Quatrième lettre sur Ernest Renan

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ferdinand BRUNETIÈRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dinard, 14 septembre 1903.

 

 

MONSIEUR,

 

« Siate buoni cristiani esarete ottimi democratici : Soyons de bons chrétiens et nous serons d’excellents démocrates. » J’aime à citer ces paroles d’un pape, – qui n’était pas Léon XIII, ni Pie IX 1. – Elles sont vraies d’une vérité profonde. Et si je n’en pouvais pas donner d’autre preuve, il me suffirait encore de celle que me fournirait, par les contraires, l’évolution des idées historiques de Renan. Car lui aussi, Renan, a été « démocrate », en 1848, quand il écrivait son Avenir de la Science et que, sans le savoir, il était encore, dans le fond de son cœur, tout plein de la religion que déjà ses lèvres avaient reniée ! Mais à mesure qu’il s’est davantage et systématiquement éloigné de la religion, à mesure aussi ses idées historiques se sont comme « aristocratisées » ; et, finalement j’oserais dire que je ne connais pas de conception de l’histoire plus « féroce » que la sienne, ou, comme dit le poète, « moins détrempée du lait de l’humaine tendresse », si je n’aimais mieux dire, pour me faire aujourd’hui mieux entendre et à plus de gens, que je n’en connais pas de plus « antidémocratique ».

 

 

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Je ne m’exprimerais pas ainsi, je l’avoue, s’il ne s’agissait que des opinions qu’on s’amuse, depuis quelques jours, à extraire de ses Œuvres complètes, et dans lesquelles il a parlé, de la Révolution française ou de la Déclaration des droits de l’homme, presque plus sévèrement que Taine 2. On peut ne pas tout approuver de la Révolution française, – ce qui serait mon cas ; – ou même n’en rien approuver du tout, – ce qui ne l’est plus ; – et n’en être pas moins ardemment démocrate. La Révolution française est une chose : la démocratie en est une autre ! On peut encore, comme Alexis de Tocqueville, reconnaître dans le progrès de la démocratie, le fait le plus universel et en même temps le plus irrésistible de l’histoire du monde, – si le progrès de la démocratie n’est autre chose en somme que le progrès même de la civilisation vers une décroissante inégalité des conditions, – et d’ailleurs n’avoir aucun goût, personnellement, pour la démocratie. On la subit alors, comme on fait des lois de la nature, et, tout en protestant contre elle, on s’y résigne.

Mais tel n’est pas le cas de Renan. Quelques boutades n’importent guère, auxquelles il serait aisé d’en opposer qui les contredisent ! Mais c’est sa conception même de l’histoire qui est « antidémocratique », en son fond, et dans la mesure même où elle est « antichrétienne ». C’est en tant que « païen » qu’il est « aristocrate ». Et, comme j’ai tâché de vous le montrer en vous parlant de sa « philosophie », c’est ce que je voudrais vous faire voir aujourd’hui en démêlant les deux ou trois idées qui font, comme il aurait pu dire, « l’épine dorsale » de sa conception de l’histoire. Il aimait ce genre de métaphores ; et il ne disait pas que l’histoire du monde, par exemple, est celle d’un conflit de causes adverses, mais « la résultante d’un parallélogramme de forces ».

La première de ces idées est sa Théorie de la Race, à laquelle peut-être a-t-il été conduit par ses études linguistiques, et dans sa croyance à laquelle, ultérieurement, l’ont confirmé l’aristocratisme de ses instincts, et le parti littéraire qu’il a cru qu’on en pouvait tirer.

Et, à ce propos, mon cher Monsieur, n’est-il pas, dois-je dire piquant, ou plutôt douloureux, d’observer que ce grand « apôtre de la tolérance », avec sa théorie de la race, aura été, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, l’un des patrons ou des fauteurs de l’antisémitisme ? Oui, je vous entends bien, vous allez me dire que Voltaire avait commencé. Et, en effet, vous aurez raison : personne, pas même Renan, n’a parlé des Juifs plus injurieusement que Voltaire. Mais Renan a trouvé le moyen de faire pis, si c’est lui qui n’a pas craint, comme historien, de fonder l’antisémitisme sur l’universalité même des préjugés dont les Juifs ont été victimes ; et lui qui, comme linguiste, ou comme ethnographe, a prétendu transformer les différences qui séparent l’aryen du sémite, en oppositions, incompatibilités, et hostilités foncières et irréductibles 3.

