne n’attachait grande importance aux formulaires qu’il fallait signer à la veille du diaconat : on ne demandait, en somme, à chacun que de rester fidèle à l’Église anglicane, et fort de cette facile promesse, tout honnête homme pouvait aller de l’avant.

Car on l’aimait du fond de l’âme cette Église nationale et maternelle. Qui n’a jamais respiré cette atmosphère ne peut imaginer quelle prise elle gardait et garde encore sur les moins mystiques de ses ministres. Ceux-là mêmes, – et ils ont été nombreux en ce siècle, – qui, gagnés par l’incrédulité ambiante, laissaient à peu près toute croyance, demeuraient solidement attachés aux traditions, aux cérémonies, en un mot, à tout ce dehors pénétrant et doux d’une vie religieuse à laquelle ils ne croyaient plus. Quitter leur Église, comme Kenan ou Scherer, mais la pensée ne leur en venait même pas. Non, l’anglicanisme, hospitalier à tant de divergences dogmatiques, le serait également à la négation du dogme, pourvu que cette négation fût exprimée de façon religieuse et sans inutile tapage. Aussi loin de la Haute que de la Basse Église, on vivait tranquillement à l’extrême frontière de l’Établissement, dans l’Église large, en communion de rites et de prières avec les fidèles du dedans, en communion de pensée avec les chercheurs du dehors, j’entends avec les plus téméraires et les moins respectueux du passé.

Il serait injuste et inintelligent d’appliquer à juger un pareil état d’esprit des règles françaises ou catholiques. Un Arthur Stanley, chapelain de la reine et doyen de Westminster, qui, volontiers, aurait offert à son ami Renan une stalle de chanoine dans sa cathédrale ; un Benjamin Jowett, prononçant avec componction l’oraison funèbre de Gambetta dans la chapelle de Balliol, de pareils ecclésiastiques ne laissent pas que de déconcerter nos habitudes de pensée. Ce n’est pas que ces hommes excellents soient absolument dépourvus de logique ; mais, dans ce pays, la logique ne fait pas tout, et même, quand elle se met de la partie, agit avec plus de lenteur et de prudence que chez nous. Mais, de quelque façon qu’elle intervienne, les idées, une fois lancées, n’en font pas moins sûrement leur chemin. Stanley, Jowett et les autres préparent efficacement la laïcisation d’Oxford. Ils restent dans l’Église, mais déjà les plus vivants de leurs disciples sentent qu’une telle situation est fausse. J.-R. Green est de ceux-là. Venu dix ans plus tôt, il aurait joui paisiblement, jusqu’à sa mort, de quelque prébende ; dix ans plus tard, il ne serait pas entré dans les ordres ; arrivé à un de ces moments d’effervescence où la nouveauté des idées empêche de sonder toutes leurs conséquences, il entre dans l’Église, mais pour en sortir non pas, comme tel autre, au seuil de sa carrière cléricale, mais après plusieurs années d’une expérience loyale et généreuse. C’est la leçon et l’intérêt de sa courte vie.

Cette vie reçut son orientation décisive en 1859, à une des conférences qu’Arthur Stanley, regius professor d’histoire et alors dans son plein éclat, donnait à Oxford. Green avait 22 ans et touchait au terme de ses études. Longtemps après, il rappelait au doyen de Westminster le souvenir de cette première rencontre.

 

J’étais arrivé à Oxford grand liseur et high-churchman passionné. Après deux ans de résidence, j’étais paresseux et sans religion. Fatigue ou dégoût, je ne voulais voir personne..., et pour occuper mon activité sans me mêler à la vie universitaire, je perdais mon temps à des niaiseries..., quand, un jour, par hasard, j’entrai dans votre salle de conférences.

La religion était en moi aussi bas que tout le reste. Mon high-churchism s’était écroulé avec fracas, sans rien laisser derrière lui qu’un vague respect pour le bien...

J’étais donc tout à fait misérable quand j’entrai dans cette salle, où, ce jour-là, vous parliez du travail, non comme d’un chemin vers les bourses et les bénéfices, mais comme de quelque chose d’excellent qui nous rendait plus semblables au divin Travailleur. Ce discours fut pour moi une révélation : « Si vous n’avez aucun goût à ce qu’Oxford vous impose, du moins travaillez à n’importe quoi. » Je revins au vieux dada de mon enfance, l’histoire, et je crois avoir bien travaillé depuis.

Il en fut de même pour la religion. Vous m’avez donné moins un credo qu’une leçon d’universelle sympathie. Vous étiez un libéral, tourné vers l’avenir comme les autres libéraux, mais sans être comme eux injuste pour le présent et pour le passé. Je sentis que le respect qui restait en moi pour les âmes de bonté se transformait, à votre parole, en une catholicité vivante. En quittant la salle, je pensais au grand nombre de religions et de personnes différentes dont vous veniez de parler, et comment vous nous aviez révélé et fait aimer le bien qui était en chacune d’elles.

Je ne puis vous dire de quel secours ce grand principe de sympathie clairvoyante a été pour moi depuis ; comment, dans mes travaux historiques, il m’a gardé du simple hero-worship et de l’esprit de parti ; comment, dans ma paroisse, il me servait à trouver une valeur, même aux plus ennuyeux marguilliers.

Mais, plus que tout, cela m’a aidé à réaliser l’idée d’Église, cette Église de tous les hommes et de toutes les idées, concourant au bien du monde, et se haussant, à travers l’erreur et l’ignorance, jusqu’à celui qui est la Sagesse et la Vérité.

