L’antipape Félix

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fulsit lux mundo : cessit Felix Nicolao.

 

 

I

 

 

Si l’on passe en revue la série des princes de la maison de Savoie, on est tout d’abord étonné du grand nombre d’hommes supérieurs qu’on y rencontre. Ce n’est pourtant pas là le trait le plus saillant de cette famille. Ce qui est vraiment singulier, c’est qu’on n’y découvre pas un seul de ces princes incapables, voluptueux, fainéants ou étourdis, qui semblent prendre à tâche de détruire les progrès accomplis par leurs prédécesseurs et de préparer à leurs héritiers l’ingrate besogne de ramener les hommes et les choses au point où les uns ou les autres étaient parvenus deux générations auparavant. Tous les princes de la maison de Savoie ne sont pas également grands par l’esprit ou par le caractère, mais aucun n’est entièrement dépourvu des qualités qui constituent un bon prince 1.

Amédée VIII, premier duc de Savoie, mérite un éloge plus complet ; Aeneas-Sylvius Piccolomini a pu dire de lui qu’il eût été le plus grand prince de son temps, sans l’ambition qui le porta à briguer les dignités ecclésiastiques.

Amédée naquit au château de Chambéry le 4 septembre 1384, du comte Rouge, Amédée VII, et de Bonne de Berry. Il avait à peine sept ans lorsque la mort prématurée de son père l’appela au rang suprême. Son gouverneur, homme juste et sévère, était Oddon de Villars, de cette antique famille qui étalait orgueilleusement cette devise :

 

            « Point de plus, peu de pairs, prou de pires. »

 

La minorité du jeune prince fut troublée par des luttes de famille qui faillirent devenir désastreuses. Par son testament, le comte Rouge laissait la tutelle de son héritier, non point à sa femme Bonne de Berry, mais à sa mère, Bonne de Bourbon. Blessée dans son orgueil plus encore peut-être que dans ses sentiments maternels, puisqu’elle se préparait à convoler à une seconde union avec Bernard d’Armagnac, Bonne de Berry prétendit frustrer de ses droits la noble veuve du comte Vert, aïeule du jeune Amédée VIII. Elle avait parmi ses partisans tous les seigneurs, fauteurs habituels de désordres, qui profitaient de toute agitation pour s’agrandir, et particulièrement les sires de la Chambre et de Miolans.

Il fallut recourir pour trancher le différend à l’intervention officieuse de princes étrangers ; l’on peut néanmoins reprocher à Bonne de Bourbon d’avoir accordé une part trop considérable d’influence à ses parents français, en les appelant à son aide. Charles VI, les ducs de Bourgogne, de Berry et d’Orléans, envoyèrent à Chambéry les évêques de Noyon et de Châlons, les seigneurs de Coucy, de la Trémouille et de Gyac. Louis, duc de Bourbon, y vint en personne, et après de longs pourparlers, qu’entravèrent souvent de sérieuses difficultés, il fut résolu que Bonne de Bourbon conserverait la régence, avec un conseil composé du prince d’Achaïe, des sires de Villars, de Beaujeu, de Montjouvet, de Gruyères, de la Baume, de Pierre Colomb, prieur de Saint-Pierre de Mâcon, et de Guichard Marchand, docteur ès lois. Il fut stipulé en outre que le jeune comte Amédée VIII conclurait à Châlons-sur-Saône, le jour de Saint-Michel de cette année 1393, le mariage depuis longtemps projeté entre lui et la princesse Marie, fille de Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, et de Marguerite de France.

Lorsque le moment d’exécuter cette clause du traité fut venu, les princes français se rendirent à Tournus et firent prier la régente de Savoie d’y amener le jeune comte. Oddon de Villars exigea d’eux, au préalable, la promesse par écrit, avec serment, qu’ils ne retiendraient point le prince, et qu’ils le renverraient aussitôt après le mariage accompli. De leur côté, les syndics de Chambéry obtinrent de Bonne de Berry, qui devait accompagner son fils, une promesse semblable.

Mais, les contrats passés, au lieu de ramener Amédée en Savoie, sa mère le retint en Bresse, et il fallut que deux ambassades vinssent au nom des syndics lui rappeler ses engagements. Elle ne put résister davantage et revint. Seulement les ducs de Bourgogne et de Berry avaient placé auprès du jeune prince des hommes qui leur étaient absolument dévoués et qui l’élevaient suivant leurs ordres, de telle sorte que l’autorité de la régente, purement nominale, allait s’amoindrissant de jour en jour. Le peuple de Savoie supportait impatiemment ces maîtres étrangers, usurpateurs d’un pouvoir qui ne leur appartenait à aucun titre, si bien que le duc de Bourgogne, en présence du mécontentement général, crut devoir écrire aux « prélats, chevaliers, bannerets, justiciers, officiers, bourgeois, et communes de la Savoie », une lettre où il se justifiait en ces termes : Et pour ce qu’il nous a esté rapporté que aulcuns ont publié que nous avions intention de faire partir notre fils (Amédée), de le mener avecques nous et de mettre sur ses subjets tailles impositions et aultres servitudes non accoutumées, nous vous signifions que nous nous tenons malcontens de ceux qui ont semé de telles paroles, etc. 2.

La régence finit en 1398, Amédée ayant atteint sa quatorzième année. Bonne de Bourbon fit régler son douaire, non sans difficultés, et se retira à Mâcon où elle passa le reste de ses jours. Quant à Bonne de Berry, elle avait épousé, l’année qui suivit son veuvage, Bernard d’Armagnac, comte de Fézenzac et de Rodez, et quelques discussions s’étant élevées entre elle et les conseillers de son fils au sujet de son douaire, elle y renonça moyennant la somme énorme de 192 000 florins d’or.

En 1401, Amédée, accompagné d’une suite nombreuse et brillante de seigneurs, se rendit à Paris pour y recevoir l’épouse que son père lui destinait dès son berceau. Le mariage fut célébré avec une grande solennité au château de Bicêtre, en présence de Charles VI, du roi de Sicile, des ducs de Bourgogne, de Bourbon, de Bretagne, de Bavière et de Clarence. Marie de Bourgogne reçut une dot de 100 000 florins d’or. Elle fut conduite jusqu’au Pont-de-Vesle par le prince d’Orange, de la maison de Châlons, qui la remit aux comtes de Valpergue et de Saint-Martin, lesquels l’escortèrent jusqu’à Chambéry, où on lui fit une réception magnifique.

C’est à Paris qu’Amédée VIII recueillit un héritage convoité depuis de longues années par ses ancêtres, celui des comtes de Genève. Genève et son territoire appartenaient à deux maîtres : l’évêque et le comte. Une déclaration de l’assemblée générale du peuple genevois en 1428, dit que : « Depuis plus de quatre cents ans, la ville de Genève avec ses faubourgs, son territoire et sa banlieue, est sous le haut domaine et sous la pleine et entière juridiction de l’évêque, et le peuple se plaît à reconnaître aujourd’hui, comme l’ont fait ses ancêtres, la domination et la puissance de l’Église de Genève et de son évêque. » D’une très curieuse charte de 1224, citée par Spon 3 « il conste que la seigneurie et la justice de la ville, la police des marchés, la perception des bans ou amendes, la faculté de battre monnaie, appartenaient à l’évêque seul. En 1153, l’évêque Ardutius de Faucigny avait obtenu de l’empereur Frédéric Barberousse un diplôme confirmatif de tous ses droits. Toute justice venait de l’évêque, comme souverain, et il avait à ce titre le droit de faire grâce. Les causes civiles étaient portées devant un lieutenant laïque, le vidame, qui recevait sa mission de lui. On ne pouvait plaider à son tribunal que verbalement, et en langue connue ou en patois : le latin et les écritures étaient formellement exclus 4. »

Les comtes de Savoie avaient déjà tenté à diverses reprises de déposséder les évêques de ces droits et de l’autorité qu’ils en recevaient. Ainsi, en 1287, à la mort de Robert de Genève, Amédée V s’empara du château de l’Île, forteresse communale de la cité, et après les débats sans nombre, sous le coup d’une excommunication fulminée contre lui par le successeur de Robert, Guillaume de Duingt, une convention passée à Asti intervint, et le comte obtint le château de l’Île et l’investiture du vidomnat.

Le comté de Genève étant, par héritage, tombé aux mains d’Oddon de Villars, le gouverneur d’Amédée VIII, cédant enfin aux sollicitations de son royal élève, à l’intervention du dauphin de France et du cardinal de Thurey, fit cession pleine, complète et définitive de ses droits sur Genève à Amédée, par acte passé à Paris, en l’hôtel de Nesle, le 5 août 1401, et moyennant la somme de 45 000 florins d’or.

Quelque temps après son mariage, Amédée VIII prit part à la guerre que Jean de Bourgogne fit aux Liégeois, qui, révoltés contre leur évêque, l’assiégeaient dans Maëstricht. Lors de la fameuse querelle entre Armagnacs et Bourguignons, il vint à Paris avec six cents hommes d’armes et parvint à négocier le traité de Bicêtre. Il eut également part au traité de Bourges qui mit fin à la guerre entre le dauphin et les ducs d’Orléans et de Berry. Deux mille Savoyards, commandés par le seigneur de Viry, combattirent dans les rangs français à la funeste bataille d’Azincourt.

De retour en Savoie, Amédée s’occupa de réformes nécessaires et de fondations chevaleresques.

Son aïeul, le comte Vert, avait institué, en 1350, la Compagnie du Cygne-Noir, association offensive et défensive entre chevaliers qui s’engageaient à porter, brodé sur leurs vêtements, un écu d’argent au cygne de sable becqué et membré de gueules. Quelques années plus tard, cette compagnie ayant cessé d’exister, il institua l’ordre du Collier, qu’il composa de quinze chevaliers, en l’honneur des quinze mystères joyeux du Rosaire, et quand il mourut, il légua son collier d’or, « large de trois doigts avec ces lettres FERT et des entrelacs », aux religieux de l’abbaye d’Hautecombe. Il bâtit la chartreuse de Pierre-Châtel dont les moines devaient célébrer chaque jour quinze messes pour le repos de son âme.

Ce fut cet ordre du Collier qu’Amédée VIII reconstitua, avec une pompe et une solennité inouïes. Il tint chapitre à Pierre-Châtel et promut chevaliers du Collier Louis de Savoie, prince de la Morée, Oddon de Villars, Jean de la Baume-Montrevel, maréchal de France, Antoine de Grolée, Jean de Lugny de cette famille qui avait pour devise : Il n’est oiseau de bon nid qui n’ait plume de Lugny ; Jean de la Chambre, Girard de Ternier et Humbert de Villars.