Ouvrez maintenant la France juive, et dites-moi si la partie théorique n’en est pas du Renan tout pur, et du meilleur Renan, le plus sérieux, l’auteur de l’Histoire générale et comparée des Langues sémitiques ? Il y a du Toussenel, il y a du Gobineau dans la France juive ; il y a aussi beaucoup de Drumont : je ne sais s’il n’y a pas presque autant de Renan. Renan a donné à l’antisémitisme une base « pseudo-scientifique » ; il l’a fondé en linguistique et en physiologie. Sa compétence d’hébraïsant s’est étendue à tout ce qu’il lui a plu de dire du Juif. Et c’est pourquoi, si vous voyez avec moi, comme je n’en doute pas, dans l’antisémitisme, une des formes les plus aiguës de l’intolérance contemporaine, vous serez bien aise de constater avec moi que « l’apôtre de la tolérance » en a sa large part de responsabilité.

« Bien aise », qu’est-ce à dire ? et pour quelles raisons en serons-nous bien aises ? Oh ! il n’y en a qu’une, et elle est suffisante. C’est que nous croyons, vous et moi, qu’aucune théorie n’étant plus fausse, aucune théorie n’est plus dangereuse, et en même temps moins « chrétienne » que la théorie des races. Eh, sans doute ! nous le savons bien, qu’il y a des différences ; et nous n’eussions pris Ernest Renan ni pour un Apache ni pour un Mongoloïde ! C’était un Celte et nous ne confondons pas un Celte avec un Germain. Nous n’ignorons pas davantage que la mentalité d’un « Jaune » ou d’un « Noir », qui d’ailleurs n’est pas la même, n’est pas non plus celle d’un « Blanc ». Mais nous savons aussi que l’histoire de l’humanité n’est, en un certain sens, que l’histoire du rapprochement, du mélange, et de la fusion des races. Nous savons encore que, si le mélange est plus fréquent et la fusion plus intime entre des races plus voisines, le « Sémite » et l’« Aryen » sont des « Blancs ». Nous savons que si des Français, des Anglais, des Allemands s’opposent par toute la suite de leur histoire, cela tient précisément à ce qu’ils ont, comme hommes, les mêmes appétits, les mêmes convoitises, les mêmes ambitions. Les différences ne sont qu’à la surface : l’identité est au fond. « Grattez le Russe et vous trouverez le Cosaque », dit une espèce de proverbe. Mais Shakespeare a bien mieux dit quand il a mis dans la bouche de Shylock ces paroles devenues non moins proverbiales : « Quand vous nous frappez, ne le sentons-nous pas ? Quand vous nous insultez, n’en frémissons-nous pas ? Et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas 4 ? »

Mais surtout, Monsieur, nous nous glorifions de croire que, si les différences étaient plus profondes qu’elles ne le sont et, quand elles le seraient, le christianisme n’a paru dans le monde que pour les atténuer, et quelque jour les abolir. La théorie des races fût-elle vraie pour le passé de notre pauvre espèce, nous estimons qu’elle serait fausse pour le présent, et fausse pour l’avenir ! C’est la distinction que Renan n’a pas faite, et elle est fondamentale. Avec sa théorie des races, il me fait l’effet d’un homme qui, sous le prétexte que l’esclavage était la pierre angulaire des sociétés antiques, le regretterait, et s’efforcerait d’en restaurer l’institution parmi nous. Et il est vrai que l’hypothèse ne l’eût pas effrayé. « Le grand nombre, a-t-il dit quelque part, doit penser et jouir par procuration. » C’est la traduction de la dure parole : Humanum paucis vivit genus ! et c’est ici que la théorie des races se continue, mais ne s’achève pas encore, par la Théorie du Surhomme.

 

 

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C’est à l’Allemand Nietzsche qu’on fait généralement honneur de l’invention, et je conviens qu’il n’en serait pas indigne ! Mais, sans parler à ce propos d’Hegel et de Victor Cousin, avec leurs « hommes providentiels », de Carlyle, d’Emerson, de Darwin, avec sa « sélection naturelle », et de quelques autres, nul, et avant Nietzsche, n’a donné de la Théorie du Surhomme une expression plus complète, plus cynique d’ailleurs, et j’ai envie de dire plus ingénue qu’Ernest Renan. On peut être cynique avec ingénuité 5 !

