Les crimes de l’Angleterre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G. K. CHESTERTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

Il existe peut-être des écrivains anglais plus ordonnés et plus systématiques que G.-K. Chesterton. Il n’en est pas un qui ait creusé plus profondément, jusqu’au roc, les fondements de la morale et de la politique ou qui ait approché de plus près les vérités éternelles. D’autres ont pu exercer une influence plus étendue ; nul n’en possède de plus ennoblissante et de plus inspiratrice. Des personnalités littéraires ont pu être plus brillantes, maîtresses d’un style plus éclatant, il n’en est pas qui possèdent une aussi complète originalité. Il n’y a pas un seul guide spirituel qui soit l’objet d’une telle confiance et d’un tel amour, suivi d’une troupe plus fervente de disciples et d’admirateurs.

G.-K. Chesterton n’a que quarante-deux ans ; une longue carrière lui reste ouverte. Mais il se dresse déjà comme une figure mythique dans le monde des lettres et si quelque catastrophe devait faire disparaître ce qu’il écrit, lui-même n’en survivrait pas moins comme l’un des personnages héroïques et légendaires du journalisme anglais. Et la raison en est évidente. Si originaux et si suggestifs que soient les écrits de G.-K. Chesterton, l’homme reste beaucoup plus grand que son œuvre. Il a le corps d’un géant, l’âme d’un saint, la simplicité et la candeur d’un enfant, l’exubérante fantaisie d’un poète, l’esprit alerte d’un sophiste et l’intégrité intellectuelle de celui qui cherche la vérité. Il unit le courage agressif d’un croisé à la douceur d’un quaker. Il se sert de sa plume comme d’une épée mais ou milieu de ses emportements les plus passionnés, jamais il ne l’empoisonne. Ses discussions qui furent si nombreuses n’ont jamais laissé le dard dans la plaie.

 

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G.-K. Chesterton est le penseur catholique le plus pénétrant de la génération actuelle. Sa principale fonction dans l’histoire aura été probablement de détruire le préjugé anglais contre le « Romanisme » et de raviver en Angleterre la tradition catholique de l’Europe Sa conversion au catholicisme romain a été attribuée à la mystérieuse influence de son fidus Achates, M. Hilaire Belloc. Mais cette influence a été très exagérée. Car Chesterton n’a probablement cédé qu’aux affinités électives de son esprit et non à la pression de l’amitié. En étudiant son apologétique, on voit clairement que le catholicisme romain l’attire aussi bien par ses côtés intellectuels et artistiques que par ses aspects moraux et politiques et que le tempérament de Chesterton est naturellement chrétien.

Bien qu’il ait pris position comme catholique, Chesterton est demeuré un libéral et un radical impénitent et toute l’influence de M. Belloc n’a pu réussir à rendre étroite son intelligence ou à endurcir son sentiment d’humanité. Il est resté résolument loyal eux causes pour lesquelles il a lutté dans sa jeunesse.

 

 

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G.-K. Chesterton n’est pas seulement un libéral-radical par ce fait qu’il croit à la liberté politique et spirituelle pour les autres ; il l’est aussi parce qu’il réclame cette liberté pour lui-même et dans une large mesure. Et c’est avec passion qu’il affirme le droit de se contredire. Le paradoxe est l’expression littéraire de son tempérament. Lui-même est un faisceau de paradoxes. Il a écrit deux nobles livres sur l’orthodoxie et un troisième contre les hérétiques, mais son orthodoxie a parfois de faux airs d’hérésie. Conservateur dans l’âme, ennemi irréconciliable du socialisme d’État, il est le ferme champion de toutes les institutions sociales, du moins des plus vénérables et des plus individualistes, de la propriété paysanne, par exemple. Et cependant il a aidé avec générosité les socialistes militants et donné sans compter son appui aux feuilles socialistes et révolutionnaires. C’est un bon Européen et il rêve toujours de rétablir l’unité morale et religieuse que la chrétienté connut au moyen âge. Et c’est aussi un nationaliste ardent avec une teinture d’antisémitisme, un cockney de Londres et le seul interprète authentique de Pickwick.

 

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Ce qui caractérise nettement le courage et la sincérité de G.-K. Chesterton, c’est qu’à l’heure où le sentiment national est devenu d’une sensibilité morbide, il a décidé de révéler les « crimes de l’Angleterre », de débrider les plaies du faux patriotisme, d’en mettre les idoles en pièces et de dénoncer comme d’humiliants désastres bien des victoires glorieuses et d’orgueilleux souvenirs. Lord Castlereagh est cloué au pilori d’infamie et William Pitt est jeté à bas de son piédestal. Il est vrai que cette dénonciation des crimes de l’Angleterre n’est qu’une façon indirecte de dénoncer les crimes de l’Allemagne. Car le plus grand crime moral de l’Angleterre aussi bien que sa principale erreur politique a été de se faire pendant près de deux cents ans l’instrument de la barbarie prussienne. L’accident politique d’une lignée de princes du Hanovre montant sur le trône des Stuarts et la haine non conformiste du catholicisme romain ont réussi à faire de la Grande-Bretagne le complice de la Prusse protestante et, à une époque qui heureusement n’appartient plus qu’au passé, l’ennemi héréditaire de la France.

L’appui donné à la Prusse et l’hostilité contre la France sont des faits en corrélation intime, et c’est pourquoi le plaidoyer de G.-K. Chesterton contre l’Allemagne n’est qu’une façon détournée de plaider la cause de la France. De même que l’on doit à la Prusse l’influence sinistre qui s’exerça si longtemps dans la politique européenne, on n’aura vu en général rayonner de l’âme de la France que « douceur et clarté ». Aux jours les plus sombres du désaccord franco-britannique, Chesterton a gardé sans trouble et sans changement sa fidélité à l’ancienne Gaule, et il est un de ceux qui auront le plus contribué à forger l’alliance politique et spirituelle qui sauve aujourd’hui l’Europe. Et c’est pourquoi, s’ajoutant aux brillants mérites littéraires des Crimes de l’Angleterre en dehors de l’intérêt passionnant qu’offre cet examen philosophique de l’histoire contemporaine de l’Europe et de la Grande-Bretagne, les sympathies françaises de G.-K. Chesterton recommandent suffisamment cette traduction de son dernier livre à l’attention du public français.

 

 

CHARLES SAROLEA.      

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

QUELQUES MOTS AU PROFESSEUR TOURBILLON

 

 

      Cher professeur Tourbillon,

 

Votre nom en allemand, sa langue d’origine, me déconcerte, et celui que je vous donne ici est le seul équivalent que je puisse en proposer. Sous l’image, en effet, pleine de majesté, d’un vent dont la marche est un mouvement complètement circulaire, il me semble, comme dans une vision, voir quelque chose de votre esprit. Mais le grand isolement de vos pensées vous conduit à les exprimer avec des mots qui vous satisfont sans doute, mais qui manquent d’évidence pour les autres ou n’exercent sur eux qu’un déplorable effet. Si votre campagne faite au nom de la morale contre la nation anglaise peut être utile à quelque chose, il est évidemment nécessaire que quelqu’un, ne serait-ce qu’un Anglais, vous montre comment il vous faut ne plus professer la philosophie et vous mettre à la pratiquer, je me suis donc vendu au service de la Prusse et moyennant un laissé-pour-compte pris dans la garde-robe de l’Empereur (L’uniforme d’un marin anglais), une recette de ménagère allemande pour les gaz empoisonnés, deux cigares d’un penny et vingt-cinq Croix de fer, j’ai consenti à vous apprendre les rudiments de la discussion internationale. Sur cette partie de ma tâche, j’ai quelques mots à dire ici, car il ne me suffirait pas de vous prier instamment, mais d’une façon générale, d’observer certaines règles élémentaires. Ces règles sont, en bref, les suivantes :

Tout d’abord, tenez-vous ferme à une seule excuse. Si, en effet, un marchand avec lequel vous n’avez que des relations peu suivies vous trouve par hasard en train de jouer avec la monnaie de son comptoir, vous pouvez sans doute lui expliquer que vous vous intéressez à la Numismatique et que vous êtes un collectionneur de monnaies. Peut-être vous croira-t-il. Mais si vous lui affirmez ensuite que votre pitié s’émeut de le voir ainsi encombré de pesantes rondelles de cuivre et que vous étiez en train de les remplacer par une pièce d’argent de six pence prise dans votre bourse, cette explication supplémentaire, bien loin d’accroître sa confiance dans les motifs qui vous font agir, la diminueront (chose assez étrange) positivement. Et si vous êtes assez mal avisé pour vous laisser gagner par une autre idée brillante et lui dites que tous les pennies de sa caisse étaient tous de mauvais pennies que vous cachiez pour le sauver d’une poursuite comme faux-monnayeur, le marchand pourrait bien avoir la perfidie de commencer la poursuite lui-même. Or, ceci n’est nullement une exagération de votre manière de vous disculper dans tous vos démêlés à propos d’affaires telles que celle du Lusitania. J’ai vu, de mes propres yeux, les explications suivantes, probablement écrites par vous-même : 1° que le vaisseau transportait des troupes venant du Canada ; 2° que si ce n’était pas un vaisseau transportant des soldats, c’était un navire marchand chargé illégalement de munitions destinées aux soldats en France ; 3° que les passagers ayant été prévenus par une annonce, l’Allemagne eut raison de les faire sauter jusqu’à la lune ; 4° qu’il y avait des canons à bord et que le navire dut être torpillé parce que le capitaine anglais allait faire feu de ses pièces ; 5° que les autorités anglaises ou américaines, en jetant le Lusitania à la tête des officiers de marine allemands, les ont soumis à une tentation insurmontable, et démontrée en quelque sorte ou intensifiée par ce fait que le vaisseau arriva au moment prévu par l’horaire de son voyage, car il existe évidemment quelque mystérieux principe qui veut que servir le thé à l’heure du thé justifie ceux qui y mêlent du poison ; 6° que le vaisseau ne fut pas coulé par les Allemands mais par les Anglais, le capitaine anglais ayant tenté délibérément de se noyer lui-même et quelques milliers de ses compatriotes pour donner lieu à un échange de notes acerbes entre M. Wilson et le Kaiser. Si cette histoire intéressante est vraie, je ne puis dire qu’une chose : c’est qu’un dévouement aussi frénétique et allant jusqu’au suicide pour les plus lointains intérêts de son pays, mérite presque au capitaine le pardon de son crime. Mais ne voyez-vous pas, mon cher Professeur, que la richesse même et la variété de votre génie d’invention jettent un doute sur chaque explication quand on l’examine de près ? Nous qui vous lisons en Angleterre, nous arrivons à un état d’esprit où nous ne cherchons plus guère quelle explication vous offrez ni même si vous en offrez une, quelle qu’elle soit. Nous sommes préparés à entendre que vous avez coulé le Lusitania parce que les fils de l’Angleterre, ces enfants de la mer, devaient vivre bien plus heureux à l’état de poissons dans les profondeurs marines ou bien que tous ceux qui étaient à bord rentraient au pays pour être pendus. Vous vous êtes expliqués si complètement, de cette façon lumineuse, aux Italiens qu’ils vous ont déclaré la guerre et si vous continuez aussi clairement vos explications aux Américains, il est très possible qu’ils en feront autant.

Deuxièmement, quand vous contez de ces mensonges qui vous semblent nécessaires à votre situation internationale, ne les dites pas aux gens qui savent la vérité. Ne dites pas aux Esquimaux que la neige est d’un vert clair ; ne dites pas aux nègres d’Afrique que le soleil ne brille jamais sur le Continent Noir. Dites plutôt aux Esquimaux que le soleil ne luit jamais en Afrique, puis vous tournant vers les Africains des tropiques, voyez s’ils peuvent croire que la neige est verte. De même, ce qui pour vous est tout indiqué, c’est de diffamer les Russes auprès des Anglais, et les Anglais auprès des Russes ; il y a des centaines de bonnes vieilles calomnies qui peuvent encore servir contre les deux peuples. Il existe probablement encore des Russes qui croient que tout gentleman anglais met une corde au cou de sa femme et la met en vente au marché de Smithfield. Et des Anglais existent certainement qui croient que tout seigneur russe lie sa femme avec une corde et la fouette tous les jours. Mais ces histoires, si pittoresques et si utiles qu’elles puissent être, sont, comme toute chose, d’un usage limité, et la limite est dans ce fait qu’elles ne sont pas vraies et qu’il existe nécessairement un groupe de personnes qui savent qu’elles ne sont pas vraies. Il en est ainsi de faits à propos desquels vous nous donnez d’aussi positives affirmations. Scarborough pourrait être une forteresse mais ce n’en est pas une. Il se trouve que je sais que ce n’en est pas une. M. Morel peut mériter d’être universellement admiré en Angleterre, mais il ne l’est pas. Dites aux Russes qu’il l’est de toutes les manières, mais ne nous le dites pas. Nous l’avons vu ; nous avons aussi vu Scarborough. Vous devriez penser à cela avant de parler.

Troisièmement, ne vous vantez pas perpétuellement d’être cultivés, en vous servant d’un langage qui prouve que vous ne l’êtes pas. Vous prétendez vous attaquer à tout le monde sous le prétexte que vous débordez d’esprit et de sagesse, au point d’en avoir assez pour tout l’univers. Mais les gens qui ont assez d’esprit pour en fournir tout l’univers en ont au moins ce qu’il faut pour tout un paragraphe de journal. Et vous pouvez rarement achever un paragraphe sans être monotone ou déplacé ou inintelligible ou inconséquent ou en général obtus. Si vous avez quelque chose à nous apprendre, dites-le-nous de suite. Si vous vous proposez de nous convertir après nous avoir conquis, pourquoi ne pas nous convertir d’abord ? En tous cas, nous ne pouvons croire ce que vous dites de votre éducation supérieure à cause même de la manière dont vous le dites. Quand vous énoncez, comme vous l’avez fait dans un récent appel aux Américains, que les Puissances Germaniques ont sacrifié une grande quantité de « fluide rouge » pour défendre leur culture, nous vous ferons observer que les gens cultivés n’usent pas d’un tel style. De même quand vous dites que les Belges ont été ignorants au point de croire qu’ils ont été massacrés quand ils ne le furent pas, nous nous demandons avec étonnement si vous êtes ignorants au point de penser que vous êtes crus quand vous ne l’êtes pas. Quand vous vous vantez, par exemple, de vouloir brûler Venise afin d’exprimer votre mépris pour les « touristes », nous nous faisons une assez piètre idée d’une culture qui suppose que Saint-Marc appartient aux touristes plutôt qu’aux historiens. Ceci d’ailleurs ne serait pour notre jugement défavorable qu’une des moindres considérations. Ce jugement se complète quand nous avons lu un paragraphe tel que celui-ci, imprimé en bonne place dans un journal où votre esprit s’étale le plus volontiers : « Que les Italiens aient une parfaite connaissance du fait que cette ville d’antiquaires et de touristes est sujette, et à juste titre, à l’attaque et au bombardement, c’est ce que prouvent les mesures qu’ils ont prises au commencement de la guerre pour mettre à l’abri quelques-uns de leurs grands trésors artistiques. » Or la culture peut impliquer ou ne pas impliquer la faculté d’admirer les antiquités et se refuser le plaisir de les briser comme des jouets. Ce que l’on peut présumer, en tout cas, c’est que la culture implique la faculté de penser. Pour des intellects moins laborieux que les vôtres, il est en général suffisant de penser une fois. Mais si vous voulez penser deux fois ou vingt fois, cette opération ne peut que vous faire apercevoir qu’il y a quelque chose de faux dans le raisonnement par lequel on démontrerait que le fait de mettre des diamants à l’abri prouve qu’ils sont « à bon droit sujets » aux entreprises d’un voleur. De telles affirmations sans cesse répétées ne peuvent guère aider à la diffusion de votre culture supérieure, et si vous les renouvelez trop souvent, on en arrivera à douter que vous ayez même l’ombre d’une telle culture. L’ami sérieux qui vous conseille aujourd’hui ne peut que s’attrister d’une loquacité aussi imprudente. Si vous vous borniez à de simples mots, prononcés à des intervalles d’un mois environ, personne ne pourrait élever contre eux aucune objection raisonnable ou les soumettre à une judicieuse critique. Vous en arriveriez à la longue à pouvoir émettre des phrases complètes sans révéler la vérité.

Parce que vous avez négligé ces maximes, mon cher Professeur, chacune de vos attaques contre l’Angleterre a manqué son but. En réalité, elles n’ont pas touché l’endroit que les vrais critiques de l’Angleterre savent être très vulnérable. Nous avons un vrai critique de l’Angleterre dans M. Bernard Shaw, un nom dont vous faites parade mais qu’apparemment vous ne pouvez même pas épeler, car dans le journal dont je parlais tout à l’heure on le nomme M. Bernhard Shaw. Peut-être pensez-vous que cet auteur et Bernhardi ne font qu’un. Mais si vous donniez des écrits de M. Bernard Shaw un compte rendu bien informé au lieu de déformer son nom, vous vous apercevriez que sa critique de l’Angleterre est exactement l’opposé de la vôtre, et cela est évident puisque c’est une critique rationnelle. Il ne blâme pas l’Angleterre d’être contre l’Allemagne. Il la blâme très nettement de n’être pas assez fermement et énergiquement du côté de la Russie. Il n’est pas assez fou pour accuser Sir Edward Grey d’être un Machiavel diabolique complotant contre l’Allemagne ; il l’accuse de n’être qu’une aimable cravache aristocratique dont les cinglements n’ont pu effrayer les Junkers et les détourner de leur plan de guerre. Or, il ne s’agit pas du tout de savoir si nous sommes disposés à goûter l’une ou l’autre de ces qualités et j’imagine que M. Shaw mépriserait encore plus cette querelle de mots qu’un complot véritable. Il s’agit tout simplement de ceci : que des Anglais comme Grey peuvent être soumis aux attaques de M. Shaw mais ne sauraient l’être aux vôtres. Il n’est pas vrai que les Anglais avaient l’esprit suffisamment clair ou le contrôle d’eux-mêmes qui leur eût permis de conspirer pour détruire l’Allemagne. Quiconque connaît l’Angleterre, quiconque hait l’Angleterre comme on hait un être vivant vous dira que ce n’est pas vrai. Les Anglais peuvent être des snobs, ils peuvent être des ploutocrates, des hypocrites, mais ils ne sont pas, c’est certain, des conspirateurs, et je doute fortement qu’ils puissent l’être, même s’ils le désiraient. La masse du peuple est parfaitement incapable de comploter et si le petit groupe d’hommes riches qui faisaient les frais de notre politique avait comploté pour quoi que ce soit, c’eût été pour la paix à tout prix. Tout Londonien connaissant les rues et les journaux de Londres comme il connaît la colonne de Nelson ou le Inner Circle sait qu’il y avait, parmi les dirigeants et dans le Cabinet, des hommes qui avaient littéralement soif de défendre l’Allemagne jusqu’au moment où celle-ci devint, par sa propre faute, indéfendable. S’ils n’ont rien dit pour vous justifier quand vous avez déchiré la promesse de paix faite à la Belgique, c’est simplement parce qu’il n’y avait rien à dire.

Vous avez été les premiers à parler de Politique Mondiale et les premiers à la négliger complètement. Votre politique étrangère elle-même est une politique intérieure. Elle ne s’applique à aucun des peuples qui ne sont pas allemands et pas une seule de vos conjectures sur une vingtaine d’autres nations ne s’est réalisée, même accidentellement. Les deux ou trois coups que vous avez voulu porter à mon pays – que je ne dis pas sans tache – ont été tels que vous auriez été beaucoup plus près de la vérité si vous aviez tenté d’envahir l’Angleterre en traversant le Caucase ou de la découvrir parmi les îles de la mer du Sud. J’ai déjà parlé de votre première illusion, quand vous estimiez notre courage un calcul et une méchanceté alors qu’en vérité notre corruption elle-même est timide et difficile à préciser. Il en est de même du second de vos thèmes favoris, savoir que l’armée anglaise est une armée de mercenaires. Vous avez appris cela dans les livres et non sur les champs de bataille, et j’aimerais assister à la scène si vous essayiez de suborner le plus misérable des petits feignants d’Hammersmith comme un condottiere cynique vendant son poignard à l’étranger. Ce n’est pas cela du tout, mon cher Monsieur, on vous a mal renseigné. L’armée anglaise en ce moment n’est pas plus une armée de mercenaires qu’elle ne l’est de conscrits. C’est une armée de volontaires au sens le plus précis du mot et je ne vois aucune objection à ce que vous l’appeliez une armée d’amateurs. Aucune contrainte et c’est à peine si l’on peut parler d’une solde. Cette armée se recrute à l’heure présente dans toutes les classes de la société et il en est peu, parmi ceux qui la composent, qui ne gagneraient davantage dans leurs occupations ordinaires. Elle compte presque autant d’hommes que si elle se recrutait par la conscription, puisqu’il ne reste que l’excédent nécessaire d’hommes impropres au service ou dont le service est utile hors du rang. C’est dans notre pays que l’esprit démocratique commun à la Chrétienté est pareil à un courant d’une singulière lenteur et qui ne se meut que bien au-dessous de la surface visible. Et le mouvement le plus spontané, le plus purement populaire que nous ayons eu depuis les Chartistes a été l’enrôlement pour cette guerre. Dites de mille façons qu’un tel enrôlement volontaire, vague et sentimental, est sans valeur pour la guerre, si vous le pensez ou même si vous ne le pensez pas. Dites de mille façons que l’on ne saurait conquérir l’Allemagne et que nous ne pouvons réellement pas vous tuer. Mais si vous dites que nous ne voulons pas réellement vous tuer, vous commettez une injustice. Une réelle injustice.

Je ne veux pas examiner les autres folies que certains d’entre vous ont pu proférer, telles que cette intention prêtée aux Anglais de garder Calais et de combattre la France et l’Allemagne pour ce privilège d’acquérir une frontière et le besoin d’avoir une armée levée par conscription. Cette folie fut tirée, elle aussi, de vieux livres et de vieux livres joliment moisis. Elle fut dite, je suppose, pour vous gagner quelque sympathie parmi les Français. Cela n’est donc pas de mon ressort immédiat, car les Français sont éminemment capables de s’occuper de leurs propres affaires. Je ne laisserai tomber qu’un seul mot, en passant, de peur que vous ne consumiez votre puissant intellect à combiner de telles suggestions. Les Anglais pourront peut-être un jour vous pardonner ; les Français jamais. Vous autres Teutons, vous êtes trop légers et trop volages pour comprendre le sérieux latin. Ce qui me concerne uniquement, c’est le soin de vous indiquer qu’au point de vue, tout au moins, de l’Angleterre, vous êtes invariablement et miraculeusement dans l’erreur.

Parlons sérieusement, mon cher Professeur, cela ne peut pas être ainsi. Rien ne serait plus facile que de s’escrimer contre vous sans arrêt et de parer chacune de vos pointes, tant et si bien que les Anglais finiraient par croire que l’Angleterre n’eut jamais tort. Mais je me refuse à ce jeu. Il y a beaucoup de choses en Angleterre qui sont réellement à incriminer et qu’il ne faut pas oublier, même si l’on se voit perdu dans le flamboiement de vos merveilleuses erreurs. Je ne puis souffrir que mes compatriotes se laissent tenter par ces plaisirs d’orgueil intellectuel qui leur viendraient de se comparer à vous. Le profond écroulement et le bâillant abîme de votre inaptitude me laisse sur une périlleuse élévation spirituelle. Vos erreurs sont des faits, mais les énumérer n’épuise pas la vérité.