À la même époque, Amédée fonda le monastère de Ripaille, sans se douter qu’il en partirait un jour pour aller usurper le trône de Pierre. Par acte passé à Thonon, in camera paramenti, Amédée céda aux chanoines Augustins, pour l’ériger en prieuré, son manoir de Ripaille, sur la rive du lac Léman, avec toutes ses dépendances contenues dans l’enceinte des remparts ou clôtures, et tout autour une étendue de terrain « de quarante pieds de comte. » Le prieuré devait être composé de quinze chanoines réguliers, soumis à la règle de Saint-Augustin, à l’habit et aux statuts de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, au diocèse de Sion 5.

Sigismond, margrave de Brandebourg, élu empereur d’Allemagne, alla se faire couronner, selon l’usage, à Aix-la-Chapelle, où le comte de Savoie lui envoya pour ambassadeurs François de Miez, évêque de Genève, et Jacques, prieur d’Ambronay. L’empereur étant venu en Italie, Amédée VIII le reçut à Rivoli et le fit accompagner par ses plus illustres chevaliers.

En 1414, Sigismond convoqua le concile de Constance dans le but de mettre un terme au déplorable schisme qui divisait l’Église. On sait que trois Papes régnaient alors en même temps, reconnus chacun par quelques-uns des souverains chrétiens : à Rome, c’était Grégoire XII, élu en 1406 ; à Avignon, Pierre de Lune, sous le nom de Benoît XIII ; et enfin Balthazar Cossa, élu en 1410 par le concile de Pise, irrégulièrement formé, et qui portait le nom de Jean XXIII 6. Trois patriarches, vingt-deux cardinaux, vingt archevêques, près de cent évêques, une foule immense de prêtres et de princes se rendirent à Constance. Le comte de Savoie y envoya une ambassade ayant pour chef Gaspard de Montmayeur, maréchal de Savoie.

L’avis unanime du concile fut que les trois Papes devaient abdiquer. Jean XXIII et Grégoire XII y consentirent. Benoît XIII, qui refusa, fut solennellement déposé, et le conclave élut Othon Colonna, qui prit le nom de Martin V.

C’est en se rendant à Constance que l’empereur Sigismond s’arrêta en Savoie. Il voulut consulter Amédée, en la sagesse duquel il avait grande confiance. Il se souvenait aussi du faste que son feudataire avait déployé à son premier voyage.

Alors, en effet, Amédée avait fait préparer à Seyssel, pour conduire l’empereur à Avignon, huit grandes barques dont un peintre genevois, Pierre Nitard, décora les deux principales où furent dressés deux lits splendides. Il avait offert de magnifiques présents à son impérial suzerain et à sa suite : à Sigismond, une vaisselle de vermeil composée de cinquante-six pièces ; au comte de Hongrie, trois pièces de damas noir broché d’or, à cinquante écus la pièce ; au vice-chancelier, six gobelets d’argent ; aux autres personnages, pour plus de sept cent cinquante écus de présents 7.

Sigismond, par lettres patentes, données à Chambéry le 19 février 1416, érigea la Savoie en duché. Ce document se termine par ces mots : « Si quelque téméraire osait attaquer le présent décret d’illustration, érection, sublimation et décoration, outre notre indignation la plus grave, il encourrait l’amende de mille marcs d’or très pur, applicable moitié à notre trésor impérial, moitié à celui des successeurs des ducs susdits. »

Les fêtes, les joutes, les tournois, qui accompagnèrent cette cérémonie, durent être splendides, car la cour de Savoie était à cette époque une des plus brillantes de l’Europe. Si aucun chroniqueur contemporain n’en a laissé la description., on sait néanmoins que de grands préparatifs avaient été faits au château de Chambéry pour recevoir l’empereur ; qu’Amédée VIII fit venir d’Italie le peintre Grégoire Bono pour décorer les salles, et – détail curieux – ce même Bono, attaché au service du prince pour tout ce qui concernait son art, fut obligé, dix ans plus tard, de peindre les chapeaux des juifs condamnés à mort.

On sait aussi qu’un superbe festin eut lieu dans la grande salle de la demeure ducale. Des seigneurs, armés de toutes pièces et montés sur leurs chevaux de bataille, apportaient les mets sur la table et servaient les hôtes augustes du suzerain. Les viandes étaient dorées, ornées de banderoles ; on servit, au dessert, un gigantesque gâteau représentant la carte en relief des États de Savoie, et la plus haute sommité des Alpes en miniature qui s’y élevaient, avec leurs forêts et leurs glaciers, supportait une couronne ducale.

Il y eut, au Verney, un tournoi auquel prit part toute la noblesse.

En guise de don de joyeux avènement, Amédée fit une bonne action que l’histoire doit mentionner à sa louange. La ville de Morat, au pays de Vaud, ayant été détruite par un incendie, le duc, pour permettre à ses habitants de la rebâtir, leur accorda la jouissance du lac pour cinq ans, un impôt de douze deniers par chariot de vin, les exempta de tous péages en ses États pour dix ans, et de tout cens pour quinze.

Les fêtes, d’ailleurs, succédèrent aux fêtes. Le pape Martin IV traversa la Savoie, le duc lui fit un accueil somptueux à Genève, et le fit escorter en grande pompe jusqu’à Saint-Jean-de-Maurienne, où l’évêque, Amédée de Montmayeur, le reçut avec faste.

Cette première période du règne d’Amédée VIII fut signalée par de petites guerres qu’il entreprit pour vaincre les résistances de quelques grands vassaux. Il fit alliance avec Berne et Fribourg. Il acheta de Jean Galéas Visconti la vallée de Domo d’Ossola qui lui ouvrait une entrée en Lombardie. Héritier des comtes de Genève, il ajoute encore à son patrimoine et à ses États la ville de Verceil, tout le Piémont, la succession considérable de Louis, prince d’Achaïe, son cousin, si bien que, selon l’expression d’un historien allemand, la maison de Savoie régnait alors du lac de Neuchâtel à la Méditerranée.

 

 

 

II

 

 

Lorsqu’on étudie l’histoire des républiques italiennes au Moyen Âge, on est épouvanté de la série de crimes qui la compose, des luttes sans merci, des révolutions sanglantes, des trahisons de toute sorte, qui se reproduisent dans chacune de ses pages. Quoi de plus effrayant que les annales de la dynastie des Visconti à Milan ? Ce ne sont que meurtres et forfaits pires encore que l’homicide. Marco Visconti est assassiné par son neveu Azzo ; Lucchino, par sa femme, Isabelle de Fiesque ; Matthieu, par ses frères ; Barnabo, par son neveu Jean Galéas ; enfin Jean-Marie, qui empoisonna sa mère et qui nourrissait ses chiens avec de la chair humaine, fut tué par son cousin Astorre. Philippe-Marie Visconti, fils de Jean Galéas et frère de Jean-Marie, succéda à celui-ci en 1412. Il épousa la veuve de son frère, Béatrix de Tenda, qu’il fit décapiter peu de temps après. Si laid qu’il n’osait pas se montrer au jour, si lâche qu’il tremblait au bruit du tonnerre, on l’avait surnommé la couleuvre, par allusion au serpent dévorant un enfant, armoiries de sa famille.

Il avait pour capitaine un aventurier, le fameux condottiere François Bussone Carmagnola, qui détruisit les nombreuses petites républiques formées dans le Milanais à la mort de Jean Galéas, soumit Gênes à la domination de son maître, et l’assista si bien dans ses visées ambitieuses que l’ambassadeur florentin, qui courait le monde à la recherche d’alliés qui pussent renverser le Visconti, pouvait dire au grand Conseil de Venise : « Votre lenteur, en sacrifiant Gênes, a fait Philippe duc de Lombardie ; en sacrifiant Florence, vous allez le rendre roi d’Italie ; prenez garde, s’il nous conquiert, que nous ne le fassions empereur ! »

Philippe avait, en effet, pris Gênes dont il fit doge Carmagnola, s’était emparé d’Imola et de Forli, en Romagne, et déclarait tout haut qu’il prétendait ceindre son front de la couronne des rois lombards. Il eut l’ingratitude de dépouiller de ses biens Carmagnola qui, sans scrupule, passa au service de Venise, employa tous ses efforts à créer des ennemis à son ancien maître, et décida le doge Foscari à conclure un traité d’alliance avec Florence, le duc de Ferrare, le roi d’Aragon et le duc de Savoie. Celui-ci devait rester maître de toutes les conquêtes qu’il ferait à l’ouest de Milan. Philippe n’avait pour capitaines que des condottieri, Carlo Malatesta, Nicolas Picinno, et François Sforza qui ne prévoyait pas encore qu’il succéderait un jour à son prince.

Le duc de Savoie réunit une armée comme peu de souverains en possédaient alors. Elle comptait treize cents soixante-sept lances, chacune de trois hommes, chevalier, coutelier et page. L’armée réunissait environ quatorze mille hommes, sous l’autorité de Mainfroy de Saluces, maréchal de Savoie. Elle avait de l’artillerie, dirigée par les bombardiers Pyrillino de Magnadello, Jean de Berne, Martin du Terrain, Barduriat, Matthieu de Cremet, Matthieu de Liérois et Beaudoin de Lucys, qui recevaient vingt florins à titre de salaire mensuel. Une grosse couleuvrine, appelée Madame Amédée, fut transportée d’Avigliano à Yvrée, avec la Landinette, bombarde qui lançait un boulet de pierre de cent quatre-vingt-dix livres, construite par Pierre Landinet de Chambéry. Cette pièce historique fut depuis lors refondue à Bourg, en 1443, par Jean Giles, maître bombardier de Mâcon. « Soixante hommes, dit le texte du compte de Jean de Maréchal, trésorier général de Savoie, vaquoient depuis dix heures devant mydi iusques près neuf heures devant minuy et à mener les souffles pour fere fondre le métail. »

La campagne s’ouvrit. Les troupes savoyardes envahirent toute la province de Verceil et les pays limitrophes du Tessin. Carmagnola emporta Brescia d’assaut et vainquit les Milanais à Macola. Aussitôt Visconti fit porter au duc de Savoie des propositions de paix que celui-ci accepta, pour empêcher la sérénissime république de Venise de recueillir tout le fruit d’une guerre à laquelle elle ne s’était associée que pour augmenter sa puissance. Le pape Martin V, à l’exemple des pontifes ses prédécesseurs, médiateurs nés des princes chrétiens, usa de son influence. Il envoya à Venise un légat, le cardinal Abbagatti, qui intervint dans les négociations, et le 30 décembre 1426, un traité fut conclu entre le légat, Henri de Colombier et Pierre Marchand, députés d’Amédée VIII ; Paul Cornaro, procurateur de Saint-Marc, Dandolo et Micheli, mandataires du doge ; Renaud Albizzi et Strozzi, envoyés florentins, et Philippe Pieraux, commandeur de Saint-Antoine, représentant le duc de Milan. Ce traité donnait à Amédée tout ce qu’il avait conquis en Lombardie, aux Vénitiens, Brescia, Valcamogna et une partie du Cremonais.

