Saint François d’Assise

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

LE PROBLÈME DE SAINT FRANÇOIS

 

 

Un portrait de saint François d’Assise en anglais moderne pourrait s’écrire de trois manières. Entre les trois il faut que l’historien choisisse ; et la troisième manière, à quoi l’on s’est arrêté ici, est à certains égards la plus difficile. Du moins serait-elle la plus difficile si les deux autres n’étaient impossibles.

Premièrement, l’écrivain peut traiter cet homme très grand et très extraordinaire comme une haute figure de l’histoire temporelle et comme un modèle des vertus sociales. Il peut décrire ce démagogue divin sous les traits de ce qu’il fut sans doute : le seul démocrate parfaitement sincère de ce monde. Il peut dire (ce qui ne signifie pas grand-chose) que saint François était en avance sur son époque. Il peut dire (ce qui est rigoureusement vrai) que saint François connut par anticipation tout ce qu’il y a de plus libéral et de plus sympathique dans l’esprit moderne : l’amour de la nature, l’amour des animaux, le sentiment de la compassion sociale, le sentiment des dangers spirituels de la prospérité, et même de la propriété. Toutes ces choses que personne ne comprenait avant Wordsworth, elles étaient familières à saint François. Toutes ces choses que Tolstoï découvrit le premier, saint François les avait tenues pour acquises. On pourrait le présenter comme un héros non seulement humain mais humanitaire ; en vérité comme le premier héros de l’humanitarisme. On l’a décrit comme une sorte d’étoile du matin de la Renaissance. Et l’on peut, à côté de tout cela, ignorer sa doctrine ascétique, ou la considérer comme un accident négligeable, qui ne fut pas, fort heureusement, un accident fatal. Sa religion peut être traitée comme une superstition, mais comme une superstition inévitable, dont le génie lui-même ne saurait se libérer tout à fait, et qu’il faut prendre en considération pour ne pas commettre l’injustice de condamner saint François à cause de son renoncement, ou de le gourmander à l’excès de sa chasteté. Il est parfaitement vrai que même d’un point de vue si éloigné il apparaîtrait encore de stature héroïque. Il resterait encore beaucoup à dire sur l’homme qui essaya de mettre fin aux croisades en haranguant les Sarrasins, ou qui intercéda près de l’empereur en faveur des oiseaux. L’écrivain peut se borner à retracer dans un esprit purement historique l’ensemble de cette grande inspiration franciscaine qui se manifesta dans la peinture de Giotto, dans la poésie du Dante, dans les représentations des Miracles qui ouvrirent la voie au drame moderne, et dans tant d’autres choses auxquelles est déjà sensible la culture moderne. Il peut tenter de le faire comme d’autres l’ont fait, presque sans soulever la question religieuse. Bref, il peut essayer de raconter l’histoire d’un saint sans parler de Dieu ; ce qui est à peu près comme si l’on vous priait d’écrire la vie de Nansen en vous interdisant de parler du Pôle Nord.

Il peut, deuxièmement, se porter à l’extrême opposé, et se lancer, si l’on peut dire, dans une religiosité agressive. Il peut prendre pour thème l’enthousiasme théologique aussi totalement que le faisaient les premiers Franciscains. Il peut traiter de la religion comme de la chose vivante qu’elle était pour le François d’Assise vivant. Il peut trouver une austère joie, si j’ose dire, à étaler les paradoxes de l’ascétisme et de toute la sainte déraison de l’humilité. Il peut frapper l’histoire entière au sceau des Stigmates, rapporter les jeûnes comme autant de combats contre le dragon ; jusqu’à ce qu’enfin, dans le brumeux cerveau moderne, saint François fasse aussi sombre figure que saint Dominique. Bref il peut nous présenter ce qui sera pour beaucoup d’entre nous comme une sorte de cliché négatif, où les lumières et les ombres sont interverties, ce qui sera pour les fous aussi impénétrable que les ténèbres, et pour beaucoup, même parmi les sages, presque aussi invisible que si cela était écrit argent sur blanc. Semblable étude de saint François serait inintelligible à quiconque ne partage pas sa religion, et peut-être seulement partiellement intelligible à quiconque ne partage pas sa vocation. Elle serait considérée, selon les nuances de l’opinion, comme une chose ou trop mauvaise ou trop bonne pour ce monde. Il n’y a qu’une difficulté à faire la chose ainsi, c’est que cela est impossible. Il faudrait vraiment un saint pour écrire la vie d’un saint. Les objections à cette entreprise sont dans le cas présent insurmontables.

Troisièmement, l’écrivain peut tenter ce que j’ai tenté ici ; et comme je l’ai déjà suggéré, l’entreprise pose à son tour ses problèmes spéciaux. Il peut prendre la position du curieux moderne profane et ordinaire, position qui est encore en grande partie, et qui fut jadis tout à fait, celle de l’écrivain qui vous parle. Il peut partir du point de vue d’un homme qui admire déjà saint François, mais seulement pour ce qui est admirable aux yeux d’un tel homme. Autrement dit, il peut présumer que le lecteur est au moins aussi éclairé que Renan ou Matthew Arnold, mais à la lueur de cette lumière il peut essayer de faire apparaître ce que Renan et Matthew Arnold ont laissé dans l’ombre. Il peut essayer d’utiliser ce qui a été compris pour expliquer ce qui n’a pas été compris : « Voici un personnage historique qui est sans conteste attrayant pour beaucoup d’entre nous déjà, par sa gaieté, par son imagination romanesque, sa courtoisie et sa bonhomie spirituelles ; mais qui présente aussi certains éléments (de toute évidence également sincères et significatifs) qui vous paraissent totalement étrangers et rebutants. Mais après tout cet homme était un homme et non pas une demi-douzaine d’hommes. Ce qui paraît contradiction à vos yeux, à ses yeux ne paraissait pas contradiction. Voyons si nous pouvons comprendre, à l’aide de l’intelligence acquise, ces autres choses qui nous paraissent actuellement deux fois impénétrables, et de par leur obscurité propre et de par leur contraste ironique. » Je ne prétends point, cela va sans dire, que je puisse vraiment atteindre à une telle plénitude psychologique dans cette grossière et rapide ébauche. Mais je veux dire que la seule attitude à quoi je prétende dans cette controverse est celle-ci : c’est au profane sympathisant que je m’adresse. Je n’établis rien de moins ni rien de plus que cette convention. Un matérialiste peut ne pas se soucier que les contradictions soient conciliées ou non. Un catholique peut ne pas voir de contradictions à concilier. Mais je m’adresse ici à l’homme moderne ordinaire, sympathisant mais sceptique. Et l’espoir que je nourris est bien brumeux de réussir, en approchant l’histoire du grand saint par ce qu’elle a de nettement pittoresque et populaire, à laisser du moins le lecteur en état de comprendre un peu mieux qu’auparavant la cohérence d’un personnage complet. Puissions-nous entrevoir au moins, en l’approchant de cette manière, pourquoi le poète qui louait son Seigneur le Soleil, se cachait souvent dans une caverne obscure, pourquoi le saint, si doux à son Frère le Loup, était si dur à son Frère l’Âne (ainsi avait-il surnommé son propre corps), pourquoi le troubadour, qui disait que l’amour embrasait son cœur, se sépara des femmes, pourquoi le chanteur, qui trouvait allégresse dans la force et dans la gaieté du feu, se roulait délibérément dans la neige, pourquoi ce même cantique qui clame avec une passion toute païenne : « Loué soit Dieu pour notre Sœur la Mère Terre, qui donne tous les fruits et l’herbe et les fleurs éclatantes » s’achève presque sur ces mots : « Loué soit Dieu pour notre Sœur la Mort du corps. »

Renan et Matthew Arnold ont radicalement échoué dans cette épreuve. Ils se sont contentés d’accompagner François de leurs louanges jusqu’à ce qu’ils fussent arrêtés par leurs préjugés : les préjugés têtus du sceptique. Au moment où saint François a commencé à faire quelque chose qu’ils ne comprenaient pas ou qu’ils n’aimaient pas, ils n’ont pas essayé de le comprendre, encore moins de l’aimer ; ils ont simplement laissé tomber toute l’affaire et « ils n’ont plus marché avec lui ». Nul ne saurait avancer par cette méthode dans le chemin de l’enquête historique. Ces sceptiques sont véritablement réduits à renoncer de désespoir à leur sujet, à abandonner le plus simple et le plus sincère de tous les personnages historiques comme un tissu de contradictions qu’il faut louer d’après le principe de l’œuf du curé 1. Arnold fait allusion à l’ascétisme de l’Alverne presque à la hâte, comme si c’était une malencontreuse mais indéniable tache sur la beauté de l’histoire ; ou plutôt comme si c’était une pitoyable chute dans le pathos à la fin de l’histoire. Or c’est là tout bonnement fermer les yeux à toute évidence. Représenter le mont Alverne comme le simple écroulement de François, cela équivaut à représenter le mont Calvaire comme le simple écroulement du Christ. Ces montagnes sont des montagnes, quoi qu’elles puissent être d’autre, et – pour parler comme la Reine Rouge 2 – il serait absurde de dire que ce sont plutôt des abîmes ou des excavations négatives dans le sol. Leur destination manifeste est d’être des sommets et des points de repère. Traiter les Stigmates comme une espèce de scandale, à quoi il faut toucher tendrement mais avec douleur, cela équivaut à traiter les cinq plaies originales de Jésus-Christ comme cinq taches sur Sa réputation. Vous pouvez détester l’idée d’ascétisme ; vous pouvez détester de même l’idée de martyre ; autrement dit, vous pouvez avoir une honnête et naturelle aversion pour l’idée générale de sacrifice que symbolise la croix. Mais si c’est une aversion intelligente, elle ne vous ôtera point la faculté de voir le point essentiel d’une histoire, de l’histoire d’un martyr, ou même de l’histoire d’un moine. Il ne vous sera pas rationnellement possible, en lisant l’Évangile, de considérer la Crucifixion comme une arrière-pensée, une faiblesse, un accident, dans la vie du Christ ; là est évidemment la pointe de l’histoire, au sens de la pointe d’une épée, l’épée qui perça le cœur de la Mère de Dieu.

Et il ne vous sera pas rationnellement possible de lire l’histoire d’un homme présenté comme un miroir du Christ sans comprendre son étape dernière d’Homme de Douleurs, et sans apprécier, ne fût-ce qu’au point de vue artistique, combien il était satisfaisant qu’il reçût, dans un nuage de mystère et de solitude, infligées par nulle main humaine, les plaies à jamais inguéries qui guérissent le monde.

Je laisserai l’histoire elle-même montrer comment se conciliaient pratiquement la gaieté et l’austérité. Mais puisque j’ai mentionné Matthew Arnold, Renan et les admirateurs rationalistes de saint François, j’indiquerai ici ce qu’il me paraît fort utile aux lecteurs de leur sorte de ne point oublier. Ces écrivains distingués se sont achoppés aux Stigmates parce qu’une religion pour eux c’était une philosophie. C’était quelque chose d’impersonnel ; or la passion la plus personnelle offre seule ici une comparaison profane approximative. Un homme ne se roulera pas dans la neige pour l’amour d’un système selon lequel toutes choses obéissent à la loi de leur être. Il ne restera pas sans nourriture au nom d’un principe, étranger à lui-même, qui tient lieu de justice. C’est sous une tout autre impulsion qu’il fera ces choses-là, ou d’autres qui leur ressemblent. Il fera ces choses-là s’il aime. Le premier point à comprendre sur saint François, cherchons-le dans le point de départ de son histoire ; comprenons que, lorsqu’il a dit dès le début qu’il était un troubadour, et plus tard qu’il était le troubadour d’une plus neuve et plus noble romance, ce n’était pas là pure métaphore, mais qu’il se comprenait beaucoup mieux lui-même que ne le comprennent les érudits. Il fut, jusqu’aux dernières angoisses de l’ascétisme, un troubadour. Il fut un amoureux. Il fut un amoureux de Dieu ; et il fut réellement et véritablement un amoureux des hommes ; ce qui est peut-être une vocation mystique beaucoup plus rare. Un amoureux des hommes est à peu près le contraire d’un philanthrope ; en vérité le pédantisme du mot grec porte en soi comme une espèce de satire. On peut dire d’un philanthrope qu’il aime les anthropoïdes. Or, de même que saint François n’aimait pas l’humanité mais les hommes, de même il n’aimait pas le christianisme mais le Christ. Dites, si vous le pensez, que c’était un fou, amoureux d’un être imaginaire, mais d’un être imaginaire, non pas d’une idée imaginaire. Et là où le lecteur moderne est le plus sûr de trouver la clef de l’ascétisme et de tout ce qu’il ne comprend pas, c’est dans les histoires d’amour, lorsque les amoureux y ressemblent assez à des fous. Racontez l’histoire comme celle d’un troubadour, et de toutes les folies qu’il fait pour sa dame, et toute l’incompréhension moderne disparaît. Dans ce roman-là, nulle contradiction entre le poète qui cueille des fleurs au soleil, et qui s’impose une veille glaciale dans la neige, qui célèbre toute beauté terrestre et charnelle, puis refuse de manger, qui glorifie l’or et la pourpre, et s’habille perversement de guenilles, qui montre pathétiquement à la fois l’appétit d’une vie heureuse et la soif d’une mort héroïque. Toutes ces énigmes trouveraient aisément leur solution dans la simplicité de n’importe quel noble amour, mais cet amour-là était si noble que neuf hommes sur dix ne le connaissent qu’à peine par ouï-dire. Nous verrons plus tard que cette comparaison avec l’amoureux profane s’adapte très exactement aux problèmes de la vie de François, comme à ses relations avec son père et avec ses amis et leurs familles. Le lecteur moderne ne peut guère manquer de découvrir que, s’il était seulement sensible à la réalité de ce genre d’amour, il serait sensible à la poésie de ce genre d’extravagance. Mais je ne note cela ici que comme une notion préliminaire, et parce que, bien qu’il s’en faille de beaucoup que ce soit la vérité définitive sur la question, c’est pourtant ce qui nous en rapproche le plus. Le lecteur n’entreverra même pas le sens de cette histoire – qui peut bien après tout lui sembler fort incohérente, – tant qu’il ne comprendra pas que sa religion était pour ce grand mystique non pas quelque chose comme une théorie, mais quelque chose comme une affaire de cœur. Et le seul but de cette introduction est de déterminer les limites du présent volume, lequel s’adresse uniquement à cette partie du monde moderne qui trouve en saint François une certaine difficulté pour l’esprit moderne, qui peut l’admirer mais à peine l’accepter, ou qui peut apprécier le saint, à l’exclusion, pour ainsi dire, de la sainteté. Et mon seul droit à tenter semblable tâche, c’est que j’ai pour ma part connu fort longtemps cette attitude sous des formes diverses. Des milliers de choses que je comprends maintenant en partie, je les eusse pensées totalement incompréhensibles ; beaucoup de choses que je tiens maintenant pour sacrées, je les eusse honnies comme pure superstition ; beaucoup de choses qui me semblent limpides et lumineuses, aujourd’hui qu’elles sont éclairées de l’intérieur, je les eusse de bonne foi traitées d’obscures et de barbares quand je les voyais de l’extérieur, en ces jours lointains de mon enfance où la gloire de saint François d’Assise enflamma pour la première fois mon imagination. Moi aussi j’ai vécu en Arcadie, mais en Arcadie même j’ai rencontré quelqu’un qui s’avançait vêtu de brun et qui aimait les bois plus encore que le dieu Pan. L’homme vêtu de brun se dresse sur la cheminée dans la pièce où j’écris, et seul parmi tant d’images semblables, jamais, à aucune étape de mon pèlerinage, il n’a été pour moi un étranger. Il y a comme une harmonie entre la lueur du foyer et le premier plaisir que j’ai pris à ses paroles sur son Frère le Feu ; car il habite depuis assez longtemps ma mémoire pour être mêlé à tous ces rêves plus prosaïques des années d’enfance. Les ombres fantastiques que projette le feu font une sorte de pantomime d’ombres chinoises qui est du domaine de la nursery ; pourtant, même en ce temps-là, les ombres étaient celles de ses bêtes et de ses oiseaux favoris, tels qu’il les voyait, grotesques mais auréolés de l’amour de Dieu. Son Frère Loup et son Frère Agneau ressemblaient beaucoup alors au « Brer Fox » et au « Brer Rabbit » 3 d’un oncle Remus plus chrétien. Je suis arrivé lentement à voir cet homme sous beaucoup d’autres aspects plus merveilleux, mais cet aspect-là ne s’est jamais effacé pour moi. Sa figure s’élève sur une sorte de pont qui relie mon enfance et nia conversion à beaucoup d’autres choses ; car la poésie de sa religion avait pénétré jusqu’au rationalisme de cette vague époque victorienne. Dans la mesure où j’ai connu cette expérience, je suis peut-être capable de conduire les autres un peu plus avant sur ce chemin, mais seulement un très petit peu plus avant. Personne ne sait mieux que moi aujourd’hui que c’est un chemin où des anges pourraient craindre de s’aventurer. Mais, bien que je sois certain de l’échec, je ne suis pas entièrement paralysé par la crainte, car il supportait les fous d’un cœur gai.

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

LE MONDE QUE TROUVA SAINT FRANÇOIS

 

 

L’innovation moderne qui a substitué le journalisme à l’histoire, ou à cette tradition qui est le commérage de l’histoire, a donné tout au moins un résultat précis. Elle a garanti que chacun ne connaîtrait de chaque histoire que la fin. Les journalistes ont coutume d’inscrire en tête du tout dernier chapitre de leurs romans à épisodes (celui où le héros et l’héroïne vont enfin s’embrasser, comme seule une insondable perversité les a empêchés de le faire au premier chapitre) ces mots quelque peu déroutants : « On peut commencer l’histoire ici. »

Encore la comparaison n’est-elle point parfaite, car les journaux donnent une espèce de résumé du roman, tandis qu’ils ne donnent jamais rien qui ait la plus lointaine ressemblance avec un résumé de l’histoire. Les journaux ne se contentent pas de traiter de ce qui est nouveau, encore traitent-ils toute chose comme si elle était entièrement nouvelle. Toutankhamon, par exemple, était entièrement nouveau. C’est exactement de la même manière que nous lisons que l’amiral Bangs 4 a été fusillé, ce qui est la première révélation que nous ayons qu’il soit jamais né. Il y a quelque chose de singulièrement significatif dans l’usage que fait le journalisme de son stock de biographies. Il ne lui vient jamais à l’esprit de publier une vie, sinon quand il publie une mort. Comme il en use avec les individus, il en use avec les institutions et les idées. Après la grande guerre on commença de raconter à notre public que toutes sortes de nations allaient être émancipées. On ne lui avait jamais soufflé mot de leur esclavage. Nous étions pris comme juges de l’équité des arrangements, alors qu’on ne nous avait jamais laissé rien connaître de l’existence même des querelles. Le public estimerait pédant de parler de l’épopée serbe, et il préfère pérorer dans la langue de tous les jours sur la nouvelle diplomatie internationale yougoslave ; et il s’excite beaucoup à propos de quelque chose qu’il appelle la Tchécoslovaquie, sans avoir apparemment jamais entendu parler de la Bohême. Des choses qui sont vieilles comme l’Europe, on les regarde comme plus récentes que les dernières concessions minières délimitées dans les prairies d’Amérique. C’est extrêmement excitant ; comme le dernier acte d’une pièce pour ceux qui ne sont arrivés au théâtre que juste avant le baisser du rideau. Mais cela ne conduit pas précisément à la connaissance de ce dont il s’agit. À ceux que satisfait le simple évènement d’un coup de pistolet ou d’une étreinte passionnée, on peut recommander cette manière commode de patronner le drame ; pour ceux que tourmente la curiosité purement intellectuelle de savoir quel est celui qui embrasse ou tue, et qui et pourquoi, elle est insuffisante.