J’ai donc pensé qu’il convenait de vous fournir un catalogue des crimes réels de l’Angleterre, et j’en ai fait le choix d’après un principe qui ne peut manquer de vous intéresser et de vous plaire. Dans bien des occasions, nous avons eu tout à fait tort. Nous avons eu vraiment très grand tort quand nous avons, avec d’autres, empêché l’Europe de mettre un terme aux pirateries impies de Frédéric le Grand. Nous avons eu un très grand tort quand nous avons permis que le triomphe sur Napoléon fût souillé par la fange et le sang des sombres sauvages de Blücher, quand nous avons souffert que le paisible roi de Danemark fût dépouillé en plein jour par un brigand nommé Bismarck, et quand nous avons permis aux fanfarons prussiens d’asservir et de réduire au silence les provinces françaises qu’ils ne pouvaient ni gouverner ni gagner à leur cause. Nous avons eu vraiment très grand tort quand nous avons jeté à ces aventuriers affamés une position aussi importante que Héligoland. Nous avons eu vraiment très grand tort quand nous avons loué l’éducation sans âme de la Prusse et copié ses lois sans âme. Sachant que vous mêlerez vos larmes aux miennes en écoutant ce récit des crimes anglais, je vous le dédie, et demeure

Votre très respectueux,

 

G. K. CHESTERTON.      

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

LE HÉROS PROTESTANT

 

 

Une question se pose fréquemment dans les journaux anglais de second ordre. Elle a trait à ce que l’on pourrait faire de l’Empereur allemand après une victoire des Alliés. Les plus féminins de nos donneurs de conseils inclinent à penser qu’on devrait le fusiller. C’est se tromper sur la vraie nature de la monarchie héréditaire. Assurément, l’empereur Guillaume, au pis aller, serait fondé à dire à son aimable kronprinz ce que Charles II dit à son frère l’avertissant d’un complot meurtrier : « Ils ne me tueront jamais pour vous couronner. » D’autres, qui ont sans doute des pensées plus vastes, ont suggéré son exil à Sainte-Hélène. Si l’on estime à ce point son importance historique, pourquoi ne pas l’envoyer au Calvaire ? Nous avons affaire ici à un homme d’un certain âge, un homme nerveux, non sans intelligence, qui se trouve être un Hohenzollern et qui, rendons-lui cette justice, considérant les Hohenzollern comme une caste sacrée, pense bien plus à l’importance de cette caste qu’à la place particulière qu’il y occupe. La gloriole du passé et la devise de la royauté héréditaire ont, dans les familles de ce genre, une vérité horrible et dégénérée. Le roi ne meurt jamais, il ne fait que tomber pour toujours en décadence. Si l’on pouvait accorder la moindre importance à ce qui peut advenir à l’empereur Guillaume quand sa maison aura été désarmée, je me donnerais en imagination le plaisir d’un autre tableau de ses années déclinantes, une conclusion qui serait paisible, humaine, harmonieuse et clémente.

En différents endroits des chemins et des villages du sud de l’Angleterre, celui qui voyage à pied rencontre parfois une vieille auberge tranquille qu’orne un tableau tout noirci par le temps et presque effacé, le portrait d’un homme coiffé d’un tricorne, avec cette singulière inscription : « Le roi de Prusse ». Ces enseignes d’auberges rappellent probablement la visite des Alliés après 1815, bien que beaucoup d’Anglais des classes moyennes les font dater peut-être du temps où Frédéric II gagnait son titre de grand en même temps qu’un certain nombre de titres territoriaux auxquels il avait beaucoup moins de droits. Des ministres dissidents, au cœur simple et sincère, descendaient de leur monture devant cette enseigne (car les dissidents buvaient alors de la bière comme les autres chrétiens et même en fabriquaient beaucoup) et faisaient volontiers l’éloge de l’antique valeur et de l’ancien triomphe de celui qu’ils nommaient le « Héros protestant ». Nous ne ferions que donner à chaque mot son exactitude littérale si nous disions que comme héros cet homme fut réellement quelque peu diabolique. Qu’il ait été ou non un héros protestant, c’est ce que peuvent le mieux décider ceux qui ont la correspondance d’un certain écrivain qui signait Voltaire et qui se montrait tout à fait choqué du manque absolu chez Frédéric de toute espèce de religion. Mais le petit dissident buvait sa bière en toute innocence et repartait à cheval. Et le grand blasphémateur de Potsdam aurait bien ri s’il avait pu l’entendre ; c’était là une plaisanterie selon son goût. Telle fut celle qu’il fit quand il appela, suivant son expression, les empereurs à venir communier au corps eucharistique de la Pologne. S’il avait été le lecteur de la Bible que le dissident s’imaginait, il aurait pu se faire qu’il vît à l’avance la vengeance que l’humanité exercerait sur sa maison. Il aurait pu savoir ce qu’était la Pologne et ce qu’elle devait être encore ; il aurait pu comprendre que ne discernant pas le corps de Dieu, il avait mangé et bu sa condamnation.

Peut-être reste-t-il à voir si l’empereur actuel de l’Allemagne trouverait que lui confier le soin d’une de ces auberges de grande route est une plaisanterie selon son cœur. Ce serait, en tout cas, une fin beaucoup plus mélodieuse et plus appropriée qu’aucune des sublimes euthanasies que ses ennemis lui préparent. Cette vieille enseigne grinçant au-dessus du banc où il se tiendrait devant sa maison d’exil lui serait un souvenir bien plus vrai de la réelle grandeur de sa race que toute la bimbeloterie moderne de crachats et de jarretières que l’on a suspendue dans la chapelle de Windsor. Il ne reste aucune ombre de chevalerie dans les ordres de chevalerie modernes et l’on peut aisément s’assurer du chemin que l’on a parcouru depuis les anciens chevaliers en se représentant, par exemple, sir Thomas Lipton portant la manche de sa dame autour de son chapeau ou contemplant son armure dans la chapelle de saint Thomas de Canterbury. Chez les despotes et les diplomates, donner et recevoir la Jarretière ne fait plus partie que de cette sorte de comédie courtoise qui sert à maintenir la paix dans une société peu sûre et sans sincérité. Mais cette vieille enseigne de bois noirci est au moins, après tout, le signe de quelque chose, le signe du temps où un Hohenzollern solitaire mit le feu non seulement aux campagnes et aux villes mais encore dans les esprits des hommes, bien que ce fût un feu de l’enter.

Tout a été jeune une fois, même Frédéric le Grand. Ce fut une préface appropriée à la terrible épopée de la Prusse que de commencer par la tragédie contre nature de la perte de la jeunesse. Ce sauvage aveugle et borné que fut le père du jeune Frédéric eut, pour détruire en lui toute trace de pudeur, juste ce qu’il fallait de peine pour montrer qu’il avait au moins possédé cette trace. Si le Frédéric plus jeune, et plus grand, eut jamais un cœur, ce fut un cœur brisé, brisé par le même coup qui brisa sa flûte. Quand son unique ami fut exécuté sous ses yeux, ce fut deux cadavres qu’on emporta et l’un de ces cadavres devait s’en aller sur un grand cheval de bataille, de victoire en victoire, mais avec une petite fiole de poison dans sa poche. Ce n’est pas chose déplacée que de s’arrêter ici devant cette haute et sombre maison de son enfance. La qualité particulière qui distingue les armes et les ambitions prussiennes de toutes les autres consiste en effet dans ces rides et cette sénilité précoce. Dans le triomphe de tous les autres tyrans, il y a quelque chose qui tient un peu de l’enfance. Il y a quelque chose de meilleur que l’ambition dans la beauté et l’ardeur du jeune Napoléon. Celui-là du moins était un amoureux et sa première campagne ressemble à une histoire d’amour. Tout ce qu’il y eut en lui de païen adora la République comme un homme adore une femme et tout ce qu’il y eut en lui de catholique comprit le paradoxe de Notre-Dame-des-Victoires. Henri VIII, beaucoup moins estimable, fut dans sa prime jeunesse un bon chevalier de l’ancienne et de la plus florissante école de chevalerie. Nous pourrions dire qu’il fut tout le remps de sa jeunesse un parfait vieux gentleman anglais. Néron lui-même fut aimé dans ses premières années. Et peut-être y eut-il quelque raison au geste de cette jeune chrétienne qui jeta des fleurs sur son tombeau déshonoré. Mais l’esprit du grand Hohenzollern, dès le début, a l’odeur du charnier. Il marcha vers sa première victoire comme un homme écrasé par les défaites ; sa force était dépouillée jusqu’aux os et terrible comme un squelette ressuscité, car ce qui pouvait lui arriver de pire était déjà échu. Il édifia sa royauté sur les ruines mêmes de son humanité. Il avait connu la honte suprême ; son âme s’était livrée à la force. C’était l’erreur irréparable ; il ne pouvait que la renouveler et la faire payer à d’autres. Il pouvait livrer à son gibet et à son poteau de flagellation les âmes de ses soldats, livrer à ses soldats les âmes des nations. Il ne pouvait que briser les hommes comme il l’avait été ; il pouvait tout briser hors de lui sans s’évader de lui-même. Il ne pouvait massacrer avec colère ni même pécher avec simplicité. C’est ainsi qu’il est seul parmi les conquérants ; sa folie ne vient pas d’un courage emporté loin du but. Avant que la rumeur de la guerre fût parvenue à ses oreilles, les fondements de son audace étaient déjà bâtis par la peur.

Il est inutile de discuter longuement l’œuvre qu’il accomplit en ce monde. Elle fut romantique s’il est romantique que le dragon dévore le chevalier saint Georges. Il fit d’une humble contrée un grand pays, il créa une diplomatie nouvelle par l’amplitude et la hardiesse de ses mensonges, il mit le crime à l’abri de tout reproche de négligence et d’imperfection. Il réalisa une aimable combinaison d’épargne et de vol. Il donna au vulgaire pillage l’indubitable solidité de la propriété. Il protégea tout ce qu’il put voler comme des hommes plus simples protègent leurs gains ou leur héritage. Il tourna ses yeux caves avec une sorte de répugnante tendresse sur les territoires qui étaient devenus siens le plus à contre-cœur. À la fin de la guerre de Sept ans, on ne savait pas plus comment il serait chassé de Silésie que l’on ne savait comment on l’y avait laissé entrer. En Pologne, qu’il possédait comme un démon, il mit en pièces le corps qu’il habitait, mais bien du temps passa avant que personne osât rêver que ces membres ainsi déchirés pouvaient revivre. Les effets de sa rupture avec la tradition chrétienne ne furent pas davantage limités à la chrétienté. Mais bien que dans un but éloigné il ait répandu des semences de guerre sur le monde entier, ses derniers jours se passèrent dans une paix de longue durée et relativement prospère, une paix qui fut l’objet de certains éloges, peut-être mérités, et dont beaucoup de peuples européens se contentèrent. Bien qu’il ne comprît pas la justice, il pouvait comprendre la modération. Il fut le plus naturel et le plus pervers des pacifistes. Il ne désirait plus de guerre. Il avait torturé ses voisins et les avait réduits à l’indigence, mais il ne leur en gardait pas rancune.

 La cause immédiate de ce violent désastre : l’intervention de l’Angleterre en faveur du nouveau trône des Hohenzollern fut, naturellement, le résultat de la politique nationale du premier William Pitt. C’était un de ces hommes dont la vanité, la simplicité sont trop facilement dupes des apparences. Il ne vit rien dans une crise européenne qu’une guerre avec la France et dans celle-ci uniquement la répétition des gloires stériles d’Azincourt et de Malplaquet. C’était un Whig érastien, un esprit sceptique mais encore plein de santé et qui n’était ni assez bon ni assez méchant pour comprendre que même la guerre de ce siècle irréligieux était, en fin de compte, une guerre religieuse. Il n’avait pas une ombre d’ironie dans toute sa personne et près de Frédéric, déjà vieux comme le péché, il avait plutôt l’air d’un brillant écolier.

Mais les causes directes n’étaient pas les seules causes ni les véritables. Celles-ci étaient liées au triomphe d’une des deux traditions qui, pendant longtemps, s’étaient combattues en Angleterre. Et rien n’est pathétique comme de rappeler que la tradition étrangère était alors représentée par deux des hommes les plus habiles de l’époque, Frédéric de Prusse et Pitt, tandis que ce qui était en réalité l’ancienne tradition anglaise avait pour tenants deux des hommes les plus stupides que l’humanité ait jamais supportés, George III et Lord Bute. Bute était la tête de proue d’un groupe de tories qui travaillait à exécuter ce plan d’une chimérique beauté : celui d’une monarchie démocratique que Bolingbroke avait esquissé dans « le Roi patriote », On s’y évertuait en toute sincérité à ramener les esprits à ce que l’on appelle les affaires domestiques, aussi domestiques que l’était George III. On aurait ainsi arrêté la corruption grandissante des Parlements en détournant les esprits des gloires étrangères des grands Whigs comme Churchill et Chatham, et l’un des premiers actes de ce groupe fut de conclure l’alliance avec la Prusse. Malheureusement tout ce qu’avait de pittoresque la piraterie de Potsdam dépassait l’imagination de Windsor. Toute la prose de Potsdam s’y était installée : le mouton froid servi par économie, le lourd mauvais goût en art et le singulier mélange septentrional de grossièreté et d’étiquette. Si les idées de Bolingbroke avaient été appliquées par une personnalité bien vivante, un Stuart par exemple, ou même une reine Élisabeth (qui ne manquait pas d’esprit malgré son extraordinaire vulgarité), l’âme nationale se serait violemment dégagée de ses nouvelles chaînes. Mais ce fut l’ironie de la situation que le Roi invoqué par les Tories comme un refuge contre le germanisme était lui-même un Germain.

Il nous faut donc reporter les origines de l’influence allemande en Angleterre au début de la succession hanovrienne, puis, en remontant, à la querelle entre le Roi et les légistes qui prit fin à Naseby, et, en remontant plus loin encore, à Henry VIII sortant avec colère du conseil médiéval de l’Europe. Il est facile d’exagérer le rôle joué dans l’affaire par cette personnalité non sans grandeur humaine bien que très païenne, Martin Luther. Henry VIII était sincère dans sa haine pour les hérésies du moine allemand, car dans ses opinions spéculatives Henry était pleinement catholique. Ces deux hommes écrivirent l’un contre l’autre des pages innombrables, toutes pleines uniquement d’injures que chacun d’eux méritait également. Mais Luther n’était pas un luthérien. Il fut le symbole de la rupture avec le catholicisme mais ne fut pas un constructeur du protestantisme. Les pays qui devinrent en corps et démocratiquement protestants, l’Écosse, par exemple, et la Hollande, suivirent Calvin et non Luther. Et Calvin était français, un Français déplaisant, il est vrai, mais possédant pleinement cette faculté française de créer des entités officielles qui peuvent réellement agir et possèdent une sorte de personnalité impersonnelle, telles que la Monarchie française et la Terreur. Luther était un anarchiste et par conséquent un rêveur. Il fit ce qui est peut-être, à la longue, la manifestation la plus complète et la plus claire de l’échec : il créa un nom. Calvin fit une chose qui agit, gouverna, persécuta : la Kirk (l’Église). Quelque chose l’exprime tel qu’il fut et c’est le fait qu’il nomma son œuvre de théologie abstraite : les Institutions.

En Angleterre, toutefois, existaient des éléments chaotiques plus proches de Luther que de Calvin. Et c’est ainsi que nous pouvons expliquer bien des choses qui paraissent embarrassantes dans notre histoire, notamment la victoire de Cromwell non seulement sur les royalistes anglais mais encore sur les fédérés écossais. Ce fut la victoire de cette indolente variété du protestantisme qui contenait en elle beaucoup d’aristocratie mais beaucoup aussi de liberté sur cette ambition logique de l’Église (Kirk) qui aurait rendu, si possible, le protestantisme aussi constructeur que le fut le catholicisme. On pourrait l’appeler la victoire du puritanisme individualiste sur le puritanisme socialiste. C’était ce qu’entendait Milton quand il disait que le nouveau prêtre était une exagération de l’ancien ; c’était sa fonction qui agissait et cela de façon très rude. Les ennemis des presbytériens savaient ce qu’ils voulaient dire quand ils se nommaient les Indépendants. Aujourd’hui encore personne ne peut comprendre l’Écosse s’il ne se rend compte qu’elle garde une grande partie de sa sympathie médiévale pour la France, l’égalité française, la prononciation française du latin et, si étrange que cela puisse sembler, que rien n’est en elle aussi français que son presbytérianisme.

Dans ce sens vague et négatif seulement on peut dire que les grandes erreurs modernes de l’Angleterre peuvent être attribuées à Luther. Ceci n’est vrai qu’en un seul point et c’est qu’en Allemagne aussi bien qu’en Angleterre un protestantisme plus doux et moins abstrait que le calvinisme fut trouvé utile aux compromis des courtisans et des aristocrates, car tout credo abstrait fait quelque chose pour l’égalité humaine. Le luthérianisme en Allemagne devint rapidement ce qu’il est aujourd’hui : une religion de chapelains de cour. En Angleterre l’Église réformée devint quelque chose de mieux : une profession pour les plus jeunes fils de squires. Mais les tendances parallèles, dans toute leur force et dans toute leur faiblesse, atteignirent leur symbolique apogée quand s’éteignit la monarchie médiévale et quand les squires anglais donnèrent à ce qui n’était guère plus qu’un squire allemand la couronne endommagée et diminuée.

Il faut se souvenir qu’à cette époque les provinces germaniques servaient comme de terrain pour l’élevage des princes. Une étrange opération se vérifie en histoire, celle qui veut que les choses en décadence réalisent ce qui est leur antithèse même. C’est ainsi qu’en Angleterre, le puritanisme a commencé comme la plus rigide des croyances mais a fini comme la plus accommodante. Autrefois le puritain à la guerre était certainement le puritain à l’état parfait ; c’était en temps de paix qu’aucun chrétien n’était capable de le supporter. Et cependant ces Anglais d’aujourd’hui qui se prétendent descendants des grands militaristes de 1649 expriment la plus vive horreur pour le militarisme. Un mouvement tout opposé a eu lieu en Allemagne. Du pays qui fut autrefois réputé pour fournir une provision perpétuelle de rois assez petits pour servir de bouche-trous est venue la menace d’un grand roi qui voudrait absorber à lui seul tous tes royaumes de la terre. Mais les anciens royaumes allemands conservaient et furent encouragés à conserver les bonnes choses qui vont avec les petits intérêts et les frontières étroites, la musique, l’étiquette, une philosophie rêveuse, et cætera. Ils étaient assez petits pour être universels. Leur manière de voir pouvait, dans une certaine mesure, être large et éclectique. Ils eurent l’impartialité de l’impuissance. Tout ceci a été modifié de fond en comble et nous sommes en guerre avec une Allemagne dont la puissance est la plus grande et la manière de voir la plus étroite qui soient au monde.

Il est vrai, bien entendu, que les squires se mettaient au-dessus du nouveau prince allemand plutôt qu’au-dessous. Ils lui mirent la couronne sur la tête comme un éteignoir. Cela faisait partie de leur plan que le nouveau venu, bien que royal, fût presque un paysan. Le Hanovre devait être une des possessions de l’Angleterre et non l’Angleterre une possession du Hanovre. Mais le fait que la cour devint une cour allemande prépara pour ainsi dire le terrain. La politique anglaise s’était déjà soumise inconsciemment à deux siècles d’amoindrissement de la France et à l’exagération grossière de l’Allemagne. On pourrait donner, comme symbole de cette période, Carteret fier de parler l’allemand à son début et Lord Haldane pris de la même fierté à son déclin. La culture commence déjà à s’écrire avec un K. Mais tout ce teutonisme si pacifique et qui ne faisait que de lents progrès devint tout à coup critique et décisif quand la voix de Pitt nous appela, comme un son de trompette, au secours du héros protestant.

Parmi tous les monarques de ce siècle sans foi, ce fut une femme qui fut ce qu’il y eut de plus homme. Marie-Thérèse d’Autriche était une Allemande de l’espèce la plus généreuse, ayant un sens domestique plutôt qu’un sens national, fidèle à l’ancienne foi dont ricanaient tous ses courtisans et aussi brave qu’une jeune lionne. Frédéric la haïssait comme il haïssait tout ce qui était allemand et tout ce qui était bon. Il a noté dans ses Mémoires, avec cette clarté qui ajoute quelque chose de presque surhumain à la mystérieuse bassesse de son caractère, comment il calcula sur sa jeunesse, son inexpérience et l’absence d’amis pour s’affirmer qu’on pourrait, en toute sûreté, la dépouiller. Il envahit la Silésie avant d’avoir déclaré la guerre (comme s’il avait couru l’annoncer lui-même), et cette nouvelle ruse anarchique, combinée avec la corruptibilité de presque toutes les autres cours, le laissa, après deux guerres silésiennes, en possession des biens volés. Mais Marie-Thérèse refusa de se soumettre à l’immoralité de neuf articles de la loi. Par des appels et des concessions à la France, à la Russie et à d’autres puissances, elle réussit à créer quelque chose qui contre l’athée novateur, même en ce siècle athée, se dressa un instant comme un spectre des croisades. Si cette croisade avait été universelle et faite à plein cœur, le grand nouveau précédent de la force et de la fraude pures aurait été brisé et tout l’effrayant jugement qui est tombé sur la chrétienté nous aurait été épargné. Mais les autres croisés n’étaient qu’à moitié zélés pour l’Europe ; Frédéric était tout à fait zélé pour la Prusse et il chercha des alliés avec qui cette faible renaissance du bien pouvait être écrasée et son impudence de fer durer à jamais. Les alliés qu’il trouva étaient les Anglais. C’est une chose qu’un Anglais trouve pénible à écrire.

Tel fut le premier acte de la tragédie. Nous pouvons maintenant quitter Frédéric, car nous en avons fini avec le drôle sinon avec son œuvre. C’est assez d’ajouter que si nous nommons sataniques tous ses actes, ce n’est pas un terme d’injure mais de théologie. Il fut un tentateur. Il entraîna « les autres rois » à partager le corps de la Pologne et à apprendre le sens de la Messe noire. La Pologne s’abattit prostrée devant trois géants en armure et son nom devint synonyme de ruine. Les Prussiens, avec leur belle magnanimité, firent des conférences sur les maladies héréditaires de l’homme qu’ils avaient assassiné. Ils ne pouvaient concevoir de la vie dans ces membres ; et le temps était loin où ils devaient être désabusés. Ce jour-là, cinq nations devront se partager non le corps mais l’esprit de la Pologne et la trompette de la résurrection des peuples sonnera de Varsovie jusqu’aux îles de l’occident.

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

L’ÉNIGME DE WATERLOO

 

 

Ce grand Anglais Charles Fox, qui fut aussi national que Nelson, mourut avec la ferme conviction que l’Angleterre avait fait Napoléon. Il n’entendait pas dire, évidemment, que n’importe quel canonnier italien aurait réalisé d’aussi grandes choses, mais il voulait indiquer qu’en forçant les Français à se retrancher derrière leurs canons nous avions fait nécessairement de leur canonnier en chef le premier de leurs citoyens. Si la République française avait été laissée à elle-même, elle aurait probablement suivi l’exemple de beaucoup d’autres expériences idéales et glorifié la paix autant que le progrès et l’égalité. Elle aurait très probablement regardé d’un œil froid et soupçonneux tout aventurier qui aurait paru avoir quelque velléité de substituer sa personnalité à la pure impersonnalité du peuple souverain. Elle aurait considéré comme la fleur même de la chasteté républicaine de fournir un Brutus pour un tel César. Mais si l’on ne pouvait désirer que l’égalité fût menacée par un citoyen, il était intolérable qu’elle fût simplement interdite par un étranger. Si la France avait pu ne pas produire des soldats français, elle aurait eu bientôt à en fournir pour l’Autriche et il eût été absurde de sa part, après avoir décidé de s’appuyer sur l’armée, de dresser des obstacles devant le meilleur de ses soldats sous ce prétexte qu’il n’était pas Français. Si bien que, soit que nous regardions Napoléon comme un héros bondissant au secours de son pays ou comme un tyran profitant de sa détresse, il est d’une égale évidence que ceux qui ont fait la guerre ont fait le seigneur de la guerre et que ceux qui ont essayé de détruire la République furent ceux qui créèrent l’Empire. Tels auraient été du moins les arguments de Fox contre l’impertinent, beaucoup moins Anglais que lui, qui aurait nié son patriotisme. Et c’est ainsi qu’il blâma le gouvernement de Pitt pour avoir réalisé l’alliance antifrançaise et préparé lui-même la voie à la création d’une France militaire. Mais, qu’il ait eu tort ou raison, il aurait été l’un des plus prompts à admettre que l’Angleterre ne s’était pas jetée la première à la gorge de la jeune République. Quelque chose en Europe de beaucoup plus vaste et de beaucoup plus vague s’était dès le début levé contre elle. Qui donc alors fit le premier la guerre et, par conséquent, fit Napoléon ? Une seule réponse est possible : les Allemands.