De même donc que des générations de patients travailleurs, acharnées au labeur de chaque jour, les unes courbées sur le sol qu’elles fouillent, les autres enchaînées au dur travail de l’usine ou de l’atelier, ne semblent avoir et ne se donnent à elles-mêmes d’autre raison de vivre que de préparer une fortune au prodigue qui la dissipera, c’est ainsi que, dans le silence et dans l’ombre, elles accumuleraient, aux dépens d’elles-mêmes, le capital d’intelligence dont le surhomme qui naîtra d’elles fera quelque jour largesse à l’humanité tout entière. On nous parle des « fins mystérieuses de la nature » : la nature, mieux connue, n’a qu’un but, comme aussi bien l’histoire, et ce but, c’est la production du « surhomme ». Car, en qui voyons-nous que l’humanité se plaît à se reconnaître ? Est-ce dans le « bon fils », dans le « bon époux », dans le « bon père » des inscriptions funéraires ? Non, mais c’est dans les rares exemplaires d’elle-même qui la dépassent. Qu’importe après cela la misère des uns, la souffrance des autres ? Qu’ils continuent donc de souffrir, de peiner, de travailler pour nous : nous « penserons » et nous « jouirons » pour eux ! Et quel droit auront-ils de s’en plaindre, s’ils ne vivent, en réalité, que de se dévouer à nos jouissances, et si l’amélioration de leur sort ne dépend de rien tant que de l’exercice de notre pensée ? Même Renan ne doute pas qu’ils ne s’en félicitent, et il voit poindre le jour où les foules seront trop heureuses, non seulement de se soumettre, mais de s’offrir aux expériences que le surhomme se proposera de tenter sur elles, – par amour de la science, et pour la satisfaction de son propre génie.

Avais-je tort, Monsieur, de vous dire qu’on ne saurait guère imaginer de conception de l’histoire « plus féroce » ? que le mépris de l’humanité ne s’est jamais exprimé d’une façon plus cynique, ou rarement, – et quoique d’ailleurs en termes plus « plaisants », on serait tenté de dire plus « badins » ? – et que la superstition de la science, incarnée dans le savant que Renan croyait être, et la religion de l’intellectualisme n’ont jamais plus audacieusement ni plus ingénument manifesté ce que l’orgueil de savoir le syriaque ou le zend a d’« antidémocratique » ? C’est un troisième et dernier trait sur lequel il faut que j’insiste.

 

 

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Un homme que Renan n’aimait guère, et dont la lourdeur de style offensait sa délicatesse de bel esprit, Auguste Comte, a écrit : « J’ai déploré quelquefois la funeste influence morale qui accompagne toujours la culture intellectuelle, surtout scientifique. On peut la caractériser comme consistant à développer la personnalité par l’exaltation de l’orgueil, et à comprimer la sociabilité par une concentration solitaire. » Oui, le savant, mais surtout l’érudit, le philologue, l’hébraïsant, en arrivent très vite à se complaire en eux, dans l’exception qu’ils croient être, et non moins promptement à se figurer que la civilisation n’a d’objet que de favoriser celui de leurs études 6. C’est justement le cas de Renan. Il a cru, très sérieusement, que les « hautes études », comme on les appelle, faisant l’objet de la civilisation, la civilisation se résumait en quelque sorte en elles, et du « critérium intellectuel » il a fait le juge et la mesure du progrès. Cela éclate notamment dans la complaisance excessive qu’il a toujours témoignée pour les Grecs, race de sophistes et de « joueurs de flûte » ; dans le mépris qu’au contraire il a toujours montré pour les Romains, race de soldats et de jurisconsultes ; et dans son hostilité pour le Moyen Âge.

Mais nous savons à notre tour qu’on ne saurait se tromper plus complètement ni plus dangereusement. « Un temps viendra peut-être, a-t-il dit, où un grand artiste, un homme vertueux, seront choses vieillies, presque inutiles ; le savant au contraire vaudra de plus en plus. » C’est le contraire qui me semble vrai. Le « savant » vaudra de moins en moins, et surtout l’érudit, l’épigraphiste ou le numismate, le philologue ou le linguiste ; et, dans l’avenir comme dans le passé, ce ne sera pas l’intelligence, mais la volonté qui gouvernera le monde.