Mais Philippe Visconti négocia secrètement avec le roi d’Aragon et refusa de tenir ses engagements. Les Vénitiens envoyèrent Contarini au duc de Savoie pour le presser de déclarer la guerre de nouveau, et dès que ses anciens confédérés eurent repris les hostilités, le duc chargea le héraut de Savoie de porter son défi au duc de Milan. Le maréchal de Saluces vainquit les troupes milanaises de Lancelot Guiniggi, et la paix fut de nouveau proposée pour la seconde fois. Elle fut conclue à Turin le 2 décembre 1421, et sa principale clause fut que Philippe-Marie Visconti épouserait Marie de Savoie, fille d’Amédée VIII.

Le duc de Milan fit demander en grande solennité la main de Marie de Savoie, par les ambassadeurs Barthélemy Capra, archevêque de Milan, le prieur de Saint-Antoine, Louis Crotti et François Gallina. Ces personnages furent reçus avec de telles cérémonies au château de Chambéry, que le duc Amédée emprunta la vaisselle d’argent de l’évêque de Lausanne, que Guillaume de Renty, fourrier de la cour, alla chercher. La jeune princesse eut en dot cent mille florins d’or et un trousseau, dont l’inventaire a été conservé. Elle fut accompagnée à Milan par une suite royale.

L’année 1428 fut funeste à Amédée VIII. Une peste effroyable, sur laquelle n’existe aucun document, ravagea ses États, et la duchesse Marie fut une des victimes du fléau. L’épidémie sévit à Turin avec une telle fureur que l’on dut transporter à Quiers, petite ville du Piémont, l’université fondée en 1405 par le prince d’Achaïe.

Amédée s’occupait dès cette époque d’améliorer les lois et de constituer une nouvelle organisation judiciaire.

Pierre, le Petit Charlemagne, avait établi des juges chargés de régler les différends de ses sujets immédiats et des vassaux dont les seigneurs ne possédaient pas la juridiction omnimode 8. Le comte Aymon institua, en 1329, un conseil résidant à Chambéry, tribunal suprême modelé sur les parlements français 9, et plaça à la tête de l’ordre judiciaire un chef qui fut le chancelier de Savoie. Sous Amédée VIII, la Savoie était divisée en circonscriptions ayant chacune un juge ; ces juges, qui siégeaient à Chambéry, Bourg, Salins en Tarentaise, Bonneville, Saint-Maurice d’Agaune, Rossillon en Bugey et Annecy, étaient assistés de procureurs fiscaux remplissant l’office de ministère public. Les châtelains, derniers officiers de l’ordre judiciaire, correspondaient à nos juges de paix. Mais l’archevêque de Tarentaise, les évêques de Maurienne, de Genève, de Lyon, de Lausanne, d’Aoste, plusieurs chefs d’abbayes avaient le droit de rendre la justice, ainsi que beaucoup de seigneurs laïques, des villes et des bourgs libres.

Amédée VIII voulut une réforme et chargea le chancelier Jean de Beaufort et Nicod Festi, de Sallanches, son secrétaire, de rédiger un code complet de législation qui, sous le titre de Statuta Sabaudiæ, fut proclamé avec une grande solennité le 17 juin 1430, devant une foule immense, et en présence d’un grand nombre de personnages illustres 10.

Les Statuta Sabaudiæ étaient divisés en cinq livres. Le premier contenait une profession de foi catholique, suivie des lois relatives au culte, à la police ecclésiastique et à la tolérance des juifs. Le second, spécifiant les devoirs des princes, des grands officiers de l’État et de la cour criminelle, commençait par ce préambule, si plein de nobles enseignements, et animé par un esprit si chrétien : « Pour acquitter notre dette envers nos chers enfants et successeurs, nous leur recommandons du fond du cœur, et avec les plus vifs sentiments de sollicitude paternelle, d’imiter nos illustres ancêtres par leur attachement à la foi catholique. Qu’ils observent avec humilité les préceptes divins, qu’ils évitent l’orgueil, l’avarice et la luxure, qu’ils aiment la justice et s’exercent à la pratique des vertus. Ils doivent être modérés dans la perception des tributs, réfréner les mouvements de la vengeance et se montrer miséricordieux. Dans l’intérêt de leurs sujets, qu’ils recherchent la paix et évitent les guerres injustes. Qu’ils s’entourent de conseillers sages et prudents, afin que la Savoie continue à mériter l’étymologie de Salva via qu’on lui donne parmi nous et à l’étranger. » Le troisième livre renfermait de nombreux règlements de police ; le quatrième, un tarif des honoraires dus aux officiers judiciaires ; le cinquième, enfin, une série de lois somptuaires.

L’organisation de la justice créée par Amédée VIII était complète. Le conseil ducal, composé du chancelier garde des sceaux, de deux collatéraux, docteurs en droit, et de seigneurs laïques, connaissait des causes des barons et des hauts seigneurs, des contestations entre les communes et les villes, des procès des pauvres qui avaient des adversaires puissants, enfin de toutes les affaires ayant parcouru les degrés inférieurs de juridiction. Dans les affaires étrangères à la politique, le chancelier et ses collatéraux seuls avaient le droit de siéger, et les autres conseillers ne possédaient pas voix délibérative. Ce conseil ducal se réunissait tous les matins, entendait d’abord la messe, expédiait ensuite les affaires diplomatiques, celles du patrimoine ducal, et enfin les requêtes de grâce et de justice 11. Venait ensuite le conseil résident de Chambéry, simple cour de justice, exerçant la même juridiction que le conseil ducal, à ceci près qu’il ne connaissait que des causes à lui déférées par un accord des parties ou par délégation souveraine. Les appels de ces deux conseils, au lieu d’être portés, comme avant le comte Aymon, par devant la Chambre Impériale, étaient jugés chaque année dans la réunion solennelle des assises ou Auditorium generale. Ces assises, semblables à celles que les comtes de Champagne tenaient à Troyes, étaient présidées par le prince. Amédée VIII avait coutume de dire que « des deux oreilles du souverain, il en faut une ouverte à l’accusateur et l’autre à l’accusé ». « Ces grandes réunions où l’on déployait une pompe extraordinaire, dit M. Eugène Burnier, et qui étaient toujours précédées ou suivies de cérémonies religieuses, avaient un but conforme à la politique intérieure de la maison de Savoie. On voit nos premiers princes chercher tout d’abord à consolider leur pouvoir en rabaissant l’orgueil des barons, qui prétendaient traiter d’égal à égal avec leur maître. Dans la séance des Grands Jours (ou Assises), le comte exigeait indistinctement de tous ses sujets un serment d’hommage et fidélité. Tous les rangs semblaient un moment confondus devant la majesté suprême ; le noble et le roturier, le magistrat et le prêtre, courbaient la tête sous le même sceptre. À cette première humiliation s’en ajoutait une plus poignante encore pour les possesseurs de grands fiefs ; c’était le compte qu’ils devaient rendre de leur administration judiciaire, compte parfois terrible, quand la main qui dirigeait l’État était assez ferme pour oser punir. Les rôles étaient changés ; le juge ordinaire comparaissait comme prévenu, et son humble justiciable soutenait l’accusation. Après un court examen de l’affaire, le comte rendait publiquement à chacun selon ses œuvres. »

Amédée VIII conserva les avocats fiscaux institués dès le XIIIe siècle, pour défendre les intérêts du domaine des personnes privilégiées, des pupilles et des mineurs. Il confirma en outre l’admirable institution de l’avocat des pauvres. « De crainte que le défaut de ressources pécuniaires n’empêche les personnes pauvres et misérables de faire valoir leurs droits par devant nos conseils, dit-il au chapitre IV, livre II, nous voulons qu’un avocat général des pauvres réside continuellement dans notre ville de Chambéry, et qu’on choisisse pour cette affaire un homme capable et de grande probité. Il défendra les causes des gens dénués de fortune par devant nos conseils, nos tribunaux inférieurs et même les tribunaux ecclésiastiques. Il sera payé par nous et n’exigera des parties aucun salaire 12. »

Amédée fit plus encore pour la cause de la civilisation. Il supprima le jugement de Dieu, ou duel judiciaire en matière criminelle. En matière civile, cette institution, d’origine allemande, était supprimée de fait depuis 1382. Il abolit également l’usage des épices, cadeaux faits par les plaideurs aux juges, déclarant que ceux-ci, recevant un salaire, doivent exercer leur charge gratis et cum omni puritate.

Les lois somptuaires, utopie que d’autres souverains poursuivirent avant et après lui, contiennent de curieux détails. En voici un exemple : « Le costume du souverain sera la robe longue de soie, de velours, de drap d’or, le bonnet d’hermine, les perles et pierreries. – Les barons useront de ces choses avec discrétion et ne porteront de pierres précieuses que sur leurs armes et à leurs doigts. – Défense aux bannerets de porter drap d’or, brocart, hermine, et chaîne d’or d’un poids excédant six marcs. – Les vavasseurs seront plus discrets, et leurs épouses, plus simplement vêtues que celles des bannerets, et celles de ceux-ci que les épouses des barons. – Permis aux docteurs chevaliers de porter damas et fourrures de ventre de martre ; défense aux simples docteurs de porter habits à bandes tailladées, à crevés, à franges, à bords galonnés, traînant à terre ou plus courts que jusqu’aux genoux. – Défense aux bourgeois de porter plus d’un demi-marc d’argent en chaîne et d’autres fourrures que la fouine et le putois, ni écarlate, ni satin, ni souliers à bec. – Les artisans ne porteront point d’ornement et le simple capuchon ; les paysans auront l’habit court, de gros tissus à huit gros l’aune, et l’étoffe du capuchon à douze gros au plus, etc. »

Enfin le duc conclut, à la même époque, un concordat avec les évêques de Savoie, pour fixer les limites de la compétence des tribunaux ecclésiastiques et laïques.