C’est là le second acte de notre drame de la dégradation de l’Angleterre au niveau de l’Allemagne. Et il a ce très important développement que Allemagne signifie cette fois tous les Allemands, comme aujourd’hui. La sauvagerie de la Prusse et la stupidité de l’Autriche sont maintenant combinées. L’inhumanité et l’hébétude se rencontrent ; l’injustice et la déraison s’embrassent et le tentateur et le tenté sont d’accord. La grande et bonne Marie-Thérèse était déjà vieille. Elle eut un fils qui était un philosophe de l’école de Frédéric, et aussi une fille qui fut plus heureuse, car elle fut guillotinée. Il était naturel, sans doute, que son frère et ses parents désapprouvent l’incident, mais il arriva longtemps après que toute la puissance germanique s’était jetée contre la nouvelle République. Louis XVI lui-même vivait encore et régnait nominalement quand la première pression vint de Prusse et d’Autriche, demandant que l’émancipation française rebroussât chemin. Il est donc impossible de nier que ce que les Allemagnes unies étaient résolues à détruire était la réformation d’un peuple et non la Révolution. Le rôle joué à cet égard par Joseph d’Autriche est symbolique. C’était ce qu’on nomme un despote éclairé, ce qui est le pire genre de despote. Aussi irréligieux que Frédéric le Grand mais moins écœurant, moins amusant. L’ancienne et douce famille d’Autriche dont Marie-Thérèse était la mère très tendre et Marie-Antoinette la fille plutôt mal élevée était déjà remplacée, résumée par un jeune homme très sec qui s’était lui-même mis à l’école du réalisme prussien. L’aiguille vire déjà vers le nord. La Prusse commence à être le capitaine des Allemagnes « à l’armure étincelante ». L’Autriche devient déjà un loyal sekundant.

Mais il reste encore une grande différence entre l’Autriche et la Prusse qui s’affirma de plus en plus à mesure que l’énergie du jeune Napoléon se poussait entre elles comme un coin. On peut résumer cette différence en disant que l’Autriche, d’une façon quelque peu grossière et barbare, se souciait de l’Europe, mais que la Prusse ne se souciait que de la Prusse. L’Autriche n’est pas une nation ; il est impossible réellement de trouver l’Autriche sur la carte. C’est une sorte d’Empire, un Saint-Empire qui ne vint jamais, un rêve qui tour à tour s’élargit et diminue d’ampleur. Elle se sent, d’une façon vaguement patriarcale, le chef non d’une nation, mais de plusieurs. Elle est comme un Empereur mourant de Rome en décadence qui admettrait que les légions ont été retirées de la Grande-Bretagne ou de chez les Parthes, mais sentirait aussi fondamentalement naturel qu’elles aient été là qu’en Sicile ou dans le sud de la Gaule. Je n’affirmerais pas que le vieux François-Joseph s’imagine qu’il est empereur d’Écosse ou du Danemark, mais je conjecturerais qu’il garde quelque notion que s’il gouvernait en même temps les Écossais et les Danois, la chose ne serait pas plus incongrue que son règne sur les Hongrois et les Polonais. Le cosmopolitisme de l’Autriche comporte par là même une ombre de responsabilité vis-à-vis de la Chrétienté. Et c’est là ce qui fit la différence entre ses procédés et ceux de l’aventurier purement égoïste venu du nord, le chien sauvage de Poméranie.

On peut croire, comme Fox lui-même finit par le croire, que Napoléon, dans ses dernières aunées, fut réellement un ennemi la liberté ; qu’il était du moins un ennemi de cette forme très spéciale et occidentale de liberté que nous nommons Nationalisme. La résistance des Espagnols, par exemple, fut certainement une résistance populaire. Elle eut cette force particulière, rétrograde, cette énergie latente, caractérisant la guerre faite par le peuple. Il était tout à fait aisé pour un conquérant d’aller en Espagne ; la grande difficulté était d’en sortir. Ce fut un des paradoxes de l’histoire que celui qui fit de la populace une armée défendant ses droits contre les princes devait à la fin voir cette armée s’émietter sous les coups non des princes, mais de la populace. Il est également certain qu’à l’autre bout de l’Europe, à l’incendie de Moscou et sur le pont de la Bérézina, il a trouvé comme ennemis communs l’âme des peuples et le ciel. Mais tout ceci n’affecte pas les premières grandes lignes de la querelle. Celle-ci a commencé avant que des cavaliers en uniforme allemand aient attendu en vain sur le chemin de Varennes ou glissé sur le talus fangeux jusqu’au moulin à vent de Valmy. Et ce duel, d’où dépendait tout ce que notre Europe est devenue depuis, eut la grande Russie et la brave Espagne et notre île glorieuse seulement pour sous-ordres ou seconds. Ce duel, d’abord, enfin et pour toujours, fut un duel entre le Français et l’Allemand, c’est-à-dire entre le citoyen et le barbare.

Il n’est pas nécessaire aujourd’hui de défendre la Révolution française ; il n’est pas nécessaire de défendre même Napoléon, son enfant et son champion, des critiques dans le style de Southey et d’Alison qui même alors eurent plus de l’atmosphère de Perth et de Cheltenham que de Tourcoing et de Talavera. La Révolution française fut attaquée parce qu’elle était démocratique, et défendue pour le même motif, et Napoléon ne fut pas redouté comme le dernier des despotes de fer mais comme le premier des démocrates de fer. Ce que la France offrit de prouver fut prouvé par la France, non que les gens du commun sont tous des anges, des diplomates ou des gentlemen (ces vaines illusions aristocratiques ne firent jamais partie de la théorie jacobine), mais que les gens du commun peuvent tous être des citoyens et des soldats, qu’ils peuvent se battre et gouverner. Il est inutile de confondre la question avec une de ces escapades d’un modernisme agité qui ont fait un non-sens de ce sens commun civique. Des libre-échangistes ont paru ne laisser à l’homme aucun pays à défendre par les armes ; des libres-amants semblent n’avoir laissé à l’homme aucun foyer à gouverner. Mais ces choses ne se sont établies ni en France ni ailleurs. Ce qui a été établi n’est ni le Libre-Échange ni l’Amour libre mais la Liberté, et elle n’est nulle part si patriotique ou si domestique que dans le pays d’où elle vint. Les pauvres gens de France n’ont pas moins aimé la terre parce qu’ils l’avaient partagée. Même les patriciens sont patriotes, et si d’honnêtes royalistes ou aristocrates disent encore que la démocratie ne peut organiser et ne peut obéir, ils n’en sont pas moins organisés par elle et lui obéissent, vivant noblement ou morts splendidement pour elle, tout le long du front, de la Suisse à la mer.

Mais pour l’Autriche et même davantage pour la Russie il y avait ceci à dire : que l’idéal républicain français était incomplet, et qu’elles possédaient, dans un sens corrompu mais encore positif et souvent populaire, ce qui était nécessaire pour le compléter. Le Czar n’était pas démocrate mais il était humanitaire. C’était un pacifiste chrétien ; il y a quelque chose de Tolstoï dans tout Russe. Ce n’est pas complètement une fantaisie de parler du Czar blanc ; pour la Russie la destruction elle-même a une douceur mortelle comme celle de la neige. Ses idées sont souvent innocentes et même enfantines, telle l’idée de la Paix. Le nom de Sainte-Alliance était une belle vérité pour le Czar, bien que seulement une plaisanterie blasphématoire pour ses ignobles alliés, Metternich et Castlereagh. L’Autriche, bien qu’elle soit récemment tombée à un badinage quelque peu traître avec des païens et des hérétiques de Turquie et de Prusse, gardait encore quelque chose de l’ancien réconfort catholique pour l’âme. Des prêtres rendaient encore témoignage à cette puissante institution médiévale que ses ennemis eux-mêmes nomment un noble cauchemar. Toutes leurs caduques iniquités politiques ne les ont pas privés de cette dignité. S’ils ont assombri le soleil dans les cieux, ils l’ont revêtu des vives couleurs de l’aube, ne fut-ce qu’en décor ; s’ils ont donné aux hommes des pierres pour du pain, ces pierres portaient gravés d’aimables visages et des contes fascinants. Si la justice comptait sur leurs gibets infâmes des centaines de morts innocents, ils pouvaient dire que pour ces morts la mort gardait plus d’espoir que la vie pour les païens. Si le jour nouveau découvrait leurs viles tortures, un faible souvenir traînait dans les ténèbres que c’était là des tortures du Purgatoire et non celles que les « diabolistes » prussiens et parisiens montraient sans honte en plein soleil, des tortures de l’enfer mis à nu. Ils proclamaient une vérité que l’on n’a pu encore arracher à la nature humaine, car la terre en vérité n’est pas même la terre sans le ciel, comme un paysage n’est pas un paysage sans la voûte céleste. Et dans un univers sans Dieu il n’y a pas même assez de place pour un homme.

On peut donc admettre qu’il a dû en tout cas survenir un conflit entre le vieux monde et le nouveau, quand ce ne serait que parce que les anciens sont souvent larges tandis que les jeunes sont toujours étroits.

L’Église a appris non pas à la fin, mais au commencement des siècles, que les funérailles de Dieu sont toujours un enterrement prématuré. Si les clairons de Bonaparte ont fait se dresser la populace vivante, celle de l’heure qui passe, l’Église peut sonner cette trompette encore plus révolutionnaire qui fera se lever toute la démocratie des morts. Mais si nous admettons que la collision était inévitable entre la nouvelle République d’un côté et la Sainte Russie et le Saint-Empire romain de l’autre, il reste deux grandes forces européennes qui, avec de différentes attitudes et d’après des motifs très différents, ont déterminé la combinaison suprême. Ni l’une ni l’autre n’avaient la moindre touche de mysticisme catholique. Ni l’une ni l’autre, n’avaient la moindre teinte de jacobinisme. Ni l’une ni l’autre, donc, n’avaient la moindre raison morale d’être en guerre. La première était l’Angleterre, et la seconde était la Prusse.

On peut très bien prétendre que l’Angleterre en tout cas doit avoir combattu pour garder son influence sur les ports de la mer du Nord. On peut prétendre tout aussi bien que si elle avait été aussi cordialement du côté de la Révolution française qu’elle fut à la fin contre elle, elle aurait réclamé les mêmes concessions de l’autre côté. Il est certain que l’Angleterre n’avait pas de communion nécessaire avec les armes et les tortures des tyrannies continentales et qu’elle se tenait au point de séparation des deux routes. L’Angleterre était vraiment une aristocratie, mais une aristocratie libérale, et les idées qui grandissaient dans les classes moyennes étaient celles qui ont déjà fait l’Amérique et qui refaisaient la France. Les plus farouches jacobins, comme Danton, étaient profondément versés dans la littérature libérale de l’Angleterre. Le peuple n’avait pas de religion pour laquelle il aurait voulu combattre, comme en Russie et en Vendée. Le pasteur n’était plus un prêtre et depuis longtemps il était qu’un petit squire. Déjà ce grand vide dans notre terre a fait du snobisme la seule religion de l’Angleterre du Sud et transformé les riches en demi-dieux. L’Angleterre du Sud est encore, comme on la nommait au moyen âge, un jardin, mais c’en est un où croissent les plantes que l’on nomme « des lords et des ladies ».

Nous sommes devenus de plus en plus insulaires même pour nos conquêtes continentales : nous nous sommes tenus dans notre île comme sur un vaisseau à l’ancre. Nous n’avons jamais pensé à Nelson à Naples, mais seulement éternellement à Nelson à Trafalgar, et même ce nom espagnol, nous nous arrangions pour le mal prononcer. Mais si même nous regardons la première attaque contre Napoléon comme une nécessité nationale, le courant général reste vrai. Cela fait seulement d’une tragédie de choix une tragédie de hasard. Et la tragédie fut qu’une seconde fois nous ne fîmes qu’un avec les Allemands.

Mais si l’Angleterre n’avait d’autre motif pour se battre qu’une compromission, la Prusse n’en avait pas d’autre qu’une négation. Elle était et reste, au sens suprême, l’esprit qui nie. Il est aussi certain qu’elle combattait la liberté dans Napoléon qu’il l’est qu’elle combattait la religion dans Marie-Thérèse. Pourquoi se battait-elle, c’est ce qu’elle aurait trouvé tout à fait impossible de vous dire. C’était pour la Prusse peut-être, mais c’était pour autre chose encore : c’était pour la tyrannie. Elle rampa devant Napoléon quand il la battit et ne se joignit à la chasse que lorsque des peuples plus braves l’eurent renversé. Elle prétendait restaurer les Bourbons et essaya de les voler tout en les restaurant. Si elle y avait trouvé son compte, elle aurait détruit la Restauration avec la Révolution. Seule au milieu de cette agonie des peuples, elle n’avait pas l’étoile d’un idéal solitaire pour éclairer la nuit de son nihilisme.

La Révolution française a une qualité que sentent tous les hommes et que l’on peut appeler une antiquité soudaine. Son classicisme ne fut pas tout à fait une pose. Quand elle parut, il sembla qu’elle était là depuis des milliers d’ans. Elle parlait en paraboles, au bruit martelé des piques, coiffée de l’effrayant bonnet de Phrygie. Quelques-uns crurent la voir passer comme une vision et pourtant elle semblait éternelle comme un groupe sculpté. De ses plus ardentes figures, on a la pensée qu’elles sont nues. C’est toujours avec l’impression du comique que nous nous souvenons que sa date était si récente que les parapluies étaient à la mode et que l’on commençait à essayer les chapeaux haut-de-forme. Et c’est un fait curieux qui parachève en quelque sorte ce sens d’un évènement sur venu hors du monde que le premier grand fait d’armes de la Révolution et son dernier furent tous deux, en principe, des symboles, et, ne serait-ce que par ce caractère visionnaire, tous les deux inutiles. Elle commença par le siège de la prison vieille et presque vide nommée la Bastille ; nous y pensons toujours comme au commencement de la Révolution, bien que la vraie Révolution ne survînt que quelque temps après.

Elle prit fin quand Wellington et Blücher se rencontrèrent en 1815, et nous croyons toujours que ce fut alors la fin de Napoléon, bien qu’en réalité Napoléon fût déjà tombé. Et l’imagerie populaire a raison, comme presque toujours en de telle choses ; car la foule est un artiste si elle n’est pas un savant. L’émeute du 14 Juillet n’a pas spécialement délivré les prisonniers qui se trouvaient dans la Bastille, mais elle a délivré ceux qui étaient dehors. Napoléon à son retour était un revenant, c’est-à-dire un fantôme. Mais Waterloo fut d’autant plus final que ce fut une résurrection spectrale et une seconde mort. Et dans ce second cas il y eut d’autres éléments qui furent encore plus étrangement symboliques. Cette bataille indécise et double avant Waterloo fut comme la double personnalité dans un songe. Elle correspondit curieusement au double esprit de l’Anglais. Nous relions Quatre-Bras à des choses romantiquement anglaises et qui frisent le sentimentalisme, avec Byron et « le noir soldat de Brunswick ». Nous sympathisons naturellement avec Wellington contre Ney. Nous ne sympathisons pas et n’avons même pas réellement sympathisé avec Blücher contre Napoléon. L’Allemagne s’est plainte que nous étions passés légèrement sur la présence des Prussiens à l’action décisive. Et nous le pouvions. Même alors notre sentiment n’était pas seulement de la jalousie mais, au plus haut degré, de la honte. Wellington, le plus renfrogné et même le plus antipathique des Tories, n’ayant pas de sympathies françaises et pas assez d’humaines, a donné son opinion sur ses alliés prussiens dans les termes d’un brutal dégoût ; Peel, le Tory le plus maniéré et le plus snob qui jamais loua « nos braves alliés » dans un glacial discours officiel, ne put lui-même se taire, au sujet de la conduite des soldats de Blücher. Nos classes moyennes ont bien fait d’orner leurs salons de l’image de « la rencontre de Wellington et de Blücher ». Ils auraient pu clouer en pendant celle de Pilate et d’Hérode se serrant la main. Puis, après cette rencontre au milieu des cendres de Hougomont, où ils révèrent qu’ils avaient éteint sous leurs pieds les étincelles de toute démocratie, les Prussiens repartirent à cheval, pour des actes qui leur ressemblaient mieux. Après eux venait cet ironique aristocrate sorti de l’Irlande pleine d’amertume, nous savons avec quelles pensées, puis Blücher dont les pensées ne sont pour nous qu’un souci très vague, et ses soldats entrèrent dans Paris et volèrent l’épée de Jeanne d’Arc.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

L’ARRIVÉE DES JANISSAIRES

 

 

Défunt Lord Salisbury, un homme triste et plein d’humour, a fait beaucoup de remarques publiques sérieuses qui ont été démontrées fausses et pleines de péril et beaucoup de remarques privées et frivoles qui avaient de la valeur et ne doivent pas mourir. Il blessa mortellement la psychologie guindée et fausse de la réforme sociale, qui suggérait que le nombre des public-houses faisait des ivrognes, en disant qu’il y avait à Hartfield beaucoup de chambres à coucher mais qu’elles ne l’avaient jamais fait dormir. Il est possible à cause de cela de lui pardonner sa phrase sur les nations « qui vivent et qui meurent » bien que ce soit de telles paroles que meurent les nations vivantes. C’est dans le même esprit qu’il plaça la nation d’Irlande dans « la frange celtique » à l’ouest de l’Angleterre. Il semble suffisant de remarquer que la frange est considérablement plus large que le vêtement. Mais le temps, ce terrible satirique, a très suffisamment vengé la nation irlandaise, puisqu’un autre morceau de la robe britannique fut rejeté presque avec mépris par cet homme d’État dans la mer du Nord. Le nom de ce fragment est Héligoland et il l’a donné aux Allemands. La suite de l’histoire des deux îles placées l’une à droite et l’autre à gauche de l’Angleterre a été suffisamment ironique, Si Lord Salisbury a prévu exactement ce qui arriverait à Héligoland aussi bien qu’en Irlande, il peut bien n’avoir pas trouvé de sommeil à Hartfield, fût-ce dans une chambre ou dans cent. Dans l’île orientale il fortifiait une forteresse qui serait un jour appelée à nous détruire. Dans l’île occidentale il en affaiblissait une qui serait un jour appelée à nous sauver. Ce jour-là, son allié de confiance, Guillaume Hohenzollern, devait prendre la baie de Héligoland comme base d’attaque pour couler nos vaisseaux, et son vieil ennemi, celui qu’il emprisonna, John Redmond, devait se lever à l’heure du péril anglais, salué par un tonnerre de vivats pour son offre libre de l’épée irlandaise. Tout ce que Robert Cecil a jugé sans valeur a été notre perte et tout ce qu’il a jugé faible, notre soutien. Parmi ceux de sa classe ou de son credo politique qui acceptèrent et accueillirent l’alliance du chef irlandais, il y en avait qui connaissaient les vraies relations d’autrefois entre l’Angleterre et l’Irlande et quelques-uns qui pour la première fois les sentaient à cette heure. Tous savaient que l’Angleterre ne pouvait plus être une maîtresse ; beaucoup savaient qu’elle était maintenant, dans un certain sens, une suppliante. Quelques-uns savaient qu’elle méritait d’être une suppliante. Ils étaient de ceux qui savaient un peu de ce qu’on nomme l’histoire et s’ils pensaient à ces bons mots défunts de « frange celtique » appliqués à l’Irlande, c’était pour se demander s’ils étaient dignes de baiser le bord de son vêtement. S’il est encore quelque Anglais qui trouve qu’un tel langage est extravagant, ce chapitre est écrit pour l’éclairer.

Dans les deux chapitres qui précèdent, j’ai esquissé la manière dont l’Angleterre, soit par accident historique, soit par fausse philosophie, fut entraînée dans l’orbite de l’Allemagne dont le cercle avait déjà son centre à Berlin. Je n’ai pas besoin de récapituler ici tout au long les causes de cet entraînement. Luther était à peine un hérésiarque pour l’Angleterre bien que Henry VIII le tînt pour un niais. Mais le germanisme négatif de la Réforme, son avance vers le nord, sa mise en quarantaine de la culture latine furent dans un sens le commencement de l’affaire. C’est ce que représentent bien deux faits : le refus barbare du nouveau calendrier astronomique simplement parce qu’il fut inventé par un Pape et la singulière décision de prononcer le latin comme s’il s’agissait de n’importe quoi, en faisant non pas une langue morte mais une nouvelle langue. Plus tard, le rôle joué par certaines royautés est complexe et accidentel ; « l’Allemand furieux » vint et passa ; les Allemands beaucoup moins intéressants vinrent et demeurèrent.

Leur influence fut négative mais non négligeable ; elle tint l’Angleterre à l’écart de ce courant de vie européenne où l’auraient emportée les Stuarts gallophiles. Un seul des Hanovriens fut activement allemand, si allemand qu’il s’enorgueillissait réellement du nom d’Anglais (de Briton) et l’écrivait mal.

Accidentellement, il perdit l’Amérique. Cc qui est remarquable, c’est que tous les hommes éminents parmi les vrais Anglais, ceux qui en écrivaient correctement le nom, respectèrent la Révolution américaine et seraient entrés en pourparlers avec elle, si légitimistes ou jingoes qu’ils fussent ; le conservateur romantique Burke, l’impérialiste Chatham qui aurait voulu absorber toute la terre et même le Tory du Nord au petit trot. L’opposition fut bien davantage l’œuvre de l’Électeur de Hanovre que celle du roi d’Angleterre ; elle vint de ce prince étroit et mesquin qu’ennuyait Shakespeare et qu’inspirait plus ou moins Haendel. Ce qui resserra vraiment la malheureuse union de l’Angleterre et de l’Allemagne fut la première et la seconde alliance avec la Prusse, la première par laquelle nous empêchâmes la tradition desséchante de Frédéric le Grand d’être rompue par la guerre de Sept Ans, la seconde par laquelle nous l’empêchâmes d’être rompue par la Révolution française et par Napoléon. Par la première nous aidâmes la Prusse à s’échapper comme un jeune brigand, par la seconde nous aidâmes le brigand à se donner le rôle d’un magistrat respectable. Ayant aidé son illégalité, nous défendîmes sa légitimité. Nous aidâmes à donner au prince de Bourbon sa couronne, bien que nos alliés les Prussiens (fidèles à leurs joyeuses façons) essayèrent d’en dérober quelques joyaux avant qu’il la reprenne. Pendant toute cette période, si importante en histoire, on doit dire que l’on s’est reposé sur nous pour appuyer des lois non révisées et le gouvernement de sujets récalcitrants. Il y a, pour ainsi dire, un vilain écho même au nom de Nelson dans le nom de Naples. Mais quoi qu’on puisse dire de la cause, le travail que nous y avons fait avec l’acier et avec l’or fut si habile et si énergique qu’un Anglais peut encore en être fier. Nous n’aurons jamais accompli, une tâche plus grande que celle par laquelle nous avons, en un sens, sauvé l’Allemagne, sauf celle par laquelle, cent ans après, nous devons, en un sens, la détruire.

L’histoire tend à être une façade d’un pittoresque effacé pour beaucoup de ceux qui ne l’ont pas étudiée spécialement : une toile de fond plus ou moins monochrome pour le drame de leur propre temps, À ceux-là il peut bien sembler qu’il importe peu que nous ayons été d’un côté ou de l’autre dans une bataille dont les acteurs sont surannés ; Bonaparte et Blücher ont tous deux de vieux bicornes, rois français et régicides français ne sont pas seulement des morts, mais des étrangers qui sont morts ; l’ensemble est une tapisserie aussi décorative et aussi arbitraire que les guerres des Roses. Mais il n’en fut pas ainsi : nous luttions pour quelque chose de réel quand nous avons lutté pour l’ancien monde contre le nouveau. Si nous voulons savoir douloureusement et avec précision ce que c’était, nous devons ouvrir une porte ancienne et scellée et très terrible, sur une scène qui s’appelait l’Irlande mais qui alors aurait bien pu s’appeler l’enfer.