 

Le meilleur des aspirations de l’Église large est dans cette lettre. Voilà de quelles vues nobles et généreuses l’intelligence de Green va vivre pendant des années, jusqu’au jour où elle s’apercevra qu’à force de sublimer l’idée d’Église, il est arrivé à dépouiller cette idée de toute réalité et de toute substance.

Au sortir d’Oxford, Green s’était présenté aux ordres dans un accès d’enthousiasme religieux, et peu après, sous l’influence de F. Maurice et des socialistes chrétiens, au lieu de suivre le conseil de Stanley, qui l’invitait à chercher une situation dans les quartiers aristocratiques, il avait demandé du service dans une pauvre paroisse de l’East-end de Londres (1861). Pour cette nature d’impression et de primesaut, une pareille résolution aurait pu avoir de pénibles lendemains. On sait la navrante misère de ces quartiers et l’impuissance presque fatale de ceux qui travaillent à les assainir. Green cependant accepta sans réserve, aima souvent les devoirs multiples et rebutants de son ministère. À ses yeux, toute réalité humaine avait un sens, un intérêt, une poésie même, et jamais, plus tard, il ne fut tenté de regretter et de trouver infécondes, même au point de vue de son œuvre historique, ces années d’un contact quotidien avec la misère et la souffrance des foules, avec les dernières couches « du peuple anglais ».

Dès le début de sa carrière paroissiale, Green rencontra une affection et une influence qui devaient le marquer pour toujours. Mme Ward, la femme de son curé, fut bonne pour lui comme une sœur aînée ou comme une mère.

Cette influence fut, avant tout, religieuse. Mme Ward, aux heures les plus tourmentées de sa propre vie, avait trouvé force, repos et joie dans les lettres de Mme Guyon. Entre elle et le vicaire de son mari, c’était là un des sujets de conversation ordinaires, et ainsi se préparait chez Green cette religion vague qui se substituerait assez vite à toute croyance déterminée et rendrait la transition plus douce du libéralisme Broad-Church au rationalisme absolu.

« Le sentiment religieux fut toujours profond chez lui, raconte M. Leslie Stephen dans une page où il résume à l’emporte-pièce cette évolution religieuse. La vie spirituelle des mystiques, la religion du cœur, celle qui subordonne aux émotions les dogmes et les faits, lui était naturelle ; son intelligence, singulièrement vive et prompte, l’ardent intérêt qu’il portait aux recherches historiques et scientifiques, lui firent accepter le principe fondamental du rationalisme, à savoir qu’il faut accepter sans compromis ni réserve les résultats d’une enquête impartiale et complète 2... Pendant quelque temps, le charme personnel de F. Maurice le fascina, mais ce clair cerveau ne pouvait se contraindre, comme Maurice, à obéir à la fois aux exigences du système dogmatique et à celles de l’histoire. Il était impossible à Green, mystique et savant, d’admettre que les rédacteurs du formulaire anglican aient atteint, dans leur travail, les dernières vérités de la religion. Il savait trop bien l’origine de ce document, d’ailleurs il ne pouvait tenir longtemps l’équilibre des Broad-Churchmen qui, tout en admettant que ces formulaires vermoulus ne méritent aucune créance, trouvent pourtant dans une équivoque inconsciente le moyen de les accepter. Green sentait de façon aiguë le danger de manquer de loyauté dans sa conduite, et il décida que le jour où il ne lui serait plus possible d’attacher un sens aux paroles liturgiques : « Christ, ayez pitié de “nous”, il laisserait la cléricature. »

Cette page importante précise les idées de Green telles qu’elles seront à leur point d’arrivée, après un travail intérieur de plusieurs années. Si, dès l’abord, l’ensemble de la théorie était plus ou moins explicitement admis, les nombreuses conséquences ne devaient se dégager que peu à peu.

 

Si nous pouvions vivre davantage dans la pensée présente du ciel, – écrivait, en 1861, le jeune vicaire, sous l’émotion toute vive d’un entretien avec son amie, – nous aurions moins de souci de tous les tracas de la terre. Tant que nous ne sommes que de simples ministres de l’Église d’Angleterre, nous devons redouter la mauvaise volonté du voisin, les accusations d’athéisme, les dénonciations faites par des évêques ignorants, mais une fois devenu ministre de l’Église éternelle, tout le tapage des controverses ne distrait plus nos oreilles des accords des harpes qui entourent le trône. Je sais que c’est là ce mysticisme dont tout le monde rit si volontiers, mais je suis persuadé que la foi de l’avenir est précisément dans cette alliance entre le mysticisme et la liberté de critique et de pensée.

 

Mais tous les chapitres de la vie de Green devaient être terriblement courts. Celui-ci, à peine commencé, est brusquement interrompu : Mme Ward mourut en juillet 1862, recommandant à son ami cette famille d’orphelins. La catastrophe fut pour lui cruelle et bonne tout à la fois. « En m’écrasant, cela m’a rendu plus humble », écrit-il, et on sent qu’au contact de ces petits enfants qu’il voit de plus près, sa foi devient plus simple et plus précise.

