La vérité aux prises avec le XIXe siècle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

C. CHATELET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a des moments où l’homme ne sait plus où aller pour découvrir la vérité, celle qui repose le cœur, qui élève l’esprit ; au ciel d’épais nuages déchirés par de rapides éclairs, sur la terre de profondes ténèbres que nul flambeau ne peut illuminer ; perdus dans cet effrayant chaos, les meilleurs esprits se prennent à douter, les plus solides consciences à hésiter, les âmes les plus généreuses à sentir le froid de la nuit.

Quelles mains ont fait ces ténèbres ? quel souffle a éteint la lumière ? quelle colère a enfanté les orages ? Disons-le hardiment, c’est l’homme lui-même, l’homme marchant seul, se croyant semblable à Dieu et s’en séparant pour se réfugier dans la solitude de son orgueil. En même temps qu’il a oublié Dieu et ses sublimes enseignements, le ciel s’est voilé, l’œil humain n’a plus distingué entre le bien et le mal, entre la vertu et le vice ; n’apercevant plus rien au-dessus de sa tête, ni le soleil si beau, ni les étoiles si douces, la créature s’est mise à regarder à ses pieds et à contempler comme une merveille la boue dont elle s’est fait une grossière idole.

Heureusement pour l’humanité, tout le monde n’en est pas là et la lumière civilisatrice n’est pas partout éteinte ; Dieu ne l’a pas créée pour un jour, et, si épaisses que soient les ténèbres, son flambeau brille encore sur la montagne, c’est-à-dire dans les âmes les plus pures et les plus élevées. Aussi quelle différence entre ces deux sociétés, dont l’une marche sans guide, bien qu’elle soit aveugle, tandis que l’autre s’avance sur la route éclairée par les rayons de l’éternelle vérité : quel contraste entre la vie de l’une et la vie de l’autre !

La première s’en va comme un homme ivre, quelquefois s’agitant follement dans le vide et souvent se précipitant contre un écueil où elle se meurtrit ; à peine relevée d’une chute, elle trébuche devant un grain de sable, ses désirs les plus déréglés lui apparaissent comme l’expression de la plus haute sagesse ; les voix qu’elle aime à entendre sont celles qui la convient au festin des passions, celles qu’elle méprise lui indiquent vainement l’asile où elle retrouverait, avec le calme perdu, sa dignité honteusement outragée. Ce n’est qu’après mille chutes, alors qu’éperdue et haletante, meurtrie et brisée, elle gémit couchée au fond de l’abîme où l’ont précipitée ses coupables séducteurs, hier si hardis, aujourd’hui couverts de honte, qu’elle invoque à grands cris la main aimée, méprisée et outragée la veille.

Dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, il est rare que devant le visage de la mort ne disparaissent pas les ténèbres de la vie, et cette société sent qu’elle va mourir.

Au milieu de quelles souffrances s’opère le miracle de la résurrection, Dieu seul le sait ; seul il a sondé la profondeur des plaies à cicatriser, seul il a le secret des faiblesses qui se cachent sous le voile de la honte et des passions qui grondent dans les mystérieuses retraites du cœur ; il n’appartient qu’à lui de pénétrer assez avant dans les entrailles de la société pour connaître les moyens de la ramener à la vie en lui rendant le discernement du bien et du mal, en lui apprenant à choisir entre l’ordre et le désordre, entre le progrès des passions et le progrès de la raison.