Presque toute l’histoire moderne, spécialement en Angleterre, souffre de la même imperfection que le journalisme. Au mieux, elle ne raconte que la moitié de l’histoire de la chrétienté, et c’est la seconde moitié, à l’exclusion de la première. Les hommes pour qui la raison commence avec la Renaissance du Savoir, les hommes pour qui la religion commence avec la Réforme, sont incapables de jamais donner une explication complète de quoi que ce soit, car il leur faut partir d’institutions dont ils ne peuvent pas expliquer, ni même en général imaginer, l’origine. Comme nous apprenons que l’amiral a été tué, mais n’avions jamais ouï-dire qu’il fût né, de même nous entendons tous beaucoup parler de la dissolution des monastères, sans qu’on nous ait à peu près rien dit de leur fondation. Or l’histoire ainsi conçue serait radicalement insuffisante, même pour un homme intelligent qui haïrait les monastères. Elle est radicalement insuffisante en ce qui concerne des institutions que beaucoup d’hommes intelligents créent dans un esprit de haine parfaitement saine. Par exemple, il est possible que certains d’entre nous aient rencontré chez nos savants maîtres de la plume quelque allusion fortuite à une institution obscure appelée l’Inquisition espagnole. Or, c’est vraiment une institution obscure, si l’on s’en rapporte à eux et aux histoires qu’ils ont lues. Elle est obscure parce que son origine est obscure. L’histoire protestante débute tout simplement par le spectacle de l’horrible chose dans l’exercice de ses fonctions, comme la pantomime s’ouvre par le spectacle du roi des démons installé dans la cuisine du lutin. Il est assez vraisemblable que ce fut, surtout vers la fin, une chose horrible hantée peut-être par les démons ; mais si nous disons que cela était ainsi, nous ne savons absolument pas pourquoi cela était ainsi. Pour comprendre l’Inquisition espagnole, il serait nécessaire de découvrir deux choses dont nous ne nous sommes jamais inquiétés : ce que c’était que l’Espagne et ce que c’était qu’une Inquisition. Le premier problème introduirait toute la grande question de la croisade contre les Maures, et de la chevalerie héroïque par laquelle une nation européenne se libéra d’une domination étrangère venue de l’Afrique. Le second problème introduirait toute l’affaire de l’autre croisade contre les Albigeois, et des raisons de l’amour et de la haine des hommes pour cette conception nihiliste venue de l’Asie. Si nous ne comprenons pas qu’il y avait à l’origine de ces choses l’élan et la poésie d’une croisade, nous ne pouvons pas comprendre comment elles en vinrent à tromper les hommes et à les entraîner au mal. Les croisés sans doute abusèrent de leur victoire, mais c’est qu’il y avait une victoire dont on pouvait abuser. Et là où il y a victoire, il y a valeur sur le champ de bataille, et popularité sur la place publique. Il y a une certaine espèce d’enthousiasme qui encourage les excès et couvre les fautes. Ainsi j’ai pour ma part affirmé dès mon jeune âge la responsabilité des Anglais dans leur traitement atroce des Irlandais. Mais il serait parfaitement déloyal envers les Anglais de décrire les cruautés de 98 et de laisser entièrement de côté toute mention de la guerre contre Napoléon. Il serait injuste de donner à entendre que l’esprit public anglais était tout entier acharné à la mort d’Emmet, alors qu’il était plus vraisemblablement empli de la gloire de la mort de Nelson. Malheureusement, 98 était bien loin d’être la date dernière d’une si vile besogne ; et il n’y a pas plus de quelques années que nos politiciens se mirent à essayer de gouverner à coups de pillages et de meurtres, tout en faisant gentiment reproche aux Irlandais de garder le souvenir de pauvres vieilles histoires bien périmées et de batailles bien anciennes. Mais, quelque mal que nous puissions penser de l’affaire des Blacks-and-Tans 5, il serait injuste d’oublier que la plupart d’entre nous ne songeaient guère à cette époque à la couleur noir-et-tan, mais à la couleur kaki ; et que le kaki symbolisait alors une noblesse nationale qui couvrait beaucoup de choses. Écrire la guerre d’Irlande et laisser de côté la guerre contre l’Allemagne, et la sincérité qu’y mit l’Angleterre, serait injuste envers les Anglais. De même parler de l’engin de torture comme si c’eût été un jouet hideux est injuste envers les Espagnols. Ce n’est point là ce qui nous explique ce que firent depuis le début les Espagnols, ni les raisons qu’ils eurent de le faire. Nous accordons à nos contemporains que ce n’est en tout cas pas une histoire qui finit bien. Nous n’exigeons pas que dans leur version elle commence bien. Ce dont nous nous plaignons, c’est que dans leur version elle ne commence pas du tout. Ils arrivent seulement pour la mort, ou même, comme lord Tom Noddy, trop tard peur la pendaison. Il est parfaitement vrai que c’était parfois plus horrible qu’aucune pendaison ; mais eux ne font que ramasser, si l’on peut dire, la cendre même des cendres, le résidu du fagot.

L’exemple de l’Inquisition est pris ici au hasard, parce que c’est un exemple parmi tant d’autres qui illustrent la même idée, et non pas parce qu’il se rattache spécialement à saint François, en quelque sens qu’il ait pu se rattacher à saint Dominique. En vérité, peut-être irons-nous jusqu’à dire que saint François est inintelligible, tout comme saint Dominique est inintelligible, si nous n’entrevoyons pas ce que le treizième siècle entendait par une hérésie et par une croisade. Mais pour l’instant je prends l’Inquisition comme un moindre exemple pour un beaucoup plus vaste dessein. Il s’agit de montrer que commencer l’histoire de saint François à la naissance de saint François serait passer à côté de l’essence même de l’histoire, ou plutôt ne pas raconter du tout. Et il s’agit de faire apparaître que cette conception moderne du journalisme historique, qui met la charrue avant les bœufs, nous trahit perpétuellement. On nous renseigne sur des réformateurs sans nous dire ce qu’ils avaient à réformer, sur des rebelles sans nous donner la moindre notion de ce contre quoi ils se sont rebellés, sur des cérémonies commémoratives qui n’éveillent en nous aucun souvenir, et sur la restauration d’une quantité de choses qui ne nous semblaient pas avoir jamais existé auparavant. Même si ce chapitre en doit paraître disproportionné, il est nécessaire d’y dire un mot des grands mouvements qui précédèrent l’apparition du fondateur de l’Ordre franciscain. Il pourra sembler que cela revienne à décrire un monde, ou même un univers, pour décrire un homme. Ce sera forcément décrire ce monde ou cet univers à l’aide de quelques généralisations téméraires, en quelques phrases décousues. Mais bien loin que cela nous mène à voir une très petite figure sous un si vaste ciel, cela signifiera qu’il nous faut d’abord mesurer le ciel pour qu’il nous devienne possible de commencer à mesurer la sublime stature de l’homme.

Et me voici amené par cette seule phrase aux points préliminaires qu’il semble indispensable d’établir avant l’esquisse, même rapide, de la vie de saint François. Il est indispensable de se rendre compte, ne serait-ce que d’une manière tout extérieure et élémentaire, de la nature du monde où entrait saint François, et de ce qu’avait été l’histoire de ce monde, tout au moins en ce qui se rapportait à lui. Il est nécessaire d’établir, ne fût-ce qu’en quelques phrases, une sorte de préface selon la formule d’Une Esquisse de l’Histoire, s’il nous est permis d’emprunter cette phrase de M. Wells. En ce qui concerne ledit M. Wells, il est évident que ce distingué romancier a souffert du même désavantage que s’il eût été contraint d’écrire un roman dont il eût haï le héros. Écrire l’histoire et haïr Rome, la Rome païenne et la Rome papale, c’est pratiquement haïr à peu près tout ce qui s’est passé. Cela équivaut de bien près à haïr l’humanité pour des raisons purement humanitaires. Détester à la fois le prêtre et le soldat, à la fois les lauriers du guerrier et les lis du saint, c’est souffrir une division d’avec la masse de l’humanité que ne saurait suffire à compenser toute la dextérité de la plus subtile et de la plus souple des intelligences modernes. Il faut une sympathie infiniment plus large pour dresser la figure historique de saint François, lui-même à la fois soldat et saint. Je conclurai donc ce chapitre par quelques généralisations sur le monde que trouva saint François.

Les hommes ne veulent pas croire parce qu’ils ne veulent pas élargir leur esprit. J’exprimerais cela, quant à moi, en disant qu’ils ne sont pas assez catholiques pour faire des catholiques. Or je ne vais pas me mettre à discuter ici les vérités dogmatiques du christianisme, mais simplement le fait historique général du christianisme, tel qu’il pourrait apparaître à un homme véritablement éclairé et doué d’imagination, même s’il n’était pas chrétien. Ce que je veux dire présentement, c’est que la plupart des doutes portent sur des détails. Au hasard de ses lectures, un homme découvre une coutume païenne dont le pittoresque le frappe, ou une action chrétienne dont la cruauté le frappe ; mais il ne fait pas l’effort intellectuel nécessaire pour embrasser la vérité générale sur la coutume païenne ou sur la réaction chrétienne qui s’ensuit. Tant que nous ne comprenons pas, je ne dis pas nécessairement en détail, mais dans leur masse et leur proportion, cette action païenne et cette réaction chrétienne, nous ne pouvons pas vraiment comprendre le moment de l’histoire où apparaît saint François, ni en quoi consistait sa grande mission populaire.

Or chacun sait, j’imagine, que le douzième et le treizième siècles furent un réveil du monde. Ils furent une floraison nouvelle de la culture et des arts créateurs, après une longue période de beaucoup plus austère et d’encore plus stérile expérience que nous appelons les Âges Obscurs. On peut les dire une émancipation ; ils furent certainement une fin, la fin d’une époque qu’on peut juger tout au moins plus rude et plus inhumaine. Mais qu’était-ce que cela qui prit fin ? De quoi les hommes furent-ils émancipés ? C’est là que se produit collision réelle et désaccord entre les différentes philosophies de l’histoire. Au point de vue purement extérieur et temporel, on a dit avec vérité que les hommes s’éveillèrent d’un sommeil, mais il y avait eu dans ce sommeil des rêves d’une espèce mystique et parfois monstrueuse. Suivant cette manie rationaliste où sont tombés la plupart des historiens modernes, on juge suffisant de dire qu’ils furent émancipés d’une pure superstition barbare et qu’ils s’avancèrent vers la lumière de la pure civilisation. Or c’est là la sottise monumentale qui est posée comme une pierre d’achoppement au début même de notre histoire. Quiconque suppose que les Âges Obscurs n’étaient qu’obscurité, sans plus, et que l’aurore du treizième siècle fut pleine lumière, sans plus, sera incapable de démêler l’histoire humaine de saint François d’Assise. La vérité est que la joie de saint François et de ses Jongleurs de Dieu 6 n’était pas uniquement en éveil. C’était quelque chose que l’on ne peut comprendre si l’on ne comprend pas leur croyance mystique. La fin des Âges Obscurs ne fut pas uniquement la fin d’un sommeil. Elle ne fut certainement pas uniquement la fin d’un esclavage superstitieux. Elle fut la fin de quelque chose qui appartenait à un ordre d’idées tout à fait défini, mais tout à fait différent. Elle fut la fin d’une pénitence, ou, si l’on préfère, d’une purgation de peine. Elle marqua le moment où une certaine expiation spirituelle fut définitivement consommée et où certaines maladies spirituelles furent définitivement expulsées de l’organisme. Elles avaient été expulsées par une ère d’ascétisme, la seule chose qui fut capable de les expulser. Le christianisme était entré dans le monde pour guérir le monde ; et il l’avait guéri de la seule façon dont il pouvait être guéri.

Considérée uniquement d’une manière extérieure et expérimentale, la haute civilisation antique tout entière avait pris fin par l’acceptation d’une certaine vérité ; c’est-à-dire par sa conversion au christianisme. Mais cette vérité était un fait psychologique aussi bien qu’une foi théologique. Cette civilisation païenne avait été vraiment une très grande civilisation. Notre thèse n’en sera point affaiblie – il se peut même qu’elle en soit renforcée – si nous disions que cette civilisation fut la plus haute qu’atteignit jamais l’humanité. Elle avait découvert ses arts encore inégalés de la poésie et de la représentation plastique ; elle avait découvert ses idées politiques durables ; elle avait découvert son système propre et limpide de logique et de langage. Mais surtout, elle avait découvert sa propre erreur.

Cette erreur fut trop profonde pour être définie idéalement ; appelons-la brièvement l’erreur du culte de la nature. On pourrait presque aussi justement l’appeler l’erreur d’être naturel, et c’était là une toute naturelle erreur. Les Grecs, ces grands guides et pionniers de l’antiquité païenne, partirent sur une idée magnifiquement évidente et directe ; l’idée que tant qu’un homme marche droit devant lui sur la grand-route de la raison et de la nature, il ne peut lui arriver aucun mal, spécialement s’il est, comme était le Grec, éminemment éclairé et intelligent. Ayons l’irrévérence de dire qu’il suffisait à l’homme de suivre le bout de son nez aussi longtemps que ce nez était un nez grec. Et le cas des Grecs eux-mêmes suffit à démontrer l’étrange mais inévitable fatalité qui accompagne cette illusion. Les Grecs eux-mêmes n’eurent pas plus tôt commencé de suivre leur propre nez et leur propre conception de la conduite naturelle, qu’il semble leur être arrivé la chose la plus bizarre de l’histoire. Bizarre au point qu’il est malaisé d’en parler. On peut remarquer que nos réalistes les plus osés ne nous donnent jamais le bénéfice de leur réalisme. Leurs études sur des sujets inconvenants ne font jamais mention du témoignage qu’ils apportent à l’appui des vérités d’une morale traditionnelle. Mais, si nous avions le goût des choses immorales, nous en pourrions citer des milliers qui renforcent la cause de la morale chrétienne. Et on en trouve une preuve dans ce fait que personne n’a écrit, à ce point de vue-là, une véritable histoire morale des Grecs. Personne n’a vu la portée ni l’étrangeté de l’aventure. Les hommes les plus sages du monde se mirent en devoir d’être naturels ; et voilà que la chose la plus antinaturelle du monde fut la première chose qu’ils firent. Le résultat immédiat de l’hommage au soleil et à la santé ensoleillée de la nature fut une perversion qui se propagea comme une peste. Les plus grands philosophes et même les plus purs ne réussirent point, semble-t-il, à éviter cette basse démence. Pourquoi ? Il semble qu’il eût été facile au peuple dont les poètes avaient conçu Hélène de Troie, dont les sculpteurs avaient taillé la Vénus de Milo, de demeurer sains sur ce point. La vérité est que les gens qui rendent un culte à la santé ne peuvent pas demeurer sains. Quand l’homme va droit il se déforme. Quand il suit le bout de son nez il trouve moyen de se casser le nez, ou même de se couper le nez pour se faire la nique à lui-même, et cela pour répondre à quelque chose qui est beaucoup plus profond dans la nature humaine que les adorateurs de la nature ne le comprendront jamais. Ce fut la découverte de cette chose plus profonde, humainement parlant, qui constitua la conversion au christianisme. Il y a une pente dans l’homme comme la pente de la boule, et le christianisme fut la découverte de ce qu’il fallait faire pour corriger la pente afin de toucher le but. Beaucoup souriront de ces paroles, mais il est profondément vrai que la bienheureuse bonne nouvelle apportée par l’Évangile, c’était la nouvelle du péché originel.

Rome s’éleva aux dépens de ses maîtres grecs surtout parce qu’elle ne consentit que partiellement à ces perversités. Elle avait une tradition domestique beaucoup plus décente, mais elle souffrit finalement de la même erreur dans sa tradition religieuse, qui était nécessairement pour la plus grande part la tradition païenne du culte de la nature. Ce qui clochait dans toute la civilisation païenne, c’est qu’elle n’offrait à la masse des hommes d’autre aliment mystique que le mystère des forces inconnues de la nature, telles que le sexe, la naissance, la mort. Dans l’empire romain aussi, bien avant la fin, nous voyons le culte de la nature produire inévitablement des choses qui sont contre nature. L’histoire d’un Néron a passé en proverbe, qui nous montrait le sadisme assis sur un trône effrontément dressé dans la pleine lumière du jour. Mais la vérité que je vise est quelque chose de beaucoup plus subtil et universel qu’un catalogue conventionnel d’atrocités. Ce qui était arrivé à l’imagination humaine, dans l’ensemble, c’est que le monde entier avait pris les couleurs de passions dangereuses et rapidement dévastatrices, de passions naturelles devenues des passions contre nature. Ainsi le fait de traiter le sexe simplement comme une chose innocente et naturelle produisait ceci que toute autre chose innocente et naturelle se trouvait comme baignée et saturée de l’idée de sexe. Car le sexe ne peut être admis sur le simple rendu pied d’égalité parmi les émotions ou expériences élémentaires, comme le manger et le dormir. Dès que le sexe cesse d’être un serviteur il devient un tyran. Il y a quelque chose de dangereux et de disproportionné dans la place qui lui est faite dans la nature humaine, quelle qu’en puisse être la raison ; et il lui faut réellement une purification et une consécration particulières. Tous les discours modernes sur le sexe, qui est libre comme n’importe quel autre sens, sur le corps qui est beau comme n’importe quel arbre ou quelle fleur, tout cela, c’est soit une description du Jardin d’Éden, soit un échantillon de cette psychologie exécrable dont le monde se sentit las voici deux mille ans.

Il ne faut pas prendre ceci pour l’expression d’un simple sensualisme normal opposé à la perversité du monde païen. Ce n’était pas tant que le monde païen était pervers, c’était plutôt qu’il avait assez de sagesse pour apercevoir que son paganisme était en train de devenir pervers, ou plus exactement qu’il était sur la grand-route logique de la perversité. Je veux dire qu’il n’y avait pas d’avenir pour « la magie naturelle » ; l’approfondir, c’était seulement la pousser à la magie noire. Il n’y avait pas d’avenir pour elle, car elle n’avait été innocente dans le passé que parce qu’elle était jeune. On pourrait dire qu’elle n’avait été innocente que parce qu’elle était superficielle. Les païens furent plus sages que le paganisme ; c’est pourquoi ils devinrent chrétiens. Des milliers d’entre eux avaient, pour les soutenir, des vertus philosophiques et familiales et un honneur militaire ; mais en même temps cette chose uniquement vulgaire qu’ils appelaient religion les ramenait inévitablement à un plus bas niveau. Lorsque commença la réaction contre ce mal, il faut répéter que c’était un mal partout répandu. Dans un autre sens et plus littéral, il avait nom Pan.