 

J’avais planté là mon article de la Saturday et je caressais la petite Maggie, quand elle me dit : « Savez-vous, Monsieur Green, pourquoi maman est allée au ciel ? C’est que Jésus la voulait. » Je me demande si le rédacteur de la Saturday en aurait su plus long que cette philosophe de quatre ans. Pour le moment, elle est très embarrassée de savoir comment on pourra bien là-haut se retrouver. « Maman est un ange maintenant, comment la reconnaîtrai-je quand j’arriverai au ciel ? Ah ! j’y suis, elle viendra au-devant de moi et me dira qu’elle est ma maman... »

« Irez-vous au ciel, Monsieur Green ? Oh ! oui, vous y viendrez avec nous, et nous serons, de nouveau, tous ensemble. » Qu’on est petit et misérable devant un enfant ! La demande de celle-ci me trotte dans la tête. « Irez-vous au ciel ? » et je ne sais que répondre. C’est peu philosophique, très contraire aux saines doctrines, mais le ciel m’est bien plus cher maintenant qu’il y a là-haut quelqu’un que j’aime, – et cependant je ne puis pas dire avec ma petite amie : « Oh ! oui. » Les impressions qui semblaient si profondes s’envolent si vite, l’Éternité qui se montrait derrière cette tombe se dérobe de nouveau, et le ciel qui semblait si près se recule de plus en plus... Prie pour moi, Dax, comme moi pour toi, pour que nous puissions répondre à la demande de cette petite avec son « oh ! oui ».

 

Mais le travail persistant auquel il se livrait n’était pas de nature à relever cette foi déjà, – comme on le voit, – très ébranlée. Il avait d’abord entrepris d’écrire une histoire de l’Église anglicane, de cette Église du passé capable d’une merveilleuse adaptation aux besoins du présent, de cette creature of repeated compromises, essentiellement modérée, essentiellement illogique. Telle quelle, jadis, elle l’attirait, mais maintenant il renonçait à en raconter l’histoire, parce qu’il lui paraissait impossible « d’attacher l’étiquette d’Église à une quelconque des branches de la religion chrétienne en Angleterre ». Dès cette époque (1862), entrevoyant les exigences possibles de l’avenir, il se fixait ces deux règles de conduite :

 

1o Rester dans le clergé anglican aussi longtemps que, ce faisant, on contribue à élargir au sein de l’anglicanisme la sphère de la liberté de penser ;

2o En sortir au moment où on risquerait, en y restant, de rétrécir sa propre pensée.

 

Cette brève et catégorique résolution montre combien Green était déjà loin de l’optimisme inconséquent de ses maîtres en libéralisme. Ceux-ci restent d’abord, puis cherchent, si besoin est, des raisons pour justifier leur attitude ; lui reste, mais par provision, et en attendant de voir plus clair au fond de lui-même et de ses idées. Certes, il était trop dévoué à l’Église d’Angleterre pour ne pas souffrir à la vue de ce qui, peut-être, se préparait ; mais, d’autre part, l’horreur de l’équivoque le tenait en une douloureuse défiance.

 

Vous savez bien que j’aime l’Église d’Angleterre, mais que va-t-il arriver d’un si monstrueux système, such a Godless lie as this... J’attends, mais je crois que nous sommes près de la fin.

 

Si maintenant il se cramponne encore au christianisme, c’est précisément qu’il voit en lui une souplesse admirable qui le rend susceptible de s’adapter à chaque nouveau progrès de la pensée humaine. Il s’explique à ce sujet en une lettre très belle, où le vrai et le faux se mêlent, où l’enthousiasme du chrétien, de l’historien et du philosophe se confondent.

 

Je ne vois aucune limite à ce progrès en « religion ». Sur cette idée de progrès, ma foi profonde et intense au christianisme repose. Comme vous, je vois d’autres religions, – la foi païenne et la foi d’Israël, – jouant leur rôle dans l’éducation du genre humain. Et je vois l’humanité dépassant ces croyances qui l’ont élevée, si bien qu’à chaque grand pas de la pensée humaine une religion tombe morte et disparaît. Et je conclus que ce doit être là une condition du progrès du monde, à moins qu’il ne paraisse une religion capable d’évoluer elle-même parallèlement à ce progrès. Or, voici une religion qui en est capable. Ouvre ton Gibbon et fais la preuve de ce que j’avance. La fraîche vigueur des enfants des forêts germaines fond sur la Rome efféminée et tout s’écroule sauf cette foi. Le christianisme emprunte de nouvelles formes de vie, et dans ce chaos barbare pétrit le monde du moyen âge. Songe combien l’âme d’Augustin et celle de saint Louis sont différentes, et pourtant le christianisme leur suffit à toutes deux. Le moyen âge s’évanouit, notre monde moderne émerge de la réforme. Le christianisme emprunte de nouvelles formes et infuse une vie nouvelle à cette nouvelle phase de l’humanité. Combien l’âme de saint Louis et celle de Luther ne diffèrent-elles pas, le christianisme leur suffit à toutes deux et remplit leur attente. À notre époque, la pensée humaine fait chaque jour des progrès tels qu’elle n’en a jamais faits, mais le christianisme spiritualisé et épuré par les plus larges besoins qui s’offrent à lui est prêt à répondre pleinement à tous ces besoins... S’il y a quelque vérité dans nos plus profonds instincts, il faut que Dieu soit constamment au-delà, au-dessus de nous, de notre pouvoir, de notre science, de notre vertu, et c’est vers cet au-delà que le christianisme nous fait monter.

 

On voit la doctrine vaste, brillante, profonde dont se nourrissaient, dont s’illusionnaient aussi les hommes de l’Église large. Doctrine juste en son fond et essentielle, pourvu que l’on sache respecter la vérité initiale que cette constante évolution enrichit de l’apport de chaque siècle. Mais, comme il arrive toujours, grisés par les idées nouvelles, et d’ailleurs excités contre les grands corps traditionnels qui regardent ces idées avec défiance, les novateurs deviennent bientôt agressifs et se tournent avec violence contre tout ce qui leur rappelle le passé. Cette note perce déjà dans la lettre suivante, et nous la verrons, peu à peu, s’accuser bien davantage.

