Wackenroder ou le « Moine amateur d’Art »

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcel BRION

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’importance de Wackenroder dans l’histoire du Romantisme ne doit se mesurer ni au nombre de ses œuvres ni à la place qui lui est faite dans les manuels de littérature. Il appartient, en effet, davantage peut-être à l’histoire de l’art qu’à l’histoire de la littérature, mais si ses livres ont pu servir de bréviaire à toute une école de peinture – dont les productions, malheureusement, n’ont pas été à la mesure de son idéal, – c’est surtout comme pierre de touche de la sensibilité romantique que je veux le considérer ici.

Déterminer dans quelle mesure les Herzensergiessingen eines kunstliebenden klosterbruders que Wackenroder a publié anonymement en 1797, ou les Phantasien über de Kunst que Tieck a fait paraître deux ans plus tard, après la mort de l’écrivain, ont commandé le développement des arts plastiques en Allemagne, est moins essentiel, à mon avis, qu’indiquer – seulement, puisque la place nous manque pour une étude exhaustive, – l’élan que ces livres ont donné au « retour vers le Moyen Âge ».

Wackenroder est né en 1773, au moment où l’époque rococo, ayant épuisé ses plus parfaites expressions, s’infléchit vers le romantisme, et lui dicte les chemins de ses métamorphoses. Les sédiments que cette vague rococo aura laissés, en se retirant, autour des racines de ce Romantisme allemand qui va se nourrir de ces alluvions, restent évidents chez le plus grand nombre des écrivains. Je crois que si nous nous avisons, un jour, de regarder le Romantisme non plus comme un mouvement original et autonome, mais comme une production authentique du Rococo finissant, presque comme une branche de ce Rococo méconnu, nous comprendrons alors le véritable sens de l’œuvre de Tieck, d’Eichendorff, d’Hoffmann, de Fouqué, de Chamisso, et nous, pourrons affirmer que « Wilhelm Meister » est, aux confins du Romantisme, de toutes les constructions rococos, la plus belle et la plus significative.

Mais l’usage a si bien perpétué l’erreur de regarder le Rococo comme une articulation entre le Baroque et le Romantisme – un simple état de transition, – qu’on oublie de remarquer quelle intense puissance créatrice et formatrice résidait dans cette époque, qui est, beaucoup plus qu’un style, une philosophie de la vie et un système du monde. Puisqu’il est vrai que toute force contient en elle-même sa contre-force, et que les éléments de sa destruction sont inclus dans ses principes de conservation et d’accroissement, nous pouvons, sans paradoxe, affirmer que le Romantisme était déjà en réalité dans le Rococo, et que si celui-là a aboli celui-ci, c’est, pour reprendre la vieille formule hermétique, parce que l’initié doit tuer l’initiateur.

La fécondité essentielle et profonde de l’idée rococo avait été si défigurée dans ses manifestations, si épuisée en apparence de toute vertu vivifiante, que la guerre contre l’Aufklärung a pu utiliser comme cris de ralliement des formules dont l’impératif serait resté inefficace, peut-être même inexistant, sans les disciplines de penser dictées par l’Aufklärung elle-même. Cette rébellion contre soi-même qu’engage le Rococo finissant, guidé – qui sait ? – par le secret instinct de durer et de survivre dans ces métamorphoses, donne aux observateurs superficiels l’illusion d’une création absolue, d’une parthénogénèse de la culture et de l’esprit, alors que ceux-là mêmes qui ont cru couper les amarres avec l’intransigeance la plus décisive n’ont fait que démontrer tout ce que cette intransigeance même devait à l’Aufklärung rococo.