Ayant choisi notre rôle et fait la guerre au monde nouveau, nous fûmes bientôt à même de comprendre ce qu’impliquait un tel infanticide spirituel et nous fûmes commis à une sorte de massacre des Innocents. En Irlande le jeune monde était représenté par de jeunes hommes qui partageaient le rêve démocratique du continent et étaient résolus à déjouer le complot de Pitt fabriquant une énorme machine de corruption pour absorber l’Irlande dans le plan antijacobin de l’Angleterre. Il y avait là toutes les coïncidences qui pouvaient faire sentir aux chefs britanniques qu’ils n’étaient que des abbés d’injustice. Guindé mais conscient de sa force, Pitt est resté debout, incongrûment, avec une bourse en main tandis que ses rivaux plus mâles étendaient leurs mains pour saisir l’épée, le seul recours possible de l’homme qu’on ne peut acheter et qui refuse de se vendre. Une rébellion éclata qui fut réprimée et le gouvernement qui la réprima était dix fois plus dans l’illégalité que les rebelles. Le destin pour une fois sembla choisir une situation en noir et blanc comme une allégorie, une tragédie d’effrayantes platitudes. Les héros étaient réellement des héros et les scélérats n’étaient rien que des scélérats. L’habituelle complexité de la vie où les braves gens font le mal par erreur et les méchants le bien par accident parut suspendue pour nous comme pour un jugement. Nous eûmes à faire des choses qui non seulement étaient viles mais que l’on sentait viles. Nous eûmes à détruire des hommes qui non seulement étaient nobles mais avaient l’air noble. C’étaient des hommes comme Wolfe Tone, un homme d’État de grand style auquel il ne fut pas permis de trouver un État, et, Robert Emmet, amoureux de son pays et d’une femme et dont l’aspect avait quelque chose de la grâce d’aigle du jeune Napoléon. Mais il fut plus heureux que le jeune Napoléon car il était resté jeune. Il fut pendu mais pas avant d’avoir prononcé une de ces phrases qui sont les pivots de l’histoire. Il se fit une épitaphe de son refus d’une épitaphe et ce geste a suspendu sa tombe dans le ciel comme le cercueil de Mahomet. Contre de tels Irlandais nous ne pourrions produire que Castlereagh, un des rares hommes dans les récits humains qui semblent avoir été rendus fameux uniquement pour qu’ils soient infâmes. Celui-ci vendit son pays, il opprima le nôtre ; pour le reste il mélangea ses métaphores et chargea deux nations séparées et sensibles de cette affaire qu’on appela l’Union. Il ne peut s’agir ici d’équilibrer ses sympathies comme entre Brutus et César, Cromwell et Charles Ier ; personne ne supposera qu’Emmet ait pu agir pour un gain de ce monde ou que Castlereagh ait agi pour autre chose. Même les ressemblances incidentes entre les deux partis ne servirent qu’à rendre plus aigu le contraste et la complète supériorité des nationalistes. Ainsi, Castlereagh et Lord Edward Fitz-Gerald étaient tous deux aristocrates. Mais Castlereagh était le gentilhomme corrompu à la cour, Fitz-Gerald le gentilhomme généreux vivant dans ses terres ; un peu du sang de celui-ci avec une part de son esprit vint jusqu’à ce grand gentilhomme qui, au milieu de l’immoralisme nauséeux de notre politique moderne, rendit cette terre aux paysans irlandais. Ainsi, tous les aristocrates du dix-huitième siècle (comme les aristocrates presque partout) se tinrent à l’écart du mysticisme populaire et des autels du pauvre ; ils étaient théoriquement protestants mais pratiquement païens. Mais Tone fut le type de païen qui, comme Gallien, refuse d’être un persécuteur. Pitt fut le type du païen qui consent à persécuter et sa place est avec Pilate. Ce fut un indifférent intolérant, prêt à affranchir les papistes mais plutôt prêt à les massacrer. Ainsi, une fois de plus, les deux païens, Tone et Castlereagh, trouvèrent une fin païenne dans le suicide. Mais les circonstances furent telles que n’importe quel homme de n’importe quel parti sentit que Tone était mort comme Caton, et Castlereagh comme Judas.

La marche de la politique de Pitt continua et l’abîme entre la lumière et les ténèbres s’approfondit. L’ordre fut rétabli et partout où l’ordre s’étendit, s’étendit l’anarchie la plus terrible qu’ait jamais vue le soleil. La torture sortit des cryptes de l’Inquisition et se montra au plein soleil des rues et des champs. Un curé de village fut tué par d’innombrables coups de fouet et son cadavre jeté au feu avec d’effroyables railleries sur un rôti de prêtre. L’enlèvement devint un mode de gouvernement. Le viol des vierges devint un ordre permanent de police. Marqué encore du même terrible symbolisme, l’œuvre du gouvernement anglais et des colons anglais sembla se résoudre en atrocités bestiales contre les femmes et les filles d’une race distinguée pour une pureté rare et détachée et d’une religion qui fait de l’Innocence la Mère de Dieu. Daris ses aspects corporels, cela devint comme une guerre de démons contre des anges ; on eût dit que l’Angleterre ne pouvait produire que des bourreaux, l’Irlande rien que des martyrs. Telle fut une part du prix payé par le corps irlandais et l’âme anglaise pour le privilège de panser un Prussien du coup de sabre d’Iéna.

Mais l’Allemagne ne fut pas seulement présente en esprit ; l’Allemagne fut présente en chair. Sans aucun désir de rabaisser les exploits des Anglais ou des Orangistes, je puis dire sûrement que les plus belles touches furent ajoutées au tableau par des soldats élevés dans une tradition héritée des horreurs de la guerre de Trente ans et de ce que la vieille ballade nommait « les cruelles guerres de la Grande Allemagne ». Un Irlandais que je connais, dont le frère est soldat, et qui a des parents dans de nombreux postes distingués de l’armée britannique, m’a dit que dans son enfance, la légende (ou mieux la vérité) de 98 était si effroyablement vivante que sa mère ne voulait pas que l’on prononçât chez elle le mot « soldat ». Partout où nous trouvons ainsi la tradition vivante, nous trouvons que le haïssable soldat signifie spécialement le soldat allemand. Quand l’Irlandais dit, comme certains d’entre eux le disent, que le mercenaire allemand était pire que l’Orangiste, il en dit autant que peut articuler une bouche humaine. Au-delà, il n’y a rien que la malédiction de Dieu qui sera formulée dans une langue inconnue.

L’usage de se servir de soldats allemands, même par régiments entiers, pour composer l’armée anglaise, nous vint avec nos princes allemands et reparut en beaucoup d’occasions importantes au cours de notre histoire du dix-huitième siècle. Il y avait probablement de ces soldats parmi ceux qui campèrent triomphalement sur Drumossie Moor et aussi (ce qui est une pensée plus réconfortante) parmi ceux qui s’enfuirent avec une grande rapidité à Prestonpans. Quand cet Allemand très typique, Georges III, étroit, sérieux, d’une nature bornée et grossier dans son domestique même, se querellait avec tout ce qui était vivant non seulement dans la démocratie d’Amérique mais dans l’aristocratie d’Angleterre, des troupes allemandes étaient très désignées pour être ses ambassadeurs au-delà de l’Atlantique. En formations bien exercées, ils suivirent Burgoyne dans cette marche en pays boisé qui échoua à Saratoga, et leurs visages de bois virent notre chute. Leur présence avait depuis longtemps produit ses effets de plusieurs manières. L’une d’elles eut le résultat assez curieux d’aider l’Angleterre à être moins militariste et, en particulier, à être plus mercantile. On se mit à sentir, faiblement bien entendu et jamais consciemment, que combattre était une chose que des étrangers devaient faire. C’est ce qui vaguement accrut le prestige des Allemands, peuple militaire, au détriment des Français que notre vanité avait intérêt à déprécier. Le simple mélange de leurs uniformes avec les nôtres faisait comme le décor d’une solennité pompeuse où il semblait de plus en plus naturel que les potentats anglais et allemands se traitent courtoisement de cousins et, dans un certain sens, vivent l’un chez l’autre. Ainsi, en 1908, l’empereur allemand était déjà considéré par les politiciens anglais comme bien près d’être une menace, tandis que le peuple anglais ne le tenait guère que pour un fou. Et cependant il ne parut en rien étonnant ou dangereux qu’Édouard VII revêtît à l’occasion un uniforme prussien. Édouard VII était un ami de la France et travaillait pour l’alliance française. Mais son apparition avec le pantalon rouge d’un soldat français aurait frappé bien des gens comme spectacle comique, aussi comique que s’il s’était habillé en Chinois.

Or les mercenaires ou alliés allemands avaient un autre caractère qui encouragea (par ce même courant de fâcheuses coïncidences que nous indiquons dans ce livre) tout ce qu’il y avait de pire dans le conservatisme et l’inégalité anglaise en même temps qu’il décourageait ce qu’il pouvait y avoir de meilleur. Il est vrai que l’Anglais idéal avait beaucoup trop d’un squire mais il est juste d’ajouter que le squire idéal était un bon squire. Le meilleur que j’aie connu dans la fiction est le duc Thésée du Songe d’une nuit d’été, bon pour son peuple et fier de ses chiens et qui serait un être humain parfait s’il n’était juste un peu enclin à être bon pour les deux de la même façon. Mais une telle bonne nature, naturelle et même païenne, s’harmonise à la chaude humidité des bois et aux confortables nuages de l’Angleterre du Sud ; elle n’a jamais eu aucune place parmi les squires rudes et économes des plaines de la Prusse orientale, la terre du vent d’est. Ceux-ci étaient aussi revêches qu’orgueilleux et tout ce qu’ils ont créé, mais en particulier leur armée, ne trouva de cohésion que par brutalité pure. La discipline fut assez cruelle dans toutes les armées du dix-huitième siècle, créées longtemps après le déclin de toute foi ou de toute espérance pouvant lier entre eux les hommes. Mais l’État qui était le premier en Allemagne fut le premier en férocité. Frédéric le Grand eut à interdire à ses admirateurs anglais de suivre ses régiments durant la campagne, de peur qu’ils ne découvrent que le plus éclairé des rois n’avait exclu la torture de la loi que pour l’imposer sans loi. Cette influence, comme nous l’avons vu, laissa sur l’Irlande une terrible marque qui ne s’effacera jamais. La domination anglaise en Irlande avait d’abord été mauvaise, mais dans la lumière grandissante du siècle révolutionnaire, je doute qu’elle aurait persévéré dans sa méchanceté si nous n’avions pas pris un parti qui nous força à flatter la tyrannie barbare en Europe. Nous aurions à peine vu un cauchemar tel que l’anglicisation de l’Irlande si nous n’avions déjà vu la germanisation de l’Angleterre. Mais même en Angleterre elle ne fut pas sans effet et l’un de ces effets fut de susciter un homme qui est, peut-être, le meilleur témoin anglais de l’influence sur l’Angleterre de cette période de l’alliance avec l’Allemagne. Je parlerai de cet homme dans le chapitre qui suit.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

L’ANGLETERRE PERDUE

 

 

Pour un patriote anglais, dire la vérité au sujet de l’Irlande n’est pas très agréable mais c’est très patriotique. C’est la vérité et rien que la vérité que je n’ai fait qu’effleurer dans le dernier chapitre. Plusieurs fois, et spécialement au début de cette guerre, nous avons failli connaître la ruine parce que nous avons négligé cette vérité et insisté pour traiter nos crimes de 1798 et des années qui suivirent comme des choses très lointaines, tandis que dans le sentiment irlandais, et en réalité, ces crimes sont très proches. Un repentir aussi distant n’est pas du tout approprié et ne saurait l’être. Ce peut être une bonne chose d’oublier et de pardonner, mais c’est vraiment une ruse trop facile d’oublier et d’être pardonné.

La vérité sur l’Irlande est simplement celle-ci : les relations entre l’Angleterre et l’Irlande sont celles existant entre deux hommes qui ont à voyager ensemble et dont l’un a essayé de poignarder l’autre à la dernière étape ou de l’empoisonner à la dernière auberge. La conversation pourra être courtoise, mais elle sera quelquefois forcée. Le sujet de l’attentat meurtrier, ses exemples dans l’histoire et dans la fiction peuvent être avec tact évités dans les boutades, mais ils seront quelquefois présents dans les pensées. Des silences, non exempts de gêne, tomberont de temps en temps.

La personne à demi assassinée peut même penser qu’un nouvel assaut est peu probable, mais c’est demander beaucoup trop, peut-être, que d’attendre qu’elle trouve impossible de l’imaginer. Et si même, grâce à Dieu, le compagnon prédominant est réellement affligé de sa dernière façon de prédominer et le prouve d’une manière évidente, par exemple en sauvant l’autre des voleurs à son grand risque personnel, la victime peut encore être incapable de réprimer un étonnement psychologique abstrait et de se demander à quel moment son compagnon vit se modifier ainsi son mode de sentir. Or ceci n’est pas le moins du monde une parabole exagérée de la position de l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande, non seulement en 98, mais bien avant, lors de la trahison qui rompit le traité de Limerick et, bien plus tard, par la Grande Famine et tout ce qui suivit. La conduite de l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande après la rébellion fut tout simplement la conduite d’un homme qui en prend un autre au piège, le lie et froidement le découpe ensuite avec son couteau. La conduite de l’Angleterre pendant la famine fut tout simplement celle qu’aurait eue le premier voyageur si celui-ci avait voulu égayer les derniers moments du second en lui faisant remarquer sur un ton de causerie les chances très pleines d’espoir qu’il avait de mourir au bout de son sang. Le premier Ministre anglais refusa publiquement d’arrêter la famine en se servant de bateaux anglais. Le premier Ministre anglais étendit positivement les ravages de la famine en obligeant les populations à demi mortes de faim à payer pour les mourantes. Le verdict d’un jury de coroner sur un pauvre diable mort d’inanition fut celui de « meurtre volontaire par Lord John Russel », et ce verdict fut non seulement celui de l’opinion publique irlandaise mais celui de l’histoire. Or il y eut des hommes occupant des positions influentes en Angleterre qui ne se contentèrent pas d’approuver publiquement l’acte mais approuvèrent publiquement le motif. Le Times, qui jouissait alors d’une autorité et d’une respectabilité nationales donnant à ses paroles un poids inconnu dans le journalisme moderne, exulta ouvertement à la perspective d’un Âge d’or où le natif Irlandais serait « aussi rare sur les bords du Liffy qu’un Peau-Rouge sur les bords du Manhattan ». Il semble suffisamment fou qu’une telle chose ait été dite par un Européen d’un autre Européen ou même d’un Peau-Rouge, si les Peaux-Rouges avaient alors ou depuis occupé quelque chose comme la place des Irlandais ; s’il devait exister un Lord Chief Justice peau-rouge et un Commandant en chef peau-rouge, si le parti peau-rouge au Congrès, contenant des orateurs de premier ordre et des romanciers à la mode, avait pu faire et défaite des Présidents, si la moitié des meilleures troupes du pays étaient exercées au tomahawk et si la moitié des meilleurs journalistes de la capitale écrivait en hiéroglyphes ; si, plus tard, par consentement général, le chef connu comme « le Pin dans le crépuscule » était le meilleur poète vivant ou « le chef Renard rouge maigre » le plus habile dramaturge vivant. Si cela était réalisé, il est probable que la critique anglaise ne dirait rien de méprisant des Peaux-Rouges ou serait certainement fâchée de l’avoir dît. Mais l’aveu extraordinaire marque ce qu’il y avait de plus particulier dans la situation. Ceci n’a-t-il pas été un cas ordinaire de mauvais gouvernement. Ce n’est pas simplement parce que les institutions érigées par nous étaient indéfendables, bien que leur marque curieuse est qu’elles étaient littéralement indéfendables, du Wood’s Half’ pence à l’Irish Church Establishment. Il ne peut y avoir davantage d’excuse pour la méthode employée par Pitt que pour celle employée par Pigott. La contrainte ne fut pas imposée pour que les gens puissent vivre tranquillement mais pour qu’ils puissent mourir tranquillement. Nous prenons donc l’attitude innocente d’un hibou devant notre péché, et discutons pour savoir si les Irlandais pouvaient vraisemblablement réussir à sauver l’Irlande. Bien entendu, nous n’avons pas manqué de sauver l’Irlande. Nous avons simplement manqué de la détruire.

Il n’est pas possible d’infirmer ce jugement ou d’en enlever un seul chef d’accusation. N’y a-t-il donc rien d’aucune sorte à dire pour l’Anglais dans cette affaire ? Il y a une chose à dire, bien que l’Anglais ne l’ait jamais dite. L’Irlandais non plus ne l’a jamais dite, bien que ce soit dans un sens une faiblesse aussi bien qu’une défense. On penserait que les Irlandais avaient raison de dire tout ce qui pouvait être dit contre la classe régnante anglaise, mais ils ne l’ont pas dit ; en vérité ils ont à peine découvert une chose tout à fait simple – puisqu’elle a trait au gouvernement de l’Angleterre. Ils ont raison en demandant que l’Irlandais ait un mot à dire dans le gouvernement anglais, mais ils ont tout à fait tort de supposer que l’Anglais a quelque mot particulier à dire dans le gouvernement anglais. Et je crois sérieusement que je ne suis abusé par aucun préjugé national quand je dis que l’Anglais ordinaire serait tout à fait incapable des cruautés qui furent commises en son nom. Mais le plus important de tout, c’est le fait historique qu’il y eut une autre Angleterre, une Angleterre composée d’Anglais ordinaires, qui non seulement auraient certainement fait mieux mais positivement firent pour cela de considérables efforts. Si quelqu’un demande la preuve, la réponse est que la preuve a été détruite ou du moins délibérément boycottée : mais on peut la trouver dans les coins démodés de la littérature et ; quand on la trouve, elle est définitive. Si quelqu’un réclame les grands hommes de cette Angleterre démocratique en puissance, la réponse est que les grands hommes sont étiquetés petits hommes ou n’ont pas d’étiquettes du tout, qu’ils ont été avec succès rapetissés à mesure que l’émancipation dont ils rêvèrent dépérit. Le plus grand d’entre eux est maintenant un peu plus qu’un nom ; il est critiqué pour être déprécié et non pour être compris, mais il représenta toute cette Englishry plus libérale et fut énormément populaire parce qu’il la représenta. En le prenant comme type nous pouvons résumer brièvement tout ce récit oublié. Et, même quand je commence à le dire, je me trouve en présence du mal omniprésent qui est le sujet de ce livre. C’est un fail, et je pense que ce n’est pas une coïncidence, qu’en me tenant pour un moment là où cet Anglais se tint, je me retrouve face à face avec le soldat allemand.

Le fils d’un petit fermier de Surrey, respectable tory et ecclésiastique, osa plaider contre certaines cruautés extraordinaires infligées à des Anglais, dont les mains avaient été liées, par les cravaches de supérieurs allemands paradant alors sur les plaines anglaises avec leurs raides uniformes étrangers et leur sanguinaire discipline étrangère. Dans leur pays de tels tourments étaient, bien entendu, les seuls moyens monotones de pousser les hommes à périr dans les mortes querelles dynastiques du Nord, mais au pauvre Will Cobbett dans son île provinciale, ne connaissant que peu de chose hors des basses collines et des haies autour de la petite église où il gît maintenant enterré, l’incident sembla bizarre, bien plus, déplaisant. Il savait, évidemment, qu’il y avait alors le fouet aussi dans l’armée anglaise, mais la manière allemande était notoirement sévère et avait quelque chose d’un goût acquis. Ajoutons qu’il avait toutes sortes de bons vieux préjugés sur les Anglais punis par des Anglais et des notions de cette sorte. Il protesta, non seulement en paroles mais positivement en imprimé. Il fut bientôt mis à même de connaître le péril de s’immiscer dans la haute politique des militaristes de la Haute Allemagne. Les beaux sentiments des mercenaires étrangers furent apaisés par Cobbett jeté à Newgate pour deux ans et réduit à la mendicité par une amende de ₤ 1.000. Ce léger incident est une petite peinture transparente de la Sainte-Alliance, de ce qui était réellement signifié par un pays, jadis à demi libéralisé, prenant en mains la cause des rois étrangers. Ceci, et non « la rencontre de Wellington et de Blücher » devrait être gravé comme la grande scène de la guerre. Des Fenians trop zélés apprendraient ainsi que les mercenaires teutons ne se bornèrent pas uniquement à torturer des Irlandais. Ils étaient également prêts à torturer des Anglais, car des mercenaires sont ordinairement sans préjugés. Aux yeux de Cobbett nous souffrions des alliés exactement comme nous aurions souffert d’envahisseurs. Boney était un épouvantail mais l’Allemand était un cauchemar, une chose qui pesait réellement sur notre tête. En Irlande, l’Alliance signifiait la ruine de toute et de chaque chose irlandaise, depuis la croyance de saint Patrick jusqu’à la couleur verte. Mais en Angleterre aussi elle signifia la ruine de toute et de chaque chose anglaise, depuis l’Acte de l’Habeas corpus jusqu’à Cobbett.

 Après cette affaire de flagellation, il mania sa plume comme une verge jusqu’à sa mort. Ce terrible pamphlétaire fut un de ces hommes qui existent pour démontrer ce qui distingue une biographie d’une vie. Ses biographes vous apprendront qu’il fut un radical ayant été jadis un tory. De sa vie, s’il y en avait une, vous apprendriez qu’il fut toujours un radical parce qu’il fut toujours un tory. Peu d’hommes changèrent moins : ce fut autour de lui que des politiciens comme Pitt trébuchèrent et changèrent comme des fakirs dansant autour d’un roc sacré. Son secret est enterré avec lui, et c’est qu’il se souciait réellement des Anglais. Il était conservateur parce qu’il avait souci de leur passé et libéral parce qu’il se souciait de leur avenir. Mais il était beaucoup plus que cela. Il avait deux formes de virilité morale très rares de notre temps : il était prêt à déraciner d’anciens succès et prêt à défier le destin en marche. Burke dit que peu sont partisans d’une tyrannie morte ; il aurait pu ajouter que moins nombreux encore sont les critiques d’une tyrannie qui demeure. Burke ne fut certainement pas l’un d’eux. Tout en s’exaltant jusqu’à la folie contre la Révolution française qui ne détruisit que très incidemment la propriété du riche, il ne critiqua jamais (pour lui être juste, peut-être ne la vit-il jamais) la Révolution anglaise qui commença par le sac des couvents et finit par renforcer d’autres clôtures, une révolution qui impétueusement et systématiquement détruisit la propriété du pauvre. Tout en plaçant rhétoriquement l’Anglais dans un château, il ne lui accorda politiquement qu’un logis vulgaire. Cobbett, un penseur ayant beaucoup plus le sens de l’histoire, vit le début du capitalisme dans le pillage Tudor et le déplora ; il vit le triomphe du capitalisme dans les villes industrielles et le défia. Le paradoxe qu’il soutenait se réduisait en réalité à cette assertion que Westminster Abbey est plus national que Welbeck Abbey. Le même paradoxe l’aurait conduit à prétendre qu’un homme du Warwickshire a plus de raison d’être fier de Stratford sur Avon que de Birmingham. Il n’aurait pas plus songé à chercher l’Angleterre à Birmingham qu’à chercher l’Irlande à Belfast.