 

Si je ne tremble pas, si j’exulte à la destinée que Dieu a marquée à son Église, c’est simplement parce que je crois à la présence de l’Esprit de Dieu dont l’inspiration guide l’Église.

Cette présence, cette inspiration, beaucoup l’admettent en paroles, mais ils demandent : « Où donc est cette voix de Dieu ? » Bien sûr elle n’est pas dans la décision des Églises puisque ces décisions ne s’accordent pas entre elles. Tant qu’il y aura des controverses, comment savoir de quel côté souffle l’Esprit de Dieu ? – Mais n’est-ce pas oublier que l’Esprit habite dans l’Église, non dans les églises, que sa voix est la voix non de telle ou telle fraction, mais de la chrétienté universelle.

Cette voix de l’Église, elle est, semble-t-il, dans le consensus du peuple chrétien, unanimité confuse mais puissante. La condamnation de l’esclavage en est un exemple.

 

Et il ajoute ces deux petites notes, dont la première a une grande portée :

 

Remarquez deux faits importants : 1o Ces voix de l’Église n’indiquent pas une direction doctrinale, mais morale et sociale... 2° Cette unanimité s’élabore avec une lenteur extrême. Songez aux siècles qu’il a fallu pour qu’on réalisât l’injustice de l’esclavage.

 

Cependant l’anglicanisme orthodoxe s’épouvantait des hardiesses croissantes de certains membres du clergé. En 1859, le succès du livre de Darwin ; en 1860, le scandale des Essays and Reviews ; en 1862, les témérités exégétiques de Colenso ; en 1863, l’accueil fait à la Vie de Jésus, tous les évènements de ces années tumultueuses achevaient de compromettre les libéraux. Ceux-ci, en effet, couraient indistinctement à tout ce qui avait figure d’idée nouvelle et applaudissaient de confiance à tous les coups qui leur semblaient portés au vieil édifice de la tradition. L’Église d’Angleterre est de nature tolérante et elle tient médiocrement à intervenir dans les querelles doctrinales, sauf quand la conscience d’un danger imminent l’affole – et, dans ce cas-là, elle ne recule devant aucune maladresse, l’histoire de Wesley et de Newman le montrent bien, – un sûr instinct lui fait comprendre que sa grande force est précisément dans cette patience éternelle et que pour elle le vrai moyen de triompher d’une difficulté est de ne pas essayer de la trancher. Menacée, à cette heure, de deux côtés à la fois, également inquiète du premier succès du ritualisme et des témérités de l’Église large, elle essayait de manœuvrer entre ces deux extrêmes, désavouant timidement les excès du libéralisme et se montrant, comme il convenait, plus sévère envers les ritualistes qui, plus croyants, étaient plus soumis. Pourtant les libéraux n’avaient pas pour eux le nombre, et ils savaient bien que la majorité du clergé se prononcerait contre eux. La belle humeur de Green s’aigrit à la pensée de cette résistance.

 

Le clergé, écrit-il, ne représente même pas l’Église. Que représente-t-il ? – Ni les laïques cultivés, ni l’Angleterre intelligente, mais l’inintelligence du pays.

 

Et pour comble d’outrage, il assimile les orthodoxes aux romanistes, ajoutant avec raison : « Qu’est-ce qu’un romanisme sans infaillibilité, sans unité et sans chef ? »

Décidément, la période des violences est ouverte. Quoi qu’il nous en coûte, il nous faut suivre ce noble et charmant esprit dans ces outrances de pensée et de parole qui lui ressemblent si peu. Il appartenait à cette génération d’utopistes qui croyait naïvement que la science répandue partout allait ramener l’âge d’or. Et pour lui, maintenant, l’Église était la grande barrière de routine et d’intolérance qui, pour prolonger son règne, retardait tant qu’elle pouvait l’avènement de la science.

 

Qui empêche les réformes ? – L’ignorance populaire. – Qui s’oppose à ce que cette ignorance soit éclairée ? – L’Église... Le clergé sait que l’Église s’effondrera le jour où le peuple sera instruit à fond, où il n’y aura plus une seule classe d’hommes vouée à l’ignorance.

 

On comprend ce que devait souffrir l’homme qui, au moment où il écrivait de telles choses, exerçait encore les fonctions ecclésiastiques. Tout lui est à charge maintenant et il n’est pas jusqu’à la bêtise de ses paroissiens qui ne rende sa position plus intolérable. Ne voilà-t-il pas que ceux-ci l’ont soupçonné de ritualisme ?

 

Un pharmacien m’a vu élever l’hostie et porter une grande croix sur le dos. Le jour du vendredi saint, une dame a quitté l’église parce que je prêchais avec une couronne d’épines sur la tête.

 

Et Green s’amuse à embarrasser le grave Freeman en lui prouvant que le témoignage historique n’a aucune valeur.

 

Car enfin, ces deux témoins sont sincères et n’ont contre moi aucune aversion personnelle. Comment allez-vous vous tirer d’affaire ? Ou ils m’ont vu, ou ils ne m’ont pas vu.