Mais il fallait sans doute, pour que la vitalité du Romantisme ne se sentît pas entamée et amoindrie, que l’illusion du départ sans hier, du saut sans tremplin, devînt, d’une fiction, un article de foi. Ce désir d’enterrer le Rococo et d’ériger sur sa tombe un monument médiéval n’est que la conséquence d’un esprit de révolte rendu possible par le Rococo lui-même, et dont les plus fervents apôtres du Moyen Âge gardent encore les traces. La formation du langage romantique est, à cet égard, un élément primordial dont nous pouvons tirer les plus curieuses conséquences. En étudiant le style de Wackenroder, l’emploi de certains mots, le retour de certaines épithètes, et certaines tournures de phrases, nous découvririons les transformations progressives de l’écriture rococo à l’écriture romantique, et ces modifications sont si nuancées qu’il devient impossible de déterminer indiscutablement où commence l’un, où finit l’autre.

Comme je ne peux développer ici les considérations qui seraient nécessaires sur la formation rococo de Wackenroder, et l’importance que jouent outre la date – 1773 –, le lieu de sa naissance – Berlin – la situation sociale de son père – riche geheimrat – l’influence universitaire de Koch, de Moritz, de Fiorillo, je me contenterai de discerner chez le jeune poète le héros de la guerre contre l’Aufklärung et l’esprit rococo, héros, équipé d’armes neuves, mais alourdi encore, malgré lui, par le vieil uniforme contre lequel il combat.

De même que chez Novalis et Kleist, le retour au Moyen Âge est pour Wackenroder le moyen de reprendre contact avec la réalité humaine et authentique. Le rationalisme et l’hédonisme de l’époque rococo, qui se caractérise à la fois par la vénération des « lumières » et le goût du plaisir, ont trouvé en lui un adversaire intransigeant. Cette révolte est d’autant plus émouvante que chez ce jeune homme, mort à 25 ans, l’apologie du Moyen Âge, dont il confond volontiers les productions avec celles de la Renaissance, n’a pu être le résultat d’une expérience totale de la vie ni d’une discussion dialectique des valeurs morales et esthétiques. Il faut donc croire que l’esprit du temps a créé ces juvéniles apôtres pour être à la fois les destructeurs de l’ancien ordre de choses que résume assez bien le sourire de Voltaire, et les annonciateurs d’un âge nouveau.

Car, pas plus pour Wackenroder que pour Novalis, il ne s’agit d’établir une théorie du Romantisme : ce Romantisme est à l’état de fait, il n’est pas encore devenu un système. On ne prévoit pas maintenant, même dans le cénacle de Iéna où s’élaborent ses Tables de la Loi, la forme dogmatique que pourront prendre plus tard ses revendications, et à côté de théoriciens comme Schlegel que certains liens retiennent encore à la pensée et à l’esthétique du Rococo, des hommes comme Novalis, comme Wackenroder représentent la volonté instinctive du Romantisme, volonté d’être, volonté d’exprimer, volonté de créer.

Si Wackenroder s’est trouvé amené, presque inconsciemment, à formuler les préceptes de la nouvelle esthétique (et à la lier à une éthique), le titre même de son principal ouvrage : Herzensergiessungen eines kunstliebenden Klosterbruders, montre que toute véritable intention doctrinale est absente de ces considérations, qui restent, pour l’auteur, les « effusions du cœur d’un moine amateur d’art ».

Certes, la portée toute subjective que Wackenroder attachait alors à ses opinions artistiques ne l’empêchait pas de reconnaître tout ce qu’elles apportaient de nouveau et de fécond. Mais, dans son esprit, cet évangile d’un âge nouveau, qui pouvait devenir pour ses successeurs un étendard, demeurait la naturelle réaction d’une jeune intelligence, lasse de l’Aufklärung, mal convaincue par Winckelmann, et plus occupée de découvrir en soi et dans l’univers extérieur les éléments de son propre système du monde que de les codifier pour la postérité.

