Les Terramares

 

Le signe de la croix avant le Christianisme. – G. DE MORTILLET.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

P.-É. CARTAILHAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a quelques années à peine que les temps si bien nommés anté-historiques étaient complétement inconnus. Aujourd’hui les pionniers de la science, en soulevant un coin du voile qui nous cachait les secrets de ces âges oubliés, n’ont fait que provoquer le désir de les mieux connaître.

En Italie, ce sont surtout les Terramares ou habitations sur pilotis qui sollicitent notre intérêt. Elles ont été étudiées à merveille par MM. Strobel et Pigorini ; pourtant ils n’ont pas tout dit. Ils ont observé les faits, recueilli les vestiges : ce sont là des textes inépuisables de dissertations pour les archéologues ; puissent ceux-ci écrire pour des savants sans cesser d’être accessibles aux gens du monde, imitant, par exemple, M. de Mortillet qui, dans un bel ouvrage tout récent, s’attache à prouver que durant l’âge du bronze la croix était déjà un symbole religieux.

Mais avant de présenter ses conclusions, jetons un coup d’œil sur cette intéressante période de la civilisation.

Les populations recherchaient alors, pour les habiter, les sols marécageux ou mieux les étangs. Dans ces bassins, les hommes plantèrent des pilotis de deux à trois mètres de longueur. Lorsque le tronc était trop gros ils le refendaient, – la pointe était taillée à nombreux et petits coups, – la tête supportait des traverses espacées et croisées, sur lesquelles reposait un plancher grossier. Le tout était recouvert d’une espèce de pavé fait avec de la terre battue. Sur cette plate-forme s’élevaient les cabanes composées d’un clayonnage en branchage revêtu, au moins à l’intérieur, de terre glaise.

C’est dans cet abri tout à fait primitif et sauvage que vivaient pêle-mêle les habitants avec quelques animaux domestiques, chien, porc, bœuf, cheval et mouton, qui, avec le sanglier et le cerf, leur servaient de nourriture. Cette cohabitation n’indique pas un amour prononcé pour la propreté, et encore moins l’habitude qu’ils avaient d’amonceler leurs rejets de ménage autour de leurs pilotis 1. Le niveau du bassin s’élevait par suite, et deux fois ils durent planter des pilotis plus longs. L’accumulation du fumier a été assez considérable à la fin pour former des îles artificielles, et les cabanes ont été dès lors construites sur le sol à sec, que les rebuts de ménage continuaient à accroître. On n’a qu’une faible idée de l’infection que devaient produire ces amas d’ordure ! Leur couche atteint souvent une épaisseur de 5 à 6 m ; et comme, par les données archéologiques, nous avons la certitude que les Terramares même les plus récentes sont de beaucoup antérieures à la civilisation étrusque qui brillait de tout son éclat 1000 ans avant J.-C., nous en conclurons que l’aurore de l’âge du Bronze doit être rejetée bien loin dans l’antiquité !

C’est dans ces accumulations de détritus, en partie exploités aujourd’hui comme engrais, que l’on rencontre de nombreux objets : d’abord les ossements des animaux qui servaient à l’alimentation de ce peuple pasteur. – Nous les avons nommés : signalons cependant de nouveau le cheval. – Tous les animaux des Terramares, Cités lacustres, etc., ont subi des modifications, plus ou moins grandes il est vrai, mais dont les partisans des transformations des espèces peuvent tirer un excellent parti. – Nous trouvons ensuite quelques céréales, blé, orge, millet, fèves, – quelques fruits sauvages, pommes de haies, prunes, cerises, noisettes, et surtout les cornouilles et les mûres (Rubus) qui devaient sûrement servir à la fabrication d’une liqueur fermentée.

Arrivons enfin aux débris de l’industrie. Les peuples des Terramares savaient fabriquer et fondre le bronze, sans y allier du plomb comme les Étrusques, du zinc comme les Romains. Sauf peut-être l’or, les autres métaux leur étaient inconnus. Ils nous ont laissé des armes, épées, poignards à manche fort court, pointes de lances, haches, serpes, etc., des instruments, rasoirs (?), ciseaux, poinçons, styles pour graver la poterie, peignes à dents espacées, épingles à cheveux, etc. Citons encore les fusaïoles, petits cônes tronqués en terre cuite, percés et souvent ornés d’un côté, et qui pouvaient remplir l’office de bouton ou de tout autre objet de parure.