 

Notons encore, en passant, cette jolie pochade sur la maison curiale :

 

Envoyez-moi quelques brochures pour distribuer à mes quatre vicaires. L’un est « catholique », l’autre « anglican », le troisième musicien, et le quatrième littérateur. Le premier déjeune à midi et demi en surplis et en barrette ; le second passe des journées à faire signer des pétitions au « Lord primate » ; le troisième met les paroles de la confession générale sur une ritournelle d’opéra ; quant au littérateur, il lit Balzac toute la semaine, et, le dimanche, broche son sermon en un tour de main.

 

Il plaisante, mais, prenez garde, quand ces vives natures plaisantent ainsi, c’est souvent qu’elles veulent cacher aux autres et à elles-mêmes quelque secrète souffrance. Green souffre en effet ; il se sent étranger dans cette paroisse où tout le monde l’aime pourtant.

 

On est bon pour moi, mais on ne comprend pas mes « quixotisms », et je n’ai que cela qui vaille la peine d’être compris... : on a une soif insatiable d’affection et on tourne le dos à tout le monde pour se renfermer misérablement en soi-même. Ma bonne humeur s’en va, je suis impatient, nerveux, j’agace tout le monde, et quelque chose à quoi je sais bien que je dois résister comme à une mort hideuse, me conseille de me noyer dans mes livres et de laisser le genre humain se débrouiller sans moi.

 

Il y a là sans doute une lassitude de poitrinaire, un découragement de savant, mais je ne me trompe pas en assignant une autre cause à cette détresse.

 

Tout me glisse entre les doigts, la foi, la doctrine. Tout devient irréel..., je touche au déisme, où m’’arrêterai-je ?

 

En juin 1867, il écrit à Freeman :

 

Je me sépare de plus en plus de l’Angleterre et de la politique anglaise, it may be from English religion too.

 

On se rappelle les belles idées qu’il développait naguère avec tant de flamme sur le rôle historique de l’Église. Que tout cela maintenant est loin de lui ! Rendant compte à Freeman d’une conférence de Stubbs, leur ami commun :

 

Elle a fini, écrit-il, sur une tirade religieuse, sincère évidemment chez Stubbs, mais qui a dû paraître bizarre à l’auditoire d’Oxford, comme elle m’a paru à moi. Ce bon vieux lieu commun que l’histoire de ce monde conduit à Dieu, que l’histoire moderne n’est que la diffusion de sa lumière dans le Christ. Je revois le temps où cela était pour moi la clef de l’histoire. J’ai bien peur de l’avoir perdue, cette clef, et je n’ai rien pour la remplacer.

 

Mais il est encore trop frémissant de cette lutte intérieure et extérieure pour demeurer longtemps sur cette inquiète et mélancolique douceur. Voici encore, – c’est presque la dernière fois, – cette note exaltée, présomptueuse et méprisante qui détonne dans cette âme de délicatesse, de respect et de bonté.

 

Il y a deux églises dans le monde, l’église du prêtre et celle du maître d’école, l’église du dogme et celle de la science. L’Église d’Angleterre peut essayer de concilier ces deux courants, de garder du moins quelque chose de tous les deux. Mais chaque jour rend cette tâche plus impossible. On peut appuyer sa religion, – c’est-à-dire le lien moral qui donne à notre vie une unité d’action et de propos, – ou sur la foi, ou sur les faits, sur l’enseignement extérieur de l’Église, de la Bible, de la Secte, – ou sur les leçons intérieures de l’expérience et du savoir. Mais il est impossible de souder ces deux fondements. Avez-vous lu, par exemple, le nouveau livre de Darwin sur l’Homme et son origine ? Je n’en sais encore que ce qu’en disent les deux beaux articles de la Saturday, mais quelles merveilleuses perspectives ce livre n’ouvre-t-il pas devant de si vastes problèmes, comme toutes les controverses théologiques s’effondrent, paraissent mesquines et vaines. « Sacrifice », « Justification », « Inspiration », tout cela paraîtra à nos enfants aussi absurde que mous paraissent à nous le gnosticisme et la transsubstantiation. Je ne dis pas qu’une religion rationnelle soit impossible. Au contraire, mais pour y arriver, il nous faut jeter aux balayures les théologies vieilles et fanées de l’enfance du monde.

 

Dans un pareil état d’esprit, il n’était que temps pour Green de prendre une retraite que, d’ailleurs, sa santé déjà très compromise rendait nécessaire. L’’archevêque de Canterbury, Tait, qui l’aimait, lui offrit le poste de bibliothécaire du palais de Lambeth. Là, l’historien travaillerait à son aise, et le clergyman, loin autant qu’il le voudrait de toute fonction religieuse, sentirait moins lourdes les chaînes qui le rattachaient à l’Église (1869). Suivons-le dans cette période d’apaisement, et bientôt d’indifférence. Bien que pratiquement il n’appartienne plus à l’Église, et que, même il doive, quelques années plus tard, rentrer définitivement dans la vie laïque (1877), ce que nous verrons de lui nous aidera encore à connaître l’Église large et la psychologie du clergyman libéral.

 

 

II

 

La scène change. Brumes mystiques, angoisses intérieures, énervement des controverses dogmatiques, tout se dissipe, tout s’éclaircit. D’anglicanisme, de religion même, – et la chose vaut qu’on la remarque, – on ne parle presque plus jamais dans les deux cents dernières pages de la correspondance. La joie de vivre éclate partout avec, de temps en temps, une malédiction jetée en courant aux doctrines de renoncement et de tristesse.