Ce n’est pas une métaphore de dire qu’il fallait à ces hommes un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car ils avaient en vérité souillé leur propre terre et jusqu’à leur ciel. Comment eussent-ils pu arranger leur affaire en se tournant vers le ciel, alors qu’ils l’avaient tout barbouillé de légendes érotiques écrites avec les étoiles ; comment eussent-ils appris quelque chose de l’amour des oiseaux et des fleurs alors qu’ils racontaient sur eux de telles histoires d’amour ? Il est impossible ici de multiplier les preuves, et un seul petit exemple peut signifier tout le reste. Nous savons quelle sorte de visions sentimentales suscite en nous le mot « jardin », et qu’il évoque surtout le souvenir de romans mélancoliques et innocents, ou bien souvent aussi quelque gracieuse jeune fille, un bon vieux prêtre, affairé le long de sa haie d’ifs, d’où l’on aperçoit peut-être le clocher d’un village. Or, qui sait un peu de poésie latine se rappellera peut-être brusquement ce qui se fût dressé jadis, obscène et monstrueux sous le soleil, à la place du cadran solaire ou de la fontaine, et de quelle sorte était le dieu de leurs jardins.

Rien ne pouvait les purger de cette obsession, hors une religion qui ne fût littéralement pas de ce monde. Il n’eût servi à rien d’exhorter ce peuple à se faire une religion naturelle, pleine d’étoiles et de fleurs ; il n’y avait pas une fleur ni même une étoile qui n’eût été souillée. C’est au désert qu’il leur fallait aller, où ils ne trouveraient point de fleurs, et même dans une caverne, d’où ils ne pourraient voir les étoiles. Dans ce désert et dans cette caverne, la plus haute culture humaine entra pour près de quatre siècles ; et c’était là précisément la chose la plus sage qu’elle pût faire. Rien, hors le surnaturel tout pur, ne s’offrait pour son salut ; si Dieu ne la pouvait sauver, certes ce n’étaient point les dieux qui le pouvaient. L’Église primitive donnait aux dieux du paganisme le nom de démons ; et l’Église primitive avait parfaitement raison. Quelle qu’ait pu être la part de la religion naturelle dans leur éclosion, les démons seuls continuaient alors d’habiter ces autels creux. Pan n’était plus rien que panique. Vénus n’était plus rien que vice. Je ne veux pas dire un instant, bien entendu, que tous les païens, chacun en particulier, aient été affligés de cette tare, même à la fin, mais c’est comme individus qu’ils en étaient exempts. Rien ne distingue plus nettement le paganisme du christianisme que ce fait que la chose individuelle appelée philosophie n’avait à peu près rien à faire avec la chose sociale appelée religion. Il ne servait de rien en tout cas de prêcher la religion naturelle à des gens pour qui la nature était devenue aussi antinaturelle que n’importe quelle religion. Ils savaient beaucoup mieux que nous de quel mal ils souffraient et quelle sorte de démons à la fois les tentait et les tourmentait ; eux qui écrivirent ce texte en travers d’une grande page d’histoire : « Cette espèce ne se chasse que par le jeûne et la prière. »

Or l’importance historique de saint François et du passage du douzième au treizième siècle repose en ceci qu’ils marquèrent la fin de cette expiation. Les hommes, à la fin des Âges Obscurs, ont pu être grossiers et illettrés et ignorants en toutes choses, sauf dans l’art de guerroyer contre des tribus païennes, plus barbares qu’eux-mêmes, mais ils étaient nets. Ils étaient pareils à des enfants ; les premières tentatives de leurs arts grossiers ont toute la joie nette de l’enfance. Il nous faut nous les représenter dans l’ensemble, en Europe, vivant sous de petits gouvernements locaux, gouvernements féodaux pour autant qu’ils étaient une survivance des guerres féroces contre les barbares, gouvernements souvent monastiques et d’un caractère plus amical et plus paternel, encore teintés d’impérialisme pour autant que Rome gardait encore l’autorité d’une grande légende. Mais, en Italie, une chose avait survécu, caractéristique de l’esprit plus raffiné de l’antiquité : la république. L’Italie était parsemée de petits États, aux idées largement démocratiques, et peuplés souvent de véritables citoyens. Mais la cité n’était plus ouverte comme au temps de la paix romaine, elle s’enfermait entre de hauts murs pour se défendre en cas de guerre féodale, et tous les citoyens devaient être soldats. L’une de ces cités occupait une position escarpée et impressionnante sur les collines boisées de l’Ombrie ; et son nom était Assise. Par sa porte profonde sous les hautes tourelles devait sortir le message qui fut l’évangile de cette heure : « Votre combat est terminé, vos iniquités sont pardonnées. » Mais c’était du sein de tous ces éléments disparates de féodalité, de liberté et de vestiges de la loi romaine, que devait s’élever, au commencement du treizième siècle, immense et presque universelle, la puissante civilisation du Moyen Age.

C’est une exagération que de l’attribuer entièrement à l’inspiration d’un seul homme, cet homme fût-il le génie le plus original du treizième siècle. Ses principes élémentaires de fraternité et de bonne foi ne s’étaient jamais complètement effacés, et la chrétienté n’avait jamais cessé d’être chrétienne. On retrouve les grandes vérités sur la justice et la pitié dans les plus grossières annales monastiques de la transition barbare, ou dans les maximes les plus rigides de la décadence byzantine. Et de bonne heure, aux onzième et douzième siècles, un plus large mouvement moral s’était nettement esquissé. Mais ce que l’on peut dire avec certitude, c’est qu’en tous ces premiers mouvements subsistait encore quelque chose de cette ancienne austérité qui venait de la longue période de pénitence. C’était l’aube naissante ; mais c’était encore une aube grise. La seule mention de deux ou trois des réformes qui précédèrent la réforme franciscaine suffit à illustrer cette proposition. L’institution monastique même était, bien entendu, beaucoup plus vieille que toutes ces choses ; en vérité elle était sans conteste presque aussi vieille que le christianisme. Ses conseils de perfection avaient toujours pris la forme de vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Avec ces aspirations qui tendaient vers un autre monde elle avait jadis civilisé une grande partie du monde. Les moines avaient appris au peuple à labourer et à semer, aussi bien qu’à lire et à écrire ; en vérité ils avaient appris au peuple à peu près tout ce que le peuple savait. Mais il est exact que les moines étaient sévèrement pratiques, en ce sens qu’ils n’étaient pas seulement pratiques, mais encore sévères ; bien qu’ils fussent généralement sévères pour eux-mêmes et pratiques pour les autres. Tout ce mouvement monastique primitif s’était depuis longtemps fixé et souvent sans doute déformé ; mais quand nous arrivons au premier mouvement médiéval ce caractère plus rigide est encore apparent. Nous prendrons trois exemples pour illustrer ce point.

D’abord, l’ancien moule social de l’esclavage commençait déjà de se disjoindre. Non seulement l’esclave était en train de devenir le serf, qui était pratiquement libre quant à sa propre ferme et à sa vie familiale, mais encore beaucoup de seigneurs affranchissaient-ils esclaves et serfs à la fois. Ils le faisaient sous la pression des prêtres ; mais aussi, surtout, en esprit de pénitence. En un sens, il est évident que toute société catholique doit respirer une atmosphère de pénitence ; mais je parle de cet esprit de pénitence plus rigide qui avait expié les excès du paganisme. Il y avait alentour de telles restitutions la même atmosphère qu’autour d’un lit de mort, et d’ailleurs beaucoup d’entre elles étaient sans doute des cas de repentir in extremis. Un très honnête athée avec qui je discutais un jour émit cette opinion : « Les hommes n’ont été tenus en esclavage que par la crainte de l’enfer. » Comme je le lui fis remarquer, s’il eût dit que les hommes n’avaient été libérés de l’esclavage que par la crainte de l’enfer, il se fût du moins référé à un fait historique indiscutable.

Nous trouvons un autre exemple dans la réforme générale de la discipline ecclésiastique par le pape Grégoire VII. Ce fut réellement une réforme entreprise pour les motifs les plus nobles, et qui donna les résultats les plus salutaires ; elle mena une pressante inquisition contre la simonie ou les corruptions financières du clergé, elle imposa à la vie des prêtres chargés de paroisse un idéal plus grave et plus désintéressé. Mais le fait même qu’elle consista surtout à rendre universelle l’obligation du célibat dénonce une certaine tendance qui, si noble qu’elle soit, aux yeux de beaucoup passera pour plutôt négative.

Le troisième exemple est en un sens le plus important. Car le troisième exemple fut une guerre ; guerre héroïque et pour beaucoup d’entre nous guerre sainte, mais qui comportait cependant toutes les impitoyables et terribles conséquences de la guerre. La place manque ici pour dire tout ce qu’il y aurait à dire sur la nature véritable des croisades. Tout le monde sait qu’à l’heure la plus obscure des Âges Obscurs une sorte d’hérésie était née en Arabie qui était devenue une religion nouvelle, d’une espèce militaire mais nomade, placée sous l’invocation de Mahomet. Sa caractéristique essentielle se retrouve dans beaucoup d’hérésies, depuis l’hérésie des Musulmans jusqu’à celle des Monistes. C’était pour l’hérétique une saine simplification de la religion, mais c’était pour le catholique une malsaine simplification de la religion, parce qu’elle ramenait tout à une seule idée et perdait ainsi la largeur et l’équilibre du Catholicisme. Quoi qu’il en soit, son caractère objectif était celui d’un danger militaire pour la chrétienté, et la chrétienté l’avait frappée au cœur même en essayant de reconquérir les Lieux Saints. Le grand duc Godefroy de Bouillon et les premiers chrétiens qui assaillirent Jérusalem furent des héros s’il y en eut jamais en ce monde ; mais ils furent les héros d’une tragédie.

Or j’ai pris ces deux ou trois exemples des premiers mouvements du Moyen Âge afin de faire remarquer en eux un caractère commun, qui se rattache à la pénitence qui suivit le paganisme. Il y a dans tous ces mouvements quelque chose de vivifiant bien que de glacé encore, comme un vent qui souffle entre les déchirures des montagnes. Ce souffle, austère et pur, dont parle le poète, c’est réellement l’esprit du temps, car c’est le souffle d’un monde enfin purifié. Pour quiconque est sensible aux atmosphères, il y a quelque chose de clair et de net dans l’atmosphère de cette société rude et souvent brutale. Ses impuretés mêmes sont nettes, car elles ont perdu toute odeur de perversité. Ses cruautés mêmes sont nettes ; ce ne sont plus les cruautés luxurieuses de l’amphithéâtre. Elles viennent soit d’une très simple horreur du blasphème, soit d’une très simple fureur devant l’insulte. Graduellement, sur ce fond gris, la beauté commence à paraître comme une chose vraiment fraîche et délicate, et par-dessus tout surprenante. L’amour réapparu n’est plus ce que l’on a jadis appelé l’amour platonique, mais ce que l’on appelle encore l’amour chevaleresque. Les fleurs et les étoiles ont recouvré leur innocence première. Le feu et l’eau sont jugés dignes d’être le frère et la sœur d’un saint. La purification du paganisme est enfin achevée.

Car l’eau elle-même a été lavée. Le feu lui-même a été purifié comme par le feu. L’eau n’est plus cette eau où des esclaves étaient jetés pour servir de pâture aux poissons. Le feu n’est plus ce feu où des enfants étaient offerts à Moloch. Les fleurs ont perdu l’odeur des guirlandes oubliées cueillies dans le jardin de Priape ; les étoiles ne sont plus les signes de la froideur lointaine de dieux plus glacés que leurs feux glacés. Toutes ces choses sont comme des choses nouvellement créées et qui attendent un nom nouveau, de quelqu’un qui va venir pour le leur donner. Ni l’univers ni la terre n’ont plus alors le vieux sens sinistre qu’avait le monde. Ils attendent une nouvelle réconciliation avec l’homme, mais ils sont déjà prêts à être réconciliés. L’homme a arraché de son âme le dernier lambeau du culte de la nature, et il peut revenir à la nature.

Tandis que c’était encore le crépuscule du matin, sur la petite colline qui domine la cité une forme est apparue, silencieusement et soudainement, sombre sur l’obscurité pâlissante. Car c’était la fin d’une nuit longue et sévère, nuit de vigile, mais qu’avaient visitée les étoiles. Il se tenait les mains levées, comme dans tant de statues et de tableaux, et autour de lui c’était un jaillissement d’oiseaux chantants, et derrière lui c’était le lever du jour.

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

FRANÇOIS LE GUERRIER

 

 

Si l’on en croit une légende, bien significative même si elle n’est point vraie, le nom de saint François n’était pas tant un nom qu’un surnom. Quelque chose répond à son instinct populaire et familier dans cette idée qu’il reçut un surnom comme n’importe quel autre écolier qu’à l’école on appelle « Francillon ». Selon cette version, son nom n’était pas du tout François, mais Jean, et ses compagnons l’appelèrent « Francesco » ou « le petit Français » à cause de sa passion pour la poésie française des Troubadours. L’histoire la plus vraisemblable, c’est que sa mère l’avait nommé Jean quand il naquit en l’absence de son père. Mais celui-ci, revenant peu après d’un voyage en France, où son succès commercial l’avait rempli d’enthousiasme pour le bon goût et le savoir-vivre français, donna à son fils ce nouveau nom qui signifiait le Franc ou le Français. Dans l’un comme dans l’autre cas le nom est significatif, parce qu’il rattache François dès le début à ce qui était pour lui le poétique et féerique pays des Troubadours.

Le nom du père était Pietro Bernardone, et c’était un important citoyen de la corporation des marchands drapiers de la ville d’Assise. Il est difficile de préciser la position de l’homme sans donner un aperçu de la position de la corporation et même de la ville. Elle ne correspond exactement à rien de ce que représente dans les temps modernes ni un marchand, ni un homme d’affaires, ni un commerçant, ni rien de ce qui existe sous le régime du capitalisme. Il se peut que Bernardone ait eu des employés, mais ce n’était pas un patron ; c’est-à-dire qu’il n’appartenait pas à une classe d’employeurs, distincte de la classe des employés. La seule personne dont nous sachions nommément qu’il ait fait emploi, c’est son fils François ; et l’on est tenté de penser que c’était la dernière personne que dût employer un homme d’affaires, s’il était en commodité d’employer n’importe qui d’autre. Il était riche, comme un paysan peut être riche par le travail de sa propre famille ; mais il attendait évidemment de sa propre famille un travail presque aussi rude que celui d’un paysan. C’était un citoyen éminent, mais il appartenait à un ordre social dont la raison d’être était de l’empêcher de devenir trop éminent pour faire un citoyen. Cet ordre maintenait à leur propre et simple niveau tous les gens de sa sorte, et aucune prospérité n’entraînait cette dispense du travail manuel grâce à quoi le fils eût fait à notre époque figure de seigneur ou de bourgeois distingué, d’autre chose en tout cas que de fils de marchand drapier. C’est là une règle qui est confirmée jusque par l’exception. François était un de ces êtres qui sont populaires auprès de tous et en toutes occasions et son innocente ostentation comme troubadour et champion des modes françaises faisait de lui une sorte de meneur romantique parmi les jeunes gens de la ville. Il répandait l’argent à pleines mains, à la fois en extravagances et en bienfaisances, d’une manière naturelle chez un homme qui, de toute sa vie, ne sut jamais exactement ce que c’était que l’argent. Cela jetait sa mère dans un mélange d’exaltation et d’exaspération, et elle disait ce qu’eût dit en tout pays toute femme de marchand : « Il ressemble plus à un prince qu’à notre fils. » Mais une des premières fois où il nous est montré, nous le voyons vendant tout simplement des ballots de drap, dans une baraque du marché, ce que sa mère était libre d’avoir pris ou non pour une coutume de prince. Cette première vision du jeune homme au marché est symbolique en plus d’une manière. Un incident se produisit qui est peut-être le résumé le plus bref et le plus significatif que l’on puisse donner de certains traits curieux qui faisaient partie de son caractère, bien avant qu’il fût transfiguré par une foi transcendante. Tandis qu’il était occupé à vendre du velours et de riches broderies à quelque gros marchand de la ville, un mendiant s’en vint demander l’aumône, d’une manière évidemment quelque peu dénuée de tact. La société d’alors était rude et simple ; il n’y avait point, pour punir l’affamé du délit d’exprimer son besoin de nourriture, les lois qu’a établies un siècle plus humanitaire, et le manque de toute police organisée permettait à de telles gens d’importuner les riches sans courir grand danger. Mais il y avait, je pense, en beaucoup d’endroits, un usage local de la corporation qui interdisait aux profanes de venir interrompre un marché régulier, et il est possible qu’une chose de ce genre ait mis le mendiant plus que de raison dans son tort. François eut toute sa vie un grand faible pour les gens qui s’étaient mis jusqu’au cou dans leur tort. Il semble qu’il ait en cette occasion soutenu ce double entretien d’une humeur assez partagée ; certainement avec distraction, peut-être avec irritation. Peut-être son malaise était-il d’autant plus grand que ses manières étaient tout naturellement d’une correction presque exagérée. Tout le monde s’accorde à reconnaître que la politesse coulait de lui dès son jeune âge, comme l’eau coule de la fontaine publique sur telle grand-place ensoleillée d’Italie. Il eût pu écrire parmi ses propres poèmes et comme sa propre devise cette stance du poème de M. Belloc :

 

            De courtoisie est fait beaucoup moins grand état

            Que de valeur ou de sainteté,

            Or m’apparaît dans mes courses errantes

            Que, de la grâce de Dieu, Courtoisie est habitée.

 

Personne ne douta jamais que François Bernardone n’eût de la valeur, même de l’espèce virile et militaire la plus banale ; et un temps devait venir où la sainteté et la grâce de Dieu ne seraient pas davantage mises en doute. Mais je crois que s’il était une chose sur laquelle il se montrait pointilleux, c’était la ponctualité des manières. Si l’on peut dire que cet homme si humble se soit targué de quelque chose, il se targuait de bonnes manières. Simplement, derrière sa parfaite urbanité naturelle, il y avait des possibilités plus vastes et même démesurées, que cet incident trivial nous fait entrevoir pour la première fois. Quoi qu’il en soit, François était évidemment tiré en deux sens entre ses deux insupportables discoureurs, mais il termina enfin son affaire avec le marchand ; et quand il l’eut terminée, il s’aperçut que le mendiant était parti. Aussitôt il bondit hors de sa baraque, laissant à l’abandon tous les ballots de velours et de brocart, et prit sa course à travers la place du marché comme une flèche lancée par l’arc. Toujours courant, il parcourut le labyrinthe des rues étroites et tortueuses de la petite cité, à la recherche de son mendiant qu’il finit par découvrir ; et il combla d’argent le gueux stupéfait. Puis il se redressa, pour ainsi dire, et jura devant Dieu que de toute sa vie il ne refuserait secours à un pauvre. La simplicité foudroyante de cet engagement est extrêmement caractéristique. Jamais homme n’eut moins peur de ses propres promesses. Sa vie fut une débauche de vœux téméraires, de vœux téméraires qui tournèrent à bien.