Car la société des hommes ne repose point sur un échange d’idées, ou sur une communication d’agréables paradoxes, mais sur une réciprocité de services ; et on peut bien rire « du bon vieux mot », mais c’est la « vertu » qui en fait le lien. C’est le dévouement de la mère à son fils, de la sœur à son frère, d’Henriette à Ernest Renan. C’est le dévouement des maîtres de Saint-Sulpice au séminariste qui les a ridiculisés. C’est le dévouement des « humbles » aux pénibles besognes qui font les loisirs des professeurs du Collège de France et des académiciens. « Il n’y a pas d’amélioration intellectuelle, a écrit encore Auguste Comte, qui puisse équivaloir à un accroissement réel de courage ou de bonté. » Voilà ce que n’a pas su Renan, ou plutôt ce qu’il n’a pas compris ; et voilà cependant ce qui n’est pas moins nécessaire à l’intelligence du passé qu’à la préparation de l’avenir. Mais voilà ce qui achève aussi de donner à sa conception de l’histoire sa signification plus qu’aristocratique.

Et c’est en même temps ce qui achève de la ruiner, si, comme nous le disions, le progrès de la démocratie est le fait le plus universel et le plus continu de l’histoire du monde.

En revanche, on comprend ce qu’il a voulu dire quand il a écrit, dans ses Dialogues philosophiques, que la démocratie était « l’erreur théologique » par excellence ! Car, comment et pourquoi cela ? sinon parce que ni la démocratie ni la théologie ne se soucient du « Surhomme », et de la « théorie des races », et de la suprématie des intellectuels ! De quelque distinction que les hommes se flattent, elles estiment toutes les deux que, d’un homme à un autre, la différence n’est jamais très grande, ni surtout assez profonde pour soustraire aucun d’eux aux conditions communes de l’humanité. Elles croient, toutes les deux aussi, qu’aucun homme n’est né pour lui, ni pour un autre homme, mais tous pour tous, et pour travailler ensemble, la démocratie dit : « au perfectionnement », et la théologie : « au salut » de leur espèce. Et bien loin de croire avec Renan, dont je cite les propres paroles, qu’il serait vain « d’essayer de convertir à la raison, les uns après les autres, les deux milliards d’êtres humains qui peuplent la terre ! » elles agissent toutes les deux, – et en se réservant de définir ce qu’il convient d’entendre par ce mot de « raison », –comme si cette « conversion » était l’objet final de la civilisation. Tel n’était pas, nous l’avons vu, l’idéal de Renan Mais telle est donc aussi l’explication du dédain railleur et insolent dans lequel il les enveloppait toutes les deux. Et, à sa manière, par son propre exemple, s’il avait ainsi démontré que la religion et la démocratie, je ne dirais pas ne sont qu’une, – ce qui serait tomber dans l’erreur de Lamennais, – mais ne sauraient, sans dommage pour toutes les deux, se séparer l’une de l’autre, il ne s’en est pas douté, mais ce n’est pas le moindre service qu’il nous aurait rendu.

 

 

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Ne demeure-t-il donc rien de ses Histoires ? de ses Origines du Christianisme ou de son Histoire d’Israël ? et comment, si les idées directrices n’en sont pas défendables, en expliquerons-nous le prodigieux succès ?

J’ai déjà dit, Monsieur, que la trame d’érudition en était résistante et solide. Mais, de plus, Renan a eu le sentiment très vif de l’écoulement successif, ou du devenir perpétuel, des choses. Il n’y a d’histoire que de ce qui devient, ou, si vous l’aimez mieux, que de ce qui se meut, et tout le monde le sait, mais peu d’historiens s’en souviennent, quand ils écrivent ; et moins nombreux encore sont ceux qui, tout en le sachant, réussissent à nous en rendre la sensation. Renan y a généralement réussi. Ses Histoires sont en mouvement ! Les faits ne s’y succèdent pas seulement, ils s’y engendrent les uns des autres ; on les voit poindre, se former, et se développer sous nos yeux. Négligeons sa Vie de Jésus, qui n’est pas de l’histoire, mais du roman, ou moins et pis que du roman ! Quel que soit l’esprit qui anime son Saint Paul, ses Apôtres, son Antéchrist, son Église chrétienne, son Marc-Aurèle, ses livres sont vivants, et vivants d’une vie qui n’est pas celle de leur auteur, mais la leur. C’est un rare mérite, et c’est un mérite éminent.