 

Toujours ces oiseaux de nuit entre le soleil et notre âme. Comme si le soleil nous était mauvais ! Pauvre de moi, j’ai grand peur de rester toujours hellénique plus que chrétien. Mais la vie, la vie dans toute son énergie, son éclat, sa marche entraînante, la vie avec ses brusques passages du rire aux larmes, pourquoi ces hommes en ont-ils peur, pourquoi la dénoncent-ils dans leurs prêches ? Ils la dénoncent dans leurs prêches, puis ils disparaissent et le soleil continue à briller et le monde court en riant à la liberté et à la joie.

 

Ce n’est pas là une simple boutade, mais l’expression un peu vive d’une philosophie raisonnée et voulue.

 

Rappelez-vous ma théorie de la vie. Ce n’est pas un programme de paresse. J’ai travaillé dur à ce qui en valait la peine et je compte bien le faire encore. Mais je proteste contre l’ascétisme pour l’ascétisme, contre cette sottise de fermer les yeux à tout ce qui est beau et délectable ici-bas, contre cette préférence donnée aux choses désagréables, comme si de soi elles valaient mieux que les autres ; par-dessus tout, je proteste contre toute idée de partage entre les différents éléments de notre être, contre le mépris de toute une moitié de la vie que nous avons à vivre comme si elle nous empêchait de vivre l’autre moitié. La tête, l’âme, le corps, que tout se développe de concert ! Pas d’intellectualisme, pas de spiritualisme, pas de sensualisme, mais une large et complète humanité.

 

On le comprend, cette vie qui l’attire, l’intéresse, l’enchante, est le plein développement de l’homme naturel, la mise en œuvre de toutes les richesses qui dorment en nous. Qu’aurait dit Mme Ward si elle avait lu ce programme où la religion tient si peu de place, et nous, ne nous trouvons-nous pas bien loin du temps où le jeune vicaire, gagné à la contagion mystique de cette âme, essayait d’entendre à travers l’infinité des espaces les harpes du ciel ? La terre lui suffit maintenant et il tend vers elle un effort que l’inquiétude des choses invisibles ne morcelle plus, une activité joyeuse que les soucis d’outre-tombe ne viennent plus assombrir. Quoi qu’on puisse penser de cette conversion à rebours, il semble pourtant que Green soit maintenant, bien plus qu’autrefois, dans la vérité de sa nature et que le dénouement de la crise religieuse coïncide pour lui avec le plein épanouissement de sa puissance de vie. Il suffit de l’entendre causer pour s’en rendre compte. Sa conversation jadis un peu nerveuse, impatiente et qui aimait le paradoxe provocant, est devenue, nous dit Mme Humphry Ward, plus calme, plus sereine, plus égale. Ses lettres, ses écrits respirent aussi la douceur et la bienveillance des gens heureux. Car tous les bonheurs se pressent pour lui dans ces années d’apaisement et de travail. En 1877, il a épousé l’admirable femme que nous retrouverons bientôt, quand il ne sera plus question de joie. Son livre, la Short History, a paru en 1874 avec un succès extraordinaire 3. Encore une fois, la vie est bonne, foin des prêcheurs moroses, et laissons le monde courir, moitié pleurant, moitié riant « à la liberté et à la joie ».

Rien, d’ailleurs, dans cette philosophie qui rappelle les étranges homélies où Renan aimait à s’oublier sur ses vieux jours. L’idéal de Green est tout autre, plus digne, plus intime, et son égoïsme, – si égoïsme il y a, – ne laisse pas d’être charmant.

L’amitié remplit toutes les pages de cette existence, la bonne amitié anglaise, aux sans-façons remplis d’une robuste tendresse, l’amitié dont il écrivait lui-même : « Vous autres, femmes, vous nous regardez de bien haut, mais vous ne soupçonnez pas l’ardeur et la flamme de nos amitiés, à nous autres, hommes. » Disons aussi, pour qu’on le sente plus pleinement et simplement homme, que les chartes et les livres qui prennent presque tout son temps n’ont pas le meilleur de ses affections et de ses pensées. Même avant d’avoir repris son indépendance, il écrivait dans un même sens :

 

La vie me semble chaque jour plus belle à force d’amour, de paix, de tendresse. Ce qui me la rend chère, ce n’est ni l’esprit, ni l’intelligence, ni la grandeur de la science. Tout cela est beau, mais il me suffit, à moi, des éclats de rire des petits enfants, et de la bonne amitié des amis, et des bavardages auprès du feu, et de la musique et des fleurs.

 

Que nous voilà loin des inquiétudes religieuses que nous suivions tout à l’heure dans ses premières années d’âge mûr ! Vraiment, quand on le voit aimer ainsi toute manifestation de vie, comprendre toute doctrine et se passionner pour des intérêts si divers, on se demande si dans cette nature, tournée avec tant d’intensité vers le dehors, le mysticisme a jamais été autre chose que l’excitation passagère d’un moment de ferveur et une des multiples expériences d’une souple intelligence, capable de goûter la poésie de chaque chose, et de se prêter tour à tour et tout entière à tous les objets de son attention.

Sans doute, intelligence et sensibilité religieuse restent très vives chez lui, et il entre pleinement dans l’âme de Cœdmon, d’Anselme, de Morus et des prédicateurs du premier « réveil ». Son livre est même un de ceux où on peut le mieux suivre l’évolution du christianisme anglo-germanique, mais, encore une fois, cette histoire ne l’intéresse que par les fonds d’humanité plus tendre, plus exquise et plus exaltée qu’elle révèle et par ce que les compatriotes de Cœdmon, de Bunyan et de Wesley ajoutent de curieux et de pittoresque aux manifestations de la foi.