Les premiers biographes de François, naturellement impressionnés par la grande révolution religieuse qu’il avait accomplie, se retournèrent tout naturellement aussi vers ses premières années pour y chercher surtout des présages et des signes d’un pareil bouleversement spirituel. Mais, pour nous, qui écrivons d’une plus grande distance, nous n’amoindrirons pas cet effet dramatique, mais plutôt l’amplifierons, si nous reconnaissons que le jeune homme ne présentait à cette époque aucun signe extérieur de quoi que ce fût de spécialement mystique. Il n’eut aucunement, comme l’eurent certains saints, le sentiment précoce de sa vocation. Outre sa principale ambition qui était de conquérir la gloire comme poète français, il semble qu’il se soit surtout préoccupé de conquérir la gloire comme soldat. Il était né bon ; il était brave comme l’est tout garçon de cet âge ; mais il traçait la limite à la fois de sa bonté et de sa bravoure à peu près là où l’eussent tracée la plupart des garçons ; ainsi avait-il de la lèpre cette horreur tout humaine dont bien peu de gens ordinaires se sentent obligés d’avoir honte. Il avait l’amour des gais et brillants ajustements qui à l’époque médiévale était inhérent au goût héraldique ; et il semble avoir fait en somme figure plutôt joyeuse. S’il ne peignit point la ville en rouge 7, il eût peut-être aimé la peindre de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, comme dans un tableau du Moyen Âge. Mais, dans cette histoire du jeune homme aux gais habits bondissant sur les traces du mendiant déguenillé, il y a certains caractères innés de sa personnalité qu’il faut reconnaître tout le long de sa vie.

Ainsi, l’on y discerne déjà l’esprit de célérité. En un certain sens il continua de courir tout le reste de sa vie comme il avait couru après le mendiant. Parce que la plupart des messages qu’il courait porter étaient des messages de miséricorde, son portrait met en lumière un pur élément de douceur qui, certes, répond à la plus stricte vérité, mais sur lequel on se méprend aisément. Une certaine précipitation formait l’équilibre même de son âme. Ce saint devrait être représenté parmi les autres saints comme on a parfois représenté les anges dans des tableaux d’anges, avec des pieds ailés ou même avec des ailes, selon l’esprit du texte qui fait de l’ange un zéphyr et du messager une flamme. C’est une des curiosités de la langue que le mot courage signifie positivement courir ; et certains de nos sceptiques ne manqueraient pas de nous démontrer qu’avoir du courage signifie en réalité s’enfuir en courant. Mais son courage à lui était de courir dans le sens de s’élancer. En dépit de toute sa douceur, il y avait une nuance d’impatience à l’origine de son impétuosité. Définir psychologiquement cette impétuosité, c’est faire apparaître très nettement la confusion qui règne dans l’esprit moderne sur le mot « pratique ». Si nous entendons par ce qui est pratique ce qui se peut le plus immédiatement pratiquer, nous entendons simplement ce qui est le plus facile. En ce sens saint François était tout le contraire d’un homme pratique, et ses buts suprêmes étaient tout autre chose que terrestres. Mais si nous entendons par esprit pratique le choix de l’énergie et de l’effort immédiat, de préférence au doute et à l’atermoiement, il était en vérité très pratique. On peut le traiter de fou ; mais il était le contraire même d’un rêveur. Il est peu vraisemblable que personne le traite jamais d’homme d’affaires ; mais il était, dans toute l’acception du terme, un homme d’action. Dans certaines de ses premières expériences il ne se montra plutôt que trop homme d’action ; il agit trop promptement et fut trop pratique pour être prudent. Mais à chaque tournant de son extraordinaire carrière, nous le verrons se jeter tête baissée dans les difficultés de la manière la plus imprévue, tout comme il se jeta par les rues tortueuses à la poursuite du mendiant.

Cette histoire révèle en lui un autre élément, déjà en partie naturel, avant de devenir idée surnaturelle, élément qui ne s’était peut-être jamais tout à fait perdu dans ces petites républiques de l’Italie médiévale. C’est quelque chose de très difficile à comprendre pour certaines gens, quelque chose de plus clair en général pour les méridionaux que pour les septentrionaux et pour les catholiques, je crois, que pour les protestants ; c’est la croyance naturelle à l’égalité des hommes. Cette croyance n’est pas forcément commandée par l’amour franciscain des hommes ; au contraire, l’une de ses manifestations purement pratiques, c’est l’égalité dans le duel. Peut-être un gentleman ne sera-t-il jamais un véritable égalitaire tant qu’il ne lui sera pas possible d’avoir une vraie querelle avec son valet de chambre. Mais il y a là une forme antérieure de la fraternité franciscaine que nous percevons dans cet incident préliminaire et temporel. François, j’imagine, ne savait vraiment pas, du mendiant ou du marchand, lequel il devait servir le premier ; et ayant servi le marchand, il se tourna vers le mendiant pour le servir à son tour ; il les considérait comme deux hommes. C’est là une chose qu’il est extrêmement difficile de rendre sensible à une société d’où cette chose est absente, mais c’est là pourtant qu’est la base initiale de toute l’affaire et la cause de la naissance du mouvement populaire précisément en ce lieu et précisément en cet homme Sa surabondante magnanimité s’éleva par la suite comme une tour jusqu’à des hauteurs étoilées qui pouvaient bien sembler vertigineuses et même insensées ; mais elle était bâtie sur ce haut plateau de l’égalité humaine.

C’est cette histoire que j’ai choisie d’abord parmi cent autres de la jeunesse de saint François, et je me suis attardé quelque peu à en éclairer le sens parce qu’il semblera souvent, tant que nous n’aurons pas appris à chercher la signification de ses légendes, qu’on ne les rapporte guère que par une sorte de sentiment superficiel. Saint François n’est pas un homme qu’il convienne de faire connaître par des histoires simplement « charmantes ». Elles sont légion, mais on les présente trop souvent comme une espèce de résidu sentimental du monde médiéval, au lieu d’en faire ce défi au monde moderne qu’est expressément le saint. Il nous faut envisager son développement humain réel un peu plus sérieusement ; et la deuxième histoire qui nous en donne un aperçu exact se place dans un tout autre décor. Elle nous fait entrevoir, cependant, de la même manière, et comme par accident, certains abîmes de l’être, et peut-être de l’être inconscient. François fait encore plus ou moins figure de jeune homme ordinaire, et c’est seulement lorsque nous le regardons comme un jeune homme ordinaire que nous comprenons quel jeune homme extraordinaire il devait être.

La guerre avait éclaté entre Assise et Pérouse. Il est aujourd’hui bien porté de dire, en esprit de moquerie, que ces guerres-là n’éclataient pas, mais se prolongeaient indéfiniment entre les états-cités de l’Italie médiévale. Il suffira de dire ici que, l’une de ces guerres médiévales se fût-elle réellement prolongée pendant un siècle sans répit, elle eût sans doute encore approché de bien loin le chiffre de tués que donne en une année l’une de nos grandes guerres scientifiques modernes, entre nos grands empires industriels modernes. Mais l’appel qu’on faisait aux citoyens de la république médiévale se bornait à leur demander de mourir pour les choses avec lesquelles ils avaient toujours vécu, pour les maisons qu’ils habitaient, pour les autels qu’ils vénéraient, et les chefs et les représentants qu’ils connaissaient ; ils ignoraient ce plus vaste idéal qui les eût appelés à la mort au nom des dernières rumeurs que peuvent colporter sur des colonies lointaines des journaux anonymes. Et si nous déduisons d’après notre propre expérience que la guerre devait paralyser la civilisation, il nous faut du moins avouer que ces villes guerroyantes produisirent un certain nombre de paralytiques dont les noms sont Dante et Michel-Ange, Arioste et le Titien, Léonard de Vinci et Christophe Colomb, sans parler de Catherine de Sienne et du héros de la présente histoire. Alors que nous déplorons ce patriotisme local, comme un désordre des Âges Obscurs, il peut sembler assez curieux qu’environ les trois quarts des plus grands hommes qui aient jamais vécu soient issus de ces petites villes et souvent aient pris part à ces petites guerres. Il reste à voir ce qui sortira en fin de compte de nos grandes villes ; mais elles n’ont pas donné signe de rien d’approchant depuis qu’elles sont devenues grandes, et parfois me hante cette imagination de mon enfance, que nous ne reverrons rien de pareil tant qu’un mur d’enceinte n’entourera point Clapham et tant que le tocsin n’appellera pas de nuit aux armes les citoyens de Wimbledon.

Quoi qu’il en soit, le tocsin fut sonné dans Assise et les citoyens appelés aux armes, et parmi eux François, le fils du marchand de drap. Il partit avec une certaine compagnie de lanciers, et dans une attaque ou une surprise, ou je ne sais comment, lui et sa petite bande furent faits prisonniers. Pour moi, il semble vraisemblable qu’il y eut dans ce désastre quelque part de trahison ou de couardise, car on nous raconte que parmi les captifs il en était un que ses compagnons refusaient nettement d’approcher, même dans la prison ; or, quand pareille chose arrive dans ces circonstances-là, c’est généralement que le blâme militaire de la reddition est rejeté sur un individu. Quoi qu’il en soit, on nous a rapporté un fait minime, mais curieux, bien qu’il puisse paraître plutôt négatif que positif. François, nous dit-on, circulait parmi ses compagnons de captivité avec toute la courtoisie et même la joyeuseté qui le caractérisaient, « généreux et rieur », comme a dit quelqu’un, résolu à les entretenir, et lui avec, en bonne humeur. Et quand il rencontrait le mystérieux réprouvé, le traître, le lâche, ou je ne sais comment ils l’appelaient, il le traitait exactement comme les autres, sans froideur ni compassion, mais avec la même gaieté sincère et la même bonne camaraderie. Mais si un homme, doué d’une sorte de seconde vue sur la vérité et sur la pente des choses spirituelles, s’était trouvé dans cette prison, il eût connu qu’il était en présence d’une chose nouvelle et d’apparence quasi anarchique, d’un courant profond, menant à des océans de charité qui ne sont point portés sur les cartes. Car en ce sens il manquait vraiment quelque chose à saint François d’Assise, quelque chose à quoi ses yeux étaient fermés, afin qu’ils fussent ouverts à de meilleures et de plus belles vérités. Toutes ces limites dans la bonne camaraderie et dans la bonne humeur, toutes ces bornes de la vie sociale qui séparent le désirable de l’indésirable, tous ces scrupules sociaux et ces obligations conventionnelles, qui sont normaux et même nobles chez les hommes ordinaires, et qui font la cohésion de beaucoup de sociétés décentes, n’eurent jamais aucune prise sur cet homme-là. Il aimait comme il aimait ; il semble avoir aimé tout le monde, mais spécialement ceux que tout le monde détestait. Une chose très vaste et universelle était déjà présente dans cet étroit cachot ; et notre voyant eût pu distinguer dans la pénombre cette auréole rouge de la caritas caritatum qui marque un saint entre les saints aussi bien qu’entre les hommes. Il eût perçu le premier murmure de cette bénédiction insensée qui prit par la suite la forme d’une insulte : « Il écoute ceux que Dieu même refuse d’écouter. »

Mais si pareil voyant eût pu voir pareille vérité, il est extrêmement douteux que François lui-même l’ait vue. Il avait agi poussé intérieurement par une générosité, ou, pour employer le joli mot médiéval, par une largesse inconsciente, sentiment qui eût été presque contraire à la loi s’il ne se fût élevé jusqu’à une loi plus divine. Mais il est douteux que François sût déjà que cette loi était divine. Il est évident qu’il n’avait pas à cette époque la moindre idée d’abandonner la vie militaire, encore moins d’adopter la vie monastique. Il est avéré qu’il n’y a pas, comme l’imaginent les pacifistes et les cuistres, la moindre contradiction entre le fait d’aimer les hommes et celui de les combattre, si on les combat loyalement et pour une bonne cause. Mais il me semble que cette explication ne suffit pas, et que l’esprit du jeune homme était réellement porté, en toute circonstance, vers des mœurs militaires. Vers cette époque le malheur vint croiser sa route pour la première fois sous la forme d’une maladie qui devait le revisiter bien souvent et retarder sa course impétueuse. La maladie le fit plus sérieux ; mais il est à présumer qu’elle ne l’eût fait que plus sérieux soldat ou même plus sérieusement porté vers la vie militaire. Tandis qu’il revenait à la santé, voici qu’un évènement un peu plus important que les petites querelles et les petites expéditions des villes italiennes s’en vint ouvrir une grand-route à l’aventure et à l’ambition. Il apparaît que la couronne de Sicile, à cette époque considérable objet de contestations, fut revendiquée par un certain Gauthier de Brienne. La cause papale qui appelait Gauthier à son aide souleva l’enthousiasme chez un grand nombre de jeunes hommes d’Assise, parmi lesquels François, qui s’offrit pour marcher contre les Pouilles avec le comte. Le nom français de celui-ci fut peut-être pour quelque chose dans l’affaire. Car il ne faut jamais oublier que, bien que ce monde fût en un sens un monde de petites choses, c’était un monde de petites choses qui se rapportaient à de grandes choses. Il y avait plus d’internationalisme dans ces pays parsemés de minuscules républiques que dans les énormes subdivisions homogènes et impénétrables d’aujourd’hui. L’autorité légale des magistrats d’Assise s’étendait à peine plus loin qu’une portée de flèche au delà des hauts murs crénelés de leur cité. Mais leurs sympathies pouvaient accompagner la chevauchée des Normands à travers la Sicile ou les Troubadours dans leur palais de Toulouse, l’empereur trônant dans les forêts de Germanie ou le grand pape mourant dans l’exil de Salerne. Il faut avant tout se rappeler que les intérêts d’un siècle, lorsqu’ils sont principalement religieux, sont nécessairement universels. Rien ne peut être plus universel que l’univers. Et la situation religieuse se présentait à cette époque précise sous certains aspects que les peuples modernes ne peuvent évidemment pas imaginer. Ainsi, pour les peuples modernes, des peuples si éloignés sont évidemment des peuples anciens, et même des peuples primitifs. Nous avons vaguement conscience que ces choses se sont passées dans les premiers âges de l’Église. Or l’Église avait déjà largement dépassé sa millième année. C’est-à-dire que l’Église était un peu plus vieille que n’est actuellement la France, beaucoup plus vieille que n’est actuellement l’Angleterre. Et elle paraissait vieille alors, presque aussi vieille qu’elle le paraît aujourd’hui, peut-être plus vieille qu’elle ne le paraît aujourd’hui. L’Église ressemblait au grand Charlemagne à la longue barbe blanche, qui avait déjà combattu dans cent guerres contre les païens, et la légende dit qu’un ange lui vint ordonner de partir combattre une fois encore, bien qu’il fût vieux de deux cents ans. L’Église avait franchi le cap des mille ans et entamé le second mille ; elle était sortie des Âges Obscurs où il n’y avait rien d’autre à faire qu’à lutter désespérément contre les barbares et à répéter obstinément le Credo. On continuait à répéter le Credo après la victoire ou la délivrance ; mais il est assez naturel de supposer que la répétition avait quelque chose d’un peu monotone. L’Église paraissait vieille alors comme aujourd’hui, et certains la pensaient mourante, alors comme aujourd’hui. En vérité l’orthodoxie n’était point morte, mais elle était peut-être morne ; il est hors de doute que certaines gens commençaient de la trouver telle. Les Troubadours du mouvement provençal avaient déjà commencé de se tourner, ou de se détourner, vers les fantaisies orientales et le paradoxe du pessimisme, qui toujours se présentent aux Européens comme quelque chose de nouveau, quand leur propre sagesse leur apparaît comme quelque chose de rebattu. Il est assez vraisemblable qu’après tous ces siècles de guerre désespérée à l’extérieur et d’ascétisme impitoyable à l’intérieur, l’orthodoxie officielle apparaissait comme quelque chose de rebattu. La fraîcheur et la liberté des premiers chrétiens semblait alors, tout comme aujourd’hui, un âge d’or perdu et quasi préhistorique. Rome était toujours plus raisonnable que tout le reste ; l’Église était réellement plus sage que le monde, mais elle pouvait bien paraître plus fatiguée que lui. Il y avait quelque chose de plus aventureux et de plus séduisant peut-être dans la folle métaphysique dont s’était répandu le souffle venu de l’Asie. Des rêves s’amoncelaient sur le Midi comme des nuages noirs qui allaient éclater en un tonnerre d’anathème et de guerre civile. La lumière éclairait encore la grande plaine autour de Rome ; mais la lumière était pâle et la plaine était plate ; et nul frisson n’agitait l’air immobile et le silence immémorial de la ville sacrée.

Très haut dans la sombre maison d’Assise, Francesco Bernardone dormait et rêvait d’armes. Dans l’obscurité lui apparurent, en une vision splendide, des épées, façonnées en croix selon la mode des croisades, des lances, des écus et des casques qui tapissaient une haute salle d’armes, et tous portaient le signe sacré. Lorsqu’il s’éveilla, il accepta le rêve comme l’appel d’une trompette le conviant au champ de bataille, et il courut prendre un cheval et des armes. Il adorait tous les exercices de chevalerie ; et il était évidemment cavalier accompli et guerrier rompu aux épreuves du tournoi et du camp. Sans doute il eût en tout temps donné la préférence à une chevalerie chrétienne ; mais il paraît clair que par goût il était aussi assoiffé de gloire, bien qu’en lui cette gloire se fût toujours identifiée avec l’honneur. Il ne laissait pas de songer quelque peu à cette couronne de lauriers que César avait léguée à tous les Latins. Comme il quittait la ville, chevauchant vers la guerre, la grande porte taillée dans l’épaisse muraille d’Assise résonna de sa dernière vantardise : « Je reviendrai grand prince. »

À peine eut-il fait un peu de chemin que sa maladie réapparut et le terrassa. Il est très probable, étant donné son caractère impétueux, qu’il avait repris les étriers bien avant d’être en état de bouger. Et dans les ténèbres de cette seconde et beaucoup plus désespérante catastrophe, il semble qu’il ait eu un autre rêve où il entendit une voix lui dire : « Tu t’es mépris sur le sens de la vision. Retourne dans ta ville. » Et François malade s’en revint péniblement à Assise, figure bien morne, bien désappointée, et peut-être même bien raillée, qui n’avait plus rien à faire qu’à attendre ce qui allait arriver. C’était sa première descente dans ce sombre ravin que l’on appelle la vallée de l’humiliation, qui lui parut bien rocailleux et bien désolé, mais où il devait plus tard trouver beaucoup de fleurs.

Il n’était pas seulement désappointé et humilié ; il était aussi fort embarrassé et fort troublé. Il croyait toujours fermement que ses deux rêves avaient de toute évidence une signification ; mais cette signification il n’arrivait pas à la découvrir. Or, un jour qu’il vaguait, on peut dire qu’il musait, par les rues d’Assise et les champs au delà du mur d’enceinte, une aventure lui arriva que l’on n’a pas toujours immédiatement rattachée à l’affaire des rêves, mais qui pour moi semble leur évident aboutissement. Il chevauchait sans but dans la campagne le long de quelque chemin, lorsqu’il aperçut une figure qui venait vers lui sur la route, et s’arrêta, car il vit que c’était un lépreux. Et il connut aussitôt que son courage était mis au défi, non pas comme défie le monde, mais comme défierait quelqu’un qui connaîtrait les secrets du cœur des hommes. Ce qu’il voyait s’avancer vers lui, ce n’étaient pas la bannière et les lances de Pérouse, devant lesquelles il n’avait jamais songé à reculer ; ce n’étaient pas les armées qui combattaient pour la couronne de Sicile, auxquelles il avait toujours pensé comme un homme courageux pense au simple et vulgaire danger. François Bernardone voyait sa peur qui venait vers lui sur la route ; la peur qui vient du dedans, et non point du dehors, bien qu’elle se dressât blanche et horrible dans la lumière du soleil. Cette unique fois dans le long élan de sa vie, son âme dut demeurer immobile. Puis il sauta à bas de son cheval, ne connaissant rien entre l’immobilité et l’impétuosité, et, se jetant sur le lépreux, il le serra dans ses bras. C’était le début d’un ministère de dévouement parmi tant de lépreux qu’il servit tant de fois. À celui-ci il donna tout son argent, puis il remonta à cheval et s’éloigna. Nous ne savons pas jusqu’où il alla, ni avec quelle conscience des choses qui l’entouraient ; mais on rapporte que, lorsqu’il regarda derrière lui, il ne vit plus personne sur le chemin.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

FRANÇOIS LE BÂTISSEUR

 

 

Nous voici arrivés à la grande cassure dans la vie de François d’Assise ; au point où quelque chose lui arriva qui doit rester très obscur pour la plupart d’entre nous, hommes ordinaires et égoïstes, que Dieu n’a point brisés pour les refaire à neuf.