Koldewey a donc tout à fait raison quand il voit en lui, plutôt qu’un Romantique accompli, un « romantique en devenir ». Cela accentue son rôle de précurseur et, pour tout dire, de pionnier. Car le Moyen Âge que le jeune Goethe, durant son séjour à Strasbourg, avait appris de Herder, gardait une signification plutôt historique et sentimentale qu’esthétique. Cette découverte, surtout, n’avait pas pour lui cette signification bouleversante qu’elle eut pour le « moine amateur d’art ». On pourra discuter interminablement du romantisme de Goethe, tant qu’on se rappellera qu’il est resté essentiellement un homme de l’époque des « lumières » et du Rococo. Goetz et le premier Faust ne prouvent rien contre la persistance de la pensée illuministe chez Goethe, et surtout contre ses formes de vie et d’activité qui sont si peu romantiques. L’« encyclopédisme » de sa pensée et de son style le place à l’opposé de Wackenroder dont il n’a jamais admis les idées, d’ailleurs, et contre les principes de qui il a toujours bataillé. Rien ne pouvait être, en effet, plus hostile à Goethe que ce mot de Wackenroder qui résume toutes les démarches de sa jeune intelligence : « L’intolérance du sentiment est plus supportable que l’intolérance de la raison ».

Cette sentence qui aurait pu servir de cri de ralliement à Schiller comme à Novalis, à Jean-Paul comme à Kleist, représente la charnière entre le cénacle de Iéna et le Sturm und Drang. Elle nous permet de situer Wackenroder dans le développement du processus romantique et de cerner, en même temps, sa conception éthique et esthétique du rôle de l’intelligence.

Les chemins par lesquels s’est effectué ce retour vers le Moyen Âge, qui constitue la partie la plus féconde de son œuvre (étant bien entendu que le Moyen Âge vu par lui est presque entièrement une création originale et arbitraire), nous apparaissent étrangement significatifs et singuliers. Ils demeurent tout à fait distincts de l’historicisme de Herder aussi bien que de cette nostalgie inquiète qui poussait Novalis à l’héroïfication du minnesänger Heinrich von Ofterdingen, par dégoût de son époque. Alors que la plupart des Romantiques cherchaient dans le Moyen Âge des types humains et des sentiments, surtout, Wackenroder, lui, aperçoit les préceptes d’une esthétique. Esthétique qu’il ne formulera pas d’une façon explicite, car elle relevait du sentiment plus que de la raison, et dont il se contentera de noter les cheminements, sans en déduire un système, pas plus que les sentences de Novalis sur l’art – si importantes et si belles, – ne constituent, elles non plus, un corpus dogmatique.

Mais, au tournant de ces années 90 qui supportent comme un pivot les mouvements et les déploiements du Romantisme, Wackenroder a exprimé de la manière la plus saisissante les réclamations d’une génération ; réclamations du cœur et de l’esprit, inséparables, car il n’est pas difficile de reconnaître dans l’esthétique de Wackenroder les éléments implicites d’une éthique, l’une et l’autre étant si fortement, si délicatement dessinées que les « Herzensergiessungen » et les « Phantasien » demeurent pour nous les grands témoins de ce besoin d’un renouvellement total.

Le contenu éthique étant moins directement apparent, et les démarches de l’esprit de Wackenroder semblant, tout d’abord, essentiellement esthétiques, il est séduisant d’opposer dans une évidente antithèse l’énorme monument grécisant de Winckelmann, et les deux volumes médiévalisants du « moine ». D’une part, logique et rigoureuse architecture d’un système, admirable d’ailleurs d’intuition et de dialectique, ayant la valeur d’une Somme et l’intransigeance d’une Bible ; de l’autre, des affirmations jaillies du cœur et refusant tous les postulats, même confirmatifs, que la raison aurait pu y ajouter. En face de l’immense esthétique, cohérente et continue, appuyée sur l’art hellénique, œuvre d’un puissant et long génie, les « fragments » scintillants d’éclairs d’un jeune homme qui meurt à 25 ans sans avoir eu le temps de formuler totalement son système sur la vie et sur l’art, et qui refuse, avec l’intransigeance de d’adolescence, d’attacher à ses « fragments » une autre valeur que d’« effusions » ou de « fantaisies ».

Mais que ces Effusions et ces Fantaisies soient devenues pour les contemporains et les successeurs du jeune écrivain les principes fondamentaux d’une renaissance qui va entraîner, derrière le cénacle d’Iéna, toute l’Allemagne, toute l’Europe, ce seul fait dit assez combien Wackenroder, en croyant, probablement, exprimer des opinions subjectives comme celles qu’on note dans un « carnet » ou un « journal », donnait en réalité au Romantisme une charte, et un champ d’investigations inépuisable.