Il semble même, – quoique, à vrai dire, force nous soit ici de marcher en tâtonnant, – il semble que Green ait poussé ce détachement, cette indifférence plus loin que l’ensemble de ses amis de l’Église large. Chez lui, le divorce d’avec tout le passé anglican et biblique semble complet. Vous chercherez même en vain, dans les lettres de la seconde partie de sa vie, une trace de cette phraséologie religieuse qui survit si habituellement en Angleterre à la perte de la foi. Sans doute, l’extrême logique le veut ainsi, mais on connaîtrait mal l’Église large en se figurant qu’elle est toujours logique avec elle-même. Enfants du siècle, ils ont beau faire à l’incrédulité toutes les avances, ils n’en restent pas moins Anglais, c’est-à-dire hommes de tradition et de respect, hommes de fidélité aux habitudes anciennes, façonnés au mysticisme par une éducation biblique et par la plus abondante des littératures religieuses, gardant enfin au plus profond de leur être je ne sais quel attrait mystérieux et quelle docilité curieuse et fervente à suivre la parole pour eux toujours nouvelle des pêcheurs de Galilée. Les plus avancés parmi les Broad-Churchmen, plusieurs du moins, gardent quelque chose de cette tendance en dépit des plus généreuses concessions au rationalisme. Le doyen Stanley a une piété à lui, élégante et pittoresque, et un ancien de Balliol, M. Montefiore, écrivait, l’an dernier, un article très documenté et très convaincu sur la vie et l’influence religieuse de cet excellent Jowet, qui n’aurait pas pu dire lui-même s’il croyait ou non à la divinité de Jésus-Christ. Rien de semblable chez Green. Il semble avoir tout laissé de la religion comme d’un vêtement d’enfance et la considérer dorénavant avec une curiosité respectueuse comme une relique et un monument du passé, Il n’est pas téméraire pourtant de croire que s’il en avait eu le temps, cette première fougue de logique et d’indépendance tombée, il aurait retrouvé quelque chose de la facilité anglicane à accepter les demi-lumières et à se résigner aux compromis.

 

Je ne me tourmente plus, comme autrefois, de questions que je ne puis résoudre... Mais une vie nouvelle apporte avec elle de nouvelles espérances, de nouveaux désirs de foi, une foi nouvelle que nous arriverons à connaître la vérité. Espérances vagues et confuses, foi vague et confuse, mais maintenant je suis plus résigné que jadis dans le vague et le confus. Je vois maintenant que pour savoir il faut vivre ; pour connaître la vérité, vivre la vérité.

 

Cela a été écrit en mai 1877, au moment de son mariage. Vers ce même temps, en envoyant sa démission à l’archevêque de Canterbury, il avouait que, cependant, un peu de sa foi perdue semblait revenir. « Bien que sur quelques points, disait-il encore, j’aie commencé à voir plus clair dans mes ténèbres, pourtant je ne crois pas qu’il me reste quelque possibilité de reprendre jamais ma vie cléricale. »

La mort vint interrompre ce travail intérieur que ralentissait le surmenage imposé par tant d’autres travaux dans ces années pressées et fécondes. De sa religion ancienne, Green ne gardait que cette élévation et cette intensité morale dont, à aucun moment de sa vie, nous ne le voyons se départir. Tout à l’heure, nous l’entendions définir la religion : « Le lien moral qui donne à notre vie une unité d’action et de propos. » Pour un Broad-Churchman, la définition qui nous paraîtrait à nous si insuffisante est presque complète.

Morale et religion, ils ne s’inquiètent de savoir dans quelle mesure les deux éléments d’une vie meilleure et pleinement humaine sont indépendants l’un de l’autre. Ils les mêlent et les confondent dans la théorie et dans l’action, voyant surtout dans les pratiques religieuses un cadre tout tracé sûr de perfection morale, et vivifiant la morale un peu froide des philosophes par toute la poésie de la religion.

Chez Green, bien que ce cadre religieux soit presque voilé tout entier, la conception du devoir n’a rien perdu de sa noblesse et de sa force. Dans ses livres, la préoccupation morale et sociale l’emporte sur toutes les autres, et ses livres sont l’écho fidèle de toute sa vie. Écoutons-le encore une fois :

 

Rien de plus naturel que le sentiment de nos propres insuffisances. À peine a-t-on saisi la réelle grandeur du travail de ce monde que les efforts particuliers paraissent infimes et méprisables. Puis on rencontre des intelligences et des tempéraments si au-dessus des nôtres qu’on renonce, par une humilité mal comprise, à tout sentiment de concurrence avec de si nobles travailleurs. Et puis, dans le plus petit effort, on est entravé à chaque pas par des circonstances qui achèvent de nous décourager et nous font désirer de tout laisser là.

L’essentiel, je crois, est de moins penser à nous et à ce que nous sommes qu’au travail et à ce qu’il est pour nous. Le monde marche non pas seulement par les ébranlements gigantesques que lui impriment ces héros, mais par les milliers d’imperceptibles secousses données par chaque travailleur honnête... Les circonstances nous aiguillonnent au moins autant qu’elles nous retardent, et dans la lutte quotidienne que nous leur livrons, nous fortifions nos muscles pour le vrai combat de la vie. Quant au sentiment de la supériorité des autres, c’est là une joie à tous ceux qui, réellement, travaillent pour le bien de tous. Ce qu’ils ne peuvent eux-mêmes, ils se réjouissent de le voir faire par d’autres. Respice finem. C’est la devise des vieux moines. Regardez la fin, non pas la mort, mais le bien de l’humanité ; non pas votre perfectionnement comme une fin en soi, mais simplement comme un moyen de travailler au bien de tous.