Tandis que cette première société marche ainsi à sa perte, en croyant s’avancer rapidement vers la perfection, voyez comment procède la société sur laquelle resplendit la lumière destinée par Dieu à éclairer tout homme qui vient au monde : toutes choses y sont réglées, chaque citoyen a sa place ; aux uns de commander ; aux autres d’obéir ; au-dessus de tous, pour les assujettir tous devant l’intérêt général, la suprême loi de l’éternelle sagesse ; l’obéissance n’est pas réputée servitude et le commandement ne passe pas pour despotisme ; celle-ci est relevée par le sentiment du devoir, celui-là est adouci par les inspirations d’une paternelle tendresse ; aussi le désordre n’est-il un obstacle à aucune des joies de la famille, l’anarchie n’est-elle un empêchement à aucun des progrès de l’humanité ; au dehors, l’autorité se trouve environnée du respect public ; dans l’intimité de la conscience, les hommes ne sont point divisés par la divergence des doctrines sociales, morales et religieuses ; les progrès intellectuels s’y opèrent en silence et avec calme, comme au sein de la nature ; quand la nature n’est pas attristée par la tempête, s’opère le travail régénérateur des saisons ; on ne souffre pas que des écrivains insensés insultent au passé pour donner à leur vanité inquiète une base plus solide ; on met un frein aux doctrines dont le seul critérium est l’intérêt particulièrement dissimulé sous d’hypocrites protestations, dont la conséquence dernière est de chasser Dieu de la société pour jeter la haine entre les hommes jusqu’au moment décisif où, se classant en vainqueurs et en vaincus, ils épouvanteront la terre par de sanglantes luttes entre de sublimes vertus et d’horribles crimes.

Ces luttes naissent de la nature même et des éléments constitutifs des deux sociétés ; l’une représentant la triple vérité morale, sociale et religieuse, l’autre méconnaissant, haïssant ou déplaçant cet immuable principe vivificateur de la vie commune, il est indispensable qu’il y ait entre elles une invincible antipathie, comme il y a antipathie entre la lumière et les ténèbres, entre la vie et la mort. Quelles sont les causes de cette éternelle haine ? Quelles armes sont dans les mains de l’erreur ? Quel champ de bataille a-t-elle choisi ? Quelles doivent être les conséquences de la lutte ? Un volume ne suffirait pas pour chacune de ces questions, s’il fallait leur donner un complet développement ; nous essaierons de les esquisser dans de rapides tableaux, afin de ne pas trop dépasser les étroites limites que s’est imposées la Revue.

1o La vérité morale est le principe suprême qui règle les mœurs sous le point de vue du devoir, et dont le but est d’apprendre aux hommes à discerner le bien du mal, en les invitant au bien par la révélation des rapports établis entre la conscience et la raison. Il est donc certain qu’en dehors même du dogme religieux, la vérité morale est la base la plus certaine de la prospérité publique, puisqu’elle est la protectrice de l’ordre social.

Toute vérité portant à côté d’elle une erreur qui lui est opposée, la vérité morale trouve armé contre elle un principe dont le but est de corrompre les mœurs, d’empêcher les hommes de discerner le bien du mal et de l’inviter au mal en lui dérobant les rapports établis entre la conscience et la raison. Or, telle est la tâche que s’est donnée la société dont nous déplorons chaque jour la funeste existence.

Deux grandes chaires sont continuellement ouvertes à cette fatale doctrine : celle des romans et celle de la presse ; du haut de ces deux tribunes, d’où elle domine le monde, l’immoralité calomnie le passé, corrompt le présent et se prépare, pour l’avenir, un épouvantable triomphe.

Les vertus de nos pères, leur naïveté, leurs fêtes et leurs joies sont tournées en ridicule, leur science et leur gloire sont niées ; écoutez les docteurs de la nouvelle école : l’obéissance aux lois était esclavage, l’esprit chevaleresque était fanatisme, l’amour de la famille était petitesse, la religion était superstition, les arts étaient d’informes ébauches, le patriotisme était stupide aveuglement, les luttes contre l’oppression étrangère étaient de coupables rivalités, le génie enthousiaste aspirant sans cesse vers l’infini était extravagance. Nulle voix, parmi les adeptes de la coterie, ne s’élève pour dire qu’au moyen âge tout se trouvait en état de formation, qu’au milieu des ruines païennes de l’empire romain nos pères se débattaient courageusement contre les derniers efforts du paganisme, pour asseoir sur des débris informes une nouvelle et plus parfaite société. De ces temps héroïques, où devrait se complaire une génération amoureuse de gloire et d’indépendance, pas un mot qui n’abaisse et n’humilie ; et cependant nous, héritiers de ces siècles éteints, nous ne sommes ni plus vaillants, ni plus vertueux que nos ancêtres ; ajoutons que si nous défendons la patrie, c’est la patrie qu’ils nous ont léguée après l’avoir héroïquement arrosée de leur sang.