Si l’on voulait développer toutes les idées que le « moine » a laissées à l’état de notation, on en dégagerait les principes majeurs auxquels le Romantisme s’est alimenté. Ses remarques sur la musique, en particulier, qui constituent le dernier chapitre des « Effusions », nous rappellent que la vocation musicale de Wackenroder, contrariée par les préjugés bourgeois de son digne geheimrat de père, s’est glissée dans son œuvre comme l’élément qui informe presque toute sa conception artistique, que ce soit de la peinture même ou de la sculpture. La musique est pour lui, en effet, le triomphe définitif du sentiment sur la raison, le règne du « royaume de la foi », la grande pacificatrice qui substitue aux discordances douloureuses de l’individu sa puissante et vivifiante harmonie. Dans la musique nous retrouvons le monde de l’enfance, la beauté spontanée à l’état pur, le moyen de communication et de communion avec l’âme de l’univers aussi bien qu’avec notre plus profonde essence, avec Dieu, enfin.

Il ne nous est rien resté malheureusement de cette œuvre musicale qui, entravée constamment par l’insuffisance de ses connaissances techniques, n’a jamais réalisé ce rêve de Wackenroder d’atteindre cette « réconciliation universelle » qui libère les hommes de la fuite du temps. Son sentiment essentiellement religieux, qui trouvait dans l’art un moyen de sublimer, de transcender, a confondu dans une même aspiration l’art gothique pour lequel il s’était passionné durant les années passées à Nuremberg, et la musique, propice voie d’évasion vers le surnaturel et le divin. Ce cœur tendre et ardent, qui s’exprime avec tant d’affectueux abandon dans sa correspondance avec Tieck, avait pressenti que la musique seule, peut-être, pouvait amener dans le plan de la conscience les « obscurs sentiments cachés en nous comme des anges ».

Par un infini besoin de pureté, Wackenroder exige alors de l’artiste, pour libérer ses anges, une forme de vie digne de sa mission, et c’est une des plus singulières erreurs de cet impulsif génie, prompt à mêler aux sublimes intuitions les illusions naïves, que ce type de « religieux artiste » qu’il croit trouver parmi les peintres du Moyen Âge, et qui, par la force de sa foi, deviendra presque une réalité quand, suivant ses préceptes, un groupe d’artistes allemands fondera à Rome cette congrégation de cénobites laïques, appelés à peindre dans une atmosphère de recueillement monastique des tableaux religieux.

Avoir vu dans le Moyen Âge cette unique harmonie de l’éthique et de l’esthétique, dans une société accordée selon l’ordre de Dieu, où l’œuvre d’art est en même temps œuvre de foi et totale réalisation de l’individu, est un de ces féconds excès dont les vrais médiévalistes, comme Boisserée, montreront bientôt l’exagération. Mais Wackenroder, avait voulu ce Moyen Âge à la forme et à la mesure de son rêve, comme le lieu idéal, abstrait du temps et de l’espace, caractéristique de cette « île » romantique qui sera pour Mörike la fantastique Orplid que chante Weyla, pour Jean-Paul un idyllique et chimérique village franconien, pour Novalis le royaume nocturne du Père... Un lieu que l’on n’atteint pas le long des routes dialectiques, mais seulement avec le coup d’aile de l’effusion, cet irréalisable état d’un accord musical dans lequel l’âme à la fois se délivre et s’accomplit.

Ne jugeons pas Wackenroder sur ce qu’il a réalisé. Sa brève existence qu’une fièvre nerveuse interrompt à 25 ans n’a laissé que des signes. Mais ceux-ci suffisent pour nous permettre de reconnaître la plus pure et la plus haute vocation du génie dans ce rêve qui a préformé dans le poète toute une philosophie du monde, et dicté à son temps les contours de ses constructions futures.

 

 

Marcel BRION.

 

Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.

 

 

 

 

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