 

Quand on relit ces nobles paroles, – et tant d’autres que j’aurais pu cueillir à chaque page de la correspondance, – on revient avec une tristesse plus grande à l’histoire héroïque et navrante des dernières semaines de ce grand esprit et de ce grand cœur. Dès les premiers froids de l’automne 1881, Green se sauve, comme toutes les années, vers les pays chauds. Les épreuves de son livre La Formation de l’Angleterre le suivent, l’atteignent comme elles peuvent au Caire, à Louqsor, à Capri, à Menton.

Sa pauvre femme cherche dans les bibliothèques de la Côte d’Azur les indications nécessaires que son mari veut encore donner à quiconque s’adresse à lui. Quelques remarques d’un ami sur son dernier livre le plongent dans un découragement de six semaines. Puis, allègrement, il se remet au travail. Il dicte, il dicte à sa femme, car il ne peut souffrir d’autre secrétaire, et voici que la crampe des écrivains paralyse cette main fidèle. Admirable de patience ingénieuse et de volonté, Mme Green se met à essayer d’écrire de la main gauche. Un jour qu’elle allait jeter au panier un pauvre brouillon où elle avait péniblement tracé quelques mots, son mari lui prend le papier des mains. « Toutes les fois que je me crois à bout de force, dira-t-il ensuite, je regarde ce papier et je me remets au travail ! »

Encore quelques mois à Kensington pendant l’été de 1882. Bientôt on repart pour Menton. Le dernier hiver, l’agonie commence. À toute vitesse, Green travaille à son livre sur la Conquête de l’Angleterre. Le livre presque achevé, il sent le besoin de quelques corrections importantes et fait mettre au pilon les quatre mille exemplaires déjà tirés. Un matin de janvier, il se lève avec un regain subit de force. Il fait approcher une table de sa chaise longue et récrit, de verve, plusieurs pages du premier chapitre. Ce fut son dernier travail. « Je ne puis plus rien maintenant. » Et cependant le 25 février, quand sa femme lui annonce que la fin est proche : « C’est gentil de me le dire ainsi, lui répond-il, mais j’ai encore à mettre dans mon livre quelque chose qui en vaut la peine. Je puis faire encore un peu de bonne besogne et je vais lutter en conséquence. Donnez-moi des potions endormantes, tant pis si après huit jours elles n’ont plus d’effet sur moi. » S’est-il rappelé, à ce moment-là, la jolie page qu’il écrivait jadis sur le grand ancêtre des historiens d’Angleterre ?

 

Tandis que Bede chantait ainsi, les larmes remplissaient les yeux de ses élèves. « Jamais nous ne lisions sans pleurer », a écrit l’un d’eux. On approchait de l’Ascension. Bede désirait terminer sa traduction de l’Évangile selon saint Jean et ses extraits de l’évêque Isidore. « Je ne veux pas que mes élèves lisent des erreurs ou travaillent inutilement quand je m’en serai allé », disait-il à ceux qui le suppliaient de se reposer. Peu de temps avant l’Ascension, le mal s’aggrava, et, malgré cela, il passa encore une journée à enseigner, répétant seulement avec calme à ses élèves : « Apprenez aussi vite que vous le pouvez, car je ne sais pas combien de temps j’ai encore à rester avec vous. » Une nouvelle nuit s’écoula sans sommeil. Le soir arriva au milieu des larmes et des adieux. « Cher maître, dit le jeune scribe, il y a encore une phrase qui n’est pas écrite. – Écris-la vite, reprit alors le vieillard mourant. – Tout est achevé maintenant, dit enfin le petit scribe. – Tu dis vrai, répondit le maître, tout est fini maintenant. » Étendu sur le plancher, la tête soutenue par ses élèves, et le visage tourné vers l’endroit où il avait eu l’habitude de prier, Bede se mit à chanter l’hymne solennel Gloire à Dieu ; comme il terminait le cantique, il s’éteignit doucement.

 

Pauvre cher maître, pauvre « Johnnie », comme disaient familièrement le bon évêque Stubbs et le grave Freeman, tantôt pour vous mieux connaître nous évoquions l’image de Chaucer, et maintenant votre lit de mort nous ramène au pieux souvenir d’un vieux moine. Des Contes de Canterbury au Gloire à Dieu, de Bede mourant, pour nous, Français, la distance paraît longue, mais tout cela se fond harmonieusement en votre nature souriante et grave, légère et profonde, en votre âme restée chrétienne parmi les ruines de sa foi première et qui ne fut peut-être « hellénique » que dans la mesure où l’hellénisme lui-même, – notre hellénisme à nous qui avons vécu de l’Évangile, – est chrétien.

 

 

Henri BREMOND.

 

Paru dans Demain en 1906.

 

 

 

 



1  Letters of J.-R. GREEN (1837-1883). London, Macmillan.

2  On sait quelle est en la matière l’attitude de M. Leslie Stephen et je n’ai pas besoin de remarquer que, pour un anglican comme pour un catholique, la question telle qu’il la pose est mal posée.

3  Sans parler des éditions américaines, il s’est vendu en Angleterre 235.000 exemplaires de la Short History. Cf. Quarterly, avril 1902.

 

 

 

 

 

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