Dans ce passage difficile à retracer, spécialement au regard de mon dessein qui est de rendre les choses suffisamment aisées pour les sympathies les plus profondes, j’ai hésité sur le parti à prendre, et j’ai fini par décider de rapporter d’abord les évènements, sans ajouter presque rien de plus qu’un aperçu de leur signification. Il sera plus aisé par la suite d’en discuter la plus pleine signification, quand elle se sera révélée dans la pleine vie franciscaine. Voici en tout cas ce qui arriva. L’histoire tourne pour une grande part autour des ruines de l’église de Saint-Damien, vieux sanctuaire d’Assise, qui était manifestement délaissé et tombait en morceaux. C’est là que François avait pris l’habitude de prier devant le crucifix pendant les jours sombres, transitoires et désœuvrés, qui suivirent le tragique écroulement de toutes ses ambitions militaires, écroulement que rendait sans doute plus amer encore une diminution de son prestige social, terrible pour sa nature sensible. Tandis qu’il priait, il entendit une voix qui lui disait : « François, ne vois-tu pas que ma maison est en ruines ? Va et répare-la pour moi. »

François se leva d’un bond et alla. Partir faire quelque chose, c’était l’une des aspirations motrices de sa nature ; probablement partait-il et la chose était-elle faite avant même qu’il eût seulement réfléchi à ce qu’il faisait. En tout cas ce qu’il fit, ce fut une chose très décisive et très immédiatement désastreuse pour sa propre carrière sociale. Dans le grossier langage conventionnel de ce monde obtus, il vola. Au regard de son propre enthousiasme, il fit partager à son vénérable père Pierre Bernardone l’émotion exquise et le privilège inestimable de contribuer, plus ou moins inconsciemment, à la reconstruction de l’église de Saint-Damien. Au regard des faits, ce qu’il fit, ce fut premièrement de vendre son propre cheval, puis d’aller vendre plusieurs ballots du drap de son père, sur lesquels il fit le signe de la croix pour indiquer leur pieuse et charitable destination. Pierre Bernardone ne vit pas les choses sous cette lumière. Pierre Bernardone, à vrai dire, n’était pas éclairé d’une grande lumière, quand il s’agissait de comprendre le génie et le tempérament de son extraordinaire fils. Au lieu de comprendre dans quel souffle et dans quel feu d’aspirations spirituelles vivait le jeune homme, au lieu de lui dire simplement (comme le lui dit d’ailleurs ensuite le prêtre) qu’il avait fait une chose indéfendable, avec les meilleures intentions du monde, le vieux Bernardone prit la chose sur le ton le plus rude, se référant à la lettre et à la loi. Il eut recours aux pouvoirs politiques absolus, tout comme un père païen, et mit lui-même son fils sous les verrous comme un vulgaire voleur. Il semble que beaucoup de ceux près de qui le malchanceux François avait été jadis populaire lui lancèrent à leur tour l’anathème ; il n’avait donc réussi, en somme, dans ses efforts pour construire la maison de Dieu, qu’à faire tomber sa propre maison sur sa tête et à s’ensevelir sous les ruines. La querelle se traîna lamentablement sous diverses formes ; il semble qu’à un certain moment le malheureux jeune homme soit rentré pour ainsi dire sous terre, dans quelque caverne ou basse-fosse où il demeura misérablement replié dans les ténèbres. Quoi qu’il en soit, ce fut son heure la plus noire ; le monde entier s’était retourné, le monde entier était sur lui.

Quand il sortit de là, on ne se rendit peut-être pas immédiatement compte que quelque chose était arrivé. Lui et son père furent appelés à comparaître devant le tribunal de l’évêque, car François avait récusé l’autorité de tous les tribunaux légaux. L’évêque lui fit des remontrances pleines de cet excellent bon sens que l’Église catholique tient en réserve permanente contre toutes les attitudes fougueuses de ses saints. Il dit à François qu’il devait incontestablement restituer l’argent à son père ; qu’aucune bénédiction ne pouvait s’attacher à une bonne œuvre faite avec des moyens injustes ; et enfin (pour dire la chose crûment) que si le jeune fanatique rendait son argent au vieux fou, l’incident se terminerait là. Il y avait quelque chose de nouveau dans l’attitude de François. Il n’était plus écrasé, encore moins suppliant ; tout au moins vis-à-vis de son père ; pourtant ses paroles ne contiennent, je trouve, ni une juste indignation, ni une insulte irréfléchie, ni rien qui ressemble à la simple continuation de la querelle. Elles sont plutôt lointainement parentes de certaines des expressions mystérieuses de son grand modèle : « Qu’ai-je à faire avec toi ? » ou même le terrible : « Ne me touchez pas. »

Il se dressa devant tous et dit : « Jusqu’à ce jour j’avais appelé Pietro Bernardone père, mais désormais je suis le serviteur de Dieu. Non seulement l’argent, mais tout ce qui peut être dit sien, je le rendrai à mon père, jusqu’aux habits qu’il m’a donnés. » Et il arracha tous ses vêtements sauf un, et l’on vit que c’était un cilice. Il jeta les vêtements sur le plancher et lança l’argent sur le tas. Puis il se tourna vers l’évêque, et reçut sa bénédiction, comme quelqu’un qui tourne le dos à la société ; et d’après la légende, il sortit tel qu’il était dans le monde glacé. En vérité c’était littéralement dans la circonstance un monde glacé, et la neige couvrait la terre. Un détail curieux, que je trouve profondément significatif, est rapporté dans le même récit de cette grande crise de sa vie. Il sortit nu sous son cilice dans la forêt d’hiver, marchant sur la terre gelée entre les arbres givrés, homme désormais sans père. Il était sans argent, il était sans parents, il était selon toute apparence sans métier, sans projet, sans espoir en ce monde ; et tandis qu’il avançait sous les arbres givrés, il se mit soudain à chanter.

La légende observe, évidemment comme une chose remarquable, que la langue dans laquelle il chanta était le français, ou plutôt ce dialecte provençal qu’on a appelé français pour plus de commodité. Ce n’était pas sa langue natale, et c’est dans sa langue natale qu’il acquit finalement sa renommée de poète ; en vérité saint François est l’un des tout premiers parmi les poètes nationaux qui ont écrit dans les dialectes purement nationaux de l’Europe. Mais c’était la langue qui avait incarné toutes ses ardeurs et ses ambitions adolescentes ; c’était pour lui avant toutes choses la langue de la poésie. Qu’elle ait jailli de lui dans cette étonnante extrémité me paraît à première vue chose très étrange, et en dernière analyse chose très significative. La signification, réelle ou possible, de cet incident, j’essaierai de l’esquisser dans le prochain chapitre ; il suffit d’indiquer ici que toute la philosophie de saint François tourne autour de l’idée d’une nouvelle lumière surnaturelle sur les choses naturelles, ce qui implique la reconquête définitive, et non point le rejet définitif, des choses naturelles. Il suffit ici, puisque nous ne voulons pour l’instant que raconter les faits, de rapporter que tandis qu’il errait dans la forêt hivernale, vêtu de son cilice, tel le plus farouche des ermites, il chantait dans la langue des Troubadours.

Il nous faut revenir maintenant au problème de l’église ruinée, ou du moins abandonnée, qui avait été le point de départ de l’innocent crime du saint et de sa punition béatifique. Le problème continuait de hanter son esprit, et ne tarda pas à mettre en œuvre ses activités insatiables ; mais ce furent des activités d’un nouveau genre ; et François ne tenta plus de faire échec aux mœurs commerciales de la ville d’Assise. Il avait découvert un de ces grands paradoxes qui sont aussi des vérités premières. Il avait compris que le moyen de bâtir une église, ce n’est pas de s’empêtrer dans des marchés et dans des questions, pour lui effarantes, de revendication légale. Le moyen de bâtir une église, ce n’est même pas de payer pour la faire bâtir avec son argent à soi. Le moyen de bâtir une église, c’est de la bâtir.

Il se mit tout seul à rassembler des pierres. Il pria tous les gens qu’il rencontrait de lui donner des pierres. Il devint en fait un mendiant d’une nouvelle espèce, renversant la parabole : un mendiant qui ne demandait pas du pain mais une pierre. Probablement, comme il arriva à maintes reprises tout au long de son extraordinaire existence, la bizarrerie même de la requête lui créa-t-elle une espèce de popularité, et toutes sortes d’oisifs et de débauchés entrèrent dans l’œuvre de bienfaisance, comme ils fussent entrés dans un pari. Il travailla de ses propres mains à la reconstruction de l’église, traînant des matériaux comme une bête de somme, et apprenant les dernières et les plus basses leçons du labeur. Il y a beaucoup d’histoires sur cette période de la vie de François, comme d’ailleurs sur toutes les autres. Mais pour le but que nous poursuivons ici, qui est un but de simplification, il est préférable de nous arrêter à cette rentrée bien définie du saint dans le monde par la porte basse du travail manuel. Une sorte de double sens court en vérité tout le long de sa vie, comme son ombre projetée sur le mur. Toute sa conduite a comme un caractère allégorique, et il n’est pas impossible que quelque cuistre d’historien scientifique essaie de prouver un jour que lui-même ne fut jamais rien d’autre qu’une allégorie. Cela est assez vrai en ce sens qu’il travaillait à une double tâche, et qu’il relevait un autre édifice en même temps que l’église de Saint-Damien. Il ne découvrait pas seulement cette vérité générale que sa gloire ne devait pas être d’abattre des hommes dans les combats, mais de construire les monuments positifs et générateurs de la paix. Il construisait véritablement un autre édifice, ou commençait à le construire, un édifice qui était bien souvent tombé en ruines, mais jamais assez pour qu’on ne le pût pas relever ; une église qui pouvait toujours être rebâtie, fût-elle pourrie jusqu’à la première pierre de sa fondation, celle contre quoi les portes de l’enfer ne prévaudront point.

Sa deuxième étape dans cette voie fut probablement marquée par le transfert des mêmes ardeurs de reconstruction architecturale à la petite église de Sainte-Marie-des-Anges de la Portioncule. Il avait déjà relevé de même une église dédiée à saint Pierre ; et ce caractère de sa vie que nous avons noté plus haut, qui en fait comme un drame symbolique, conduisit beaucoup de ses plus pieux biographes à signaler ce symbolisme numérique des trois églises. Un symbolisme plus historique et plus positif s’attache en tous cas à deux d’entre elles. Car l’église primitive de Saint-Damien devint par la suite le berceau de son étonnant essai d’un ordre féminin et du pur roman spirituel de sainte Claire. Et l’église de la Portioncule restera à jamais l’un des grands monuments historiques du monde ; car c’est là qu’il rassembla son petit noyau d’amis et d’enthousiastes ; ce fut le foyer de beaucoup d’hommes sans foyer. Cependant il n’apparaît pas clairement qu’il ait eu à cette époque l’idée définie de pareils développements monastiques. À quel moment le plan se forma dans son esprit, il est bien entendu impossible de le dire, mais sa mise en œuvre commença par la réunion de quelques amis qui s’attachèrent un à un à François parce qu’ils partageaient sa passion pour la simplicité. La formule qui nous est rapportée de leur consécration est cependant bien significative, car elle invoquait la simplification de la vie telle qu’elle est proposée dans le Nouveau Testament. L’adoration du Christ faisait depuis longtemps partie de l’âme passionnée de cet homme. Mais l’imitation du Christ, considérée comme un plan ou une règle précise de vie, on peut dire qu’en ce sens elle débute à cette époque.

Les deux hommes qui ont manifestement à leur crédit d’avoir entrevu les premiers ce qui était en train d’advenir dans le monde de l’âme, furent un solide et riche marchand nommé Bernard de Quintavalle, et un chanoine d’une église voisine nommé Pierre de Catane. Cela est d’autant plus à leur crédit que François était à ce moment, s’il est permis de s’exprimer ainsi, vautré dans la pauvreté et dans la société de lépreux et de mendiants loqueteux, et que ces deux hommes avaient beaucoup à abandonner, l’un des agréments de ce monde, l’autre de l’ambition ecclésiastique. Bernard, le riche bourgeois, littéralement et définitivement, vendit tout ce qu’il avait et le donna aux pauvres. Pierre fit plus encore, car il descendit d’une chaire d’autorité spirituelle, probablement homme mûr déjà et, partant, d’habitudes mentales établies, pour suivre un jeune extravagant, que la plupart de ses concitoyens regardaient sans doute comme un fou. Ce qu’ils avaient entrevu, et dont François avait contemplé la gloire, je l’exposerai plus tard, pour autant que cela puisse s’exposer. Pour l’heure, il n’est pas besoin de prétendre en voir plus que ce que tout Assise voyait, et cela même n’est point tout à fait indigne de commentaires. Ce que voyaient les citoyens d’Assise, ce n’était rien que le chameau passant en triomphe par le trou de l’aiguille, et Dieu accomplissant des choses impossibles, parce qu’à Lui toutes choses sont possibles ; ce n’était rien qu’un prêtre qui déchirait sa robe comme le Publicain, et non pas comme le Pharisien, et un homme riche qui s’en allait joyeux, parce qu’il n’avait plus de biens.

Ces trois étranges personnages se construisirent, dit-on, une espèce de hutte ou de tanière jouxtant l’hôpital des lépreux. Là ils se parlaient, dans les intervalles de leurs corvées et de leurs dangers (car soigner un lépreux demandait dix fois plus de courage que se battre pour la couronne de Sicile), avec les mots de leur nouvelle vie, tels des enfants qui parlent un langage secret. De ces éléments particuliers de leur amitié première nous pouvons dire peu de chose avec certitude ; mais il est certain qu’ils demeurèrent amis jusqu’à la fin. La position qu’occupe dans l’histoire Bernard de Quintavalle est un peu celle de sir Bedivere, « le premier fait et le dernier quitté des chevaliers d’Arthur », car il réapparaît encore à main droite du saint à son lit de mort et en reçoit une sorte de bénédiction spéciale. Mais toutes ces choses appartiennent à un autre monde historique et étaient bien éloignées du trio fantastique et déguenillé dans sa hutte délabrée. Ce n’étaient point des moines, excepté peut-être dans le sens le plus littéral et le plus archaïque qui signifiait des ermites. C’étaient, si l’on peut dire, trois solitaires qui vivaient en commun, mais non pas en communauté. Toute la chose se présente comme profondément singulière, et, vue de l’extérieur, singulière indubitablement jusqu’à la démence. Le tressaillement de quelque chose en elle qui portait la promesse d’un mouvement ou d’une mission se fait sentir pour la première fois, comme je l’ai dit, dans l’appel au Nouveau Testament.

Ce fut une sorte de sors virgiliana appliquée à la Bible ; pratique qui n’est point inconnue chez les protestants, bien qu’on l’eût pu croire accessible à leur critique comme étant plutôt une superstition païenne. Il semble en tous cas qu’ouvrir au hasard les Écritures soit presque le contraire de les étudier ; il est pourtant avéré que saint François les ouvrit au hasard. Selon l’un des récits, il fit simplement le signe de la croix sur le livre des Évangiles, l’ouvrit en trois endroits, et y lut trois textes. Le premier était l’histoire du jeune homme riche dont le refus de vendre tous ses biens fut l’occasion du grand paradoxe du chameau et de l’aiguille. Le second était le commandement aux disciples de ne rien prendre avec eux pour le voyage, ni besace, ni bâton, ni argent. Le troisième, c’était cette parole, que l’on peut dire littéralement cruciale, que le disciple du Christ doit lui aussi porter sa croix. Il y a un autre récit très voisin d’après lequel François trouva l’un de ces textes à peu près par accident, simplement en écoutant ce qui se trouva être l’Évangile du jour. Mais, d’après la première version du moins, il semblerait que cet incident se produisit tout au début de sa nouvelle vie, peut-être très peu de temps après sa rupture avec son père, car ce fut, croit-on, après cet oracle que Bernard, le premier disciple, se précipita pour aller distribuer ses biens aux pauvres. S’il en est ainsi, il semblerait que l’incident n’ait eu, au moment même, d’autre suite que la vie d’ascétisme individuel qui prit la hutte pour ermitage. C’était sans doute un ermitage plutôt public, mais qui n’en était pas moins, dans un sens très réel, retiré du monde. Saint Siméon le Stylite en haut de sa colonne était en quelque sorte un personnage exagérément public, mais il y avait malgré tout quelque chose d’assez unique dans sa situation. On peut présumer que beaucoup de gens jugeaient unique la situation de François, que certains même la jugeaient par trop unique. Il y avait sans doute, comme il est inévitable dans une société catholique, un élément primitif et même inconscient qui la rendait du moins capable de comprendre cette situation mieux que n’eût pu le faire une société païenne ou puritaine. Mais je crois qu’il ne faut pas nous exagérer ici la force latente de cette sympathie publique. Comme je l’ai déjà dit, l’Église et toutes ses institutions avaient déjà pris un air de vieilles choses immuables et raisonnables, les institutions monastiques comme les autres. Le sens commun était plus commun, je crois, au Moyen Âge que dans notre siècle de journalisme trépidant ; mais des hommes comme François ne sont communs dans aucun siècle, et ce n’est point non plus par le seul exercice du sens commun qu’ils peuvent être pleinement compris. Le treizième siècle fut certainement une période de progrès ; peut-être la seule véritable période de progrès de l’histoire humaine. Mais on peut avec vérité la dire progressive précisément parce que son progrès fut très régulier. Elle offre réellement et véritablement le modèle d’une époque de réformes sans révolution. Mais les réformes n’étaient pas seulement progressives, elles étaient encore extrêmement pratiques, et elles étaient tout à l’avantage d’institutions hautement pratiques : cités, corporations et corps de métiers. Or les hommes solides de la cité et de la corporation au temps de François d’Assise étaient probablement très solides en effet. Ils étaient beaucoup plus égaux au point de vue économique, ils étaient gouvernés beaucoup plus justement, dans leur propre milieu économique, que les modernes qui se débattent furieusement entre la misère et les rafles par accaparement du capitalisme ; mais il est assez probable que ces citoyens-là avaient pour la plupart la tête aussi dure que des paysans. Évidemment la conduite du vénérable Pierre Bernardone n’indique pas une délicate affinité avec les belles et quasi chimériques subtilités de l’esprit franciscain. Et nous ne pouvons mesurer la beauté et l’originalité de cette étrange aventure spirituelle que si nous avons assez d’esprit et de compréhension humaine pour l’exposer tout crûment, telle qu’elle devait apparaître à un homme aussi mal disposé au moment où elle arriva. Je tenterai dans le prochain chapitre, malhabilement sans aucun doute, d’indiquer le sens intérieur de cette histoire de la construction des trois églises et de la petite hutte. Dans le présent chapitre je n’ai fait que l’esquisser de l’extérieur. Et, pour conclure ce chapitre, je demande au lecteur de se rappeler et de se représenter l’aspect réel que devait offrir cette histoire pour qui la voyait ainsi de l’extérieur. Supposons un critique de sens commun assez grossier, incapable d’éprouver devant l’incident autre chose que de l’ennui, quel aspect donnerait-il à l’histoire ?