On ignore quels furent les termes de ce concordat ; mais on a des raisons de croire qu’Amédée, si grande que fût sa sagesse, voulut empiéter sur le domaine spirituel et provoqua des réformes, car le pape Martin V députa l’archevêque de Tarentaise et l’évêque de Maurienne, pour enquérir sur la réformation de la patrie cismontane 13.

L’œuvre d’Amédée VIII en tant que législateur est absolument remarquable. Elle dénote un esprit très élevé et très supérieur aux préjugés de son temps ; une grande sollicitude pour les pauvres, les déshérités et les humbles ; un désir puissant d’abattre la féodalité, ce qui est le caractère principal du travail politique des princes savoyards ; une connaissance profonde des hommes qui l’entouraient, et desquels il estimait surtout le mérite et la probité. Amédée ne voulait point abaisser la noblesse, institution dont il comprenait la nécessité et l’utilité, comme rouage, pour ainsi dire fondamental, de l’organisation sociale. Mais il voulait refréner les prétentions de ce corps et le soumettre aux lois.

Toutes ses dispositions législatives tendent à la réalisation efficace de cet axiome qui est un principe : Jus suum cuique tribuere. Le sentiment qui apparaît comme la base de cette œuvre qui est immense, quelle qu’ait été l’infériorité politique de la Savoie vis-à-vis des États plus vastes et plus puissants, est celui d’une foi absolue. Les réformes, si on s’en rapporte à une époque régie encore par des lois barbares, furent merveilleuses, et l’on conçoit que le chroniqueur Olivier de la Marche ait pu tracer ce portrait court, mais complet, d’Amédée VIII : « Il publia des lois si sages, que la Savoie, sous son règne, fut le pays le plus riche, le plus sûr et le plus plantureux de son voisinage. »

 

 

 

III

 

 

Après le procès criminel fait aux prétendus empoisonneurs du comte Rouge, et qui se dénoua si malheureusement par la mort du vieux Grandson sur la lice de Bourg-en-Bresse, le procès qui eut le plus grand retentissement sous le règne d’Amédée VIII, avant la réforme judiciaire, fut celui de Jean Lageret, docteur en droit, membre des conseils du prince, qui fut décapité aux fourches patibulaires de Chambéry, le 24 septembre 1417, après avoir été promené lié sur un char d’infamie, par toutes les rues de la ville. Ses biens furent confisqués et donnés à Jean de Compey, seigneur de Gruffy, à l’exception de deux cents florins d’or que la veuve du supplicié, Marguerite de Duingt de la Val d’Isère, avait apportés en dot à son mari, et qu’on lui restitua. Ce qui est étrange, c’est qu’on n’a jamais su de quel crime était convaincu Lageret.

Mais une affaire bien plus grave surgit trois ans après la promulgation des Statuta Sabaudiæ.

Parmi les seigneurs qui entretenaient des intelligences avec les ennemis d’Amédée VIII, et en particulier avec Louis de Châlons, prince d’Orange, et Charles de Bourbon, comte de Clermont, qui venaient de battre les troupes d’Amédée à Crémieux, et de soutenir la révolte de François de la Pallu Varembon, se trouvaient deux gentilshommes de grands chemins, qui détroussaient les passants, rançonnaient les voyageurs, vivaient enfin d’exactions, de rapine, de vols et de meurtres. C’étaient Aynard de Cordon, seigneur des Marches et de la Barre, et Antoine de Sure, dit le Gallois.

En juillet 1431, ils arrêtèrent sur la route, près de Saint-Symphorien d’Ozon, deux habitants d’Avignon : Hélie de Sade et de Rostaing de Venasque. Plainte fut portée au conseil résident qui prononça contre ces hommes pervers une sentence de confiscation de tous leurs biens, ordonnant en outre que leurs châteaux seraient rasés jusqu’aux fondements afin que les coupables ne pussent y trouver un asile. Le Gallois et Cordon, furieux, animés d’une haine violente contre ceux qu’ils nommaient leurs persécuteurs, formèrent un complot dans le but de s’emparer de la personne du duc de Savoie pour le livrer au comte de Clermont, son ennemi implacable. Ils s’en ouvrirent à Jacques de Chabannes, qui se chargea de faire approuver ce projet par le comte de Clermont. Celui-ci, en effet, accepta la responsabilité morale de ces odieux desseins.

Les autres complices des conspirateurs furent un homme d’armes de Cordon, nommé Salidot, Cagnon de la Mollière, bailli de Beaujeu, et un capitaine d’aventures, Guillaume Régnaut. Ils eurent plusieurs conciliabules à Trévoux et à Crémieux. Voici quel était leur plan : Amédée VIII devait se rendre, pendant le carême de 1433, à la Chartreuse de Pierre-Châtel où allaient être célébrées les obsèques solennelles du maréchal de Montmayeur, chevalier du Collier. Aynard de Cordon était chargé de faire construire à Seyssel une barque pontée que l’on amarrerait sur le Rhône au port de Pierre-Châtel. Antoine de Sure, à la tête de douze hommes déterminés, tous dûment déguisés, pénétreraient dans le monastère, sous prétexte d’assister à la cérémonie funèbre. Alors un homme d’armes, revêtu des insignes des abbés et se faisant annoncer comme le supérieur des bénédictins de l’île Barbe, près Lyon, se présenterait à la porte de la Chartreuse, avec une escorte de vingt cavaliers, commandés par Salidot. À un moment donné, les cavaliers de Salidot et les hommes d’armes de le Gallois s’empareraient du duc et de ses principaux officiers ; on les jetterait dans la barque préparée par Cordon, et on les conduirait hors des États de Savoie.

Le comte de Clermont promettait à Antoine de Sure 50 000 écus, plus la somme que paieraient les prisonniers à titre de rançon. Mais ce prince réfléchit à la gravité d’une telle action, à la lâcheté d’une semblable trahison, et revenant sur ses promesses, il fit savoir aux conjurés qu’il désavouait ce qu’il avait fait jusque-là et refusait de s’engager plus avant. Aynard de Cordon, auquel cette communication fut faite, songea à en tirer parti, et se résolut à vendre ses complices. Il écrivit à Claude du Saix, président de la Chambre des comptes, qui ne voulut point l’entendre. Alors il partit le 4 octobre pour Poncins où résidait un secrétaire du duc, Guillaume Bolomier, et y arriva le même jour avec frère André de Sellons, prieur d’Anthon. Ils descendirent à l’hôtellerie de la Fleur-de-Lys, et firent prier Bolomier qui était à la messe de les y rejoindre sur-le-champ. Bolomier vint, écrivit l’aveu des dénonciateurs, le signa et repartit.

Antoine de Sure ne fut arrêté qu’au mois de janvier par Pierre de la Baume. Il fut écroué au château d’Annecy, puis transporté à celui d’Évian sous la garde d’Eustache de Sales. Antoine de Dragons et Rodolphe de Fésigny, membres du conseil résident, firent l’enquête.

Mis à la torture, le Gallois avoua tout. Convaincu d’avoir, afflante diabolico spiritu, conspiré contre son souverain, il fut condamné à avoir la tête tranchée aux fourches patibulaires de Thonon, et son corps à être coupé en quatre parties, lesquelles seraient exposées dans les villes de Chambéry, Bourg, Saint-Maurice et Moudon, « afin d’inspirer l’horreur d’un si exécrable forfait ». La sentence, prononcée le 21 octobre 1434, fut exécutée le même jour. Le Gallois fut décapité par les bourreaux de Genève et d’Aubonne qui reçurent, avec leur salaire, chacun une paire de gants. Les biens d’Antoine de Sure furent confisqués. Jean Gacon, commissaire ducal, mit vingt jours à en faire l’inventaire. La seigneurie de Sure fut donnée à Guillaume Bolomier.

Quant à Aynard de Cordon, on ne sait ce qu’il devint.

Cette triste affaire inspira à Amédée VIII le désir de la retraite. Le dernier acte de sa vie publique fut son intervention au congrès d’Arras, où il envoya son maître d’hôtel Amédée Massette, et Jacques de Loriol, juge-maje de Bresse, pour ménager la paix entre le roi de France, le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne. Pogge et Blondus, secrétaire d’Eugène IV, disent que ces goûts de retraite qu’Amédée manifestait, et qu’il mit à exécution, cachaient des visées presque sacrilèges, que déjà le duc songeait à briguer le souverain Pontificat, et que les troubles qui désolaient alors l’Église lui permettaient d’espérer le succès. Mais Amédée était réellement pieux ; fatigué des charges de son État, il aspirait au calme, au repos, et ces folles ambitions qui faillirent souiller la fin de sa carrière lui furent suggérées par de mauvais conseillers. Cependant il ne voulut pas abdiquer. Il résolut de fonder un nouvel ordre de chevalerie, de se retirer dans un monastère avec quelques compagnons, et d’abandonner à son fils Louis le gouvernement des États sur lesquels il régnait depuis quarante-trois ans.

Le duc fit bâtir, tout auprès du monastère des Augustins de Ripaille, un château dont voici la description : Sa façade principale, située au nord-est, du côté opposé à Thonon, était flanquée de sept tourelles d’escalier, rondes, alignées sur le même plan, distantes de vingt-neuf pieds de Savoie les unes des autres, couronnées d’un encorbellement crénelé et engagées à moitié dans la construction. Un logement uniforme était attenant à chacune d’elles, et le tout se reliait à l’intérieur par un long corridor. Leur hauteur, y compris la toiture conique qui les surmontait, était de cinquante-huit pieds. Mais la première du côté du lac était plus élevée, un peu plus large aussi, et contiguë à un grand pavillon carré qui formait comme la tête de ce long corps de bâtiments : c’était l’habitation du doyen, comprenant au premier étage une chapelle, une chambre à coucher, et enfin une grande salle. La façade postérieure donnait sur sept jardins, affectés à chacun des sept logements et séparés par un mur 14.

Il choisit ensuite six gentilshommes de son âge, auxquels il fit part de sa résolution, les priant de le suivre dans sa retraite. Tous y consentirent. C’étaient Henri de Colombier, seigneur de Vufflens, Claude du Saix, seigneur de Rivoire, Lambert Oddinet, président du conseil de Chambéry, François, seigneur de Bussy et d’Erya, Amédée de Champion, et Louis, seigneur de Chevelu. Tous avaient occupé les charges les plus importantes de l’État.