Ils en ont un autre, qui est le prestige de ce style dont j’ai déjà tâché de vous dire les qualités. Je ne sais cependant si j’en ai assez loué la simplicité, la variété d’aspects, et l’accent de « modernité 7 ». Il n’est pas toujours correct, ni toujours pur, et il est même souvent négligé. Si Renan s’applique, c’est à ne paraître point s’appliquer, et s’il avait quelque pédantisme, ce serait le pédantisme de la légèreté. Les professeurs l’affectent volontiers. Mais ce style est, comme on dit de nos jours, singulièrement « suggestif ». On en pourrait comparer le mouvement à celui d’un grand fleuve, qui ne s’embarrasserait d’aucun obstacle en son cours, et qui d’ailleurs, à la rencontre, ne les surmonterait pas, ni ne les attaquerait de front, mais les tournerait, et à chaque détour, qui nous ménagerait de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons, des échappées inattendues, lointaines, infinies... Convenons-en franchement, si les défauts n’y manquent point, – et surtout, dans les derniers volumes, des plaisanteries qui se sentent de la liberté que le public avait donnée à Renan de tout dire, – ce n’en est pas moins un charme que de relire les Origines du Christianisme ; et on fera bien de n’y pas céder ! mais il faut le reconnaître. Je ne saurais trop le dire à nos amis, et je vous demanderai, Monsieur, de le leur redire : il faut le reconnaître, précisément pour n’y pas céder.

Et les Histoires de Renan ont un autre mérite encore, qui est... Mais je m’aperçois, Monsieur, qu’il est temps de m’arrêter ; et, aussi bien, cet autre mérite, si j’en voulais définir aujourd’hui la nature, j’empiéterais sur le sujet de notre dernière lettre. Il est en effet d’ordre général, et, puisque je devrai donc y revenir en essayant de caractériser l’œuvre de Renan dans son ensemble, nos lecteurs me sauront gré de ne pas abuser de leur bienveillante attention pour leur dire deux fois la même chose.

 

 

 

Ferdinand BRUNETIÈRE,

Cinq lettres sur Ernest Renan, 1910.

 

 

 

 

 



1 La phrase est de Pie VII, ou plutôt du « citoyen cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola », dans un mandement daté de 1797.

2 Il ne lui en a d’ailleurs pas coûté, le cas échéant, de dire exactement le contraire, ayant toujours eu pour principe de mettre ses « idées » à part de ses « opinions », et de ne pas transiger sur les premières, mais d’accommoder assez complaisamment les secondes aux circonstances. Il en faisait naïvement, ou un peu cyniquement l’aveu dans son Discours à l’Association des étudiants, 1886 :

« Mon vieux principe de fidélité bretonne fait que je ne m’attache pas volontiers aux gouvernements nouveaux. Il me faut une dizaine d’années pour que je m’habitue à regarder un gouvernement comme légitime... Mais voyez la fatalité ! Ce moment où je me réconcilie, et où les gouvernements de leur côté commencent à être assez aimables pour moi, est justement le moment où ils sont sur le point de tomber et où les gens avisés s’en écartent. Je passe ainsi mon temps à cumuler des amitiés fort diverses et à escorter de mes regrets, par tous les chemins de l’Europe, les gouvernements qui ne sont plus. »

C’était sans doute le moins, s’il leur a dû quelque chose à tous, en commençant par le second Empire, et aussi pouvons-nous être sûrs qu’après un peu de résistance, il se fût rallié comme aux autres à celui qui le célébrait, le mois dernier, à Tréguier : « Messieurs, ami de tout le monde... » D’illustres savants, Laplace et Cuvier par exemple, ont éprouvé le même besoin de se ranger à tout prix du côté du gouvernement.

3 Je me contenterai de citer un ou deux textes sur ce point, et naturellement je ne les emprunterai pas à la conférence intitulée : Identité originelle et séparation graduelle du Judaïsme et du Christianisme. On y lit, à la vérité, que « le judaïsme, qui a tant servi dans le passé, servira encore dans l’avenir » ; que « tout Juif est un libéral » ; et que « les ennemis du judaïsme ce sont, en général, des ennemis de l’esprit moderne ». On y lit encore : « Le monde avait pris la vérité religieuse au judaïsme, et il traite le judaïsme de la manière la plus cruelle. » Il ajoute, par un trait d’inimitable flatterie, dont lui seul était capable : « C’est toujours ainsi que les choses se passent : quand on travaille pour l’humanité, on est sûr d’être volé d’abord et, par-dessus le marché, d’être battu. » (On rit. – Applaudissements. ) Mais ces choses ont été dites devant la Société des Études juives, sur l’invitation du baron de Rothschild, et à Dieu ne plaise que je suspecte l’entière sincérité de l’orateur, mais la vraie pensée de Renan est ailleurs.