Les détracteurs du passé ignorent-ils l’histoire des temps passés pour les traîner ainsi dans la boue ? Non certainement, mais il entre dans leurs plans de calomnier les grandes œuvres d’autrefois, parce qu’alors les grandes œuvres étaient inspirées par la pensée religieuse ; suivant les dogmes de leur absurde philosophie, la religion est impuissante à agrandir le domaine de la pensée ; il faut bien, pour avoir raison, vouer au mépris ou à la haine des ignorants toutes les magnificences de l’esprit et tous les héroïsmes du cœur. Aussi n’ont-ils rien épargné pour détruire les monuments dont l’existence proteste contre leurs fanatiques doctrines ; ce sont eux qui, en 1793, alors que leur victoire était complète, ont livré aux marteaux des démolisseurs à leurs gages les monuments dont notre France était couverte ; les ruines suffisent pour suivre la trace de ces jours où la conscience était voilée, où les plus honteuses turpitudes triomphaient couronnées sur l’échafaud où l’erreur décapitait la vérité morale ; ce sont eux qui, à la même époque, ont livré aux flammes les archives des communes, de sorte qu’il semble aujourd’hui que nous ne dations que de soixante ans. On voulait avoir une nation neuve en immolant les vieilles générations, il fallait bien immoler les vieux livres et les vieux parchemins pour détruire les traces de leur passage sur la terre. Visitez nos hôtels-de-ville dans les cités ou dans les villages ; demandez où sont les archives, il n’y en a pas ; rien n’égale l’ignorance dans laquelle nous sommes sur ce qui nous intéresse le plus : quelle est l’origine de ce monument, quelle a été la cause de sa création ; depuis quelle époque existe cette petite ville, quelles étaient ses franchises et de qui les tenait-elle ? Nul ne le sait, les manœuvres de la société nouvelle se sont levés avant vous, et, là où ils ont passé, vous ne trouvez que des ruines ; ils ont détruit les titres de nos aïeux à notre reconnaissance, et ils disent que nous ne leur devons rien. Ils veulent que toute civilisation ait commencé avec eux ; hélas ! ce qui a commencé avec eux, c’est l’anarchie dans les idées ; ce qui finirait avec eux, ce serait la société, si la société n’avait pas pour se maintenir la conscience et le courage luttant pour la vérité, la défendant contre les erreurs d’aujourd’hui, comme les sages de tous les temps l’ont défendue contre d’aveugles haines ou de honteuses passions.

L’école moderne ne calomnie le passé que pour travailler plus à l’aise à la corruption du présent.

Les mœurs d’un peuple sont bonnes lorsque les lois de la morale sont généralement pratiquées avec respect et qu’elles ne sont ni contestées publiquement, ni secrètement démenties. Le bonheur et la dignité des individus, la grandeur et la prospérité de la société atteignent un plus haut degré ou descendent jusqu’au dernier niveau, selon que les mœurs se perfectionnent ou se corrompent ; de telle sorte que les nations ne vivent que par les hommes dont les travaux ont pour but de moraliser la population et que, quand elles meurent, c’est qu’il s’est trouvé dans leur sein un trop grand nombre d’hommes assez audacieux pour contester publiquement les lois de la morale et pour apprendre à la masse des citoyens à ne plus les respecter.