Amédée VIII institua, avec ces six personnages, l’ordre de Saint-Maurice, qui était à la fois religieux et militaire, et qui devait être, dans l’avenir, une sorte de conseil suprême, de Sénat suivant l’expression du P. Monod, chargé d’assister le duc de Savoie dans les circonstances difficiles. Avec cet esprit méthodique et ce souci de réglementation qui paraissent avoir été les traits distinctifs de son caractère, Amédée détermina les règles du nouvel ordre. Les chevaliers ermites de Saint-Maurice habiteraient le château neuf de Ripaille, soumis à la direction spirituelle des religieux de Saint-Augustin ; ils porteraient la barbe et les cheveux longs ; leur costume se composerait d’une ample tunique de drap mi-fin, de couleur gris-cendré, d’un manteau et d’un capuchon ; ils s’appuieraient sur un bâton à bec de corbin, en bois noueux ; et le seul signe de leur haute dignité serait une croix d’or tréflée, suspendue par une chaîne de même métal sur leur poitrine. Cependant les chevaliers, qui ne faisaient aucun vœu, conservaient deux cents florins d’or chacun de revenu annuel, et le doyen en avait six cents.

Ces préparatifs achevés, Amédée convoqua à Ripaille, le 7 novembre 1434, une assemblée d’évêques, de prélats et de seigneurs, parmi lesquels Oger Morisetti de Conflans, évêque de Maurienne, François de Miez, évêque de Genève, Jean de Prangin, évêque de Lausanne, Georges de Saluces, évêque d’Aoste, Louis de Savoie d’Achaïe et Boniface de Chalant, maréchaux de Savoie, Jean de Beaufort, chancelier, Pierre Marchand, président du conseil, Guigonnet Maréchal, trésorier général, enfin les titulaires des grandes charges de la cour.

Les deux fils du duc, Louis comte de Genève, alors âgé de trente-deux ans, et Philippe de Savoie, ainsi que les autres princes de la famille ducale, étaient assis sur les marches du trône.

Amédée ouvrit la séance par un discours dans lequel, après avoir rappelé tout le bien qu’il avait fait à ses sujets, il annonça le projet qu’il avait formé de renoncer à la souveraineté et de se retirer dans la solitude pour y jouir du repos et de la tranquillité qu’il n’avait pu goûter au milieu des sollicitudes et des travaux de son long règne. Après ce discours prononcé avec une noble dignité, ayant fait approcher son fils Louis qui s’agenouilla à ses pieds, le duc le fit chevalier, en lui donnant l’accolade et lui ceignant l’épée, suspendit à son cou le grand collier de l’Ordre, le déclara prince de Piémont et lui remit la lieutenance générale de ses États. Ayant fait approcher ensuite Philippe, son fils cadet, il l’institua comte de Genève, à la place de son frère. Après ces cérémonies qui excitèrent une profonde émotion parmi les spectateurs, Amédée, s’adressant au nouveau prince du Piémont, lui donna les avis les plus touchants pour l’aider à bien gouverner. Il lui recommanda surtout d’être zélé pour l’honneur de Dieu, la défense de l’Église, de garder une foi inviolable dans les traités, de donner en toute occasion l’exemple d’une justice incorruptible, et de consulter, dans les affaires importantes de l’État, les lumières et l’expérience de son père et des six personnages qui allaient partager sa solitude. Le discours achevé, le vieux duc fit lire à haute voix, par son secrétaire, les patentes de lieutenant-général, donna sa bénédiction à ses deux fils et congédia l’assemblée toute pénétrée du spectacle solennel et touchant dont elle venait d’être témoin.

Le lendemain, il se retira dans les bâtiments de son ermitage avec ses six compagnons, et reçut le même jour, des mains du prieur, l’habit et le capuchon d’ermite 15.

On a dit que, dans sa solitude de Ripaille, il mena une vie désordonnée et couvrit d’opprobre sa vieillesse. Le mot faire ripaille est même passé dans la langue, et les écrivains du XVIIIe siècle, surtout Moréri, Ménage, le dictionnaire de Trévoux, Voltaire, ont travaillé de leur mieux à accréditer cette opinion que les premiers chevaliers de Saint-Maurice s’adonnaient aux plaisirs, couvrant leurs débauches du masque de l’hypocrisie. Toutes ces accusations, démenties par la vie entière d’Amédée VIII, ne reposent que sur une phrase de la chronique de Monstrelet, lequel, en sa qualité de Bourguignon, était l’ennemi de ce prince. « Et se faisoient, dit-il, lui et les siens, servir, en lieu de racines et de fontaine, du meilleur vin et des meilleures viandes qu’on pouvait recovrer. » En admettant même que ce méchant propos soit véridique, on y peut répondre qu’Amédée et ses compagnons n’avaient fait aucun vœu, qu’ils étaient âgés, et qu’en somme il leur était difficile de déroger à des habitudes de cinquante ans. Mais il est aujourd’hui prouvé que leur vie fut exempte de toute faiblesse indigne de leur caractère.

Le grand acte que venait d’accomplir Amédée n’était point une abdication. Il conservait l’autorité suprême et le gouvernement de son État, dont il déléguait l’exercice au prince de Piémont. Plusieurs actes, impliquant encore la pleine possession du pouvoir, démontrent qu’Amédée n’abdiqua point à ce moment. Ainsi le 7 août 1435, il conclut à Ripaille le mariage de Louis, marquis de Saluces, avec Isabelle de Montferrat, à laquelle il fit un présent de noces de 15 000 florins d’or ; l’année suivante, à Thonon, il passa un traité avec le marquis de Montferrat ; en 1437, il donna un sauf-conduit à Jean Paléologue, empereur d’Orient, et au patriarche des Grecs, obligés de traverser ses États pour se rendre au concile de Bâle ; enfin, la même année, il conclut le mariage d’Aimée de Montferrat avec Jean de Lusignan, roi de Chypre, de Jérusalem et d’Arménie, qui fut célébré dans la chapelle de Ripaille.

Æneas-Sylvius Piccolomini, contemporain, dit qu’Amédée menait la conduite d’un religieux ; Raphaël Volaterra parle de la renommée de ses mortifications ; le moine Augustin Panvini, et le secrétaire ducal Jean Gobelin ont témoigné des vertus d’Amédée 16.

La grande faute, le crime qui ternit la gloire de ce prince, fut de briguer les dignités ecclésiastiques. Il fut antipape de bonne foi, a-t-on dit. C’est peut-être vrai. Mais ce qui est certain, c’est qu’il fit tout pour arriver à la papauté, et que son élection par le concile de Bâle fut le résultat d’intrigues dirigées par quelques-uns de ses sujets. Il se crut le véritable pape, le pape selon l’Église. Mais pour arriver à être ce pape, il mit en œuvre des moyens que l’histoire a le droit de réprouver, et il fit servir ses vertus à protéger et à satisfaire son ambition.

 

 

 

IV

 

 

Depuis l’élection de Martin V, au concile de Constance, et la soumission de Grégoire XII et de Jean XXIII, abdicataires tous les deux pour le plus grand bien de l’Église, le schisme avait cessé, mais le Pontife romain luttait avec énergie contre les hérésies qui surgissaient partout et menaçaient de troubler encore la paix de la chrétienté. Le concile de Constance ayant statué qu’on assemblerait un autre concile général au bout de cinq ans, Martin V désigna la ville de Pavie pour l’y célébrer, et la peste étant survenue, on transporta le concile à Sienne, où il fut dissous, avec cette clause qu’il en serait tenu un autre à Bâle sept ans plus tard. Le concile devait s’occuper particulièrement de différentes réformes, de l’hérésie des Hussites déjà condamnée, et enfin du retour des Grecs schismatiques à l’unité catholique, œuvre depuis longtemps commencée par les Paléologues et qui jusqu’alors n’avait eu encore aucun résultat certain. Quant aux Hussites, comme il arrive souvent que l’on blâme l’Église de les avoir frappés avec rigueur, bien qu’il soit avéré que lorsqu’ils les livrèrent au bras séculier, les Pères du concile de Bâle n’étaient plus en communion avec le Pape, il n’est pas inutile de rapporter ici quelles doctrines antisociales ces hérétiques prêchaient. Jean Huss « soutenait que, dès qu’un prince tombait dans une faute grave, ses sujets étaient déliés de leur promesse d’obéissance envers lui. Ses disciples poussèrent si loin l’intolérance, qu’ils voulaient qu’on punît de mort les excès dans le boire et le manger, l’usure, l’incontinence, le parjure, le fait de recevoir une récompense pour des messes ou des absolutions et de s’être rendu coupable d’un péché mortel quelconque. Ils mettaient comme condition à leur retour au catholicisme, qu’on détruirait tous les instituts littéraires ou scientifiques, et qu’on déclarerait païens et publicains les professeurs de beaux-arts 17. »

La bulle de Martin V indiquait la date du 3 mars 1431 pour l’ouverture du concile de Bâle, et le cardinal Julien Césarini, légat en Allemagne, était chargé de le présider au nom du Pape. Martin V mourut le 20 février, et le jour désigné pour l’ouverture du concile, le Sacré-Collège élut le cardinal Gabriel Gondolmerio de Venise, neveu de Grégoire XII, qui prit le nom d’Eugène IV.

Le 19 juillet, Jean de Poleman, chapelain du Pape et auditeur de son palais, et Jean de Raguse, docteur en théologie de la Faculté de Paris, procureur général de l’Ordre de Saint-Dominique, réunis à quelques prêtres, déclarèrent assemblé et ouvert le concile de Bâle. Le cardinal Julien Césarini y arriva vers le milieu de septembre, et, le 12 novembre, Eugène IV lui annonçait, par une bulle, qu’il était décidé à dissoudre le concile de Bâle et à le transférer à Bologne, où il le présiderait en personne. Ce fut la première cause du conflit qui s’éleva entre le concile et le Pape. Au mois de janvier suivant, les prélats assemblés à Bâle envoyèrent au Souverain Pontife une ambassade avec mission de lui demander la révocation de son décret ; et en même temps ils adressaient à tous les fidèles des lettres synodales signées de Philibert, évêque de Coutances, dans lesquelles ils déclaraient qu’ils continueraient de siéger envers et contre tous. Le 15 février, le concile affirma solennellement qu’il ne pouvait ni être dissous, ni transféré, ni différé par qui que ce fût, non pas même par le Pape. Le 26 du même mois avait lieu à Bourges une assemblée d’évêques, qui prit parti pour le concile, ce que fit également l’Université de Paris. Elle enseignait qu’il fallait résister au Pape « de la même façon que saint Paul, qui était le modèle des docteurs, avait résisté à saint Pierre, qui était le modèle des pontifes ». L’empereur Sigismond se mit aussi du côté des prélats de Bâle contre Eugène IV. Ceux-là, à la quatrième session, proclamèrent que si celui-ci venait à mourir, l’élection de son successeur se ferait à Bâle. Au mois d’août, Jean Dupré, camérier pontifical, fut envoyé pour proposer des moyens de conciliation ; il fut mis en prison. Bref, ces attentats contre la souveraineté et le pouvoir du chef de l’Église furent si fréquents et si graves, que le concile ne devint vraiment canonique qu’à partir de la seizième session, célébrée le 5 février 1434. Il fut alors présidé par Julien Césarini, cardinal de Saint-Ange ; Jourdain des Ursins, cardinal de Sainte-Sabine ; Pierre de Foix, cardinal d’Albano ; Nicolas Albergatti, cardinal de Sainte-Croix ; Angelotto Fosco, cardinal de Saint-Marc ; l’archevêque de Tarente, l’évêque de Padoue et l’abbé de Sainte-Justine de Padoue.