Le prestige de l’excellent style littéraire de Cobbett a survécu à la persécution de ses opinions également excellentes. Mais ce style aussi est déprécié par la perte de la vraie tradition anglaise. Des écoles plus circonspectes ont commis cette méprise d’oublier que le génie même de la langue anglaise tend non seulement à la vigueur mais spécialement à la violence. Et comme la langue de Cobbett en apparence folle est très littéraire, ce qu’elle signifie et qui semble aussi fou est très historique. Les modernes ne le comprennent pas parce qu’ils ne comprennent pas la différence entre l’exagération d’une vérité et celle d’un mensonge. Il exagérait mais ce qu’il savait, non ce qu’il ne savait pas. Il n’apparaît paradoxal que parce qu’il soutient la tradition contre la mode. Un paradoxe est une chose fantastique qui n’est dite qu’une fois : une mode est une chose plus fantastique qui se répète assez de fois pour s’imposer. J’en pourrais donner des exemples sans nombre dans le cas de Cobbett ; un seul suffira. Quiconque se trouve au beau milieu du chemin de la fureur de Cobbett éprouve parfois quelque chose qui ressemble à un choc physique. Pas un de ceux qui ont lu l’Histoire de la Réforme n’oubliera jamais le passage (j’ai oublié la phrase exacte) dans lequel il dit que le seul fait de penser à un homme tel que Cranmer donne le vertige et fait, pour un instant, douter de la bonté de Dieu, mais que la paix et la foi refluent dans l’âme quand nous nous souvenons qu’on l’a brûlé vif. Voilà une chose extravagante. Cela vous coupe la respiration et c’était son but. Mais ce que je veux faire remarquer, c’est qu’une opinion beaucoup plus extravagante sur Cranmer fut, au temps de Cobbett, celle que l’on avait de Cranmer, que l’on tenait non comme une image éphémère mais comme un monument historique immuable. Des milliers de ministres et d’hommes de plume ont respectueusement placé Cranmer parmi les saints et les martyrs et il existe beaucoup de gens respectables qui le feraient encore. Ceci n’est pas une vérité exagérée mais un mensonge établi. Cranmer n’était pas le monstre d’abjection que dépeint Cobbett, mais il était abject. Or il n’est nullement question de savoir s’il était moins saint qu’on ne le croyait dans les presbytères. Ce qui est vrai, c’est qu’il n’était pas du tout un saint et qu’il n’avait même rien d’attrayant comme pécheur. Il n’est pas plus un martyr pour avoir été brûlé que ne l’est Crippen pour avoir été pendu.

Cobbett fut vaincu parce que le peuple anglais le fut. Après les émeutes brisant les formes, les hommes, en tant qu’hommes, furent battus et les machines en tant que machines les battirent. Peterloo fut autant la défaite de l’Anglais que Waterloo le fut du Français. L’Irlande n’eut pas le Home Rule parce que l’Angleterre ne l’eut pas. Cobbett n’aurait pas incorporé de force l’Irlande et surtout pas son cadavre. Mais avant sa défaite, Cobbett eut une suite énorme ; son Registre fut ce que les romans en série de Dickens devaient être plus tard. Dickens, soit dit en passant, hérita du même instinct pour la diction abrupte. Il fut plus étroit que Cobbett, non par sa faute, mais parce que à l’époque du triomphe de Scrooge et Gradgrind, l’anneau qui nous rattache à notre passé chrétien a été perdu, sauf dans le simple sujet de Christmas que Dickens sauva romantiquement, bien qu’il s’en fallût d’un cheveu. Cobbett était un yeoman, c’est-à-dire un homme libre et exploitant un petit domaine. Du temps de Dickens, les yeomen semblaient aussi surannés que des archers. Cobbett était moyen âge, c’est-à-dire qu’il était presque en tout l’opposé de ce que le mot signifie aujourd’hui. Il était aussi égalitaire que saint François et aussi indépendant que Robin Hood. Comme cet autre yeoman de la ballade, il portait en main un arc puissant ; ce que ses ennemis auraient appelé un arc long, mais bien qu’il ait parfois dépassé le but de vérité, jamais il ne frappa en dehors comme Froude. Son récit de ce seizième siècle dans lequel finit la civilisation médiévale n’est ni plus ni moins pittoresque que celui de Froude : la différence est dans le lourd détail de vérité. Cette crise ne fut pas la fondation d’une forte monarchie Tudor, car la monarchie périt presque immédiatement ; elle fut la fondation d’une forte classe tenant tout le capital et la terre puisqu’elle les détient encore aujourd’hui. Cobbett n’aurait rien demandé de mieux que de bander son arc au cri de « Saint George for merry England », car bien qu’il visât l’autre côté, le plus laid, de la médaille de Waterloo, il était patriote et ses avertissements étaient plutôt contre Blücher que contre Wellington. Mais si nous prenons ce vieux cri de guerre comme son dernier mot (et il l’aurait accepté), nous devons noter comment chaque terme de ce cri s’écarte de ce que les modernes ploutocrates nomment ou progrès ou empire. Il comporte l’invocation des saints, la forme la plus populaire et la plus interdite du médiévalisme. L’impérialiste moderne ne pense pas plus à saint George en Angleterre qu’il ne pense à saint Jean dans Saint John’s Wood. C’est nationaliste au sens le plus étroit et personne ne connaît la beauté et la simplicité du moyen âge s’il n’a pas vu la Croix de saint George toute seule et remarqué combien c’est un pavillon plus beau que l’Union Jack. Et le mot merry (joyeux) témoigne d’une Angleterre fameuse pour sa musique et sa danse avant la venue des puritains, et dont les dernières traces ont été effacées par une discipline sociale tout à fait inanglaise. Ce n’est pas pendant deux ans  mais pendant dix décades que Cobbett a été en prison et son ennemi, l’étranger « réaliste », a marché en plein soleil, magnifique, comme un modèle pour les hommes. Je ne pense pas que les Prussiens eux-mêmes se soient jamais vantés d’une Merry Prussia.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

HAMLET ET LES DANOIS

 

 

Dans une œuvre littéraire classique et parfaite, une des meilleures qui nous vint jamais d’Allemagne – je ne parle pas de Faust mais des Contes de Grimm – se lit la merveilleuse histoire d’un petit garçon qui passa par un grand nombre d’expériences sans apprendre à frissonner.

Au cours d’une de ces expériences, je m’en souviens, comme il se tenait assis près du feu, deux jambes vivantes tombèrent de la cheminée et se mirent à marcher toutes seules dans la chambre. Puis le reste du corps tomba pour aller retrouver les jambes. Or cela est d’un grand charme et plein de la meilleure intimité allemande. Cela suggère vraiment quelles aventures extravagantes peut connaître un voyageur en restant chez lui. Mais cela explique aussi de diverses façons comment cette grande influence allemande sur l’Angleterre, qui est le sujet de ces essais, commença par de bonnes choses et graduellement tourna au mal. Ce fut d’abord une influence littéraire, dans les sombres récits d’Hoffmann, le conte de « Sintram » et d’autres ; la réapparition du sombre décor de forêt derrière nos villes européennes. Cette ancienne ténèbre allemande fut plus vivante que la nouvelle lumière allemande. Les démons d’Allemagne valaient beaucoup mieux que ses anges. Regardez les peintures teutoniques des Trois chasseurs et observez que le méchant fait à sa manière un bon effet tandis que le bon est faible de tolite manière, une sorte de femme sans sexe avec un visage banal comme une cuiller à thé. Mais il y a plus dans ces premiers contes des forêts, dans ces horreurs familières. Aux premières étapes ils ont, à dose exacte, ce sel de salut qui fait que le garçon ne tremble pas. Ils sont terribles pour qu’il soit sans crainte. Aussi longtemps que cette limite est maintenue, le barbare pays des songes reste tolérable : et bien que certains comme Coleridge et De Quincey y mêlent des choses pires (telles que l’opium), ils en gardent en somme le principe romantique.

Or le désavantage d’une forêt, c’est qu’on peut y perdre sa route. Et le danger n’est pas que nous puissions y rencontrer des démons mais que nous puissions les adorer. En d’autres mots, le danger est toujours associé, par l’instinct du folklore, avec les forêts ; c’est l’enchantement ou la perte définitive de soi-même dans quelque captivité hors nature ou quelque asservissement spirituel. Et dans l’évolution du germanisme, de Hoffmann à Hauptmann, nous voyons grandir cette tendance à prendre l’horreur au sérieux, ce qui est le diabolisme. L’Allemand commence par éprouver une superstitieuse sympathie abstraite pour la force et la crainte qu’il décrit comme distinctes de leur objet. Puis il ne sympathise plus avec l’enfant contre le goblin mais plutôt avec le goblin contre l’enfant. Alors survient, comme toujours avec l’idolâtrie, un sérieux sans humanité ; les hommes de la forêt érigent déjà sur une montagne le trône vide du Surhomme. Or c’est à ce point même que moi, par exemple, et beaucoup de ceux qui aiment la vérité aussi bien que les contes, nous commençons à ne plus nous intéresser. Je suis tout disposé à « sortir dans le monde pour y chercher fortune », mais je ne demande pas à la trouver – et la trouver, c’est seulement être enchaîné pour toujours parmi les formes glacées de la Sieges Allees. Je ne veux pas être un idolâtre, encore moins une idole. Je suis tout prêt à partir pour le pays des fées mais je veux en revenir. C’est-à-dire que j’admirerai mais que je ne serai pas magnétisé, que ce soit par le mysticisme ou le militarisme. Je suis pour la fantaisie allemande mais je résisterai au sérieux allemand jusqu’à ma mort. J’aime les Contes de Grimm mais s’il existait quelque chose qui s’appelle la loi de Grimm, je l’enfreindrais si je la connaissais. J’’aime voir les jambes des Prussiens (dans leurs belles bottes) si elles tombent de la cheminée et se promènent dans ma chambre. Mais si le Prussien se procure une tête et se met à parler, je commence à périr d’ennui.

Les Allemands ne peuvent réellement pas être profonds parce qu’ils ne consentent pas à être superficiels. Ils sont ensorcelés par l’Art et le regardent d’un œil fixe et ne peuvent voir autour. Ils ne croiront pas que l’Art est une chose légère et frêle... une plume, comme tombée d’une aile angélique. Seule la fange est au fond d’un étang, le ciel est à la surface. C’est ce que nous voyons dans ce procédé très typique : la germanisation de Shakespeare. Je ne me plains pas que les Allemands oublient que Shakespeare était anglais. Je me plains de ce qu’ils oublient que Shakespeare était un homme, qu’il eut des humeurs, qu’il se trompa et, par-dessus tout, qu’il sut que son art était un art, et non un attribut divin. Voilà ce qu’il en est chez les Allemands, ils ne peuvent pas « sonner le glas de la fantaisie » ; leurs glas sont sans gaieté. La phrase d’Hamlet, « présenter le miroir à la nature », est toujours citée par ces critiques graves et signifie pour eux que l’art n’est rien s’il n’est pas réaliste. Mais cela signifie que réellement (ou du moins son auteur l’a vraiment pensé) que l’Art n’est rien s’il n’est pas artificiel. Les réalistes, comme d’autres barbares, croient réellement au miroir et par conséquent le brisent. Aussi négligent-ils la phrase « pour ainsi dire » qui doit se lire dans chaque remarque de Shakespeare et, en particulier, d’Hamlet. Ce que j’entends par ajouter foi au miroir et le briser peut être établi par un exemple dont je me souviens. Un critique réaliste a cité des autorités allemandes pour établir que Hamlet souffrait d’une anomalie psycho-pathologique d’un genre particulier et qui, bien entendu, n’est mentionnée en aucun endroit de la pièce. Le critique était ensorcelé ; il pensait à Hamlet comme à un homme réel ayant derrière lui la profondeur d’un décor aux trois dimensions, ce qui n’existe pas dans un miroir. « Les meilleurs en ce genre ne sont que des ombres. » Jamais aucun commentateur allemand n’aura fait là-dessus une note adéquate. Néanmoins, Shakespeare était Anglais ; il ne fut jamais plus Anglais que dans ses bévues, mais il ne fut jamais plus heureux que dans la description des types de caractère vraiment anglais. Et s’il faut parler d’Hamlet, en dehors de ce qu’a dit de lui Shakespeare, je dirai qu’il était Anglais à l’excès. Il l’était autant qu’il était gentilhomme et il eut la très grave faiblesse de ces deux façons d’être. La grande faute anglaise, surtout au dix-neuvième siècle, a été le manque de décision, non seulement le manque de décision dans l’action, mais encore de cette décision, également essentielle, dans la pensée... que certains nomment le dogme. Et dans la politique du siècle dernier cet Hamlet anglais, nous le verrons, a joué un grand rôle ou plutôt a refusé de le jouer. Il y eut donc deux éléments dans l’influence allemande : une sorte d’aimable jeu avec la terreur et une reconnaissance solennelle du terrorisme. Le premier allait vers le pays des elfes et le second, si j’ose dire, vers la Prusse. Et par le symbolisme inconscient que toute cette histoire rend évident, il fut bientôt nécessaire de faire dramatiquement l’épreuve, par une enquête politique précise, pour savoir si ce que nous respections réellement était la fantaisie teutonique ou la peur teutonique.

La germanisation de l’Angleterre, sa transition et son point tournant, furent bien représentés par le génie de Carlyle. Le charme primitif de l’Allemagne a été le charme de l’enfant. Les Tentons ne furent jamais si grands que lorsqu’ils étaient enfantins dans leur art religieux et leur imagerie populaire ; le Christ Enfant est réellement un enfant, bien que le Christ soit à peine un homme. La forfanterie consciente de leur pédagogie est à moitié rachetée par la grâce inconsciente qui nomme une école non pas une pépinière de citoyens, mais simplement un jardin d’enfants. Tout le premier et le meilleur esprit de la forêt est l’enfance, son étonnement, son opiniâtreté, même sa peur encore innocente. Carlyle marque exactement le moment où l’enfant allemand devient l’enfant gâté. L’étonnement tourne au mysticisme pur et le pur mysticisme tourne toujours au pur immoralisme On n’aime plus la perversité mais on lui obéit. La peur devient une philosophie. La panique s’endurcit en pessimisme ou encore, ce qui est également déprimant, en optimisme.

Carlyle, l’écrivain anglais le plus influent de ce temps, démontre tout ceci par l’intervalle mental entre sa « Révolution française » et son « Frédéric le Grand », Dans les deux il fut germanique. Carlyle était réellement aussi sentimental que Goethe ; et Goethe était réellement aussi sentimental que Werther. Carlyle comprit tout de la Révolution française, sauf que c’était une révolution française. Il ne pouvait concevoir cette colère froide qui vient de l’amour d’une vérité insultée. Il lui semblait absurde qu’un homme meure ou tue pour la première proposition d’Euclide, puisse goûter un état égalitaire comme un triangle équilatéral ou défende le Pons asinorum comme Coclès défendit le pont du Tibre. Mais quiconque ne comprend pas cela ne comprend pas la Révolution française ni, pour cette raison, la révolution américaine. « Nous tenons ces vérités comme évidentes en soi » : tel fut le fanatisme du truisme. Mais bien que Carlyle n’ait pas eu un vrai respect pour la liberté, il eut une réelle vénération pour l’anarchie. Il admirait l’énergie élémentaire. La violence qui repoussa de la Révolution bien des hommes fut une chose qui l’y attira. Tandis qu’un whig comme Macaulay respectait les Girondins mais déplorait la Montagne, un tory comme Carlyle aima plutôt la Montagne et fit preuve d’un injuste mépris pour les Girondins. Cet appétit pour les forces amorphes appartient, bien entendu, aux forêts, à l’Allemagne. Quand Carlyle en fut là, il tomba sur lui une sorte d’enchantement qui est sa tragédie et celle de l’Angleterre et, dans un degré non minime, la tragédie allemande aussi. Le vrai roman des Teutons fut en grande partie un roman des Teutons du Sud avec leurs châteaux qui sont presque littéralement des châteaux aériens et leur fleuve bordé de vignes et dont le nom rime si naturellement à vin, Mais comme le roman de Carlyle était radicalement un roman de conquête, il eut à prouver que ce qui a conquis en Allemagne fut réellement plus poétique que n’importe quoi d’autre en Allemagne. Or, ce qui a conquis en Allemagne fut presque la plus prosaïque chose dont le monde se soit jamais fatigué. Il y a beaucoup plus de poésie à Brixton qu’à Berlin. Stella a dit que Swift pouvait écrire d’une manière charmante sur un manche à balai, et le pauvre Carlyle dut écrire romantiquement sur une baguette de fusil. Comparez-le à Heine qui eut aussi un goût détaché pour les grotesques mystiques de l’Allemagne, mais qui vit quel était leur ennemi et offrit de clouer l’aigle de Prusse ainsi qu’un vieux corbeau comme cible pour les archers du Rhin. L’essence prosaïque de la Prusse n’est pas prouvée par le fait qu’elle n’a pas produit de poètes, elle est prouvée par le fait plus mortel qu’elle en a produit. La vraie poésie de Frédéric le Grand, par exemple, ne fut pas même allemande ou barbare, mais simplement faible... et française. Ainsi Carlyle devint de plus en plus sombre à mesure que sa crise de mélancolie s’approfondit et devint une mélancolie prussienne, et il n’y a rien là d’étonnant. Sa philosophie avait produit ce résultat que le Prussien était le premier des Allemands et donc le premier des hommes, Il n’est pas étonnant qu’il nous ait regardés avec peu d’espoir.

Mais une épreuve plus forte venait pour Carlyle et l’Angleterre. La Prusse, piochant, poliçant, aussi matérialiste que la fange, continuait à se solidifier et à se renforcer après que la Russie invaincue et l’Angleterre invaincue l’eurent aidée alors qu’elle gisait prostrée sous Napoléon. Dans cet intervalle, les deux évènements les plus importants furent la résurrection nationale polonaise à laquelle la Russie semblait vouloir montrer quelque sympathie, mais la Prusse fut pour la coercition implacable, pour le refus positif par le roi de Prusse de la couronne d’une Allemagne unie simplement parce qu’elle était constitutionnellement offerte par une libre convention allemande. La Prusse ne voulait pas diriger les Allemands, elle voulait les conquérir. Et elle voulait conquérir d’autres peuples d’abord. Elle avait déjà trouvé sa personnification brutale bien qu’humoristique, dans Bismarck, et celui-ci commença avec un plan tout de brutalité, mais non sans humour, Il prit en main ou plutôt prétendit prendre en main le droit du prince d’Augustenberg à des duchés qui étaient une part tout à fait légale de la terre de Danemark. Pour soutenir ce petit prétendant, il enrôla deux grandes choses : le corps germanique nommé le Bund et l’Empire d’Autriche. Il est probablement inutile de dire qu’après qu’il eut saisi par pure violence prussienne les provinces disputées, il chassa à coup de pied le Prince d’Augustenberg, chassa le Bund allemand, et enfin chassa l’Empire autrichien lui aussi dans la campagne soudaine de Sadowa. C’était un bon époux et un bon père ; il ne peignait pas à l’aquarelle et c’est à de tels hommes qu’est le royaume des cieux.

Mais le symbolisme intense de l’incident fut celui-ci. Les Danois attendaient protection de l’Angleterre et s’il y avait eu quelque sincérité dans le côté idéal de notre Teutonisme, ils auraient dû l’avoir. Ils auraient dû l’avoir même des pédants de l’époque, qui parlaient d’infériorité latine et ne se lassaient jamais d’expliquer que la patrie de Richelieu ne pouvait pas gouverner et que la patrie de Napoléon ne pouvait pas combattre. Mais s’il était nécessaire pour quiconque devait être sauvé d’être un Teuton, les Danois étaient plus Teutons que les Prussiens. S’il est d’une importance vitale de descendre des Vikings, les Danois descendaient réellement des Vikings tandis que les Prussiens descendaient de sauvages métis slaves. Si le Protestantisme est un progrès, les Danois étaient protestants ; ils n’en ont pas moins obtenu un succès tout particulier et la richesse dans l’établissement de la petite propriété et de la culture intensive qui sont très communément l’orgueil des terres catholiques Ils eurent à un degré tout à fait saisissant ce qui était réclamé par les Allemagnes contre le révolutionnisme latin : liberté tranquille, prospérité tranquille, un amour simple des champs et de la mer. Bien plus, par cette coïncidence qui harcèle ce drame, les Anglais de cette époque victorienne ont trouvé leur plus fraîche impression de l’esprit du Nord, de l’esprit d’enfance et d’émerveillement dans les œuvres d’un Danois de génie dont les histoires et les esquisses furent populaires en Angleterre au point d’en devenir presque anglaises. Si bons que fussent les Contes de fées de Grimm, ils ont été recueillis et non créés par les Allemands modernes ; c’était un musée de choses plus vieilles qu’aucune nation, de cette époque sans date d’« Il était une fois ». Quand les romantiques anglais voulurent trouver l’esprit du conte populaire encore vivant, ils le trouvèrent dans le petit pays d’un de ces petits rois dont les contes populaires sont presque comiquement encombrés. Ils y trouvèrent ce que nous nommons un écrivain original qui était néanmoins une image des origines. Ils trouvèrent tout un pays de fées dans une seule tête et sous un chapeau du dix-neuvième siècle. Ceux des Anglais qui étaient alors enfants doivent à Hans Andersen plus qu’à aucun de leurs propres écrivains : cette émotion essentielle éducatrice qui sent que les choses domestiques ne sont pas stupides, ennuyeuses, mais plutôt fantastiques, ce sens de la féerie du meuble et le voyage et l’aventure de la cour de ferme. Sa manière de traiter les choses inanimées comme animées n’était pas une allégorie froide et gauche, c’était le vrai sens d’une muette divinité dans les choses qui sont. Par lui un enfant sentit que la chaise sur laquelle il était assis était quelque chose comme un cheval de bois. Par lui des enfants et la plus heureuse sorte d’hommes se sentirent couverts par un toit comme par les ailes repliées de quelque vaste poule domestique et sentaient les portes ordinaires comme de grandes bouches qui s’ouvraient pour souhaiter la bienvenue. Dans l’histoire du « Sapin » il transplanta en Angleterre un buisson vivant qui peut encore se fleurir de bougies. Et dans son conte du « Soldat d’étain » il prononça la vraie défense du militarisme romantique contre les impertinents qui l’interdiraient même comme un jeu pour la nursery. Il suggéra, dans la vraie tradition des contes populaires, que la dignité du combattant n’est pas dans sa grande taille, mais plutôt dans sa petitesse, dans sa rigide loyauté et son héroïque faiblesse aux mains des choses plus grandes et plus basses. Ces choses, hélas ! étaient une allégorie. Quand la Prusse, voyant ses crimes impunis, les transporta en France aussi bien qu’en Danemark, Carlyle et son école firent quelque effort pour justifier leur germanisme, en opposant ce qu’ils nommaient la piété et la simplicité de l’Allemagne à ce qu’ils appelaient le cynisme et la ribauderie de la France. Personne ne pourrait vraiment prétendre que Bismarck était plus pieux et plus simple que Hans Andersen et cependant les Carlyléens regardèrent en silence ou approbation quand l’innocent royaume joujou fut brisé comme un jouet. Ici encore il est énormément probable que l’Angleterre aurait frappé du bon côté si le peuple anglais avait été le gouvernement anglais. Parmi d’autres coïncidences, la princesse danoise qui a épousé l’héritier d’Angleterre fut tout à fait comme une princesse fée pour la foule anglaise. Le poète national l’a saluée comme une fille des rois de la mer et elle fut et vraiment est encore la figure royale la plus populaire en Angleterre. Mais quoi qu’ait pu dire notre peuple, nos politiciens étaient au niveau le plus lâche de la timidité et de la peur de la force où ils soient jamais tombés. Le soldat d’étain de l’armée danoise et le bateau de papier de la flotte danoise furent comme dans le conte balayés dans le grand ruisseau, jusqu’au cloaque colossal qui conduit au vaste égout de Berlin.