Ici encore la vérité se trouve aux prises avec l’erreur : la religion, protectrice née des bonnes mœurs, s’applique à les universaliser par sa doctrine écrite et enseignée, par les devoirs qu’elle impose et par le respect qu’elle inspire ; sa plus grande sollicitude est de défendre la jeunesse, la famille, le mariage, en un mot tout ce qu’il y a de plus saint, contre l’invasion des idées destinées à flétrir les premiers jours de la vie et à troubler la vertueuse paix du foyer domestique ; les écrivains loyalement amis de l’humanité veulent que la loi morale, toujours unie à la loi religieuse, ne cesse jamais de régner sur la majorité des esprits ; eux aussi, remplissant un véritable sacerdoce, celui de la raison à côté du sacerdoce de la religion auquel ils se soumettent, luttent contre ceux qui nient ou effacent la loi morale, afin d’empêcher la société de se précipiter dans le scepticisme, le fatalisme ou le matérialisme, trois abîmes où vont infailliblement se perdre la grandeur et l’existence des nations. La maxime de ces défenseurs de la vérité morale est celle-ci : « Dieu, patrie et famille. »

Voici venir l’école moderne ; sur sa bannière autrefois honteuse, aujourd’hui effrontément déployée, brille cette devise : « Moi, l’or et les jouissances ! » Aussi voit-on docteurs et adeptes marcher devant eux au hasard, sans savoir où il leur sera permis de se reposer, sur un lit de douleur ou dans un tombeau. Lisez leurs plus beaux livres, ceux que leurs journaux se plaisent à analyser et à propager, quels enseignements y trouvez-vous sur l’éducation, sur le mariage, sur la famille, sur nos devoirs réciproques ?

L’éducation ! Les maîtres ont dit au jeune homme de prendre pour guide unique sa raison de quinze ans, de soumettre à son examen les principes de la morale comme ceux de la science ; on lui a dit que « s’arrêter aux principes admis par les siècles passés, n’était bon que pour les morts, mais que lui, jeune homme, avait à remplir une mission nouvelle ; qu’il devait se frayer sa propre route et marcher fier et hardi, attendu qu’il était fait pour être le roi et non le serf du passé ». Et ce pauvre malheureux jeune homme a cru tout cela, il l’a pris au sérieux et il s’est mis à jeter une à une dans la boue toutes les douces paroles de sa mère, toutes les leçons si suaves et si bonnes jadis, aujourd’hui si importunes ; il a cru obéir à sa raison en subissant le joug de ses passions, il s’est arrangé un monstrueux christianisme et il a follement dépensé ce qu’il avait de cœur, de reconnaissance et d’affection. C’est ainsi que vous le rendez à sa famille, et vous dites que vous l’avez fait vivant ! Toutes ses illusions sont perdues ; il revient las au foyer, dites-vous, oh ! je le crois sans peine, il a fait une si terrible chute ! Autour du foyer, on prie humblement celui dont la main distribue les jours et les nuits ; sa mère lui parle, comme autrefois, des devoirs religieux, de la foi aux paroles divines, de l’espérance aux promesses de vie ; il répond qu’il ne croit plus qu’aux décisions de sa raison ; son vieux père, sa mère et ses sœurs se sont agenouillés pour la prière du soir, et lui, ce noble, ce religieux jeune homme, a dédaigneusement souri, et il a furtivement gagné sa couche en se félicitant de la supériorité de son intelligence ; sa famille n’est-elle pas heureuse de compter dans son sein un philosophe n’ayant foi qu’en lui, au lieu d’un fils soumis à Dieu et à l’autorité paternelle ?

Le mariage ! À quoi bon parler de cette institution si profondément immorale ? Enfermée dans d’indissolubles liens, la femme, torturée ou négligée par son époux, se donne un amant qu’elle trahit encore pour soulager son cœur incompris. Des mœurs si faciles ont besoin, pour n’être pas flétries, d’une doctrine peu sévère ; aussi n’aura-t-on pas honte de travailler à détruire toute croyance et à asseoir le scepticisme sur des ruines. Devant la réprobation publique, on explique ses principes, on cherche à dissimuler ce qui pourrait en eux inspirer l’horreur et le dégoût ; de nouveaux ouvrages paraissent dans lesquels on livre encore le mariage à de révoltantes appréciations : c’est toujours, quoique sous une plus séduisante forme, l’immoralité du mariage, la glorification de la femme et l’abaissement de l’homme ! c’est-à-dire le triomphe des plus brutales passions sur les plus nobles aspirations, l’asservissement de l’âme aux grossiers appétits des sens.