Cependant le concile continua la guerre au Pontife romain ; empiétements sur son autorité, déclarations erronées et fausses, querelles de détail, rien ne manqua, et cette assemblée turbulente fit autant de mal qu’elle en voulut faire. Durant la vingt-sixième session, tenue le 31 juillet 1437, le concile de Bâle, devenu un conciliabule schismatique, cita le Pape et les cardinaux à comparaître en personne ou par procureur dans le délai de soixante jours, et à la trentième session, 24 janvier 1438, il déclara le pape Eugène IV suspendu de toutes ses fonctions, tant au temporel qu’au spirituel, et manda aux rois, aux princes et à tous les ecclésiastiques de ne plus lui rendre obéissance. Le 24 mars suivant, il osa prononcer anathème contre le concile œcuménique ouvert à Ferrare et qui était le seul canonique.

En 1433, le duc de Savoie avait envoyé à Bâle Guillaume Didier, évêque de Belley, et Guy, prieur de Saint-Dominique de Chambéry. Mais nombre de prélats savoyards s’y rendirent ensuite. Le 20 juillet 1439, Amédée, qui avait des ambassadeurs aussi bien au conciliabule schismatique de Bâle, qu’au véritable concile général alors transporté de Ferrare à Florence, protesta solennellement, par devant Jean de Grolée, protonotaire apostolique, en présence de Claude du Saix et de Guillaume de Dolomieu, qu’il n’approuverait point ce que ses ambassadeurs, à Bâle, pourraient avoir fait contre l’obéissance qu’il devait à l’Église catholique, à laquelle il voulait demeurer perpétuellement uni et attaché. Ce qui n’empêcha nullement tous ceux de ses sujets qui participaient à la funeste assemblée de Bâle d’y préparer son élection. Le premier et le plus en vue, qui devint président du conciliabule, était Louis Alleman, fils de Jean, seigneur de Montgisson, et de Marie de Châtillon de Michaille. Né au château d’Arbent, en Bugey, en 1390, d’abord chanoine et comte de Lyon, puis abbé de Tournus, et enfin archevêque d’Arles, il fut nommé légat de la Marche et d’Ancône, créé cardinal du titre de Sainte-Cécile et vice-camerlingue de l’Église. Le plus zélé, après le cardinal d’Arles, était Louis de la Palu de Varembon, religieux bénédictin de l’abbaye de Tournus, devenu successivement chambrier du monastère d’Ambronay, garde du conclave au concile de Constance, puis élu évêque de Lausanne en 1432, et confirmé par les Pères de Bâle. La Palu souscrivit à toutes les mesures hostiles qui furent prises contre Eugène IV. Venaient ensuite François de Miez, évêque de Genève, Perceval de la Balme, évêque de Mondon, Guillaume Didier, évêque de Verceil, Georges de Saluces, évêque d’Aoste, Jean d’Arces, archevêque de Tarentaise, François Ducret, abbé d’Abondance et de Filly, garde du conclave, Rodolphe Sapientis, archiprêtre du chapitre des Macchabées de Genève, Louis Parisis, licencié ès lois, chanoine de Genève et doyen de la cathédrale d’Annecy, Pierre Bolomier, abbé des Cisterciens d’Hautecombe, et Claude Pareti, abbé de Tamié. Il faut citer encore un des plus ardents partisans d’Amédée VIII, Jean de Ségovie, docteur en théologie de l’Université de Salamanque, archidiacre de Villaviciosa et député du roi d’Aragon. Il soutint avec ténacité cette fausse doctrine que le concile œcuménique est supérieur au Pape, la propagea et fut un de ceux qui la firent proclamer par le conciliabule. Cependant il s’opposa à ce que Eugène IV fût condamné comme hérétique. Choisi, avec Thomas de Courcelles et un abbé écossais, pour désigner parmi les Pères qui étaient présents au conciliabule, ceux qui devraient faire l’élection du nouveau Pape, il joua un rôle singulier dans toute cette affaire.

Ce fut dans sa trente-quatrième session, le 25 juin, que le conciliabule de Bâle, composé de trente-neuf prélats seulement, parmi lesquels ceux que nous venons d’énumérer, et avec eux le patriarche d’Aquilée, Aimon de Chissé, évêque de Nice, l’ancien évêque de Vence, les évêques de Grenoble, de Bâle, de Tricarico, « par un attentat sacrilège, dit Rohrbacher, déposa le pape Eugène IV comme désobéissant, opiniâtre, rebelle, violateur des canons, perturbateur de l’unité ecclésiastique, scandaleux, simoniaque, parjure, incorrigible, schismatique, hérétique, endurci, dissipateur des biens de l’Église, pernicieux et damnable ». Cette déposition était aussi sacrilège que nulle contre le Pape certain et légitime, reconnu par l’Église universelle. Le conciliabule défendait à quiconque de le reconnaître pour Pape, et déclarait les contrevenants déchus par le seul fait de toutes leurs dignités, soit ecclésiastiques, soit séculières, fussent-ils évêques, archevêques, patriarches, cardinaux, rois ou empereurs.

On proposa d’abord, pour remplacer Eugène IV, Jean d’Orléans, comte d’Angoulême et de Périgord, cousin du roi de France, prince de sainte vie et de grand renom. Mais il était jeune, et l’on fit adroitement des objections qui écartèrent ce candidat. Il fut alors question d’Amédée VIII, l’ermite de Ripaille. On fit valoir qu’il avait régné quarante ans « en grande piété et justice » ; qu’ayant remis les affaires de l’État aux mains de son fils, il vivait en religieux.

La raison majeure fut que, chef d’une maison souveraine puissante, ayant un pied en France, un pied en Italie, il aurait en sa faveur le prestige de son nom, l’éclat de sa dignité, et que par ses alliances il pourrait servir avantageusement l’Église. Il fut décidé que trois théologiens choisiraient vingt-quatre Pères du concile, qui seraient chargés de faire l’élection. Il y eut cinq tours de scrutin.

Amédée obtint seize voix au premier, dix-neuf au second, vingt et une au troisième. Il fut donc élu et, par décret du 15 novembre 1439, reconnu par les Pères. On lui envoya une ambassade de vingt-cinq personnages conduits par l’archevêque d’Arles, légat et président du concile, l’évêque de Lausanne et le comte de Thierstein, mandataire de l’empereur, pour lui notifier son élection. Amédée vint au-devant d’eux, accompagné des chevaliers de Saint-Maurice et de ses serviteurs. Il commença par refuser cette dignité usurpée de laquelle il se réputait indigne, « disant qu’il avait entièrement renoncé au monde et à ses pompes, qu’il n’y avait aucune apparence de s’y plonger et submerger plus avant qu’il n’y avait jamais été ; de plus qu’il n’était point idoine aux choses ecclésiastiques et qu’il avait toujours été un homme de guerre ; qu’il n’était aucunement pourvu aux saints ordres, tellement qu’un personnage qui n’est nourri dès son jeune âge en l’office et estat ecclésiastique, il est difficile qu’il soit jamais bienséant à cette fonction, et que jamais il n’en prend guère bien. Ainsi s’excusait fort bien ce bon seigneur. Toutefois estant conseillé par son chancelier Bolomier, et par les ambassadeurs du duc Philippe de Milan son gendre, et aussi sollicité par ses enfants, qui s’estimoyent bien heureux de veoir leur père estre proclamé Pape, en plein concile, se résolut enfin d’accepter, et avoir son élection pour aggréable, et y donna son consentement 18 ».

Ce fut en versant des larmes amères qu’Amédée céda aux instances de son entourage. Il s’imposa le nom de Félix V. Le cardinal d’Arles le revêtit d’une simarre blanche, lui passa au doigt l’anneau pontifical. On le fit ensuite monter sur un trône, et les ambassadeurs de Bâle le saluèrent vicaire de Jésus-Christ. Tous ces actes étaient radicalement nuls et de nul effet. Amédée n’était qu’un antipape, un usurpateur, un rebelle excommunié. Il put croire de bonne foi que le concile qui l’élisait était légitime, il sut parfaitement, sans aucun doute, à quoi s’en tenir sur les moyens employés pour l’élever au trône de Saint-Pierre où il prenait la place du successeur véritable du prince des apôtres. Ces larmes qu’il versa, ces objections qu’il fit, et que le naïf Paradin rapporte avec une émotion sincère, furent un acte d’hypocrisie. Amédée connaissait d’avance l’issue des intrigues ourdies par ceux de ses sujets qui s’agitaient et manœuvraient au conciliabule dans un but que lui-même ne pouvait ignorer. Si donc cet antipape, souillant sa vieillesse, jusque-là justement honorée, par une mauvaise action, par un péché dont les conséquences eussent pu être plus funestes encore à l’Église qu’elles ne le furent, ne se fût humilié pour implorer son pardon, l’histoire le présenterait comme une des figures les plus sombres de ce triste temps, comme l’un des coupables acteurs de ce drame qui bouleversait le monde chrétien. Ce qui l’a sauvé de l’opprobre, et ce qui permet de rendre hommage à ce qu’il fit de bien, ce fut l’exemple d’humilité qu’il donna plus tard.

Amédée prit les dispositions que lui imposait son nouveau titre. Le 6 décembre, à Ripaille, il fit son testament, en présence de l’évêque de Maurienne, du prieur de Ripaille, des chevaliers de Saint-Maurice ; il ordonna qu’après sa mort son corps serait inhumé à l’abbaye d’Hautecombe, et son cœur à Ripaille ; il donna le comté de Romont à son frère naturel Humbert, recommanda ses amis et conseillers à son fils Louis, fit des legs à la duchesse de Milan et à la reine de Sicile, ses filles, et nomma exécuteurs de ses dernières volontés l’archevêque de Tarentaise, les évêques de Genève et de Lausanne. Après avoir choisi Claude du Saix, seigneur de Rivoire, comme doyen des chevaliers ermites de Saint-Maurice, il émancipa son fils Louis et abdiqua solennellement en sa faveur.