Un jeune fou, ou un jeune coquin, est pris en train de voler son père et de vendre des marchandises qu’il avait mission de garder ; et la seule explication qu’il offre, c’est qu’une forte voix venue de nulle part lui a parlé à l’oreille et lui a donné ordre de réparer les fissures et les trous d’un certain mur. Il se déclare alors indépendant par nature de tout pouvoir correspondant à la police ou à la magistrature, et se réfugie près d’un aimable évêque qui est bien forcé de lui faire des remontrances et de lui dire qu’il a tort. Il se met alors en devoir de dépouiller en public ses vêtements qu’il jette positivement à la tête de son père, en déclarant que son père n’est plus son père. Il court ensuite quémander par la ville à tous ceux qu’il rencontre des matériaux de démolition ou de construction, apparemment en conséquence de sa vieille idée fixe de réparer le mur. C’est peut-être une chose excellente que les fissures soient bouchées, mais il est préférable que ce ne soit pas par quelqu’un qui est lui-même fêlé, et la restauration architecturale, tout comme autre chose, n’a pas chance d’être particulièrement réussie par les constructeurs qui ont, si j’ose dire, une araignée dans le plafond. Pour finir, le jeune misérable s’adonne à la crasse et aux guenilles et se traîne à la lettre dans le ruisseau. Tel est le spectacle que doit avoir présenté François pour un très grand nombre de ses voisins et amis.

Comment il pouvait même subsister, c’est ce qu’ils devaient se demander ; mais il est à présumer qu’il mendiait déjà son pain comme il avait mendié des matériaux de construction. Cependant il prenait toujours grand soin de mendier le pain le plus noir et le plus mauvais qu’on lui pouvait donner, les plus vieilles croûtes, quelque chose de moins délectable encore que les miettes que mangent les chiens et qui tombent de la table du riche. Ainsi était-il sans doute plus mal nourri encore qu’un mendiant ordinaire, car le mendiant mange ce qu’il peut trouver de meilleur, et le saint mangeait ce qu’il pouvait trouver de plus mauvais. Pour tout dire, il était disposé à vivre de détritus ; et c’était sans doute quelque chose de beaucoup plus affreux comme expérience que cette simplicité raffinée que les végétariens et les buveurs d’eau claire appellent la vie simple. Tout comme il traitait la question de la nourriture, il traita la question de l’habillement ; c’est-à-dire qu’il la traita selon le même principe qui consistait à prendre ce qu’on lui pouvait donner, et pas même ce qu’il y avait de mieux dans ce qu’on lui pouvait donner. On raconte qu’il changea d’habits avec un mendiant, et il eût sans doute été content d’en changer avec un épouvantail à moineaux. Selon une autre version, il prit la grossière tunique brune d’un paysan, mais ce fut sans doute pour la seule raison que le paysan lui donna sa plus vieille tunique brune, laquelle devait être bien vieille en effet. Les paysans n’ont pas en général beaucoup d’habits de rechange à abandonner et la plupart ne se décident d’habitude à les abandonner que s’il n’y a vraiment plus moyen de faire autrement. On dit que pour remplacer la ceinture qu’il avait jetée (peut-être avec un mépris d’autant plus symbolique qu’elle devait porter, selon la mode du temps, la bourse ou l’escarcelle) il ramassa une corde, au hasard, parce qu’elle se trouvait là, et la noua autour de sa taille. Il la concevait sans nul doute comme une remplaçante sordide, à peu près comme le vagabond dénué de tout rattache parfois ses vêtements avec un bout de ficelle. Il voulait donner l’impression qu’il ramassait ses vêtements n’importe où, comme des guenilles qu’on tire d’une rangée de boîtes à ordures. Dix ans plus tard ce costume de raccroc était l’uniforme de cinq mille hommes, et cent ans plus tard, c’est vêtus de ce même uniforme, en guise d’armure pontificale, que les Franciscains descendirent le grand Dante au tombeau.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

« LE JONGLEUR DE DIEU » 8

 

 

On pourrait recourir à de nombreux signes et symboles pour faire entrevoir ce qui se passa réellement dans l’esprit du jeune poète d’Assise. En vérité à la fois ils sont trop pour que le choix soit possible, et de trop peu de poids pour donner satisfaction. Mais l’un d’eux peut être figuré par le petit fait suivant qui n’est qu’apparemment accidentel : lorsque François et ses compagnons profanes déroulaient par la ville leur procession poétique, ils se donnaient le nom de Troubadours. Mais lorsque François et ses compagnons spirituels partirent pour faire de par le monde leur œuvre spirituelle, ils reçurent de leur chef le nom de « Jongleurs de Dieu ».

Il a été à peine parlé ici de la grande culture des Troubadours, telle qu’elle apparut en Provence et dans le Languedoc, si grande qu’ait été l’influence de ceux-ci dans l’histoire et sur saint François. Nous pourrons parler d’eux plus longuement lorsque nous aborderons l’esquisse de la relation de François à l’histoire ; il suffit de noter ici en quelques phrases, parmi les faits qui les concernent, ceux qui se rapportaient à lui, et spécialement le point particulier actuellement en question, qui s’y rapportait le mieux. Chacun sait ce qu’étaient les Troubadours ; chacun sait que tout au commencement du Moyen Âge, au douzième et au début du treizième siècles, une civilisation naquit dans le sud de la France qui menaça de surpasser ou d’éclipser la tradition naissante de Paris. Son œuvre principale fut une école de poésie, ou plus précisément une école de poètes. C’étaient en principe des poètes de l’amour, bien qu’ils fussent souvent aussi des satiriques et des critiques de toutes choses en général. La place pittoresque qu’ils occupent dans l’histoire est due pour une grande part à ce fait qu’ils chantaient leurs propres poèmes, et souvent s’accompagnaient eux-mêmes sur les légers instruments de musique du temps ; c’étaient des ménestrels en même temps que des hommes de lettres. Certaines institutions d’un genre décoratif et romanesque étaient rattachées à leur poésie d’amour et consacrées au même thème. Il y avait ce qu’on appelait « le Gai Sçavoir », tentative pour réduire à une sorte de système les nuances subtiles de la coquetterie et de la galanterie. Il y avait ce qu’on appelait les Cours d’Amour, où les mêmes sujets délicats étaient traités légalement, avec pompe et pédanterie. Il y a ici un point qu’il est important de ne pas négliger à propos de saint François. Toute cette belle sentimentalité comportait des dangers moraux manifestes ; mais c’est une erreur de supposer que le seul danger de son exagération allait vers la sensualité. Ce romanesque méridional penchait en fait vers un excès de spiritualité ; exacte- ment comme l’hérésie pessimiste qu’il engendra fut en quelque sorte un excès de spiritualité. L’amour n’était point toujours charnel ; il était parfois immatériel au point d’en devenir quasi allégorique. Le lecteur se persuadait que la dame était l’être le plus beau qui pût exister, mais il lui arrivait de douter qu’elle eût jamais existé. Dante devait quelque chose aux Troubadours, et les discussions critiques sur sa femme idéale sont un excellent exemple de ces doutes. Nous savons que Béatrice n’était pas sa femme, mais nous pouvons en tout cas être également sûrs qu’elle n’était pas sa maîtresse ; certains critiques ont même avancé qu’elle n’était rien, si l’on peut dire, que sa muse. Cette idée de Béatrice figure allégorique est, je crois, fausse ; elle paraîtra fausse à tout homme qui a lu la Vita Nuova et qui a aimé. Pourtant le fait même qu’il soit possible de la concevoir décèle quelque chose d’abstrait et de scolastique dans ces passions médiévales. Mais, bien qu’elles fussent des passions abstraites, ces passions étaient très passionnées. Ces hommes pouvaient éprouver presque les mêmes sentiments que des amoureux, même envers des allégories et des abstractions. Il est nécessaire de se rappeler cela pour comprendre que saint François parlait le vrai langage d’un troubadour quand il disait que lui aussi avait une très glorieuse et gracieuse dame, dont le nom était la Pauvreté.

Mais le point particulier qu’il faut noter ici ne se rapporte pas tant au mot troubadour qu’au mot jongleur. Il se rapporte exactement à la transition de l’un à l’autre, et à cause de cela il est nécessaire de connaître un autre détail sur les poètes du Gai Sçavoir. Un jongleur n’était pas la même chose qu’un troubadour, le même homme pût-il être à la fois troubadour et jongleur. Le plus souvent, je crois, c’étaient des hommes différents, tout comme des métiers différents. Dans beaucoup de cas, il arrivait que les deux hommes parcourussent ensemble le monde comme des compagnons d’armes, ou plutôt comme des compagnons d’arts. Le jongleur était, à proprement parler, un faiseur de bons mots ou un bouffon, quelquefois il était ce que nous appellerons un escamoteur. Tel est le sens, j’imagine, de l’histoire de Taillefer le Jongleur à la bataille d’Hastings, qui chantait la mort de Roland tout en jetant son épée en l’air et en la rattrapant, comme un escamoteur rattrape des balles. Il se peut que ç’ait été parfois même un acrobate ; comme celui de la belle légende qu’on appela « le Jongleur de Notre-Dame » parce qu’il faisait la culbute et se tenait debout sur la tête devant l’image de la Sainte Vierge, ce pourquoi il fut magnifiquement remercié et consolé par elle et par toute la société des cieux. La coutume était, croyons-nous, que le troubadour exaltât la société par d’ardents et solennels chants d’amour, puis que le jongleur vînt ensuite apporter comme une sorte de délassement comique. Il reste à écrire une glorieuse chanson de geste sur les aventures de deux semblables compagnons à travers le monde. En tout cas, s’il est un endroit où le véritable esprit franciscain se puisse retrouver, hors la véritable histoire franciscaine, c’est dans cette légende du Jongleur de Notre-Dame. Et quand saint François appelait ses disciples les « Jongleurs de Dieu », il entendait bien à peu près : les Acrobates de Notre-Seigneur.

Quelque part dans ce renoncement à l’ambition du troubadour en faveur des singeries du bateleur, se cache, comme sous une parabole, la vérité de saint François. Des deux ménestrels ou amuseurs, il est probable que le bouffon tenait emploi de serviteur, ou du moins de personnage secondaire. Saint François pensait réellement ce qu’il disait lorsqu’il affirmait avoir découvert le secret de la vie en se faisant le serviteur et le personnage secondaire. On devait trouver en définitive dans ce service-là une libellé qui allait presque jusqu’à la frivolité. C’était un service comparable à la condition du jongleur parce qu’il allait presque jusqu’à la frivolité. Le bouffon pouvait être libre alors que le chevalier était guindé, et il était possible d’être bouffon dans le service qui est la liberté parfaite. Cette comparaison des deux poètes ou ménestrels est peut-être le meilleur exposé préliminaire et extérieur de la transformation du cœur de François, parce qu’elle la représente par une image que l’imagination du monde considère avec une certaine sympathie. Il y avait là évidemment bien autre chose, et nous devons nous efforcer de pénétrer, si insuffisamment que ce soit, par delà l’image, jusqu’à l’idée. Idée à ce point ressemblante aux acrobates qu’elle est en vérité aux yeux de beaucoup une idée sens dessus dessous.

François, au moment – ou vers le moment, – où il disparut dans la prison ou dans la caverne obscure, subit une sorte de renversement psychologique qui était vraiment comme le renversement d’un saut périlleux complet, en ceci que bouclant la boucle, ce saut le ramenait, ou semblait le ramener, à la même position normale. Il est nécessaire d’employer cette comparaison ridicule d’un tour d’acrobatie, parce qu’il n’y a guère d’autre image qui puisse éclairer le fait. Mais au sens intérieur c’était une profonde révolution spirituelle. L’homme qui entra dans la basse-fosse n’était pas l’homme qui en sortit ; celui-ci était en ce sens presque aussi différent que s’il eût été mort, que si c’eût été un fantôme ou un pur esprit. Et les effets de ce changement sur son attitude vis-à-vis du monde réel furent véritablement aussi extravagants que peut les représenter la comparaison la plus extravagante. Il vit le monde aussi différemment des autres hommes que s’il fût sorti de son trou noir en marchant sur les mains.

Si nous appliquons cette parabole du Jongleur de Notre-Dame à son cas, nous en approcherons de bien près l’explication. C’est un fait réel qu’un spectacle quelconque, un paysage par exemple, peut prendre parfois un aspect plus net et plus vif si on le regarde la tête en bas. Il y a eu des peintres de paysages qui se sont livrés aux pantomimes les plus effarantes pour regarder un instant le paysage dans cette position-là. Ainsi cette vision renversée, de beaucoup plus brillante, et bizarre, et saisissante, offre vraiment une certaine ressemblance avec le monde qu’un mystique comme saint François voit tous les jours. Mais voici la partie essentielle de la parabole. Le Jongleur de Notre-Dame ne se tenait pas sur la tête pour avoir, des fleurs et des arbres, une vision plus claire ou plus étrange. Il ne le faisait pas pour cela et il ne lui fût jamais venu à l’idée de le faire pour cela. Le Jongleur de Notre-Dame se tenait sur la tête pour plaire à Notre-Dame. Si saint François avait fait la même chose, comme il en eût été bien capable, c’eût été, dans le principe, pour le même motif, un motif purement surnaturel. C’eût été après cela que son enthousiasme se fût propagé et eût auréolé d’une sorte de halo les contours de toutes les choses terrestres. C’est pourquoi il n’est point exact de représenter saint François comme un simple précurseur poétique de la Renaissance et d’un retour aux plaisirs naturels pour le seul amour d’eux.

Toute son explication, c’est que, selon lui, le secret pour retrouver les plaisirs naturels consistait à les regarder à la lueur d’un plaisir surnaturel. En d’autres termes, il répétait dans sa propre personne l’opération historique dont nous avons parlé dans le chapitre d’introduction : la vigile ascétique qui s’achève en la vision d’un monde naturel refait à neuf. Mais dans son cas personnel il y avait plus encore ; il y avait des éléments qui font la comparaison du Jongleur ou du Bateleur plus appropriée encore que celle-ci.

On peut soupçonner que dans cette cellule ou caverne noire, François passa les heures les plus noires de sa vie. Il était par nature de cette sorte d’homme dont la vanité est le contraire de l’orgueil : cette vanité qui est toute proche de l’humilité. Il ne méprisa jamais son prochain et il ne méprisa par conséquent jamais l’opinion de son prochain, y compris l’admiration de son prochain. Tout ce côté de sa nature humaine avait souffert les coups les plus rudes et les plus écrasants. Il est possible qu’après son retour humiliant de cette campagne militaire manquée, on l’ait traité de lâche. Il est certain qu’après sa querelle avec son père au sujet des ballots de drap, on le traita de voleur. Et ceux-là même qui avaient sympathisé le plus avec lui : le prêtre dont il avait restauré l’église, l’évêque dont il avait reçu la bénédiction, l’avaient évidemment traité avec une indulgence quasi amusée qui ne laissait que trop claire la conclusion finale de l’affaire. Il s’était rendu ridicule. Tout homme qui a été jeune, qui a été cavalier ou qui s’est jugé prêt au combat, qui s’est pris pour un troubadour et a accepté les conventions de la camaraderie, sentira le poids énorme et écrasant de cette simple phrase. Saint François, dans sa conversion, comme saint Paul dans la sienne, avait été en quelque sorte jeté soudain à bas d’un cheval ; mais en un sens c’était une chute pire, car le cheval était un destrier. En tout cas, il ne restait pas lambeau de lui qui ne fût couvert de ridicule. Tout le monde savait qu’au mieux il s’était rendu ridicule. Qu’il se fût rendu ridicule, c’était un fait aussi patent et objectif que les pierres du chemin. Il se voyait lui-même comme un objet, tout petit et distinct comme une mouche qui marche sur une vitre claire ; et ce qu’il voyait, c’était, sans erreur possible, un fou. Et tandis qu’il regardait fixement le mot « fou » écrit devant lui en lettres lumineuses, voici que le monde lui-même commença de s’illuminer et de se transformer.

On nous disait, quand nous étions petits, que si un homme perçait la terre d’un trou qui passât par le centre, et qu’il se mît à y descendre, plus creux, toujours plus creux, il y aurait un moment où, arrivé au centre, il semblerait se mettre à grimper plus haut, toujours plus haut. Je ne sais pas si cela est vrai. La raison pour laquelle je ne sais pas si cela est vrai, c’est qu’il ne m’est jamais arrivé de creuser un trou jusqu’au centre de la terre, encore moins d’y descendre en rampant. Si je ne connais pas l’impression que produit ce renversement ou cette inversion, c’est parce que je ne suis jamais allé jusque-là. Et ceci encore est une allégorie. Il est certain que l’auteur est – il est même possible que le lecteur soit – une personne ordinaire qui n’est jamais allée jusque-là. Nous ne pouvons pas suivre saint François jusqu’à ce renversement spirituel final où l’humiliation totale devient la sainteté totale ou le bonheur total, parce que nous ne sommes jamais allés jusque-là. Je ne prétends pas pour ma part le suivre plus loin que cette première rupture des barricades romanesques de la vanité adolescente, que j’ai esquissée dans le paragraphe précédent. Et ce paragraphe même est, bien entendu, purement conjectural ; c’est une supposition personnelle sur ce qu’il peut avoir senti, mais il peut avoir senti quelque chose de tout différent. Quoi qu’il ait senti d’autre, cela présentait avec l’histoire de l’homme qui perce la terre d’un tunnel cette analogie qu’il s’agissait aussi d’un homme qui descend plus bas, toujours plus bas, jusqu’à un mouvement mystérieux où il commence à monter plus haut, toujours plus haut. Nous ne sommes jamais montés de cette manière-là, parce que nous ne sommes jamais descendus de cette manière-là : il nous est donc de toute évidence interdit de dire que cela n’est pas arrivé ; et plus nous apporterons d’impartialité et de calme à la lecture de l’histoire humaine, et particulièrement de l’histoire des hommes les plus sages, plus sûrement nous parviendrons à la conclusion que cela arrive. De l’essence spirituelle intime de l’expérience, je ne prétends nullement disserter. Mais son effet extérieur, on peut, pour le propos de ce récit, l’exprimer en disant que lorsque François sortit de sa caverne de visionnaire, il portait ce mot « fou » comme une plume à son chapeau, comme un cimier ou même comme une couronne. Il allait continuer d’être un fou ; il allait devenir de plus en plus fou ; il allait être le fou de cour du Roi du Paradis.