Que sera-ce si nous abordons les théories relatives à la femme en général ? Selon les uns, « l’union des sexes est la manière la plus sublime d’adorer Dieu, et l’acte de produire son semblable le sacrifice le plus agréable au Créateur en même temps que le plus délectable à sa créature ; toute l’existence actuelle devrait consister à faire son paradis en cette vie, à profiter le plus possible de tous les biens, en organisant la promiscuité des sexes ; la communauté des fortunes, en proclamant l’abolition des liens du mariage, l’émancipation de la femme, désormais libre dans ses choix, en un mot la réhabilitation de la chair ». Selon les autres, « Dieu est tout et le tout est Dieu, il est la nature, le principe créateur, l’amour ou la volupté ; donc plus on engendre, plus on s’enivre de l’émancipation et plus on est saint ».

Toutes ces infamies ont été et sont encore acceptées comme des progrès incontestables par une coterie qui, aujourd’hui, continue de s’adjuger le monopole des idées et de la puissance civilisatrice ; et cependant ces idées progressives, dues à la haute sagesse de nos modernes apôtres, sont absolument les mêmes que celles enseignées par les Bégards et les Béguines, au commencement du XIVe siècle ! Eux aussi disaient à nos pères que « les hommes et les femmes peuvent indifféremment habiter ensemble, car la charité veut que toutes choses soient communes ».

Toutes ces hontes, toutes ces ignominies ont été favorablement accueillies, sinon propagées par les journaux de notre temps ; hier encore, ces feuilles vouées à l’honneur et à la vérité demandaient une apothéose pour les auteurs de ces fangeuses doctrines ! Au XIVe siècle l’Église, parlant au nom de la vérité morale, protesta contre de pareilles turpitudes ; les professeurs de cette école, nouvelle alors, l’accusèrent sans doute d’intolérance et d’aveuglement ; elle les laissa crier et maintint, malgré eux, la dignité humaine là où Dieu l’a placée, dans l’obéissance aux lois de la morale.

La lutte est aujourd’hui la même, parce que les deux principes du bien et du mal se trouvent encore en présence, se disputant l’humanité ; l’un essayant de soumettre l’âme aux grossiers appétits du corps, l’autre s’efforçant de donner l’empire au principe intellectuel ; celui-ci ne voyant le progrès que là où se trouve la plus grande somme de matérielles satisfactions, celui-là s’obstinant à ne le trouver que dans le sentiment du devoir accompli. Depuis longtemps déjà l’humanité gémit ou triomphe, tour à tour emportée par l’abaissement ou par la grandeur, par l’égoïsme ou par le dévouement ; toujours chacune des deux causes a compté de nombreux défenseurs et, disons-le avec regret, jamais les avocats de la chair n’ont obtenu plus de succès qu’aujourd’hui. À quelle cause attribuer ce hideux triomphe, sinon à la perturbation intellectuelle qui ne permet plus à un grand nombre d’individus de discerner entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité, entre la conscience et la raison ? Grâce à d’étranges théories, récemment mises en honneur, nous n’en sommes arrivés là qu’après les apôtres officiels de l’immoralité, et nous avons eu à subir les apôtres officiels du vol ! Après la communauté des femmes, la communauté des biens, la conséquence est juste et les Bégards du moyen âge, ancêtres des docteurs du progrès, l’avaient ainsi pensé lorsqu’ils enseignaient que « la charité voulait toutes choses communes ».

Et dire que, parmi tous ces écrivains et tous ces journaux, audacieux détracteurs des principes jusqu’ici vénérés, protestant tous d’un égal respect pour la vertu, d’un égal mépris pour la corruption, il ne s’élève pas une voix qui ne nous pousse à l’erreur en nous invitant à la dégradation du cœur ! Comment concilierons-nous ces monstrueuses inconséquences si nous refusons de reconnaître que, chez ces écrivains, tristes éducateurs du genre humain, le sens humain est perverti et que leurs enseignements tendent à pervertir celui des populations ?