Il partit ensuite pour Bâle où il fit son entrée en grande pompe, suivi de trois cents gentilshommes savoyards, et de deux cents seigneurs ecclésiastiques à cheval, archevêques, évêques, abbés et prieurs.

L’antipape était sous le dais, monté sur une haquenée blanche caparaçonnée de velours cramoisi. Il portait une chape d’or battu ciselé et une tiare chargée de pierreries. Il fut conduit ainsi, à travers quatre mille cavaliers, cinquante mille piétons, jusqu’à l’église Notre-Dame où il donna la bénédiction. Les jours suivants, il fut promu aux ordres sacrés, et reçut ensuite du cardinal d’Arles la consécration épiscopale. Après cette cérémonie, il fut mené à une vaste estrade dressée devant la cathédrale ; arrivé là, un cardinal diacre lui ôta la mitre épiscopale, un autre le revêtit des ornements pontificaux, et Louis Alleman le couronna de la tiare, aux acclamations de la multitude. Il fut alors conduit en procession, à l’église des frères prêcheurs. Le cortège, qui l’y accompagna, marchait dans cet ordre : les valisaires et officiers des cardinaux suivis des officiers de la maison papale ; les parents et alliés des cardinaux ; douze chevaucheurs d’écurie, portant chacun une banderole rouge aux armes de Félix ; les chefs échevins de la cité de Bâle, précédant le porte-enseigne de la ville ; le procureur de la religion des frères chevaliers teutoniques, portant l’enseigne de l’ordre d’argent à une croix de sable, un chevalier savoyard soutenant l’étendard du Pape, et le procureur de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem venaient ensuite, tous trois armés de toutes pièces, sauf le casque, montés sur des chevaux bardés de fer ; douze chevaux blancs « caparaçonnés de satin cramoisi avec franges et parfilures d’or », quatre écuyers d’honneur portant chacun au sommet d’un bâton un chapeau cramoisi ; les cubiculaires, les ambassadeurs laïques, les barons et les gentilshommes, chevauchant en avant du sous-diacre apostolique, portant la croix papale, et accompagné de deux huissiers à verges ; douze hommes vêtus de rouge, ayant chacun un cierge allumé à la main, en avant d’une haquenée blanche sur laquelle était monté un évêque soutenant le Saint-Sacrement, et qui marchait à pas lents sous un poêle « fort richement estoffé ». Les secrétaires du concile, avec Æneas-Sylvius Piccolomini à leur tête, les avocats consistoriaux, les chantres, les clercs, les auditeurs de la chambre, les abbés, les évêques, les archevêques et les cardinaux, précédaient immédiatement l’antipape Félix « sur un cheval blanc, houssé de velours cramoisi, sur lequel huit grans seigneurs portoient le poêle à rechange. Autour du Pape estoient plusieurs gentils hommes en armes pour la garde de sa personne, et quelque peu après marchoit le mareschal de la court, portant un sac plein de monnoye, laquelle il gettoit sur le peuple, quand il voyait grande presse de gens, à ce que sa personne ne fust offensée de la presse. Et gettoit le dit argent à quartier tant loing qu’il pouvait pour plus reculer le peuple. Enfin y avoit une grande suite d’une infinité de gentils hommes d’Allemoigne, France, Italie, Espagne et Savoye ».

L’antipape célébra la sainte messe pour la première fois dans l’église Notre-Dame de Bâle. Ses fils, le duc de Savoie et le comte de Genève, firent office de servants, et à l’offrande offrirent, celui-ci un pain d’argent, celui-là un pain d’or ; le comte de Thierstein et le marquis de Rothelin, chacun un baril d’argent. À son retour au palais, les rênes de sa monture furent tenues par Guillaume, marquis d’Hochberg, et par Conrad, seigneur de Wensperg. Au festin, auquel s’attablèrent plus de mille personnes, les princes de Savoie servirent d’échansons, le marquis de Saluces d’écuyer tranchant, et chaque prélat reçut une pièce d’or et deux d’argent.

 

 

 

V

 

 

Mais ce faste prodigieux et ces fêtes magnifiques cachaient une réelle et profonde misère. L’antipape ne possédait rien. Il fallait qu’il vécût et qu’il déployât toute la splendeur nécessaire à soutenir son rang usurpé. Dans sa session du 4 avril 1440, le concile détermina que le nouveau pontife pourrait exiger, pendant les cinq premières années de son pontificat, le cinquième du revenu de tous les bénéfices séculiers et réguliers, et pendant les années ultérieures, le dixième seulement 19. Mais comme Félix V n’était point reconnu partout, il fallut recourir à des expédients. Les chroniqueurs racontent qu’il dépouilla presque entièrement de son revenu l’évêque de Genève, François de Miez, après la mort duquel il se déclara administrateur des diocèses de Genève et de Lausanne, résidant alternativement dans l’une ou l’autre de ces villes. On dit même que le duc de Milan, sollicité par des amis de son beau-père de ne le point laisser dans cette pénurie, répondit : « Il m’a baillé une épouse sans dot, je lui ai donné un papat sans argent. »

On n’a que des données très vagues sur le règne de cet antipape ; les nations qui le reconnurent, du moins en partie, furent l’Allemagne, la Suisse, le duché de Milan, les États de Savoie, l’ordre Teutonique. Le roi Henri VI d’Angleterre écrivit de Windsor au concile de Bâle pour l’exhorter à ne pas se séparer d’Eugène IV 20. L’empereur Frédéric III, qui avait pourtant poussé à l’élection de Félix, et le roi de France, prirent d’un commun accord la résolution de garder la neutralité entre Félix V et Eugène IV, et en somme, la plus grande partie de la chrétienté resta fidèle à celui-ci. Les électeurs de l’Empire assemblèrent une diète à Wittenberg, pour chercher des moyens d’apaiser le schisme et faillirent tourner contre Eugène ; mais celui-ci leur ayant fait de menues concessions sans importance, ils restèrent dans le devoir.

En quatre promotions, Félix V créa vingt-sept cardinaux parmi lesquels plusieurs prélats de ses États qui avaient contribué à son élection : Louis de la Palu de Varembon, évêque de Lausanne, Barthélemy Visconti, évêque de Novare, l’évêque de Genève, Jean de Ségovie, l’archevêque de Tarentaise.

Le conciliabule de Bâle continua ses sessions, en même temps que le véritable concile œcuménique se tenait à Florence où eut lieu, avec grandes cérémonies, le retour de l’Église grecque à l’Église romaine, fait d’une grande importance et qui, malheureusement, ne tarda pas à être annulé par le fanatisme des schismatiques. Ils s’écriaient : « Plutôt le Turc que le Pape ! » Ce souhait sacrilège fut exaucé, car bien peu d’années après, en 1453, Mahomet II s’emparait de Constantinople, et l’empereur Constantin Dragosès ayant disparu dans la mêlée, l’empire d’Orient sombra dans le sang et la boue. La basilique de Sainte-Sophie devint une mosquée, le croissant remplaça la croix, et ce fut la doctrine stupide et antisociale de Mahomet qui succéda à l’Évangile si pur et si doux du Sauveur des hommes, dans toute l’étendue de ce territoire dont les habitants préféraient la persécution des musulmans au joug léger du Vicaire de Jésus-Christ.

Cependant, peu à peu, la lumière se faisait et les princes revenaient au véritable pontife, abandonnant l’antipape Félix. En passant à Genève, l’empereur Frédéric vit celui-ci et lui conseilla de déposer la tiare. Philippe Visconti, qui avait pris jusque-là le titre de Vicaire du concile de Bâle en Italie, se rallia à Eugène IV. La Corse rentra sous son obéissance : la France, la Castille, la Navarre, le Portugal, l’Écosse, l’Angleterre, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Pologne, ne cessèrent pas de reconnaître l’autorité d’Eugène. Aussi celui-ci créa-t-il, en 1444, le dauphin de France, qui fut depuis Louis XI, général et grand gonfalonier de l’Église ; Louis fit une expédition armée, arriva sous les murs de Bâle, battit un corps de troupes suisses et faiblit mettre fin au fameux conciliabule.

Il eut le tort de ne pas profiter de sa victoire.

Eugène IV sentait sa fin approcher. Il tomba malade pendant les fêtes de Noël 1446, et mourut entre les bras de saint Antoine, dans la nuit du 22 février de l’année suivante, à l’âge de soixante-six ans, après un pontificat de seize années. Pontife aussi grand que malheureux, il avait toutes les qualités qui font aimer et respecter les grands, l’élévation de l’esprit, la fermeté du courage, la noblesse des goûts et des manières, la libéralité et la bienfaisance, le don de la parole, le talent des affaires, l’amour des lettres et des arts. Sa vie fut édifiante et régulière ; il se montra très charitable pour les pauvres et très zélé pour l’extinction des sectes qu’il eut le bonheur de ramener en si grand nombre au centre de l’unité 21.

Eugène eut pour successeur Thomas de Sarzane, cardinal de Bologne, qui s’imposa le nom de Nicolas V, et dont le premier acte fut d’excommunier l’antipape Félix, en le déclarant hérétique et schismatique. Ce fut alors que le roi de France, Charles VII, fit une tentative pour amener la destruction du schisme ; le duc de Savoie Louis, fils de Félix, résolut de l’y aider et de ramener son père à la vérité. Louis alla en conférer à Bourges avec le roi, et le résultat de leur entrevue fut la convocation à Lyon d’une assemblée où se trouvèrent l’archevêque d’Embrun et le seigneur de Malicorne pour le roi de France, l’évêque de Marseille pour le roi de Sicile, un ambassadeur du roi d’Angleterre, l’archevêque de Trêves et des députés de l’archevêque de Cologne et du duc de Saxe. De son côté, Félix V y envoya Louis Alleman, cardinal d’Arles, et Jean de Grolée, prévôt de Montjou. Cette conférence eut lieu en 1447. Trois des personnages qui y assistèrent se rendirent ensuite à Genève où était l’antipape et entrèrent en négociations avec lui. Il déclara qu’il renoncerait volontiers au pontificat sous certaines conditions, et voici celles qu’il posa : il convoquerait, de son autorité, un concile au milieu duquel il abdiquerait ; mais avant sa renonciation, il publierait trois bulles : la première, pour rétablir les ecclésiastiques que ses deux compétiteurs auraient déposés et privés de leurs biens pour avoir tenu son parti ; la seconde, pour lever les excommunications par lui formulées contre les fidèles, contre les villes ou communautés restées dans l’obédience d’Eugène et de Nicolas ; la troisième, pour confirmer tous ses actes pendant le schisme. Cela fait et sa démission remise au concile, le concile élirait Nicolas V, et celui-ci confirmerait les actes de Félix, qui garderait le titre de Légat avec de grandes prérogatives.