Cet état ne se peut représenter que par un symbole ; mais le symbole du renversement est encore vrai dans un autre sens. Si un homme voit le monde renversé, tous les arbres et les monuments pendant la tête en bas comme dans un lac, l’un des effets produits sera d’accuser l’idée de dépendance. Il y a un rapport latin et littéral, car le mot même de dépendance signifie simplement pendre. Ceci illuminerait le texte des Écritures où il est dit que Dieu a suspendu le monde à rien. Si saint François, dans l’un de ses rêves étranges, avait vu la ville d’Assise la tête en bas, elle n’en eût pas dû différer d’elle-même en un seul détail, si ce n’est qu’elle eût été complètement à l’envers. Mais voici le point important : c’est qu’alors que pour l’œil normal l’épaisse maçonnerie de ses murs et les fondements massifs de ses tours du guet et de sa haute citadelle l’eussent fait paraître plus solide et plus durable, dès qu’elle eût été renversée, le même poids l’eût précisément fait paraître plus impuissante et plus en péril. Ce n’est qu’un symbole, mais il se trouve s’ajuster au fait psychologique. Saint François pouvait aimer sa petite ville tout autant qu’avant, ou plus qu’avant, mais cet amour, même accru, devait avoir subi une altération dans sa nature. Il pouvait voir et aimer chaque tuile des toits pointus et tout oiseau sur les remparts ; mais il devait les voir sous un jour nouveau et divin d’éternels dépendance et danger. Au lieu d’être seulement orgueilleux de sa forte cité parce qu’elle ne pouvait point être ébranlée, il devait rendre grâces au Dieu tout-puissant de ce qu’elle ne fût point tombée ; il devait rendre grâces à Dieu de ce qu’Il ne laissât pas tomber l’univers tout entier comme une énorme boule de cristal pour le briser en étoiles retombantes. Peut-être saint Pierre vit-il le monde ainsi, lorsqu’il fut crucifié la tête en bas.

C’est communément dans un sens assez cynique que les hommes ont répété : « Bienheureux celui qui n’attend rien, car il ne sera pas désappointé. » C’est dans un sens entièrement heureux et enthousiaste que saint François disait : « Bienheureux celui qui n’attend rien, car il jouira de tout. » Ce fut par cette idée délibérée de partir de zéro, du noir néant de ses propres déserts, qu’il en vint à jouir des choses terrestres mêmes comme peu de personnes en ont joui ; et ces choses sont en elles-mêmes l’illustration la plus probante de l’idée. Car on n’imagine aucune façon pour un homme de gagner une étoile ou de mériter un coucher de soleil. Mais il y a là plus encore, et plus en vérité qu’on n’en peut exprimer aisément par des mots. Il n’est pas seulement vrai que moins un homme fait de cas de lui-même, plus grand cas il fait de sa chance et de tous les dons de Dieu. Il est également vrai qu’il voit mieux leur origine ; car leur origine est une partie d’elles-mêmes, et en vérité la partie la plus importante. Ainsi demeurent-elles plus extraordinaires si elles sont expliquées. Il s’en émerveille davantage, mais il les craint moins, car une chose est véritablement étonnante quand elle signifie quelque chose et non pas quand elle ne signifie rien : un monstre, informe ou muet, ou simplement destructeur, peut être plus grand que les montagnes, il n’en reste pas moins qu’au sens littéral il ne signifie rien. Pour un mystique comme saint François, les monstres avaient un sens, c’est-à-dire qu’ils s’étaient acquittés de leur message. Ils ne parlaient plus une langue inconnue. Telle est la signification de tous ces récits, légendaires ou historiques, où il apparaît comme un magicien parlant le langage des bêtes et des oiseaux. Les mystiques n’ont rien à faire avec le mystère pur ; le mystère pur est en général un mystère d’iniquité.

La transformation de l’homme juste en saint est une espèce de révolution, par laquelle celui pour qui tout ce qui existe illustre et illumine Dieu, devient celui pour qui Dieu illustre et illumine tout ce qui existe. Elle est assez semblable au renversement par lequel un amoureux pourrait dire au premier coup d’œil qu’une dame ressemble à une fleur, et dire ensuite que toutes les fleurs lui rappellent sa dame. Un saint et un poète auprès de la même fleur pourraient sembler dire la même chose, mais en fait, bien qu’ils disent tous les deux la vérité, ils diraient des vérités différentes. Chez l’un la joie de la vie produit la foi, chez l’autre elle est plutôt un produit de la foi. Mais un des résultats de cette différence, c’est que le sentiment d’une dépendance divine, qui pour l’artiste est comme la lueur étincelante de l’éclair, pour le saint est comme la pleine lumière du jour. Placé, en un certain sens mystique, de l’autre côté des choses, il les voit sortir de la divinité comme des enfants qui sortent d’une demeure familière et acceptée, au lieu de les rencontrer, comme nous faisons presque tous, telles qu’elles apparaissent sur les routes de ce monde. Et c’est là le paradoxe que, de par ce privilège, il soit rendu plus familier, plus libre et fraternel, plus imprudemment hospitalier que nous. Pour nous, les éléments sont comme des hérauts dont la trompette et la cotte blasonnée nous disent que nous approchons de la cité d’un grand roi ; mais lui les interpelle avec une vieille familiarité qui est presque une vieille frivolité. Il les appelle son Frère le Feu et sa Sœur l’Eau.

Ainsi s’élève de cet abîme, qui est presque un abîme de néant, cette noble chose que l’on appelle la Louange, que nul ne comprendra jamais tant qu’il la confondra avec le culte de la nature ou l’optimisme panthéiste. Quand nous disons qu’un poète loue la création entière, nous entendons simplement d’ordinaire qu’il loue l’univers entier. Mais cette sorte de poète loue réellement la création, dans le sens de l’acte de la création. Il loue le passage, ou la transition, du non-être à l’être ; ici se projette aussi l’ombre de cette image-type du pont, qui a donné au prêtre son nom archaïque et mystérieux. Le mystique, qui remonte jusqu’au moment où il n’y a plus rien que Dieu, contemple en quelque sorte les commencements sans commencement où il n’y avait vraiment rien de plus. Il perçoit non seulement toute chose, mais le néant d’où toute chose fut tirée. D’une certaine manière il souffre et endure même la malice destructive du Livre de Job ; en un certain sens il est là quand les fondements du monde sont posés, avec les étoiles du matin qui chantent en chœur et les fils de Dieu qui clament leur joie. Ceci n’est qu’une approximation lointaine de la raison pour laquelle le Franciscain, déguenillé, sans argent, sans toit et apparemment sans espoir, en vérité s’avançait en chantant telles chansons qu’on eût pu croire venues des étoiles du matin, clamant sa joie d’être fils de Dieu.

Ce sens de la grande gratitude et de la sublime dépendance, ce n’était pas une phrase ni même un sentiment ; le nœud de tout est en ceci que c’était le roc même de la réalité. Ce n’était pas une imagination, mais un fait ; ou plutôt il faut dire qu’auprès de ce fait-là tous les autres sont des imaginations. Que nous dépendons tous, en toutes choses, à tout instant, de Dieu, dirait un chrétien ; de l’existence et de la nature des choses, dirait un agnostique même, ce n’est point une illusion de l’imagination ; bien au contraire, c’est là le fait fondamental que nous recouvrons, comme avec des rideaux, de l’illusion de la vie ordinaire. Cette vie ordinaire est une chose admirable en soi, tout comme l’imagination est une chose admirable en soi. Mais c’est beaucoup plus la vie ordinaire qui est faite d’imagination que la vie contemplative. C’est celui qui a vu le monde entier suspendu à un cheveu de la miséricorde de Dieu qui a vu la vérité ; nous pourrions presque dire la froide vérité. C’est celui qui a eu la vision de sa cité la tête en bas qui l’a vue dans sa position véritable.

Rossetti fait quelque part avec amertume, mais fort justement, cette remarque que le pire moment pour l’athée, c’est quand il éprouve une sincère reconnaissance et qu’il n’a personne à remercier. La réciproque de cette proposition est également vraie, et il est certain que cette gratitude apportait à des hommes comme ceux dont nous nous occupons ici les moments de la plus pure joie qui ait été connue de l’homme. Le grand peintre se vantait de mêler de la pensée à toutes ses couleurs : on peut dire que le grand saint mêlait à toutes ses pensées des actions de grâces. Tous les biens semblent meilleurs quand ils prennent figure de dons. En ce sens il est certain que la méthode mystique nous fournit une très heureuse relation extérieure avec tout ce qui existe. Mais il ne faut point perdre de vue que tout ce qui existe est pour jamais tombé au second rang, en regard de ce simple fait de la dépendance vis-à-vis de la réalité divine. Pour autant que les rapports sociaux ordinaires offrent une apparence de solidité et d’indépendance, et semblent à la fois arc-boutés et matelassés ; pour autant qu’ils assurent la salubrité dans le sens de sécurité et la sécurité dans le sens de suffisance, l’homme qui a vu le monde suspendu à un cheveu éprouve quelque difficulté à les prendre tellement au sérieux. Pour autant que les autorités et les hiérarchies, même séculaires, et même les supériorités les plus naturelles et les subordinations les plus nécessaires, tendent à la fois à désigner à l’homme sa place et à la lui assurer, l’homme qui a vu la hiérarchie humaine la tête en bas aura toujours devant les supériorités qu’elle veut lui imposer une ombre de sourire. En ce sens la vision directe de la réalité divine trouble des rites qui sont en eux-mêmes assez raisonnables. Le mystique a peut-être ajouté une coudée à sa taille, mais il perd généralement quelque chose de son assiette. Il ne peut plus continuer de se considérer, pour la seule raison que sa propre existence est vérifiable dans un registre paroissial ou une Bible de famille, comme un fait acquis. Il est un peu comme le fou qui a perdu son nom tout en conservant sa nature, le fou qui oublie d’un seul coup quelle sorte d’homme il était : « Jusqu’ici j’ai appelé Pietro Bernardone père ; mais maintenant je suis le serviteur de Dieu. » Toutes ces idées profondes ne se peuvent proposer qu’en phrases courtes et imparfaites ; pour rendre le plus brièvement possible l’un des aspects de cette illumination, nous dirons qu’elle est la découverte d’une dette infinie. On peut trouver paradoxale cette idée qu’un homme soit transporté de joie par la découverte qu’il est endetté. Mais on la trouve telle uniquement parce que ce n’est pas la coutume dans le monde commercial que le créancier partage ces transports de joie, surtout quand la dette est par hypothèse infinie et par conséquent irrécouvrable. Mais ici, de nouveau, la comparaison avec un amour humain de la plus noble espèce résout en un clin d’œil la difficulté. Là le créancier infini partage vraiment la joie du débiteur infini ; car ils sont en vérité tous les deux débiteurs et tous les deux créanciers. Autrement dit la dette et la dépendance deviennent vraiment des plaisirs en présence de l’amour parfait ; on donne à ce mot un sens trop large et trop impur dans des simplifications vulgaires comme la présente ; mais il est ici véritablement une clef. Il est la clef de tous les problèmes des mœurs franciscaines qui embarrassent l’esprit purement moderne ; mais par-dessus tout il est la clef de l’ascétisme. Que l’homme qui sait vraiment ne pas pouvoir payer sa dette soit perpétuellement occupé à la payer, c’est le plus noble et le plus saint des paradoxes. Il sera perpétuellement occupé à rendre ce qu’il ne peut pas rendre, et qu’on ne peut pas attendre qu’il rende. Il sera perpétuellement occupé à jeter des biens dans l’abîme sans fond d’une insondable reconnaissance. Les hommes qui se pensent trop modernes pour comprendre cela sont en réalité trop médiocres pour le comprendre ; nous sommes pour la plupart trop médiocres pour le mettre en pratique. Nous n’avons pas assez de générosité pour faire des ascètes ; on pourrait presque dire pas assez de génie. Il faut que l’homme connaisse la grandeur de l’abandon en d’autres mains, dont il ne fait communément qu’entrevoir une lueur dans son premier amour, telle une lueur de notre Éden perdu. Mais qu’il la voie ou non, la vérité repose dans cette énigme : que le monde entier n’est ou ne contient qu’une seule bonne chose, qui est une mauvaise créance.

Si jamais cet amour romanesque d’une très rare essence, qui fut pour les Troubadours la vérité inspiratrice, vient à passer de mode et à être mis au rang des fictions, nous verrons naître devant l’amour une incompréhension pareille à celle du monde moderne devant l’ascétisme. Car il ne semble pas invraisemblable que des barbares puissent tenter de détruire la chevalerie dans l’amour, comme les barbares qui règnent à Berlin détruisirent la chevalerie dans la guerre. S’il en était jamais ainsi, nous connaîtrions le même genre de sarcasmes stupides et de questions absurdes. Les hommes demanderaient quelle femme égoïste pouvait exiger si impitoyablement tribut sous forme de fleurs, ou quelle avaricieuse créature pouvait se faire donner sous forme d’anneau du bon or solide, exactement comme ils demandent quel Dieu cruel peut avoir demandé le sacrifice et l’abnégation. Ils auraient perdu la clef de tout ce que les amoureux ont voulu dire par le mot amour ; ils ne comprendraient point que c’est parce que la chose n’était pas demandée qu’elle était faite. Mais que ces petites choses jettent ou non une lueur sur les plus grandes, il est totalement inutile d’étudier une grande chose comme le mouvement franciscain, si l’on s’obstine dans cette mauvaise humeur moderne contre le sombre ascétisme.

Toute l’explication de saint François d’Assise, c’est qu’il était certes ascétique et qu’il n’était certes pas sombre. Il n’eut pas été plus tôt désarçonné par la glorieuse humiliation trouvée dans la vision de sa dépendance du divin amour qu’il se jeta dans le jeûne et les vigiles, aussi furieusement qu’il s’était jeté dans la bataille. Il avait fait faire à son coursier volte-face complète, mais il n’y avait ni arrêt ni ralentissement dans la foudroyante impétuosité de sa charge. Elle ne présentait rien de négatif ; ce n’était ni un régime ni une simplification stoïque de la vie. Ce n’était pas l’oubli de soi au seul sens de contrôle de soi. C’était aussi positif qu’une passion ; cela avait tout l’air d’être aussi positif qu’un plaisir. Il dévorait le jeûne comme un autre dévore la nourriture. Il plongeait à la poursuite de la pauvreté comme d’autres ont furieusement creusé la terre pour y trouver de l’or. Et c’est précisément la qualité positive et passionnée de ce trait de sa personnalité qui est un défi à l’esprit moderne dans tout le problème de la poursuite du plaisir. C’est là indéniablement qu’est le fait historique, et il est inséparable d’un autre fait moral qu’on ne peut davantage nier. Nous sommes certains qu’il poursuivit cette conduite héroïque, ou contre nature, du moment où il sortit vêtu de son cilice dans la forêt d’hiver, jusqu’au moment où il désira dans son agonie même d’être couché nu sur le sol nu, afin de prouver qu’il n’avait rien et qu’il n’était rien. Et nous pouvons dire, avec une certitude presque aussi profonde, que les étoiles qui passèrent au-dessus de ce corps décharné et consumé, roidi sur le sol dur, une fois au moins dans tout le cours de leurs révolutions lumineuses autour de ce monde d’humanité souffrante, contemplèrent un homme heureux.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

LE PETIT PAUVRE

 

 

De cette caverne, qui fut une fournaise de brûlante gratitude et d’ardente humilité, sortit l’une des personnalités les plus fortes, les plus étranges et les plus originales qu’ait connues l’histoire humaine. François était expressément, entre autres choses, ce qu’on appelle un caractère ; comme on peut parler d’un caractère dans un bon roman ou une bonne pièce. Il n’était pas seulement un humaniste, mais un humoriste ; un humoriste spécialement au vieux sens anglais d’un homme toujours de bonne humeur, qui suit sa propre route et fait ce que personne d’autre n’eût fait. Les anecdotes qu’on rapporte sur lui ont une certaine qualité biographique dont le docteur Johnson offre le modèle le plus connu, et qu’on retrouve sous une autre forme chez William Blake ou Charles Lamb. L’atmosphère ne s’en peut définir que par une sorte d’antithèse : l’acte y est toujours inattendu et jamais incongru. Avant que la chose soit dite ou faite, on ne saurait même la concevoir ; mais après qu’elle est dite ou faite on trouve simplement qu’elle correspond au personnage. Elle est étonnamment et pourtant immanquablement personnelle. Cette qualité d’abrupte propriété et de cohérence stupéfiante qui appartient à saint François le distingue de la plupart des hommes de son temps. Les solides vertus sociales de la civilisation du Moyen Âge se développent chaque jour davantage dans la société actuelle ; mais leur action est encore sociale plutôt qu’individuelle. Le monde médiéval était beaucoup plus avancé que le monde moderne dans le sens qu’il avait des choses où tous les hommes sont d’accord : la mort, la grande lumière de la raison, la conscience commune qui assure la cohésion des communautés. Ses généralisations étaient plus saines et plus sages que les folles théories matérialistes d’aujourd’hui ; personne n’eût toléré un Schopenhauer méprisant la vie ou un Nietzsche ne vivant que pour le mépris. Mais le monde moderne est plus subtil dans le sens qu’il a des choses où les hommes ne sont pas d’accord : les variétés et les différenciations de tempéraments qui engendrent les problèmes individuels de la vie. Tous les hommes capables de penser par eux-mêmes discernent aujourd’hui que les grands scolastiques avaient un mode de pensée qui était merveilleusement clair ; mais pour ainsi dire délibérément incolore. Tout le monde convient aujourd’hui que le plus grand art de cette époque fut l’art des monuments publics ; l’art populaire et communal de l’architecture. Mais l’époque n’était pas favorable à l’art du portrait. Cependant les amis de saint François ont réellement trouvé moyen de laisser derrière eux un portrait ; quelque chose qui est presque comme une pieuse et tendre caricature. Il y a dans ce portrait des traits et des couleurs qui sont personnels au point d’en être quasi pervers, si l’on peut appliquer le mot perversité à une inversion qui était aussi une conversion. Même parmi les saints il fait en quelque sorte figure d’excentrique, si l’on peut appliquer ce mot à quelqu’un dont l’excentricité consistait à se tourner toujours vers le centre.

Avant de reprendre le récit de ses premières aventures, et de la fondation de la grande confrérie qui fut le commencement d’une si miséricordieuse révolution, je crois bon de compléter ici ce portrait personnel imparfait, et d’ajouter dans ce chapitre, après avoir tenté dans le précédent un essai de description des évènements, quelques touches pour en décrire les conséquences. J’entends par conséquences l’homme réel tel qu’il était après les premières expériences qui le formèrent ; l’homme qu’on rencontrait arpentant les routes d’Italie dans sa tunique brune ceinturée d’une corde. Car, la grâce de Dieu exceptée, cet homme est l’explication de tout ce qui suivit ; les hommes agissaient d’une manière totalement différente selon qu’ils l’avaient rencontré ou non. Si nous voyons par la suite un vaste tumulte, un appel au Pape, une cohue d’hommes vêtus de brun assiégeant les trônes de l’autorité, des déclarations papales, des assises hérétiques, le jugement et la survivance triomphale, le monde empli d’un mouvement nouveau, les mots frère mineur devenus familiers dans tous les coins de l’Europe, et si nous demandons pourquoi tout ceci arrivera, nous n’approcherons d’une réponse à notre propre question que si nous réussissons, de quelque façon faible, indirecte ou imaginative, à entendre une voix humaine, à entrevoir un visage humain sous un capuchon. Il n’y a point de réponse sinon que François Bernardone était venu ; et nous devons essayer de nous représenter ce que nous eussions vu si c’était parmi nous qu’il fût venu. Autrement dit, après quelques indications tâtonnantes sur sa vie vue de l’intérieur, il nous faut la considérer de nouveau de l’extérieur, comme s’il s’agissait d’un étranger qui s’avance vers nous sur le chemin, entre les collines de l’Ombrie, parmi les vignes et les oliviers.