Au milieu de ce torrent de malheureuses doctrines, dont nos villes et nos villages sont inondés, comment l’ouvrier, le laboureur et l’artisan pourraient-ils distinguer toujours la ligne qu’ils doivent suivre ? Comment pourraient-ils choisir entre le bien et le mal ? On enseigne à l’homme du peuple que le plaisir est l’unique but de sa vie, il sait que l’or est la source de tout plaisir ; il en tire la conséquence et la fait passer dans la pratique ; on crie au progrès et nous sommes sur le chemin, marchant rapidement en arrière ! Le progrès dans les mœurs, c’est tout ce qui mène l’homme à la claire perception des rapports de la conscience avec la raison ; cette perception est un des éléments de l’harmonie universelle ; c’est la domination intellectuelle suffisant à tous les modes de l’activité humaine, de manière à présenter l’image du plus grand accord possible entre ce qui est en nous et ce qui est hors de nous, entre notre conscience et nos actes, entre ce que nous jetons de notre vie sous les yeux de nos semblables et ce que nous gardons de cette vie dans le sanctuaire dont la porte est fermée à nos passions. Or, nous avons vu, dans ce rapide exposé des doctrines de l’école moderne, de quel côté les générations actuelles doivent être fatalement entraînées.

Les maîtres, dont la prétention est de régler la morale, sont les successeurs des maîtres du XVIIIe siècle ; à cette époque de progrès, on fit la société de la régence ; la vie n’était alors que fêtes et plaisirs, chacun se couronnait de fleurs, les sévères enseignements du passé avaient disparu devant le dogme du droit d’examen, un odieux persiflage rendait ridicules les vieilles croyances, la débauche était partout ; mais les fleurs dérobaient aux regards enivrés un épouvantable abîme et les fêtes touchaient à l’échafaud !

Il y a des hommes à qui tout mouvement suffit pour qu’ils croient aller en avant ; parce qu’ils détruisent, ils se louent de leur activité ; un jour, quand il ne restera plus rien que les ruines faites par eux dans l’édifice moral de l’humanité, les peuples irrités s’élèveront contre eux, et, maudissant leurs criminels guides, invoqueront les lois et les choses aujourd’hui méprisées ; la vérité morale reprendra sa puissance, et, avec elle, la religion son indispensable soutien, son origine et sa vie ; la raison de l’homme sera soumise à la sagesse de Dieu et la terre s’inclinera devant le ciel. Pour quelle époque Dieu tient-il cette merveille en réserve ? Nul ne le sait ; ce dont nous pouvons répondre, c’est que l’Église, dépositaire unique de la vérité morale, l’Église dont la vie est une vie de luttes et de combats, comme la vie de toute vérité ici-bas, soutiendra courageusement les doctrines civilisatrices qu’elle a reçues du ciel et que de terrestres intelligences voudraient obscurcir, comme si le soleil reculait devant les cris de la haine !

Pour les protéger contre d’insolentes clameurs, l’Église continuera à bénir la famille et, plaçant l’enfant à côté du père, de la mère, des frères et des sœurs, elle le rassasiera d’un bonheur et d’une joie que ne connaissent pas les enivrements du monde. « Ô foyer domestique des peuples chrétiens ! maison paternelle, où, dès nos premiers ans, nous avons respiré avec la lumière l’amour de toutes les saintes choses, nous avons beau vieillir, nous revenons à vous avec un cœur toujours jeune, et, n’était l’éternité, qui vous appelle en nous éloignant de vous, nous ne nous consolerions pas de voir chaque jour notre ombre s’allonger et votre soleil pâlir 1. »

 

C. CHATELET.

 

Paru dans la Revue du monde catholique en 1861.

 

 

 

 

 

 

 



1 Lacordaire, t. II, p. 352.

 

 

 

 

 

 

 

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