Les poteries sont nombreuses, fines quelquefois, mais le plus souvent grossières, à pâte noire ou roussâtre, attestant que le four et le tour à potier n’étaient pas connus. – Les anses attestent, comme les poignées des armes, la petitesse de mains des hommes de l’âge du Bronze.

L’ornementation est d’ordinaire sur le pourtour extérieur des vases, mais aussi sous la base, de sorte que l’on doit supposer qu’ils étaient suspendus contre les parois des habitations, le fond orné en vue, en belle montre.

Les ornements ne varient guère : des séries de ronds concentriques, quelques lignes irrégulières, mais le plus souvent c’est la représentation très nette d’une croix, dont les quatre bras sont égaux.

Il existe quelques Terramares plus récents, toujours antérieurs aux Étrusques, remontant au premier âge du Fer ; on a surtout de cette époque des cimetières que l’on a fouillés avec soin, à Villanova, près Bologne, à Golasecca du sud du lac Majeur, etc. C’est là certainement, dans ces dernières demeures d’un peuple, que nous devons trouver les signes de ses croyances religieuses, et les objets de son culte. Eh bien ! il n’y a pas d’idoles, si ce n’est dans quelques tombes fort rares et dont le mobilier indique une antiquité moindre ; mais non seulement nous voyons comme dans les Terramares la croix tracée sur les vases et fusaïoles, mais nous la retrouvons sur des objets divers, sur des clous, sur des sonnettes ou timbres plats... Sa présence est constante sur les vases ossuaires, les coupes-couvercles et les vases accessoires. De plus il existe dans les tombes de Villanova des cylindres à double tête, en terre noire, très fine, groupés en nombre pair dans chaque tombe depuis deux jusqu’à vingt, – sept ont seuls les têtes ornées, et c’est la croix qui s’y trouve figurée soit par des sillons, soit par des lignes de points croisés...

Lorsque l’influence étrusque se fait sentir, lorsque les idoles arrivent, la croix semble disparaître complètement. Et ce qui prouve une fois de plus qu’elle est bien intentionnelle, qu’elle est un symbole, c’est qu’à une époque antérieure, pendant l’âge de pierre, et même pendant la période du Bronze, elle manque dans les cités lacustres de la Suisse !

Nous la retrouvons chez les Gaulois qui rejetaient systématiquement toute représentation organique. Leur première monnaie était une rouelle, une croix enfermée dans un cercle ; plus tard on grava cette image, ou même la croix sans le cercle, sur les monnaies phocéennes, comme pour vaincre cette répulsion pour toute figure humaine ou animale, qui en entravait la diffusion dans la Gaule.

La croix était donc réellement un symbole, peut être comme le dit M. de Mortillet, un emblème religieux, pendant l’âge du Bronze et même pendant la première époque du Fer, en Italie, en Gaule, etc., coïncidant avec l’absence de représentations animales ou végétales, sauf de rares et curieuses exceptions.

On sait que tous les dieux égyptiens se reconnaissent à la croix ansée (ou T surmonté d’un anneau), symbole de la vie divine, qu’ils tiennent d’une main.

La croix était un emblème chez les Hébreux ; elle se retrouve sur les sculptures assyriennes et mexicaines.

Primitivement, la forme de la croix, n’était-elle qu’un indice astronomique, qu’une marque d’orientation, nous ne savons. Les chrétiens l’ont adoptée comme signe prophétique... et de tous leurs emprunts aux religions anciennes, ce n’est certes pas le moins curieux.

 

P.-E. CARTAILHAC,

Membre de plusieurs sociétés savantes.

 

Paru dans La Voie nouvelle en 1866.

 

 

 

 

 



1  De nos jours, en Amérique, on retrouve les mêmes habitudes ; d’après Osculati (Exploration de l’Amérique-Équatoriale, 1854) : « À tous les angles de la ville de Guayaquil, on rencontre des amas d’immondices, et l’odeur répandue par ces cloaques est vraiment insupportable. » Craveri rapporte dans ses lettres que les Mexicains jettent les immondices proprement à la porte de la ville (de Mexico), où ils forment des amas infects, qui, avec le secours des siècles, ont pris les proportions de petites collines.

 

 

 

 

 

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