Pourquoi, en somme, l’Angleterre ne s’est-elle pas interposée ? Il y eut beaucoup de raisons données, mais je pense qu’elles étaient toutes les diverses conclusions d’une seule, des résultats indirects et parfois tout à fait illogiques de ce que nous avons nommé la germanisation de l’Angleterre. D’abord l’insularité même sur laquelle nous insistions était barbare par son refus d’un siège dans le Sénat central des nations. Ce que nous appelions notre splendide isolement devint un compagnonnage de sommeil plutôt ignominieux avec la Prusse. Puis nous fûmes dans une large mesure dressés à l’irresponsabilité par les historiens contemporains, Freeman et Green, nous enseignant à être fiers d’une descendance possible des ennemis sans nom du roi Arthur et non du roi Arthur lui-même. Le roi Arthur pouvait ne pas être historique mais au moins il était légendaire. Hengist et Horsa n’étaient même pas légendaires car ils n’ont pas laissé de légende. N’importe qui pouvait voir ce qui était obligatoire pour un représentant d’Arthur ; il était forcé d’être chevaleresque, c’est-à-dire Européen. Mais personne ne pourrait imaginer ce qui était obligatoire pour un représentant de Horsa, à moins que ce ne fût d’être une brute. Cela fut peut-être la seule partie du programme anglo-saxon que l’Anglais contemporain eût réellement exécutée. Donc, dans la très réelle chute de Cobbett à Cobden (c’est-à-dire d’une large virilité à une étroite virilité et à un étroit bon sens), grandit le culte d’une très curieuse sorte de paix que devaient faire connaître au monde entier non des pèlerins, mais des colporteurs. Les mystiques dès le commencement ont fait des vœux de paix, mais ils y ajoutaient des vœux de pauvreté. Des vœux de pauvreté n’étaient pas dans le genre des Cobdenites. Il y eut donc la louange positive de la Prusse, à laquelle, aggravant encore l’affaire, les Carlyléens étaient déjà adonnés. Mais en dehors de ceux-ci, il y avait autre chose, un esprit qui nous avait infectés tous. Cet esprit était celui d’Hamlet. Nous donnions le grand nom d’« évolution » à cette notion que les choses agissent d’elles-mêmes. Notre richesse, notre insularité, notre perte graduelle de foi nous avaient si éblouis que la vieille Angleterre chrétienne nous hantait comme un fantôme auquel nous ne pouvions croire tout à fait. Un aristocrate comme Palmerston, aimant la liberté et haïssant le despotisme parvenu, aurait regardé de haut la brutalité froide de ce despotisme non sans se poser cette laide question que se pose Hamlet : Suis-je un lâche ?

Cela ne peut être.

Mais je suis faible comme un pigeon et je manque de fiel

Pour rendre l’insulte amère ; depuis longtemps

J’aurais dû engraisser tous les vautours de la région.

Avec les débris de cet esclave...

Nous avons fait taire notre colère et notre honneur, mais cela ne nous a pas donné la paix.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

LE MINUIT DE L’EUROPE

 

 

On peut classer parmi les crimes les plus légers de l’Angleterre la critique superficielle et le facile abandon de Napoléon III. Les Anglais victoriens eurent la très mauvaise habitude d’être influencés par les mots tout en prétendant les mépriser. Ils auraient construit toute leur philosophie historique sur deux ou trois titres et refusé ensuite de donner ces titres avec précision. Le solide Anglais victorien, avec ses favoris et son vote parlementaire, était tout à fait heureux de dire que Louis-Napoléon et Guillaume de Prusse étaient tous deux devenus Empereurs – il entendait par là : autocrates. Ses favoris se seraient hérissés de rage et il aurait tempêté après vous comme après un coupeur de cheveux en quatre ou un « jargonneur » si vous aviez répondu que Guillaume était Empereur Allemand tandis que Napoléon n’était pas Empereur Français mais seulement empereur des Français. Que pouvait bien signifier cet ordre de mots ?

L’Anglais ne voyait pas que s’il n’y avait qu’une différence verbale entre empereur Français et Empereur des Français, il y en avait une de même sorte entre Empereur et République, ou même entre Parlement et non-Parlement. Pour lui un empereur signifiait seulement despotisme. Il n’avait pas encore appris qu’un Parlement pouvait signifier simplement oligarchie. Il ne savait pas que les Anglais seraient bientôt réduits à l’impuissance, non par le retrait de leurs droits à leurs constituantes, mais simplement par le silence imposé à leurs membres et que la classe gouvernante d’Angleterre ne dépendait plus de bourgs pourris mais de représentants pourris. Il ne comprit donc pas le Bonapartisme. Il ne comprit pas que la démocratie française devenait non pas moins mais plus démocratique, quand elle fit de toute la France une seule Constituante qui élut un seul membre. Il ne comprit pas que beaucoup abattirent la République parce qu’elle n’était pas républicaine mais purement sénatoriale. Il avait encore à apprendre à quel point de corruption sénatoriale peut arriver une grande assemblée de représentants. Cependant aujourd’hui en Angleterre nous entendons parler du « déclin du Parlementarisme » tenu pour certain par les meilleurs parlementaires – M. Balfour, par exemple – et nous entendons l’historien de la Révolution française, en partie Français et tout à fait jacobin, recommander pour le mal anglais une résurrection du pouvoir de la Couronne. Il semble que bien loin d’avoir laissé Louis-Napoléon très en arrière dans la poussière grise des despotismes morts, il n’est pas du tout improbable que nos développements révolutionnaires les plus extrêmes finissent où Louis-Napoléon a commencé.

En d’autres termes, l’Anglais victorien n’a pas compris les mots « l’empereur des Français ». Ce genre de titre fut délibérément choisi pour exprimer l’idée d’une origine élective et populaire, en opposition avec ces mots « Empereur allemand » qui expriment un patriarcat tribal presque transcendant ou ceux de « Roi de Prusse » qui suggèrent la propriété personnelle de tout un territoire. Traiter le Coup d’État d’impardonnable, c’est justifier l’émeute contre le despotisme, mais interdire toute émeute contre l’aristocratie. Pourtant l’idée exprimée dans « l’Empereur des Français » n’est pas morte mais plutôt ressuscitée d’entre les morts. C’est l’idée que tant qu’un gouvernement peut prétendre être un gouvernement populaire, un seul homme peut être réellement populaire. En vérité, l’idée est encore la couronne de la démocratie américaine et elle fut pour un temps la couronne de la démocratie française. Le très puissant fonctionnaire qui fait le choix de ce grand peuple pour la paix et la guerre, pourrait très bien être appelé, non le Président des États-Unis, mais le Président des Américains En Italie nous avons vu le Roi et la plèbe l’emporter sur le conservatisme du Parlement et en Russie la nouvelle politique populaire symbolisée sacramentellement par le Czar chevauchant à la tête des nouvelles armées. Mais il existe au moins un lieu où la forme actuelle de tels mots existe, et cette forme y a été splendidement justifiée. Un homme parmi les fils des hommes a eu permission de remplir une formule de cour avec une terrible et désastreuse fidélité. La ruine politique et géographique écrit un dernier titre royal sur toute l’étendue du ciel ; la perte de palais, et de la capitale et du territoire n’a fait qu’isoler et rendre évident le peuple qui n’a pas été perdu ; ce ne sont pas les lois mais l’amour des exilés, ce n’est pas le sol mais les âmes des hommes qui affirment encore que quatre mots vrais sont encore écrits dans les chroniques falsifiées et fantaisistes de l’humanité : « Le Roi des Belges ».

C’est une phrase commune, revenant constamment dans l’éloquence réelle quoique furieuse de Victor Hugo, que Napoléon III ne fut que le singe de Napoléon Ier. C’est-à-dire qu’il eut, comme le dit le politicien dans l’Aiglon, « le petit chapeau, mais pas la tête » ; qu’il n’était qu’une mauvaise imitation. Ceci est exagéré jusqu’à l’extravagance et ceux qui le disent, en outre, souvent omettent les deux ou trois points de ressemblance qui existent réellement dans l’exagération. Il y eut certainement une ressemblance. On a suggéré que dans les deux Napoléons la gloire ne fut pas si grande qu’elle le parut, mais on peut emphatiquement ajouter que l’éclipse ne fut pas non plus si grande qu’elle le partit chez l’un et chez l’autre. Tous deux réussirent d’abord et faillirent à la fin. Mais tous deux réussirent à la fin, même après l’échec. Si à ce moment nous devons remercier Napoléon Bonaparte pour les armées de la France unie, nous devons aussi des remerciements à Louis-Napoléon pour les armées de l’Italie unie. Le grand mouvement vers une Europe plus libre et plus chevaleresque que nous nommons aujourd’hui la Cause des Alliés eut ses précurseurs et ses premières victoires avant notre temps et il n’a pas seulement vaincu à Arcole mais aussi à Solférino. Des hommes qui se souvenaient de Louis-Napoléon jouant le niais dans le salon Blessington et passant presque pour un imbécile, avaient coutume de dire qu’il trompa deux fois l’Europe, une fois quand il se fit prendre pour un sot et une fois quand il se fit prendre pour un homme d’État. Mais il a trompé les hommes une troisième fois, et c’est quand il leur fit croire qu’il était mort et qu’il n’avait rien fait.

En dépit des vers déchaînés de Hugo et de la prose encore plus déchaînée de Kinglake, Napoléon est réellement et uniquement discrédité dans l’histoire à cause de la catastrophe de 1870. Hugo a lancé des éclairs de foudre sur Louis-Napoléon mais il ne l’éclaira que très peu. Certains passages des Châtiments sont réellement des caricatures sculptées dans un marbre éternel. Ils vaudront toujours pour rappeler aux générations d’un esprit trop vague et trop bénin, tels que furent les victoriens, cette grande vérité que la haine est belle quand elle est la haine de la laideur de l’âme. Mais la plupart auraient pu être écrits sur Haman, Héliogabale, le roi Jean ou la reine Élisabeth aussi bien que sur le pauvre Louis-Napoléon. Ils ne portent aucune trace de compréhension quelconque de ses visées qui furent tout à fait intéressantes et de son mépris tout à fait compréhensible pour les politiciens sénateurs à l’âme épaisse. Et si un vrai révolutionnaire comme Hugo ne rendit pas justice à l’élément révolutionnaire qui existe dans le césarisme, il est à peine besoin de dire qu’un tory de la « Primrose League » comme Tennyson ne se montre pas plus juste. L’insistance si curieusement pleine d’âpreté de Kinglake sur le Coup d’État, n’est, je le crains, qu’une complaisance de l’auteur pour l’une des distractions les moins plaisantes de nos écrivains et de notre presse nationale, un de nos plaisirs qui ne connut plus de frein au moment de l’affaire Dreyfus. Je veux parler de la malheureuse habitude de se repentir publiquement des péchés des autres. Si cela devint facile à un Anglais comme Kinglake, cela devint, bien entendu, encore plus facile à un Allemand comme l’époux de la reine Victoria et même à la reine Victoria elle-même qui subissait naturellement son influence. Si la chose pouvait avoir quelque intérêt pour les masses sensibles de la nation anglaise, il est probable qu’elles sympathisèrent avec Palmerston, aussi populaire que le prince consort l’était peu. La tache noire sur le nom de Louis-Napoléon fut jusqu’à cette heure uniquement Sedan, et nous n’avons pas aujourd’hui d’autre dessein que de faire que Sedan n’ait été qu’un intermède. Si ce n’est pas un intermède, ce sera la fin du monde. Mais nous avons juré de faire une vraie fin de cette fin et nous combattrons jusqu’à ce que, quand ce ne serait que par un purgatoire des nations et par l’annihilation formidable de milliers d’hommes, l’histoire de ce monde ait une belle fin.

Il y a, pour ainsi dire, des vallées d’histoire qui nous sont tout à fait voisines, mais cachées par les collines plus proches. Une de ces vallées, nous l’avons vu, est ce pli dans les douces collines de Surrey où Cobbett dort avec sa Révolution anglaise mort-née. Une autre est sous cette hauteur nommée le Guetteur d’Italie où un nouveau Napoléon ramena les aigles d’or contre les aigles noirs d’Autriche. Cependant cette aventure française aidant l’insurrection italienne fut très importante : nous commençons seulement à comprendre son importance. Ce fut un défi à la réaction allemande et 1870 en fut une sorte de revanche, juste comme la victoire des Balkans fut un défi à la réaction allemande et 1914 un essai de revanche de celle-ci. Il est vrai que la libération de l’Italie par la France fut incomplète, le problème des États pontificaux, par exemple, ayant été négligé par la paix de Villafranca. Le volcanique mais fécond esprit d’Italie a déjà produit cette merveilleuse, errante et omniprésente personnalité dont la chemise rouge devait être un drapeau qui marche : Garibaldi. Et beaucoup de libéraux anglais sympathisaient avec lui et ses extrémistes, unis avec eux contre la paix. Palmerston appela cette paix : « la paix qui surpasse tout entendement », mais l’impiété de ce vieux païen hilare était plus près du but qu’il ne le savait : là étaient réellement présentes de ces choses profondes qu’il ne comprit pas. Se quereller avec le Pape mais transiger avec lui fut un instinct chez les Bonaparte, un instinct dont on ne peut attendre la compréhension chez aucun Anglo-Saxon. Ils connaissaient la vérité, c’est-à-dire que l’anticléricalisme n’est pas un mouvement protestant mais une crise d’humeur catholique. Et, après tout, les libéraux anglais ne pouvaient demander que leur propre gouvernement risquât ce qu’avait risqué le gouvernement français et Napoléon III aurait bien pu répliquer à Palmerston, son rival dans le libéralisme international, que la moitié d’une guerre valait mieux que de ne pas combattre. Swinburne nomma Villafranca « la Halte devant Rome » et exprima son désir impatient et lyrique pour l’époque où le monde

 

        Résonnera du rugissement du lion

        Proclamant Rome républicaine.

 

Mais il aurait pu se souvenir après tout que ce n’était pas le lion britannique pour qu’un poète britannique ait le droit de dire si impérieusement : « Qu’il rugisse encore, qu’il rugisse encore. »

Il est vrai que l’Italie ne fit pas clairement appel à l’Angleterre comme le fit certainement le Danemark. Les grandes puissances n’étaient pas obligées d’aider l’Italie à devenir une nation, comme elles l’étaient de soutenir le fait indiscutable que le Danemark en était une. En vérité, le grand patriote italien devait expérimenter les deux extrêmes du paradoxe anglais et, chose assez curieuse, en rapport avec les deux causes nationales et antiallemandes. Pour l’Italie il gagna l’aide des Anglais mais non celle de l’Angleterre. Il y eut de nos compatriotes qui suivirent la chemise rouge mais pas en dolman rouge. Et quand il vint en Angleterre, non pour plaider la cause de l’Italie mais celle du Danemark, l’Italien trouva qu’il était plus populaire chez les Anglais qu’aucun Anglais. Il fit son chemin au milieu d’une forêt de salutations qui se seraient volontiers changées en une forêt d’épées. Mais ceux qui gardaient l’épée la gardaient engainée. Pour la classe dirigeante, la valeur du héros italien comme la beauté de la princesse danoise était une chose à admirer, c’est-à-dire dont on devait jouir comme d’un roman... ou d’une gazette.

Palmerston fut le vrai type du pacifisme parce qu’il fut le vrai type du jingoïsme. Aussi agité en esprit que Garibaldi, il était en pratique aussi prudent que Cobden. L’Angleterre eut l’aristocratie la plus prudente mais la démocratie la plus téméraire du monde. Ce fut et c’est la contradiction anglaise qui nous a si dénaturés, spécialement aux yeux des Irlandais. Nos capitaines nationaux étaient des chevaliers de tapisserie ; nos chevaliers errants étaient parmi la populace à pied. Quand un général autrichien qui avait fouetté des femmes dans les provinces conquises parut dans les rues de Londres, des camionneurs descendus d’une charrette se conduisirent avec le don-quichottisme spontané de sir Lancelot ou de sir Galahad, Il avait battu des femmes ; ils le battirent. Ils se regardèrent simplement comme les vengeurs des « dames » dans la détresse, brisant le fouet sanglant du matamore germain tout comme Cobbett avait cherché à le briser quand il fut manié sur les hommes d’Angleterre. La grossièreté était dans les chefs allemands ou demi-allemands qui portaient des croix et des éperons ; la galanterie était dans le ruisseau. Les charretiers avaient plus de chevalerie que des aristocrates teutons – ou Anglais.

Je me suis arrêté un peu sur cette expérience italienne parce qu’elle éclaire Louis-Napoléon quant à ce qu’il était avant l’éclipse : un politicien – peut-être sans scrupule – mais certainement un politicien démocrate. Rarement un pouvoir tombe complètement indemne de fautes et il est vrai que le second Empire s’empoisonna d’espions et d’escrocs cosmopolites justement vilipendés par des démocrates tels que Rochefort aussi bien que par Hugo. Mais la frivolité française ne pouvait peser un cheveu dans la balance devant le réalisme énorme et hostile de la Prusse, la grande machine qui avait écrasé le Danemark et l’Autriche et se dressait maintenant prête à frapper encore, en éteignant la lampe du monde. Il y eut un arrêt avant que le marteau ne tombât mais Bismarck remit tout en marche, avec un faux... car il avait beaucoup de petits talents. La France tomba et ce qui tomba avec elle fut la liberté et ce furent des tyrans et l’ancienne terreur qui régnèrent à sa place. Le couronnement du premier Kaiser moderne dans le palais même des anciens rois de France fut une allégorie, une allégorie dans le genre de celles qui étaient peintes sur les murs de Versailles. Car c’était à la fois l’élévation du vieux diadème despotique et sa descente sur le front bas d’un barbare. Louis XI était revenu et non Louis IX et l’Europe allait connaître le sceptre sur lequel il n’y a pas de colombe.

La présente évidence que l’Europe était dans la poigne du sauvage était aussi simple que sinistre. Les envahisseurs se conduisirent avec une impiété et une bestialité qui n’avaient jamais été connues dans ces terres depuis que Clovis avait été marqué du signe de la croix. Pour l’orgueil nu des hommes nouveaux les nations, simplement, n’étaient pas. Les populations de deux vastes provinces furent simplement emportées malgré leurs cris et leurs efforts comme des esclaves en captivité, après le sac de quelque ville de la préhistoire. La France fut rançonnée pour avoir prétendu être une nation et la rançon fut calculée pour la ruiner à jamais. Sous la contrainte d’une telle impossible injustice, la France appela à l’aide les nations chrétiennes, l’une après l’autre, et par leur nom. Son dernier cri s’éteignit dans un silence pareil à celui qui avait encerclé le Danemark.

Un homme répondit ; un qui s’était disputé avec la France et son empereur mais qui savait que ce n’était pas un empereur qui était tombé. Garibaldi, qui ne fut pas toujours sage mais fut à la fin un héros, prit son poste, épée en main, sous le ciel assombri de la Chrétienté, et partagea le suprême destin de la France. Un curieux récit demeure : celui d’un commandant allemand attestant l’énergie et l’effet des derniers coups du lion blessé d’Aspromonte. Mais l’Angleterre s’en alla triste car elle avait de grands biens.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

LE MAUVAIS CHEVAL

 

 

Dans un autre chapitre, j’ai mentionné quelques remarques de lord Salisbury, avec regret, mais, je le crois, avec respect, car dans certains cas il méritait tout le respect qu’on peut lui donner. Ses critiques disent « qu’il pensait tout haut », ce qui est peut-être la plus noble chose que l’on puisse dire d’un homme. Il en fut raillé par des journalistes et des politiciens qui n’avaient ni la faculté de penser, ni le courage de dire ce qu’ils pensaient. Et il eut une qualité encore plus belle qui rachète une centaine d’erreurs d’un cynisme anarchiste. Il pouvait changer d’idée à la tribune ; il pouvait se repentir en public. Non seulement il pouvait penser, mais « penser mieux » tout haut. Et l’histoire de l’Europe était à l’un de ses tournants quand il avoua qu’il abandonnait la politique non chrétienne et non européenne dans laquelle l’avait entraîné Disraeli, son habile maître oriental, et c’est alors qu’il déclara que l’Angleterre avait « mis sur le mauvais cheval ». En parlant ainsi il faisait allusion au coup d’épaule que nous donnâmes au Turc, par une peur fallacieuse de la Russie. Mais je ne puis m’empêcher de croire que s’il eût vécu beaucoup plus longtemps, il en serait venu à sentir le même dégoût pour l’aide diplomatique qu’il a si longtemps donnée au grand allié des Turcs dans le Nord. Il ne vécut pas, comme nous avons vécu, pour sentir que le cheval nous emportait et courait à travers des lieux de plus en plus sauvages, jusqu’à ce que nous sachions que nous chevauchions sur le cauchemar.

Quelle était cette chose à laquelle nous nous étions fiés ? Et de quelle façon pouvons-nous le plus rapidement expliquer comment elle passa du songe au cauchemar et la miraculeuse évasion qui nous sauva d’être précipités à la destruction, comme il semble qu’elle précipite le Turc ? C’est un certain esprit ; et nous ne devons pas en demander une trop logique définition, car le peuple qui le possède désavoue la logique, et la chose entière n’est pas tant une théorie qu’une confusion de pensée. Son caractère le plus large et le plus élémentaire est esquissé dans le mot Teutonisme ou Pangermanisme, et c’est par cela (ce qui a paru vaincre en 1870) que nous devons commencer. La nature du Pangermanisme peut être allégorisée et résumée, un tant soit peu, de la sorte :

Le cheval affirme que toutes les autres créatures sont moralement obligées de sacrifier leurs intérêts aux siens, pour cette raison spécieuse qu’il possède toutes les qualités nobles et nécessaires et qu’il est une fin en soi. On fait remarquer en réponse que lorsqu’il s’agit de grimper à un arbre, le cheval est moins gracieux que le chat ; que les amoureux et les poètes demandent rarement au cheval de faire du bruit toute la nuit comme le rossignol ; que, lorsqu’il est plongé longtemps dans l’eau, il est moins heureux que le haddock ; et que lorsqu’on l’ouvre, on y trouve moins souvent des perles que dans l’huître. Il ne se contente pas de répondre (bien que, étant un cheval imbécile, il use aussi de cette réponse) que, ayant un pied d’une seule pièce, il vaut mieux que des perles, mieux que l’océan ou que tout ce qui s’élève ou chante. Il réfléchit quelques années au sujet des chats et découvre enfin dans le chat « la qualité caractéristique équine de caudalité, ou une queue » ; de sorte que les chats sont des chevaux et balancent sur chaque sommet d’arbre la queue qui est la bannière équine. Il se trouve que les rossignols ont des pattes, ce qui explique leur don de chanteur. Les haddocks sont vertébrés et par conséquent sont des chevaux marins. Et bien que l’huître présente extérieurement des dissemblances qui semblent la séparer du cheval, elle est soutenue par la force-nature emplissant tout de la même énergie équimotrice.

Or ce cheval est intellectuellement le mauvais cheval. Ce n’est peut-être pas aller trop loin que de dire que ce cheval est un dindon, car il est évidemment même dans les ressources intellectuelles d’un haddock de répondre : « Si un haddock est un cheval, pourquoi me soumettrais-je à vous plus que vous à moi ? Pourquoi ce cheval chanteur communément appelé le rossignol, ou ce cheval grimpeur jusqu’ici connu comme étant un chat tomberait-il en adoration devant vous à cause de votre chevalisme ? Si toutes nos facultés natives sont les talents d’un cheval, pourquoi donc n’êtes-vous qu’un cheval sans aucun talent ? » En réponse à ces arguments, le cheval rue, tue le chat, écrase l’huître, mange le haddock et poursuit le rossignol, et c’est ainsi que la guerre a commencé.