Ces conditions parurent exagérées au roi de France ; il craignait surtout que Nicolas ne voulût pas consentir à la convocation du concile et à sa propre réélection, lui qui était le Pape légitimement élu et reconnu par l’immense majorité des catholiques. Cependant, Nicolas V accepta, en principe, quitte à discuter les questions de détail. Le roi envoya à Félix Hélie de Pompadour, archidiacre de Carcassonne, pour l’informer que l’on consentait à la réunion d’un concile à Lausanne.

Aussitôt Félix transféra, de son autorité, le concile de Bâle à Lausanne. Jacques Juvénal des Ursins, évêque de Poitiers, patriarche d’Antioche, Hélie de Pompadour, évêque d’Alais, le comte de Dunois, grand chambellan de France, Jacques Cœur, Thomas de Courcelles, Guy Bernard et Jean de Bourcier, y vinrent de la part du roi ; le Dauphin y envoya l’archevêque d’Embrun et Gabriel de Vernex, seigneur de Forges, son maître d’hôtel. Le concile fut présidé par le cardinal Calandrini, qui députa douze cardinaux et douze prélats pour aller chercher l’antipape à Ripaille où il s’était retiré ; le trajet se fit par eau, et, en débarquant au port de Lausanne, Félix fut accueilli par le légat qui était venu à sa rencontre avec toute l’assemblée. Puis, le concile réuni dans l’église Notre-Dame, les nonces pontificaux promirent à Félix, au nom de Nicolas V, de lui rapporter, à Genève, après son abdication, les trois bulles qu’il voulait publier lui-même pour rétablir ses partisans, lever les excommunications et confirmer ses actes. En revanche, Félix publia trois bulles datées du 9 avril 1449, dans le même sens et pour le même but ; puis, séance tenante, l’antipape, revêtu de ses habits pontificaux, déclara que pour le repos de l’Église et pour faire cesser le schisme, à la prière des rois de France, d’Angleterre, de Sicile et du Dauphin du Viennois, il se démettait volontairement de la dignité papale, y renonçait, abdiquait tous ses droits, privilèges, etc. ; il fit lire ensuite sa bulle de renonciation, datée du 7 des ides d’avril 1449.

Alors ayant dépouillé les ornements sacrés, il se retira, aux acclamations enthousiastes de tous les Pères du concile. Les cardinaux d’Arles, d’Arces, de Cornetto et de Saint-Marcel procédèrent ensuite à la réélection de Nicolas V, et le lendemain, le légat Calandrini prononça au nom du Pape et du concile ; qu’Amédée de Savoie, ci-devant Pape sous le nom de Félix V, était créé cardinal-évêque du titre de Sainte-Sabine, légat apostolique et vicaire perpétuel du Saint-Siège romain, dans tous les États de la maison de Savoie, le Lyonnais, les diocèses de Bâle, Strasbourg, Constance, le Forez et Lyon ; qu’il aurait le premier rang dans l’Église après le Pape ; que lorsqu’il entrerait dans un lieu où serait le Pape, celui-ci serait tenu de le saluer et de l’embrasser ; qu’il pourrait porter les habits et les ornements pontificaux et garderait tous les honneurs et privilèges inhérents à la dignité du Pontife romain, à l’exception cependant de l’anneau du Pêcheur, du dais, du privilège de faire porter le Saint-Sacrement devant soi ; qu’il serait dispensé de comparoir en personne en la cour de Rome ; enfin qu’à sa requête tous les cardinaux créés par lui seraient confirmés.

Le lendemain, Amédée emmena à Ripaille le cardinal Calandrini et plusieurs prélats, et les traita splendidement pendant deux jours.

La nouvelle de ce grand acte fut porté à Rome par Jean de Grolée, prévôt de Montjou, et à Paris par le patriarche d’Antioche. Ce fut l’occasion de grandes réjouissances. Partout on répéta ce vers, qui fut écrit sur tous les murs, et vola de bouche en bouche : Lux fulsit mundo, cessit Felix Nicolao. Nicolas V adressa un bref à son ancien rival et le nomma administrateur des diocèses de Genève et de Lausanne, des monastères de Nantua, de Payerne, de Romainmoutiers et de Sainte-Bénigne.

Quelques jours après l’abdication d’Amédée, le pape Nicolas accordait, sur ses instantes prières, aux ducs de Savoie, le privilège de nommer aux bénéfices consistoriaux dans leurs États. Amédée, qui voulait miner la puissance temporelle des évêques de Genève, résigna son bénéfice en faveur de son petit-fils Pierre de Savoie, qui n’avait pas huit ans, et eut l’habileté d’arracher à Nicolas V une bulle qui autorisait cette résignation. Depuis lors plusieurs jeunes princes de la maison de Savoie succédèrent à leur aïeul et devinrent les instruments de cette politique poursuivie avec ténacité, qui fut depuis lors mise en œuvre contre le chef de l’Église lui-même. Jean-Louis, François, Philippe et Jean de Savoie, gouvernèrent leur diocèse moins en pasteurs qu’en souverains, et la belle proie que convoitait leur famille leur échappa pour tomber aux mains rebelles qui firent de Genève le foyer de la révolte et y préparèrent l’avènement du tyran Calvin.

Amédée mourut le 7 janvier 1415. Son corps fut transporté à Ripaille et y resta jusqu’en 1536, où les protestants bernois, ayant envahi le Chablais, violèrent sa sépulture et détruisirent son tombeau. Les ossements de cet homme, qui avait été duc et pape, furent recueillis parmi les dépouilles de son sépulcre et transportés à Turin, où la piété de ses descendants les fit enfermer dans un monument splendide.

Philippe de Bergame a fait d’Amédée VIII cet éloge : « C’était un homme orné des plus belles vertus, plein de bonté, de piété, de religion, de justice, de magnanimité, de prudence. Il fut d’un esprit éclairé, doué des plus beaux dons naturels, intègre dans ses mœurs, religieux, clément envers ses sujets, vaillant à la guerre, sévère pour le mal. » Jean de Maire dit « qu’il trépassa en bonne estimation de sainteté ». Enfin la chronique d’Allemagne, Onuphre Panvinius, François de Gonzague, évêque de Mantoue, Étienne Pasquier, Jean-Baptiste Pigna, Chalcondyle, ne parlent d’Amédée qu’avec des louanges extraordinaires.

Singulière destinée, en effet, que celle de ce prince, dont le règne commença alors qu’il n’était qu’un petit enfant, et au milieu des troubles les plus violents ; qui prit une part active à toutes les luttes qui agitèrent la société pendant la première moitié du XVe siècle ; se fit nommer le Pacifique et fut, pendant quarante-trois ans, en guerre avec ses voisins ou avec ses vassaux ; qui, de simple comte, devint duc, gardien des Alpes, agrandissant sans cesse ses domaines, étendant ses conquêtes, gagnant toujours et ne perdant jamais à ce jeu terrible de la politique ; qui, de souverain d’un petit État, enclavé entre de vastes royaumes, devint Pape après avoir été ermite, abdiqua le pontificat, et redevint ermite !...

Et combien peu l’on connaît l’influence qu’il eut sur son temps, cet Amédée que Voltaire calomnie sottement, et auquel on reproche précisément ce qui fut son principal mérite : savoir s’arrêter à temps. Certes, si Amédée fut coupable, et il le fut du jour où il intrigua au concile de Bâle jusqu’au jour où il déposa la tiare, il eut du moins quarante longues années de gloire, et il sut se repentir, ce qui fait oublier bien des fautes. Expérimenté, prudent, habile, doux et conciliant, il fut certainement l’un des plus grands princes de son époque. Il mesura ses entreprises, non sur sa puissance, mais sur la justice. Il gouverna avec tant de sagesse et de probité qu’on l’appela le Salomon de son siècle.

 

 

 

Charles BUET, Les mensonges de l’histoire,

3e série, Librairie de J. Lefort, 1889.

 

 

 



1 La princesse Christine Trivulzio Belgiojoso, Histoire de la maison de Savoie.

2 Lettre du 24 juillet 1395, Livre vert des Archives municipales de Chambéry (A.).

3 Spon, Histoire de Genève, preuves, no 51.

4 Magnin, Histoire de l’Établissement de la Réforme à Genève, liv. I, chap. I.

5 Notice historique sur Ripaille en Chablais, par M. Lecoy de la Marche.

6 J. Chantrel, Histoire populaire des Papes, t. III, p. 678.

7 Comptes des trésoriers généraux, aux archives de la Chambre des Comptes. Chapitre relatif au voyage de Sigismond, roi des Romains, de Seyssel à Avignon, et chapitre intitulé : Ci se contiennent des livrées faites du commandement de Monseigneur par Guigonnet Maréchaux, trésorier général de Savoie, à Lyon, le premier jour du moys d’aoust l’an MCCCXV.

8 Burnier, Hist. du Sénat de Savoie.

9 Capré, Traité de la Chambre des Comptes de Savoie.

10 Le manuscrit autographe des Statuta, au dire de Grillet, se trouvait au commencement de ce siècle dans les archives du sénateur Viallet de Montbel. Ils furent imprimés pour la première fois à Turin, par Jean Fabre de Sangres, en 1476, puis à Turin et à Genève en 1513, et à Bourg-en-Bresse en 1775. Voy. Grillet, Dictionnaire historique du mont Blanc et du Léman.

11 Burnier, Hist. du Sénat de Savoie.

12 L’avocat des pauvres existe encore dans les pays gouvernés par la maison de Savoie, il a existé en Savoie jusqu’à l’année 1860.

13 Degli statuti d’Amedeo VIIIo e d’un concordato del medesimo conchioso coi vescovi di Savoia nel 1430, par M. Cibrario.

14 Lecoy de la Marche.

15 Le chanoine Angleys, Histoire du diocèse de Maurienne.

16 M. Lecoy de la Marche a publié une excellente étude sur Amédée VIII, à Ripaille, dans la Revue des questions historiques.

17 Cantù, les Hérétiques d’Italie.

18 Guillaume Paradin, Chronique de Savoye.

19 Fleury, Histoire ecclésiastique.

20 Manuscrits de la Bibliothèque de Genève.

21 Cheré, Dictionnaire des Papes. Chantrel, Histoire populaire des Papes.

 

 

 

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