Elle est dans ce passage de son Histoire des Langues sémitiques :

« Ce serait pousser outre mesure le panthéisme en histoire que de mettre toutes les races sur le pied d’égalité... Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine. »

C’est exactement ce qu’on dit du nègre aux États-Unis. Je lis encore dans l’Antéchrist :

« Ce ne peut être sans raison que ce pauvre Israël a passé sa vie de peuple à être massacré. Quand toutes les nations et tous les siècles vous ont persécuté il faut bien qu’il y ait à cela quelque motif. Le Juif, jusqu’à notre temps, s’insinuait partout en réclamant le droit commun, mais en réalité le Juif n’était pas dans le droit commun ; il gardait son statut particulier ; il voulait avoir les garanties de tous, et par-dessus le marché, ses exceptions, ses lois à lui. Il voulait les avantages d’une nation, sans être une nation, sans participer aux charges des nations. »

L’auteur de la France juive n’a pas dit autre chose. Et je n’ai pas enfin souvenance qu’il ait dit ceci, que je trouve dans l’Église chrétienne :

« Le régime du ghetto est toujours funeste. Or, les pratiques du pharisaïsme et du talmudisme faisaient de ce régime de réclusion l’état naturel du peuple juif. Le ghetto a été pour le Juif moins une contrainte venant du dehors qu’une conséquence de l’esprit talmudique. »

Si ce n’étaient là que des opinions, il suffirait de leur en opposer de contraires, mais ce qui fait la gravité de ces déclarations que, sans doute, on ne saurait traiter de boutades, c’est que dans les écrits où je les reprends, elles sont formulées au nom de « l’histoire » et de la « science ». Renan eût dit volontiers que ce ne sont point là des « opinions » qu’il exprimait, mais des « faits » qu’il constatait, et les ayant constatés, il s’en laverait les mains », son rôle de savant n’étant, comme ils disent dans l’école, que de constater « des faits ».

4 Rétablissons ici le texte de Shakespeare, afin qu’on puisse en opposer utilement les termes à ceux des citations de la précédente note :

« Je suis un Juif ! un Juif n’a-t-il pas des yeux, un Juif n’a-t-il pas des mains ? des organes, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et refroidi par le même été et le même hiver qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourons pas ? Et si vous nous outragez, est-ce que nous ne nous vengerons pas ? » (Le Marchand de Venise, XIII.)

Mais Shakespeare ne savait pas que le Juif fût une combinaison « réellement inférieure » de la nature humaine !

5 Voyez Dialogues philosophiques.

6 Le mal ne date pas d’hier, et il semble en vérité qu’il soit inséparable de la connaissance des langues anciennes, à l’exception du latin, qui est nôtre, et que nous continuons de parler même en français. Car les savants, en général, sont assez contents d’eux-mêmes, et je conviens qu’on ne s’honore pas médiocrement de savoir la physique ou la géologie, mais de toutes les formes de l’insolence intellectuelle, je ne crois pas que le monde en ait connu qui surpasse ou seulement qui atteigne l’insolence philologique, et cela, depuis l’exemple qu’en ont donné les érudits de la Renaissance : un Valla, un Filelfe, un Pogge ou un Scaliger. Leurs successeurs n’ont pas dégénéré d’eux. Ils ont passé les poètes eux-mêmes en naïve satisfaction d’être ce qu’ils étaient ; et je n’ai vu d’orgueil comparable à celui d’Hugo que celui de Renan.

7 Un trait curieux et caractéristique de la physionomie de Renan, que je n’ai pu qu’indiquer en passant, et sur lequel, dans un portrait de l’homme, il faudrait qu’on appuyât, c’est son « insensibilité ». Il est d’ailleurs bien entendu que ce n’est pas ici de « l’homme privé » que je parle, mais uniquement de l’écrivain, et je crois devoir répéter qu’il y en a peu, surtout au dix-neuvième siècle, de l’œuvre de qui la pitié soit plus complètement absente.

 

 

 

 

 

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