Cet apologue n’est pas plus fantastique que les faits de la prétention teutonne. Les Allemands disent réellement que les Anglais ne sont que des Allemands de mer, de même que nos haddocks ne sont que des chevaux de mer. Ils disent réellement que les rossignols de Toscane ou les perles de l’Hellas doivent de façon ou d’autre être des oiseaux allemands pour des joyaux allemands. Ils soutiennent que la Renaissance italienne fut en réalité la renaissance allemande, de purs Allemands ayant des noms italiens quand ils étaient peintres, comme les cockneys en ont parfois quand ils sont coiffeurs. Ils suggèrent que Jésus et les grands Juifs étaient teutons. Un Teuton que j’ai lu explique positivement la vigoureuse énergie de la Révolution française et les privilèges surannés de ses ennemis allemands en disant que l’âme germanique s’éveilla en France et attaqua l’influence latine en Allemagne. Je n’ai pas besoin d’appuyer sur les avantages de cette méthode : si vous êtes ennuyé que Jack Johnson ait « knocked-out » un champion anglais, vous n’avez qu’à dire que ce fut la blancheur de l’homme noir qui l’emporta et la noirceur de l’homme blanc qui fut vaincue. Mais à propos de la Renaissance italienne, ils généralisent moins et entrent dans le détail. Ils découvriront (dans leurs recherches en isme comme dit M. Gandish) que le surnom de Michel-Ange était Buonarroti et montreront que le mot « roth » est très semblable au mot « rot » ce qui, dans un sens, est assez vrai. Bien des Anglais se contenteront de dire que tout cela est rot (pourri) et passeront. Il en est de même de l’absurde histoire prussienne qui parle, par exemple, de « la parfaite tolérance religieuse des Goths », ce qui équivaut à parler de l’impartialité légale de la petite vérole. Le Prussien refusera de croire que les Juifs sont Allemands, bien qu’il ait pu rencontrer des Allemands qui étaient juifs. Mais bien plus profonde que toute réponse faite dans le domaine politique, se révèle la profonde contradiction de la parabole. Et cette contradiction est simplement : que si le Teutonisme peut servir de formule pour l’intelligence, il ne peut servir pour la conquête. Si tous les peuples intelligents sont allemands, les Prussiens ne sont que les moins intelligents des Allemands. Si les gens de Flandre sont aussi allemands que les gens de Francfort, nous ne pouvons dire qu’une chose, c’est qu’en sauvant la Belgique nous aidons les Allemands qui sont dans le droit contre les Allemands qui sont dans l’injustice. Ainsi, en Alsace, les conquérants sont contraints à la posture comique d’annexer un peuple parce qu’il est allemand, puis de le persécuter parce qu’il est français. Les Teutons français qui ont construit Reims doivent le rendre aux Teutons allemands du Sud qui ont en partie construit Cologne et ceux-ci à leur tour livrer Cologne aux Teutons allemands du Nord qui n’ont jamais rien bâti, sauf le fétiche en bois du vieil Hindenburg. Tout Teuton doit se prosterner la face contre terre devant un Teuton inférieur jusqu’à ce que tous trouvent, dans les marais infects près de la Baltique, le Teuton le plus vil qu’il soit possible de découvrir et l’adorent et trouvent que c’est un Slave. C’est là tout le pangermanisme.

Mais bien que le Teutonisme soit indéfinissable ou du moins pas défini par les Teutons, il n’est pas irréel. Une âme vague possède tous les peuples qui se targuent de Teutonisme et nous a possédés dans la mesure où nous avons été touchés par cette folie. Non pas une race mais plutôt une religion, la chose existe, et en 1870 son soleil était au zénith. Nous pouvons très brièvement la décrire en trois points.

La victoire des armées allemandes signifia avant Leipzig et signifie maintenant la défaite d’une certaine idée. Cette idée est l’idée du Citoyen. Celle-ci est vraie dans un sens tout à fait abstrait et courtois et ne signifie pas qu’il y a relâchement dans l’oppression. Sa vérité est tout à fait compatible avec cette opinion que les Allemands sont mieux gouvernés que les Français. De bien des façons les Allemands sont très bien gouvernés. Mais ils pourraient être gouvernés dix mille fois mieux qu’ils ne le sont, ou que personne ne pourra jamais l’être, et être encore aussi loin que jamais de gouverner l’idée du Citoyen est que sa personnalité humaine doit être constamment dans une activité créatrice pour changer l’État. Les Allemands ont raison de regarder l’idée comme dangereusement révolutionnaire. Tout citoyen est une révolution, c’est-à-dire qu’il détruit, dévore et adapte ce qui l’entoure à la mesure de sa pensée et de sa conscience. C’est ce qui sépare l’effort social humain du non-humain ; l’abeille crée le rayon de miel, mais elle ne le critique pas. Le dirigeant allemand nourrit en réalité et dresse l’Allemand aussi soigneusement qu’un jardinier arrose une fleur. Mais si la fleur se mettait subitement à arroser le jardinier, celui-ci serait bien surpris. Ainsi en Allemagne le peuple est vraiment éduqué mais en France le peuple éduque. Le Français non seulement construit l’État mais il crée l’État ; non seulement il le crée mais il le recrée. En Allemagne le gouvernant est l’artiste, peignant toujours l’heureux Allemand comme un portrait ; en France le Français est l’artiste toujours peignant et repeignant la France comme une maison. Nul état de bien social qui ne signifie pas le Citoyen choisissant le bien et aussi se le procurant, ne possède l’idée de Citoyen. Dire que les Allemands sont naturellement en guerre avec cette idée, c’est uniquement les respecter et les prendre au sérieux, autrement leur guerre à la Révolution française ne serait qu’une haine d’ignorants. C’est cette notion, pour eux risquée et fantaisiste, du Citoyen critique et créateur qui en 1870 gît prostrée sous l’Allemagne unifiée, sous le sabot sans division.

Néanmoins, quand l’Allemand dit qu’il a la liberté ou qu’il l’aime, ce qu’il dit n’est pas faux. Il veut dire quelque chose et ce qu’il veut dire est le second principe, que je puis résumer d’un mot : l’Irresponsabilité de la Pensée. Dans l’armature de fer de l’État fixé, l’Allemand n’a pas seulement la liberté mais l’anarchie. Tout peut être dit, bien que ou plutôt parce que rien ne peut être fait. La philosophie est vraiment libre. Mais ceci pratiquement signifie seulement que la cellule du prisonnier est devenue la cellule de l’aliéné ; qu’elle est toute barbouillée d’étoiles et de systèmes, si bien qu’elle ressemble à l’éternité. C’est là la contradiction remarquée par le docteur Sarolea 1, dans son livre brillant, entre le dérèglement de la théorie allemande et la soumission de la pratique allemande. Les Allemands stérilisent la pensée, la faisant agir avec une sauvage virginité qui ne peut porter de fruit.

Mais bien qu’il y ait tant de folles théories, beaucoup ont une raison et dépendent d’une supposition. Il importe peu que nous la nommions avec les socialistes allemands « la théorie matérialiste de l’histoire » ou, avec Bismarck « Sang et fer ». On peut très clairement la préciser ainsi : tous les évènements importants de l’histoire sont biologiques, comme un changement de pâturage ou le communisme d’une horde de loups. Des professeurs s’arrachent encore les cheveux dans l’effort de prouver d’une manière ou de l’autre que les croisés émigrèrent pour la nourriture comme des hirondelles ou que les révolutionnaires français ne faisaient en quelque sorte qu’essaimer comme des abeilles. Ceci opère de deux façons souvent regardées comme opposées et explique à la fois le socialiste allemand et le junker. Car cela s’accorde d’abord avec l’impérialisme teutonique, changeant les « bêtes blondes » de la Germanie en lions dont la nature est de manger des agneaux tels que les Français. Le plus haut succès de cette notion en Europe est marqué par l’éloge donné à une race fameuse pour sa solidité physique et sa vigueur combattante mais qui a franchement pillé et à peine prétendu gouverner : le Turc que des tories ont nommé « le gentilhomme de l’Europe ». Le Kaiser s’est arrêté pour adorer le croissant dans sa route pour protéger la Croix. Cette notion s’est incarnée et a pris corps quand la Grèce s’est aventurée seule contre la Turquie et fut rapidement écrasée. Il est impossible d’oublier, quand nous faisons des appels à la Grèce, ou quand nous réfléchissons aux crimes de l’Angleterre, que les canons anglais ont aidé à imposer à la Crète la politique surtout allemande du Concert.

Mais le même principe sert à assurer la tranquillité de la politique intérieure des Allemands et à empêcher le socialisme d’être l’espoir pratique ou le péril qu’il a été dans tant d’autres pays. Ce principe opère de deux façons, d’abord par un curieux sophisme sur « le temps qui n’est pas mûr » – comme si le temps pouvait jamais être mûr. La même superstition sauvage venue des forêts a empoisonné plutôt gravement Matthew Arnold quand il fit une personnalité du Zeitgeist, le seul fantôme peut-être qui ait jamais été entièrement fabuleux. Cela s’arrange au moyen d’un parallèle biologique et l’on dit que le poulet sort toujours de l’œuf « au temps voulu ». Cela n’est pas ; il sort quand il sort. Le socialiste marxiste ne frappera que lorsque l’horloge sonnera et la cloche est made in Germany et ne sonne jamais. En outre, la théorie qui veut que toute l’histoire se résume en recherche de nourriture fait que les masses se contentent d’avoir de la nourriture et des remèdes mais non la liberté. Sous ce rapport, le meilleur modèle en action est le système de l’Assurance obligatoire qui fut un échec total et resta lettre morte en France mais fut au sens allemand un grand succès en Allemagne. Il traite les personnes employées comme une caste fixe, séparée et inférieure qui ne doit pas disposer elle-même des économies réalisées sur ses humbles salaires. Ce système fut introduit en Angleterre en 1911 par M. Lloyd George qui a étudié son fonctionnement en Allemagne, et le prestige prussien en matière de « réforme sociale » le fit voter.

Ces trois tendances se lient ou sont liées dans une institution qui n’est pas sans avoir une forte base historique et de grandes convenances modernes. Et comme la France fut le porte-étendard du civisme en 1798, l’Allemagne est le porte-étendard de cette solution alternative en 1915. L’institution que nos pères nommaient l’esclavage convient aux trois esprits dont j’ai parlé ou plutôt en découle logiquement et promet à chacun d’eux de grands avantages. Elle peut tout donner au travailleur individuel, excepté le pouvoir de changer l’État (state), c’est-à-dire son propre état (status). La finalité (ou ce que certains éleuthéromanes nommeraient désespoir) du « status » est l’âme de l’esclavage et de l’assurance obligatoire. L’Allemagne donne donc à l’individu exactement la liberté de penser, la liberté de rêver, la liberté de se mettre en colère, la liberté de se permettre n’importe quelle hypothèse intellectuelle sur l’univers et l’État inaltérables... Toutes choses qui ont toujours été libres pour les esclaves depuis les maximes stoïciennes, d’Épictète jusqu’aux contes de fées de l’oncle Remus. Et tous les défenseurs de l’esclavage ont soutenu réellement que si l’histoire n’a qu’un critérium matériel, la condition matérielle de l’homme soumis à l’esclavage tend plutôt vers le bien que vers le mal. Quand j’ai montré jadis comment précisément le « Village modèle » d’un grand employeur reproduit la sécurité et l’isolement d’une ancienne propriété d’esclaves, l’employeur a pensé qu’il suffisait de répondre avec indignation qu’il avait fourni des bains, des terrains de jeux, un théâtre, etc., pour ses ouvriers. Il aurait probablement trouvé bizarre d’entendre un planteur de la Caroline du Sud se vanter d’avoir fourni des banjos, des hymn-books et des endroits propices au cake-walk. Pourtant le planteur doit avoir fourni les banjos, car un esclave ne peut rien posséder en propre. Et si cette sociologie germanique est vraiment pour dominer parmi nous, je crois que quelques-uns des penseurs à l’esprit large qui contribuent à son ascendant doivent quelque chose comme une excuse à beaucoup d’érudits gentlemen dont les tombes gisent où la dernière bataille eut lieu dans le Désert, des hommes qui eurent le courage de lutter pour cela, le courage de mourir pour cela, et, par-dessus tout, le courage de l’appeler par son nom.

Avec l’acceptation par l’Angleterre de la loi d’Assurance allemande, je mets fin à cette esquisse des relations passées des deux pays. J’ai écrit ce livre parce que je désire, une fois pour toutes, en finir avec mon ami de Prusse, le professeur Tourbillon, qui a désespéré depuis longtemps de vraiment défendre son pays et est retombé sur le mien en l’injuriant. Il a laissé tomber sous la moquerie générale son essai d’appeler une chose juste même quand le Chancelier qui la fit l’appelle injuste. Mais il a l’idée que s’il peut démontrer que quelqu’un d’Angleterre a fait quelque part une autre chose injuste, les deux injustices peuvent en faire une juste. En réponse au cri d’appel des Polonais catholiques romains, le Prussien n’a jamais fait ou même fait semblant de rien faire autre chose qu’endurcir son cœur, mais il a (telles sont les aimables inconséquences de la nature humaine) un coin chaud dans son cœur pour l’Irlandais catholique romain. Il n’a pas un mot à dire pour lui-même au sujet de la campagne en Belgique, mais il a encore bien des mots de reproche à émettre sur les campagnes dans le Sud Afrique. Je propose de prendre ces mots tels qu’il les émet et d’y souscrire. Je n’aurai rien à faire avec les imbéciles prétentions qui veulent que nos gouvernants gouvernent toujours bien, que nos hommes d’État ne sont jamais blanchis et n’ont jamais le besoin de se blanchir. La seule supériorité morale que je réclame est celle de ne pas défendre l’indéfendable. J’engage sérieusement mes compatriotes à ne pas cacher derrière de frêles excuses officielles ce que les royaumes sœurs et les races sujettes peuvent aisément voir au travers. Nous pouvons confesser que nos crimes ont été comme des montagnes et toutefois n’être pas effrayés de la présente comparaison. Il peut y avoir, aux yeux de quelques-uns, un risque à insister en cette heure sombre sur nos fautes dans le passé : je crois profondément que le risque est tout entier dans le procédé opposé. Je crois que le danger le plus mortel pour nos armes, aujourd’hui, réside dans quelque bouffée de cet éloge de soi, quelque fumet de cette couardise morale, quelque teinte de cette impénitence insolente et finale, qui peut faire sentir à un Boer, à un Écossais ou à un Gallois, à un Irlandais ou à un Iridien, qu’il ne fait qu’aplanir le chemin d’une seconde Prusse. J’ai passé une grande partie de ma vie à critiquer et condamner les chefs actuels et les institutions de mon pays ; je pense que c’est infiniment la chose la plus patriotique qu’un homme puisse faire. Je n’ai d’illusion ni sur notre passé, ni sur notre présent.

Pourtant il est une part de vie et d’histoire pour laquelle j’affirmerai l’absolue pureté de l’Angleterre. Il est un domaine où nous portons une robe blanche et un nimbe d’innocence. Si longs et si fatigants que puissent être les récits de notre méchanceté, nous n’avons fait dans un cas que du bien. Nous avons pu faire tort à quelques-uns, nous n’avons jamais fait tort à l’Allemagne. Maintes et maintes fois nous l’avons arrachée à la juste vengeance de ses ennemis, à la sainte colère de Marie-Thérèse, au sens commun impatient et méprisant de Napoléon. Nous avons monté la garde autour des Allemands pendant qu’ils saccageaient le Danemark et démembraient la France. Et si nous avions servi notre Dieu comme nous avons servi leurs rois, il ne resterait pas un seul Allemand sur notre chemin pour nous diffamer ou nous égorger.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

LE RÉVEIL DE L’ANGLETERRE

 

 

En octobre 1912 les rochers abrupts et les ravins silencieux, et qu’on eût dit inhabités, dans les hauteurs occidentales des Balkans, retentirent des échos multipliés d’un seul coup de feu. Ce coup de feu avait été tiré de la main d’un roi, – un vrai roi qui se tenait, écoutant son peuple, assis devant sa maison (car c’était à peine un palais) et qui, parce qu’il écoutait son peuple, emprisonnait assez souvent les politiciens, On dit de lui que son grand respect pour Gladstone, avocat occidental de la liberté balkanique, avait été légèrement assombri par le fait que Gladstone n’avait pas réussi à capturer Jack l’Éventreur. Ce monarque simple savait que si un malfaiteur était la terreur des hameaux en montagnes, ses sujets attendaient qu’il prenne personnellement les armes et poursuive le ruffian et que s’il s’y refusait, ils feraient très probablement l’essai d’un autre roi. La même conception primitive d’un roi gardé pour ce même but les conduisait aussi à attendre qu’il les mène dans une campagne étrangère, et ce fut de sa propre main qu’il tira le premier coup de fusil de la guerre qui fit tomber l’ancien empire du Grand Turc dans la poussière.

Son royaume était un peu plus grand que la Montagne Noire dont il porte le nom. Nous en parlons ordinairement en nous servant de sa traduction italienne : Monténégro. Il convient de s’arrêter un moment sur sa société pittoresque et particulière, parce qu’elle est peut-être le modèle le plus simple de tout ce qui se dressa sur le chemin de la grande machine sociale germanique décrite dans le dernier chapitre – se dressa sur son chemin et fut bientôt très près d’être presque détruit par son assaut. C’est une branche de la famille serbe qui a grimpé jusqu’à cet aire presque inaccessible et de là pendant des centaines d’années s’est moquée des Turcs et de leur empire de proie. Les Serbes à leur tour n’étaient qu’une branche des Slaves paysans qui par millions sont répandus sur toute la Russie et sujets, sur bien des points, d’empires pour lesquels ils ont moins de sympathie. Les Slaves à leur tour, dans les larges traits qui importent ici, sont non purement slavoniques mais simplement Européens. Mais une peinture particulière est en général plus nette et intelligible que des tendances ailleurs entremêlées de tendances plus subtiles et le Monténégro est un excellent modèle de cette simplicité européenne sans mélange.

En outre, l’exemple d’un petit État chrétien doit servir à appuyer sur ce fait qu’il ne s’agit pas en ce moment d’une querelle entre l’Angleterre et l’Allemagne mais entre l’Europe et l’Allemagne Tout mon dessein dans ces pages est de ne pas épargner mon propre pays quand il prête le flanc à la critique et j’admets volontiers que le Monténégro, moralement et politiquement parlant, est presque autant en avance de l’Angleterre qu’il l’est de l’Allemagne. Au Monténégro il n’y a pas de millionnaires et, par conséquent, pas de socialistes. Qu’il n’y ait pas de millionnaires, c’est là un mystère, et que l’on étudiera mieux en scrutant les mystères du moyen âge. Certaines ingénuités sombres de ce temps de cléricalisme ont fait découvrir une chose curieuse, c’est que si vous tuez tout usurier, tout accapareur, tout adultère, quiconque se sert de faux poids, fixe de fausses frontières, tout voleur de terre, tout voleur d’eau, vous découvrez ensuite par un étrange miracle indirect, ou par une vérité unique en son genre et venue du ciel, que vous n’avez pas de millionnaires. Sans insister davantage sur ce sombre sujet, nous pouvons dire que cette grande lacune dans l’expérience monténégrine explique l’autre grande lacune... le manque de Socialistes. La classe prolétarienne consciente de tous les pays est curieusement absente de celui-ci. La raison (je l’ai rêvé parfois) est que le Prolétaire est une classe consciente, non parce qu’il est un prolétaire de toutes les terres, mais parce qu’il est un prolétaire sans terre. Les pauvres gens au Monténégro ont des terres et pas de seigneurs terriens. Ils ont des racines car le paysan est la racine du prêtre, du poète et du soldat. Et ceci, et non une simple récrimination contre des actes de violence, est la base de la vieille amertume qu’éprouvent les Balkans contre le conquérant turc. Les Monténégrins ont le patriotisme du Monténégro, mais les Turcs n’ont pas le patriotisme de la Turquie. Ils n’ont jamais entendu parler de cela, en somme. Ce sont des Bédouins sans abri comme au désert. Le « mauvais cheval » de Lord Salisbury était un coursier arabe qui n’avait son écurie qu’à Byzance. Il est assez dur de gouverner des vagabonds comme les gypsies. Être gouverné par eux est impossible.

Néanmoins, ce qu’on a nommé le dix-neuvième siècle, et nommé avec une sorte de foi transcendante (comme dans le culte pythagoricien du nombre), était harassé partout vers sa fin par la réaction, et le Turc, le grand type de réaction, était plus solide que jamais en selle. La plus civilisée des nations chrétiennes obombrées par le Croissant osa l’attaquer et fut accablée par une catastrophe qui parut aussi incontestable que Hittin. En Angleterre, Gladstone et le gladstonisme étaient morts et M. Kipling, un Carlyle moins mystique, employait un genre d’éloge pour l’armée britannique qui eût été encore plus approprié à l’armée prussienne. L’armée prussienne dirigeait la Prusse, la Prusse dirigeait l’Allemagne ; l’Allemagne dirigeait le Concert Européen. Elle installait partout les accessoires de ce nouveau mécanisme qui était son secret, l’identification absolue de la subordination nationale à la gérance des affaires, de telle sorte que Krupp pouvait compter sur le Kaiser et le Kaiser sur Krupp. Chaque commis-voyageur était pathétiquement fier d’être à la fois un esclave et un espion. Les tyrans anciens et nouveaux se donnaient la main. Le « sac » du boss était aussi silencieux et fatal que le sac du Bosphore. Et le rêve du citoyen allait finir.

Ce fut ainsi que sous un ciel de plomb et sur une route semée d’ossements, la petite démocratie montagnarde avec son prince patriarcal sortit, la première et avant tous ses amis, pour la dernière et apparemment la plus désespérée des révoltes contre l’Empire ottoman. Un seul des présages ne semblait pas être désastreux et même on en pouvait douter. Car l’heureuse attaque méditerranéenne sur Tripoli, tout en prouvant la bravoure des Italiens (si cela avait jamais été nécessaire) pouvait être interprétée de deux façons, et beaucoup, probablement les libéraux les plus sincères, la virent comme une simple extension de la réaction impérialiste de Bosnie et de Paardeberg, et non comme la promesse de choses plus neuves. On tenait encore l’Italie, il faut s’en souvenir, pour l’associée de la Prusse et des Habsbourg. Pendant des jours qui parurent des mois, l’État microscopique sembla tenter seul ce que les croisades n’avaient pu accomplir. Et pendant des jours l’Europe et les grandes puissances furent foudroyées, encore et encore, par les nouvelles des forts turcs qui tombaient des cohortes turques qui s’affaissaient, de la chute dans le sang du Croissant invincible. Les Serbes, les Bulgares, les Grecs s’étaient groupés et s’élançaient hors de leurs retraites et les hommes surent que ces paysans avaient fait tout ce que les politiciens avaient longtemps désespéré de faire et que l’esprit du premier Empereur chrétien se dressait déjà au-dessus de la cité qui lui emprunta son nom.

Pour l’Allemagne, cette ruée tout à fait inattendue fut un renversement de tout le flux du monde. Ce fut comme si le Rhin lui-même était revenu de l’Océan et s’était retiré dans les Alpes. Pendant une longue période passée, tout mouvement politique important en Europe avait été produit ou permis par la Prusse. Elle avait renversé des ministres en France et arrêté des réformes en Russie. Son chef était proclamé, par des Anglais comme Rhodes et des Américains comme Roosevelt, le grand prince du siècle. L’un de nos plus fameux et de nos plus brillants journalistes l’appela le « Lord Chief Justice » de l’Europe. C’était l’homme le plus fort de la Chrétienté ; il avait confirmé et consacré le Croissant. Et quand il l’eut consacré, quelques tribus de paysans s’étaient levées et l’avaient foulé aux pieds comme de la boue. Vers la même époque, un ou deux autres faits moins importants en eux-mêmes firent entendre à l’oreille prussienne la même note nouvelle d’avertissement et de doute. Le Prussien cherchait à obtenir un petit avantage sur les côtes nord-ouest d’Afrique et l’Angleterre sembla montrer une certaine raideur en insistant pour son abandon. Dans les congrès où l’on discuta sur le Maroc, l’Angleterre appuya la France, ce qui ne sembla pas tout à fait un accord accidentel. Mais nous ne commettrons pas d’erreur si nous plaçons le point décisif de la surprise et de la colère allemandes à l’attaque des Balkans et à la chute d’Andrinople. Non seulement cette attaque menaçait la clef de l’Asie et tout le rêve oriental du commerce allemand, mais elle offrait encore le tableau d’une armée exercée par la France et victorieuse et d’une autre armée exercée par l’Allemagne et battue. Il y eut plus que la victoire matérielle du Creusot sur le canon Krupp, Il y eut aussi la victoire du champ du paysan sur l’usine Krupp. Il y eut cette fois dans le cerveau de l’Allemand du Nord une terrible inversion de toutes les légendes et vies héroïques que la race humaine avait aimées. La Prusse haïssait le roman. La chevalerie n’était pas une chose qu’elle négligeait, c’était une chose qui la tourmentait comme un défi sans réplique tourmente un taureau. Cette étrange aventure se compléta de ce dont j’ai parlé dans une page antérieure, c’est-à-dire que l’âme de cet étrange peuple était partout du côté du dragon contre le chevalier, du géant contre le héros. Tout l’inattendu – les espérances perdues, les inspirations de la onzième heure par lesquelles le faible peut échapper au fort et qui ravissent le cœur des hommes plus heureux comme la voix des trompettes – remplit le Prussien d’une colère froide comme devant une duperie du sort. Le Prussien sentit ce que sentirait un charcutier de Chicago si les porcs non seulement refusaient de passer par sa machine, mais se changeaient en sangliers romantiques, furieux et déchirant, réclamant les anciennes chasses des princes et dignes de servir de cimiers aux rois.

Le Prussien vit ces choses et son esprit fut bouleversé, Il garda le silence mais il travailla : il travailla sans repos, pendant trois longues années, à fabriquer une machine militaire qui retrancherait du monde pour toujours un tel accident romantique, une telle aventure de hasard, une machine qui guérirait pour toujours les porcs humains de l’illusion qu’ils ont des ailes. Qu’il ait ainsi comploté et préparé une attaque qui viendrait de lui, anticipant et écrasant toute résistance, est maintenant, même dans les documents qu’il a publiés lui-même, un fait de sens commun. Supposez qu’un homme vende toutes ses terres sauf une petite cour contenant un puits ; supposez que dans le partage des effets d’un vieil ami, il demande spécialement ses rasoirs ; supposez qu’une malle entourée de cordes lui est envoyée, qu’il renvoie la malle mais garde les cordes. Et puis supposez que nous apprenons qu’un de ses rivaux a été étranglé par un lasso, qu’on lui a coupé la gorge, apparemment avec un rasoir et que son corps a été caché dans un puits, nous n’inviterons pas Sherlock Holmes pour jeter un soupçon préliminaire sur la partie coupable. Dans les discussions soutenues par le gouvernement prussien avec Lord Haldane et Sir Edward Grey, nous pouvons voir maintenant tout à fait clairement ce que signifiaient les choses qui furent accordées et celles qui furent refusées, celles qui auraient satisfait le machinateur prussien et celles qui ne l’ont pas satisfait. Le chancelier allemand refusa une promesse anglaise de n’être pas agressif et demanda à la place une promesse anglaise d’être neutre. La distinction n’a pas de sens, sauf dans l’esprit d’un agresseur. L’Allemagne proposa un arrangement pacifique qui interdit à l’Angleterre de former une alliance combative avec la France, mais permettait à l’Allemagne de maintenir son ancienne alliance combative avec l’Autriche. Quand vint l’heure de la guerre, elle se servit de l’Autriche, se servit de l’ancienne alliance combative et essaya de se servir de la nouvelle idée de neutralité anglaise. C’est-à-dire, elle se servit de la corde, du rasoir et du puits.

Mais ce fut soit par accident, soit par habileté diplomatique individuelle, que l’Angleterre, à la fin des trois années, eut les mains libres d’aider à déjouer l’intrigue allemande. La masse du peuple anglais n’avait aucune notion d’un tel complot et en vérité regardait la suggestion qu’on en pouvait faire comme absurde. Les gens eux-mêmes qui en savaient le plus n’en savaient pas beaucoup plus. Des remerciements et même des excuses sont sans doute dus à ceux qui dans le plus profond assoupissement de notre sommeil aux côtés de la Prusse la virent non comme une associée mais comme un ennemi en puissance, des hommes comme M. Blatchford, M. Bart Kennedy ou le défunt Emil Reich. Mais il y a une distinction à faire. Il y en eut peu parmi ces hommes, sauf l’admirable et vraiment presque magique exception du docteur Sarolea, qui virent l’Allemagne telle qu’elle était : occupée avant tout de l’Europe et seulement incidemment de l’Angleterre, et vraiment, de prime abord, pas du tout occupée de l’Angleterre. Même les antiallemands étaient trop insulaires. Même ceux qui ont le mieux vu le plan de l’Allemagne ont exagéré dans ce plan le rôle de l’Angleterre. Ils le virent presque complètement comme une querelle commerciale et coloniale et son résultat sous l’image d’une invasion de l’Angleterre qui, même maintenant, n’est pas très probable. Cette peur de l’Allemagne était vraiment une peur très allemande de l’Allemagne. Elle concevait, elle aussi, les Anglais comme des Allemands de mer. Elle concevait l’Allemagne comme en guerre, non contre quelque chose qui lui ressemblait, une Allemagne pratique, prosaïque, capitaliste, concurrente, préparée à nous éliminer dans la bataille comme elle nous éliminait en affaires. Le temps de notre vision plus large n’était pas encore venu, le temps où nous comprendrions que l’Allemagne était plus profondément en guerre avec des choses tout à fait dissemblables d’elle-même, des choses dont nous aussi nous nous étions tristement écartés. Alors nous devions nous souvenir de ce que nous étions et voir d’où, nous aussi, nous étions venus, et loin et haut sur cette montagne d’où le Croissant était abattu, voici ce qui était partout le réel ennemi de la Croix de fer... la Croix du paysan, qui est de bois.

Nos très légers frissons de panique, donc, furent provinciaux et même mesquins ; nous étions pour la plupart possédés par l’idée de paix et persuadés qu’elle subsisterait. Ce n’était pas une paix bien noble. Nous avions vraiment atteint l’un des niveaux les plus bas et les plus plats de toute notre histoire aux lignes ondulantes et on doit admettre que le méprisant calcul qui faisait compter l’Allemagne sur notre soumission et notre abstention n’était pas tout à fait sans fondement, bien qu’il ait été, grâce à Dieu, inaccompli. Le fruit de nos alliances contre la liberté était mûr. L’humble acceptation de la Kultur dans nos livres et nos écoles avait engourdi ce qui fut jadis un pays libre sous le poids d’un formalisme allemand et d’une crainte allemande. Par une étrange ironie, le même écrivain populaire qui nous avait lui-même déjà mis en garde contre les Prussiens avait cherché à prêcher parmi la populace un fatalisme très prussien, basé sur l’importance du charlatan Haeckel. La lutte des deux grands partis s’était depuis longtemps amollie jusqu’à devenir un embrassement. Le fait était faiblement nié et l’on prétendait encore qu’aucun parti n’existait en dehors d’un patriotisme commun. Mais la prétention échouait tout à fait, car il était évident que les chefs de l’un et de l’autre côté, bien loin de conduire les leurs sur des voies différentes, étaient beaucoup plus rapprochés les uns des autres que de ceux qu’ils dirigeaient La puissance de ces chefs s’était énormément accrue mais la distance entre eux avait diminué ou plutôt disparu. Il fut dit vers 1800, pour railler le Parlement Croupion, que le parti Whig allait au Parlement en voiture à quatre roues. On peut littéralement dire qu’en 1900 le parti Whig et le parti Tory sont venus au Parlement dans un hansom cab. Ce ne fut pas le cas de deux tours s’élevant chacune avec son dôme et ses flèches mais fondées dans le même sol. C’était plutôt le cas d’un arc dont les pierres de fondation de l’un et de l’autre côté pouvaient s’imaginer qu’elles étaient deux édifices, tandis que celles plus voisines de la clef de voûte savaient qu’il n’y en avait qu’un. Cette « machine à deux mains » se tenait encore prête à frapper, non pas l’autre partie d’elle-même mais quiconque se hasarderait à nier qu’elle agissait ainsi. Nous étions gouvernés, pour ainsi dire, par un roi et une reine de féerie qui coupait nos têtes, non pas parce qu’elles disaient leurs querelles mais parce qu’elles les niaient.

La loi contre les libelles était maintenant en usage non pour anéantir les mensonges sur la vie privée mais pour anéantir les vérités sur la vie publique. Représentation était devenue faux exposé, un labyrinthe d’échappatoires. Ceci était principalement dû à la présence monstrueuse de certains fonds secrets qui seuls permettaient à beaucoup de réussir les ruineuses élections de l’époque et qui furent fournis et distribués avec moins de contrôle que dans le plus vil commerce ou le club le plus bas. Une ou deux personnes seulement attaquèrent ces fonds ; personne ne les défendit. Par eux les grands capitalistes eurent le maniement de la politique comme de tout le reste. Les pauvres luttaient désespérément contre la hausse des prix, et leurs tentatives d’un marchandage collectif’, et par le refus collectif du travail mal payé, furent discutées dans la presse, libérale et tory, comme des attaques contre l’État. Et c’était vrai, contre l’État servile.

Telle était la condition de l’Angleterre, en 1914, quand la Prusse, maintenant enfin armée jusqu’aux dents et sûre du triomphe, se dressa devant le monde, et solennellement, comme celui qui prend un sacrement, consacra par un crime sa campagne. Elle entra par une porte défendue, une porte qu’elle avait elle-même interdite, marchant sur la France par la Belgique neutralisée, où chacun de ses pas foulait sa parole reniée.

Ses voisins neutralisés résistèrent, comme ils s’étaient, ainsi que nous, engagés à le faire. Instantanément l’invasion entière s’alluma d’une flamme de folie morale et les nations témoins qui n’avaient jamais connu le Prussien en pâlirent. Les statistiques des non-combattants tués et torturés alors étourdissent l’imagination. Deux de mes amis ont visité des villages saccagés par la marche prussienne. L’un vit un tabernacle contenant le Sacrement patiemment réduit à l’état de grille par une lente fusillade. L’autre vit dans une crèche un cheval-bascule et des jouets de bois laborieusement hachés en morceaux. Ces deux faits réunis suffisent pour que certains d’entre nous sachent le nom de l’Esprit qui a passé.

Et alors survint une chose étrange. L’Angleterre, qui n’avait pas du tout d’armée au sens moderne, fut justifiée par tous ses enfants. Des institutions et des réputations respectées vacillèrent et tombèrent de tous côtés ; quoique le chef de l’État ait répondu avec dignité aux avances de la brute étrangère, beaucoup d’autres politiciens furent suffisamment fantasques et faibles, bien que sans doute patriotes d’intention. L’un voulut tenir la bride aux journalistes, et dut être réfréné lui-même, étant plus sensationnel qu’aucun d’eux. Un autre gourmanda les classes travailleuses dans le style d’un conférencier de tempérance en état d’ivresse. Mais l’Angleterre fut sauvée par une chose oubliée... l’Anglais. Des hommes simples avec des motifs simples, dont le principal fut la haine de l’injustice qui devient plus simple à mesure que nous la fixons, sortirent de leurs logements sombres et de leurs boutiques bien rangées, de leurs champs et de leurs faubourgs et de leurs usines et de leurs masures, et demandèrent des armées d’hommes. Formant à la fin une foule de trois millions d’hommes, les insulaires sortirent de leur île, aussi simplement que les montagnards étaient descendus de leurs montagnes, le visage tourné vers le soleil levant.

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

LA BATAILLE DE LA MARNE

 

 

L’impression produite par la première semaine de la guerre fut que le contingent britannique était arrivé juste à temps pour la fin du monde. Ou plutôt, aux yeux de tout homme sensitif et civilisé, touché par le doute moderne comme par le mysticisme également moderne, cette ancienne vision théocratique restait bien au-dessous de l’écœurante terreur actuelle. Car ce jour était celui d’un jugement où, sur le trône du ciel et planant sur les chérubins, était assis non pas Dieu mais un autre.

Les Anglais avaient été postés à l’ouest, à l’extrême pointe du front des Alliés, dans le Nord. L’autre extrémité du front se tenait à l’abri de la ville et de la forteresse de Namur ; eux ne s’appuyaient sur rien. Ce n’est pas tout à fait une rêverie sentimentale de dire qu’il y avait comme un délaissement dans la position de cette pointe perdue sur une terre étrangère, n’ayant que les plaines tristes du nord de la France entre eux et la mer. C’était en effet réellement autour de cette pointe perdue que l’ennemi lancerait le lasso de son attaque ; c’était là que la mort serait bientôt omniprésente. Souvenons-nous que beaucoup de critiques, y compris des Anglais en nombre, se demandaient si la rouille n’avait pas fait là son œuvre comme elle avait rongé d’autres parties de la vie nationale et craignaient que l’Angleterre n’ait trop longtemps négligé aussi bien l’éthique que la technique de la guerre et qu’elle ne soit dans la chaîne l’anneau fragile. L’ennemi avait la certitude qu’il en était ainsi. À ces hommes qui se tenaient, inconsolables, parmi les plaines sans haies vives et les peupliers, arriva la nouvelle de la chute de Namur qui pour leurs capitaines était un des quatre coins de la terre. Les deux armées s’étaient touchées et instantanément la plus faible avait reçu un choc électrique qui disait l’énergie de la profonde Allemagne, batterie sur batterie douées d’une force d’abîme. À cet instant on découvrit que les ennemis étaient plus nombreux qu’on ne l’avait rêvé. Ils étaient même plus nombreux que le nombre que l’on découvrait. Chaque cavalier survenant se doublait comme dans la vision d’un homme ivre ; et bientôt on lutta sans parler dans un cauchemar de nombres. Alors toutes les forces alliées au front furent mises en déroute dans la tragique bataille de Mons et cette noire retraite commença où tant de nos jeunes hommes connurent pour la première fois la guerre, dans ce qu’elle eut jamais de pire en ce terrible monde, et combien ne sont jamais revenus.

Dans cette noirceur, d’étranges émotions se mirent à poindre, longtemps peu familières à notre sang. Ces six jours sombres sont aussi pleins de légendes que les six siècles des âges sombres. Beaucoup purent être des rêveries exagérées, l’une fut certainement une fiction avouée, d’autres en diffèrent complètement et se dissipent moins facilement au plein jour. Mais un fait curieux demeure, même si tout est mensonge ou habile œuvre d’art. Pas une de ces légendes n’a de rapport avec ces trois siècles denses, encombrés et remuants qui sont les plus proches de nous et les seuls dont parle cette esquisse, les siècles où l’influence teutonne s’est étendue sur nos îles. Des fantômes furent là peut-être, mais c’étaient les fantômes d’ancêtres oubliés. Personne ne vit Cromwell ni même Wellington, personne n’eut l’ombre d’une pensée pour Cecil Rhodes. Des choses furent vues ou dites parmi les Anglais qui les relièrent, plus étroitement qu’aucune alliance, avec les Français qui parlèrent de Jeanne d’Arc planant au ciel au-dessus de la ville condamnée, ou avec les Russes qui virent en rêve la Mère de Dieu leur montrant de sa main tendue l’Occident. C’étaient là les visions ou les inventions d’une armée médiévale et un poète en prose était d’accord avec tant de rumeurs populaires quand il parla des archers fantômes criant : « Array ! array ! » 2 comme dans cette yeomanry depuis longtemps licenciée où j’ai rêvé de Cobbett portant un arc. D’autres récits, véridiques ou seulement symptomatiques, ont parlé de quelqu’un monté sur un grand cheval blanc qui n’était pas le vainqueur de Blenheim ni même le Prince Noir, mais une vague image sortie de lointains martyrologes... saint Georges. Un soldat, dit-on, a prétendu identifier le saint parce qu’il était « sur tous les quids 3 ». Sur les monnaies, saint Georges est un soldat romain.

Mais ces rêveries, si ce sont des rêveries, pouvaient bien ressembler aux derniers vacillements d’un vieil ordre du monde maintenant enfin blessé à mort. Ce qui venait, avec tout le poids d’un monde nouveau, était quelque chose qu’on n’avait jamais compté parmi les Sept Champions de la Chrétienté. Maintenant, en des jours plus remplis de doute et d’espoir, il est presque impossible de dépeindre ce que fut, pour ceux qui comprirent, la gigantesque décision des foulées allemandes. On eût dit que les forces de l’ancienne bravoure tombaient à droite et à gauche, que s’ouvrait une grande route nivelée, une route de granit, droit jusqu’aux portes de Paris, sur laquelle s’avançait la grande Germanie comme un immense et impénétrable sphinx dont l’orgueil pouvait détruire toutes choses et leur survivre. À sa suite se mouvaient, montagnes en marche, des canons cyclopéens tels qu’on n’en vit jamais parmi les hommes, devant qui les villes ceintes de remparts fondaient comme la cire, leurs gueules insolemment dressées vers la nue comme s’ils menaçaient d’assiéger le soleil. Et parler ainsi des armements nouveaux et anormaux n’a rien de fantastique, car l’âme de l’Allemagne était réellement représentée par les roues et les cylindres colossaux et ses canons étaient plus symboliques que ses drapeaux. De temps en temps, et en tout lieu et à toute époque, il faut noter que la supériorité allemande n’a existé que pour une certaine chose et n’a été crue d’une certaine sorte. Ce n’est pas unité ; ce n’est pas, au sens moral, discipline. Rien ne peut être plus uni, au sens moral, qu’un régiment français, anglais ou russe. Rien, dans ce même sens, ne peut être plus uni qu’un clan de montagnards à Killiecrankie ou une horde de fanatiques religieux au Soudan. Ce que de telles machines, d’une telle dimension et d’une telle multiplicité, signifient en réalité, c’est un mode de vie naturellement intolérable à des hommes plus heureux et d’un esprit plus sain, d’une vie menée sur une plus vaste échelle et absorbant des populations d’un nombre qui dépasse tout ce qu’on vit auparavant. Cela signifie des villes devenant plus grandes que des provinces, des usines devenant plus grandes que des villes ; cela signifie l’empire du bouge. C’est un degré de répétition minutieuse et d’une division du travail où l’homme est ignoré, à laquelle pas un de ceux qui sont nés ici-bas ne livrerait les courts moments de sa vie au soleil, s’il pouvait garder l’espoir de forger une épée avec le soc de sa charrue. Les nations de la terre ne devaient pas se rendre au Kaiser mais à Krupp, son maître et le leur ; les Français, les Anglais, les Russes devaient se livrer à Krupp comme s’étaient déjà livrés les Allemands eux-mêmes, après quelques grèves vite réprimées. Dans chaque roue dentée de cet incomparable mécanisme, dans chaque anneau de cette chaîne de fer sans fin, se montraient la maîtrise et l’habileté d’une certaine sorte d’artiste, d’un artiste dont les mains ne paressent jamais dans le rêve, ni ne se retirent pour montrer du dégoût ni ne se lèvent pour l’étonnement et la colère mais, assurées et sans lassitude, continuent à toucher à ces mille petites choses qui font le mécanisme invisible de la vie. Cet artiste était là qui triomphait, mais il n’avait pas de nom. L’ancien monde l’appelait l’Esclave.

À cette machine qui avançait, faite de millions d’hommes, les rangs plus faibles des Alliés et en particulier des Anglais à leur extrême avant-poste ne se dérobaient que par une succession d’imperceptibles reculs et de ce qui doit avoir paru aux soldats le déchirant bonheur d’une souris fuyant devant un chat. À plusieurs reprises, la cavalerie de von Kluck, soutenue par l’artillerie et l’infanterie, venait s’abattre comme des griffes sur la pointe de l’armée anglaise qui l’évitait par une suite de bonds en arrière. Parfois le poursuivant était, en quelque sorte, si rapproché de sa proie que l’espace lui manquait et qu’il frappait comme il pouvait dans l’espoir de l’arrêter à l’instant même de sa fuite. Parfois la vague montante était si proche qu’un petit accident individuel, la capture d’un seul homme, aurait entraîné la destruction d’un bataillon tout entier. Des jours et des jours dura cette mort vivante. Et, jour après jour, une sorte de vérité sombre se révéla lambeau par lambeau, certainement à l’étonnement incrédule des Prussiens, très probablement à la surprise des Français et, dans la même mesure, à la surprise des Anglais eux-mêmes, savoir : qu’il y avait au sujet des soldats anglais quelque chose de singulier. Cette chose singulière peut s’exprimer de bien des façons mais celui-là, presque certainement, l’exprimerait d’une manière insuffisante qui n’aurait pas eu le courage de regarder en face les faits concernant son pays pendant les dernières décades avant la guerre. On pourrait peut-être l’exprimer le mieux en disant que des milliers d’Anglais étaient morts et que l’Angleterre n’était plus.

La forteresse de Maubeuge s’était entre-bâillée pour ainsi dire, offrant un refuge à la retraite inquiète et tourmentée ; les généraux anglais refusèrent cet abri et continuèrent leur combat perdu, en terrain découvert, pour rester fidèles au plan commun. Le soir, une énorme multitude d’Allemands étaient venus à l’improviste par la forêt et avaient surpris un petit groupe d’Anglais à Landrecies, mais ils ne purent les déloger et perdirent tout un bataillon dans cette bataille de ténèbres. À l’extrême pointe du front, la division Smith-Dorrien, qui semblait près d’être prise ou coupée, avait combattu, un canon contre quatre, et si bien martelé les Allemands, qu’ils furent contraints de lâcher prise. Les Anglais furent libres encore une fois. Quand l’explosion d’un pont annonça qu’ils avaient traversé la dernière rivière, il y avait de sauvé quelque chose de plus que ce reste d’hommes épuisés : c’était l’honneur de ce par quoi nous vivons.

La ligne pourchassée et défaite s’arrêta enfin presque sous les murs de Paris et le monde attendit l’arrêt de la cité. Les portes semblaient demeurer ouvertes et la chevauchée prussienne allait y entrer pour la troisième et dernière fois, car la fin était venue de sa longue épopée de liberté et d’égalité. Et cependant l’homme, très habile et très français, sur qui reposait le dernier espoir de l’Alliance qui semblait n’avoir plus d’espoir, restait calme comme un roc, sans que rien bougeât dans son dolman bleu ciel et sur sa face de bouledogue. Il avait rappelé ses soldats stupéfaits d’avoir rompu à Guise le flot envahisseur ; il avait en silence dévoré la responsabilité de traîner la retraite comme par désespoir, jusqu’aux dernières marches désespérées devant la capitale ; alors il s’arrêta et attendit. Et comme il attendait, l’immense invasion tout entière s’infléchit.

À travers Paris, hors de Paris, et tout autour, d’autres hommes en habits bleu pâle s’élancèrent en files dans la plaine, se repliant lentement sur von Kluck comme des ailes bleues. Von Kluck un instant s’arrêta, puis lançant quelques forces secondaires pour contenir l’aile qui se refermait sur lui, il vint se heurter au front des Alliés, dans un angle d’une folle hardiesse, pour l’écraser au centre comme avec un marteau. C’était moins désespéré qu’on eût pu le croire, car il comptait et pouvait compter sur la ruine morale et physique de la ligne anglaise et sur la fin de la ligne française immédiatement en face de lui, puisqu’il les avait, pendant six jours et six nuits, chassées devant lui comme des feuilles d’automne devant un tourbillon. Et pareilles à des feuilles d’automne, tachées de rouge, grises de poussière et froissées, elles gisaient là comme balayées dans un coin. Mais alors que leurs conquérants se retournaient vers l’est, leurs clairons sonnèrent la charge et les Anglais avancèrent à travers le bois que l’on nomme Crécy et le marquèrent de leur sceau pour la seconde fois au moment le plus haut de toute l’histoire séculaire de l’homme.

Mais ce n’était plus alors le Crécy où chevaliers anglais et chevaliers français s’étaient rencontrés, à une époque de couleurs plus vives, dans un tournoi plutôt que dans une bataille. C’était une ligue de tous les chevaliers pour les restes de toute chevalerie, de toute fraternité des armes ou des arts contre ce qui est et a été radicalement antichevaleresque et radicalement antifraternel depuis le commencement. Bien des choses devaient arriver ensuite. Le meurtre et la flamboyante folie et la démence sur terre, sur mer et dans le ciel, mais tous les hommes connurent au fond d’eux-mêmes que la troisième attaque prussienne avait échoué et que la Chrétienté, une fois de plus, était délivrée. L’empire de sang et de fer s’en retournait lentement vers les ténèbres des forêts du Nord et les grandes nations de l’Occident reprenaient leur marche en avant où, côte à côte, comme après une longue querelle d’amants, flottaient les bannières de Saint-Georges et de Saint-Denis.

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON,

Les crimes de l’Angleterre, 1916.

 

 

 

 

 

 



1 Le Problème anglo-allemand, par CHARLES SAROLEA (Crès, éditeur).

2 En avant ! en avant !

3 Terme d’argot : une chique = un souverain (pièce de 20 shillings).

 

 

 

 

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