François d’Assise était mince de tournure, de cette sorte de minceur qui, combinée avec une telle vivacité, donne l’impression de la petitesse. Il était probablement plus grand qu’il ne paraissait ; de taille moyenne, disent ses biographes ; il était certainement très actif et, considérant ce qu’il endura, il faut qu’il ait été passablement résistant. Il avait le teint basané du Midi, avec une barbe clairsemée, noire et effilée, telle qu’on en voit pointer dans les images sous le capuchon des lutins ; et ses yeux étincelaient du feu qui le brûlait jour et nuit. Dans le récit de tout ce qu’il a dit et fait, quelque chose donne à penser qu’il était naturellement porté, plus encore que la plupart des Italiens, à une gesticulation passionnée. Si cela est exact, il est également certain que chez lui, plus encore que chez la plupart des Italiens, les gestes étaient tous de politesse ou d’hospitalité. Et ces deux traits, la vivacité et la courtoisie, sont les signes extérieurs d’une qualité qui le distingue nettement de tous ceux qui pourraient sembler beaucoup plus proches de lui qu’ils ne le sont en fait. On dit justement que François d’Assise fut l’un des fondateurs du drame médiéval, et partant du drame moderne. Il était le contraire même d’un personnage théâtral au sens égoïste ; mais il reste qu’en dépit de cela c’était un personnage éminemment dramatique. Pour indiquer le mieux ce côté de sa nature, il faut avoir recours à ce que l’on considère généralement comme une qualité de tout repos, ce que l’on présente communément comme l’amour de la nature. Nous sommes contraints d’employer ce terme, et il est absolument impropre.

Saint François n’était pas un amant de la nature. Un amant de la nature, au sens exact, était précisément ce qu’il n’était pas. Cette expression implique l’acceptation de l’univers matériel en tant que vague entourage, elle implique une sorte de panthéisme sentimental. À l’époque de la littérature romantique, au siècle de Byron et de Scott, il était assez facile d’imaginer qu’un ermite dans les ruines d’une chapelle (de préférence au clair de lune) pût trouver la paix et un tranquille plaisir dans l’harmonie des forêts solennelles et des étoiles silencieuses, tout en méditant sur quelque parchemin ou quelque vieux livre enluminé, sur la nature liturgique de quoi l’auteur restait un peu vague. Bref, l’ermite pouvait aimer la nature en tant qu’arrière-plan. Or, pour saint François, rien n’était jamais à l’arrière-plan. Nous pouvons dire que son esprit n’avait pas d’arrière-plan, sinon peut-être ces ténèbres divines d’où l’amour divin avait fait surgir une à une toutes les créatures colorées. Il voyait toute chose comme dramatique, distincte de son décor, non point d’un seul tenant comme un tableau, mais en action comme une pièce de théâtre. Un oiseau passait-il près de lui comme une flèche ; c’était quelque chose qui avait une histoire et un dessein, bien que ce fût un dessein de vie et non pas un dessein de mort. Un buisson pouvait l’arrêter comme eût fait un brigand, et en vérité il était tout aussi prêt à saluer le brigand que le buisson.

En un mot, il s’agit d’un homme que les arbres empêchent de voir la forêt. Saint François était un homme qui ne voulait pas voir la forêt au lieu des arbres. Il voulait voir chaque arbre comme une chose distincte et quasi sacrée, comme un enfant de Dieu, et donc comme un frère ou une sœur de l’homme. Mais il ne voulait pas s’appuyer contre un décor de théâtre, placé là uniquement comme arrière-plan et inscrit sous cette rubrique générale : « Décor : une forêt. » À ce point de vue nous pouvons dire qu’il était trop dramatique pour le drame. Le décor se fût animé dans ses comédies ; les murs se fussent vraiment mis à parler, comme Snout le Chaudronnier 9, et les arbres se fussent réellement avancés jusqu’à Dunsinane 10. Tout se fût trouvé au premier plan, et ainsi sous le feu de la rampe. Toute chose eût été au sens total un personnage. Telle est la qualité par laquelle François est, comme poète, le contraire même d’un panthéiste. Il n’appelait pas la nature sa mère ; il appelait tel âne son frère, ou telle hirondelle sa sœur. S’il eût appelé une sarcelle sa tante ou un éléphant son oncle, comme il en était bien capable, il eût encore voulu signifier que c’étaient telles créatures à qui leur Créateur avait assigné telles places, et non pas de simples aspects de l’énergie évolutive des êtres. C’est par là que son mysticisme est si proche du bon sens de l’enfant. Un enfant n’a aucune difficulté à comprendre que Dieu fit le chien et le chat, tout en se rendant parfaitement compte que faire de rien des chats et des chiens est une opération mystérieuse qui dépasse son imagination. Mais nul enfant ne vous comprendrait si vous amalgamiez le chien et le chat et tout le reste en un monstre unique aux myriades de pattes, que vous appelleriez la nature. L’enfant refuserait résolument de reconnaître tête ni queue dans cet animal-là. Saint François était un mystique, mais il croyait au mysticisme et non pas à la mystification. En tant que mystique il était l’ennemi mortel de tous ces mystiques qui émoussent les contours des choses et dissolvent l’entité dans son atmosphère. C’était un mystique du grand jour et de la pleine nuit ; ce n’était pas un mystique de la pénombre. Il était le contraire même de cette sorte de visionnaire oriental qui n’est mystique que parce qu’il est trop sceptique pour être matérialiste. Saint François était expressément un réaliste, au sens beaucoup plus exact qu’avait le mot au Moyen Âge. À cet égard il suivait véritablement la meilleure tendance de son siècle, laquelle venait de remporter la victoire sur le nominalisme du douzième siècle. À cet égard il y avait vraiment quelque chose de symbolique dans la décoration et l’art contemporains de son époque ; ainsi dans l’art héraldique. Les bêtes et les oiseaux franciscains ressemblaient assurément plutôt à des bêtes et à des oiseaux héraldiques ; non pas qu’ils fussent des animaux fabuleux, mais parce qu’ils étaient traités comme s’ils eussent été des faits, clairs et positifs, et non affectés par les illusions de l’atmosphère et de la perspective. C’est ainsi que saint François voyait vraiment un oiseau sable sur champ d’azur ou un mouton argent sur champ de sinople. Mais l’armorial de l’humilité était plus riche que l’armorial de l’orgueil, car il faisait de tout cela qui était don de Dieu quelque chose d’infiniment plus précieux et unique que le blason des princes et des pairs qu’ils s’étaient simplement donné à eux-mêmes. En vérité, des profondeurs de ce renoncement il s’élevait plus haut que les plus hauts titres de l’époque féodale, que les lauriers de César ou la Couronne de Fer de Lombardie. Ne voit-on pas les extrêmes se rejoindre quand on voit le Petit Pauvre, qui s’était dépouillé de tout et parlait de lui comme de rien, prendre le titre même dont avait fait farouchement parade la vanité du fastueux autocrate asiatique, et se donner le nom de Frère du Soleil et de la Lune ?

Cette disposition de saint François à voir dans les choses un élément qui les dépassait, et même un élément saisissant, est importante ici parce qu’elle illustre un aspect de sa propre vie. De même qu’il voyait toutes choses dramatiquement, il était lui-même toujours dramatique. Il est bien entendu que nous ne devons jamais perdre de vue qu’il était poète et qu’il ne peut être compris que comme poète. Mais il jouissait d’un privilège poétique qui est refusé à la plupart des poètes. À cet égard on peut en vérité l’appeler l’unique poète heureux parmi tous les poètes malheureux de ce monde. C’était un poète dont la vie entière était un poème. Ce n’était pas tant un ménestrel qui chantait simplement ses propres chansons qu’un dramaturge capable de jouer sa pièce entière. Il y avait plus de poésie dans les choses qu’il disait que dans les choses qu’il écrivait. Il y avait plus de poésie dans les choses qu’il faisait que dans les choses qu’il disait. La suite de sa vie n’est qu’une succession de scènes où par une sorte de bonheur perpétuel il portait les choses jusqu’à un magnifique état de crise. Parler de l’art de vivre, c’est, de nos jours, évoquer quelque chose de plus artificiel qu’artistique. Mais en un sens précis saint François fit de l’acte même de vivre un art, quelque dépourvu de préméditation qu’ait été cet art. Beaucoup de ses actes sembleront ridicules et inintelligibles selon le goût rationaliste. Mais c’étaient toujours des actes et non pas des explications ; et qui signifiaient toujours ce qu’il entendait qu’ils signifiassent. L’étonnante vivacité avec laquelle il s’est imprimé dans la mémoire et l’imagination des hommes est due en grande partie à ce fait qu’on le voit à tout instant dans des situations dramatiques. Depuis le moment où il arracha ses habits pour les jeter aux pieds de son père jusqu’au moment où il s’étendit dans la mort les bras en croix sur la terre nue, sa vie est faite de ces attitudes involontaires et de ces gestes décidés. Il serait facile de multiplier les exemples, mais je m’en tiendrai ici à la méthode que j’ai partout adoptée dans cette brève esquisse, et je prendrai un exemple type, sur lequel j’insisterai, dans l’espoir d’en mieux dégager ainsi le sens, avec un peu plus de détail qu’il ne serait possible dans une énumération. L’exemple choisi, je le prendrai dans les derniers jours de sa vie ; mais il se rattache aux premiers d’assez curieuse façon, et parachève l’unité remarquable de ce roman de la religion.

La phrase sur sa fraternité avec le soleil et la lune, et avec l’eau et le feu, se trouve dans son fameux poème intitulé le Cantique des Créatures ou le Cantique du Soleil. Il le chantait en parcourant les prés à la saison la plus ensoleillée de sa carrière, lorsqu’il faisait monter vers le ciel toutes les passions d’un poète. C’est une œuvre éminemment caractéristique, et l’on pourrait reconstruire presque tout saint François d’après cette œuvre seule. Bien qu’elle soit par certains côtés aussi simple et directe qu’une ballade, il y a pourtant en elle un délicat instinct de différenciation. Notez par exemple le sens du sexe dans les choses inanimées, qui dépasse de beaucoup l’attribution arbitraire des genres grammaticaux. Ce n’était pas pour rien qu’il appelait le feu son frère, impétueux, gai et fort, et l’eau sa sœur, pure, claire et inviolée. Rappelez-vous que saint François n’était ni gêné ni aidé par tout ce polythéisme grec et romain traduit en allégories, qui a été souvent, pour la poésie européenne, une inspiration, mais trop souvent aussi une convention. Que son mépris du savoir l’ait servi ou desservi, il ne lui vint en tout cas jamais à l’idée d’apparenter à l’eau Neptune et les nymphes, ou Vulcain et les Cyclopes à la flamme. Ce détail illustre exactement mon idée : que, bien loin d’être une résurrection du paganisme, la renaissance franciscaine fut une sorte de nouveau départ et de premier réveil après que le paganisme eut été oublié. Sans aucun doute, c’est cet oubli qui explique en elle une certaine fraîcheur. Quoi qu’il en soit, saint François fut en quelque sorte le fondateur d’un nouveau folklore ; mais il savait distinguer ses tritons de ses sirènes, et ses magiciens de ses sorcières. Bref, il lui fallut fabriquer sa propre mythologie, mais il discernait d’un coup d’œil les déesses d’entre les dieux. Cet instinct poétique des sexes n’est pas la seule manifestation de son instinct imaginatif de l’espèce. Il y a exactement le même bizarre bonheur dans la façon dont il désigne le soleil, en plus du nom de frère, d’un titre légèrement plus courtois, d’une phrase qui se pourrait employer entre rois, quelque chose comme « Monsieur notre frère ». C’est comme un faible reflet à demi ironique de l’éclatante prééminence qu’il avait dans les cieux païens. On raconte qu’un évêque, s’étant plaint de ce qu’un non-conformiste disait Paul au lieu de saint Paul, ajouta : « Il eût pu du moins l’appeler Monsieur Paul. » Ainsi saint François est-il libéré de toute obligation d’invoquer dans la louange ou la terreur le seigneur dieu Apollon, mais dans ses nouveaux cieux enfantins, il le salue du titre de Monsieur Soleil. Telles sont les choses où il montre comme une sorte d’ingénuité inspirée, qui ne se retrouve que dans les contes pour les petits. C’est avec le même respect vague mais sain que l’histoire de Brer Fox et de Brer Rabbit parle révérencieusement de Monsieur l’Homme 11.

Ce poème, plein de la joie de la jeunesse et des souvenirs de l’enfance, accompagne comme un refrain sa vie tout entière, et l’on en retrouve à chaque instant des bribes dans le courant ordinaire de ses propos. Peut-être le langage spécial de ce poème apparut-il pour la dernière fois dans un incident qui m’a toujours profondément impressionné, et qui est un fort bon exemple, en tout cas, de cette grandeur de manières et d’attitude dont je parle. Des impressions de ce genre sont affaire d’imagination et en ce sens de goût. Il est oiseux d’en discuter ; car ce qui fait toute leur particularité, c’est justement qu’elles ont dépassé les mots et, même lorsqu’elles se servent des mots, semblent être complétées par quelque geste rituel, comme une bénédiction ou un coup. Ainsi, dans un suprême exemple paraît quelque chose qui dépasse de beaucoup toute explication, quelque chose comme le geste immense et l’ombre puissante d’une main, enténébrant les ténèbres même de Gethsémani : « Dormez maintenant, et reposez-vous. » Cependant il y a des gens qui ont entrepris de paraphraser et de développer l’histoire de la Passion...

Saint François était mourant. On peut dire qu’il était vieux à l’époque où se place cet incident caractéristique ; mais en fait il n’était que prématurément vieilli ; car il n’avait pas cinquante ans lorsqu’il mourut, consumé par sa vie de luttes et de jeûnes. Mais quand il redescendit de ce terrible temps d’ascétisme, et de la révélation plus terrible encore qu’il reçut sur l’Alverne, c’était un homme brisé. Comme nous le verrons lorsque ces évènements se présenteront à leur heure, ce n’était pas seulement la maladie et l’usure physique qui avaient pu assombrir sa vie ; il venait d’être déçu dans la principale mission qu’il avait entreprise de mettre fin aux croisades par la conversion de l’Islam ; il avait été plus cruellement déçu encore de constater des signes de compromission dans son Ordre même, et d’y voir naître un esprit plus politique ou plus pratique. Il avait usé ses dernières forces à protester. À ce moment on lui dit qu’il devenait aveugle. Si j’ai su donner ici la plus faible notion de ce qu’éprouvait saint François devant la gloire et la pompe de la terre et du ciel, devant la forme, la couleur et le symbolisme héraldiques des oiseaux, des bêtes et des fleurs, on pourra se former quelque idée de ce que signifiait pour lui la perte de la vue. Cependant le remède eût bien pu sembler pire que le mal. Le remède, remède incertain il faut l’avouer, était de cautériser et cela sans anesthésie. Il s’agissait, autrement dit, de brûler au fer rouge ses prunelles vivantes. Les tortures du martyre, qu’il enviait dans le martyrologe et qu’il avait vainement cherchées en Syrie, ne peuvent pas avoir été pires. Lorsqu’on saisit le fer brûlant dans la fournaise, il se leva comme en un geste d’urbanité et parla comme à une présence invisible : « Frère Feu, Dieu vous fit beau et fort et utile ; je vous prie d’être courtois avec moi. »

Si l’art de vivre est une chose qui existe, il me semble qu’un tel instant est l’un de ses chefs-d’œuvre. Bien peu sont les poètes à qui il a été donné de se rappeler en un pareil moment leur propre poésie, encore moins de vivre un de leurs propres poèmes. William Blake lui-même se fût déconcerté si, alors qu’il relisait ces nobles vers :

 

            Tigre, tigre, qui brûles clair

            Dans les forêts de la nuit...

 

un grand tigre du Bengale, réel et vivant, avait passé sa tête par la fenêtre du cottage de Felpham, avec l’intention évidente de lui dévorer la tête. Il eût bien pu avoir un instant d’hésitation avant de le saluer, et surtout d’achever pour cela posément, devant le quadrupède, la récitation du poème qui lui était dédié. Shelley, lorsqu’il souhaitait d’être un nuage ou une feuille emportée par le vent, eût manifesté peut-être quelque surprise à se trouver tournoyant lentement la tête en bas au milieu des airs, mille pieds au-dessus de la mer. Et Keats même, sachant combien frêle était le lien qui l’attachait à la vie, se fût peut-être troublé de découvrir que la pure et rougissante Hippocrène, où il venait de boire à longs traits, contenait réellement une drogue, dont l’effet assuré serait vraiment qu’il s’éteignît à minuit sans souffrance. Pour François il n’y avait pas de drogue, et pour François il y avait beaucoup de souffrance. Mais sa première pensée fut une des premières images des chansons de sa jeunesse. Il se rappela le temps où une flamme était une fleur, simplement la plus resplendissante et la plus gaiement colorée des fleurs du jardin de Dieu ; et lorsque cette fleur étincelante revint à lui sous la forme d’un instrument de torture, il la salua de loin comme un vieil ami, l’appelant du surnom qui peut fort justement être dit son nom de baptême.

Ce n’est là qu’un incident dans cette vie toute faite de pareils incidents ; et si je l’ai choisi c’est d’abord parce qu’il montre quel est ici le sens de cette nuance de déclamation qu’il y a dans toutes les paroles de François : la déclamation dramatique méridionale ; et ensuite parce que sa relation spéciale avec la courtoisie nous découvre un autre fait important. On se méprendra entièrement sur l’instinct populaire de saint François, et sur sa perpétuelle préoccupation de l’idée de fraternité, si on les prend pour ce qu’on appelle souvent la camaraderie ; cette fraternité qui consiste à se donner des tapes dans le dos. Des ennemis souvent, et trop souvent des amis de l’idéal démocratique, est venue la notion que cette nuance est nécessaire à cet idéal. Il est admis que l’égalité signifie que tous les hommes sont également incivils, alors qu’elle devrait de toute évidence signifier que tous les hommes sont également civils. De telles gens ont oublié le sens même et l’origine du mot civilité, s’ils ne voient pas qu’être incivil c’est être incivique. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas cette égalité-là qu’encourageait François d’Assise, mais une égalité de l’espèce contraire ; c’était une camaraderie positivement fondée sur la courtoisie.

Jusque dans le parterre féerique de ses pures imaginations sur les fleurs et les animaux, et même sur les objets inanimés, il gardait toujours cette sorte d’attitude déférente. Un de mes amis disait d’un autre qu’il était de cette espèce d’homme qui fait des excuses au chat. Saint François eût fait à la lettre des excuses au chat. Un jour qu’il se disposait à prêcher dans un bois plein de pépiements d’oiseaux, avec un geste courtois il dit : « Petites sœurs, si vous avez maintenant dit votre dire, il est temps que je puisse à mon tour faire entendre le mien. » Et tous les oiseaux se turent, ce que je n’ai, pour ma part, aucune difficulté à croire. À cause du but que je me suis proposé de rendre les choses intelligibles pour l’esprit moderne moyen, j’ai traité séparément la question des pouvoirs miraculeux que possédait de toute évidence saint François. Mais en dehors même de tout pouvoir miraculeux, il arrive souvent que des hommes doués de cette influence magnétique, et qui portent aux animaux cet intense intérêt, exercent sur eux un pouvoir extraordinaire. Le pouvoir de saint François s’exerça toujours avec cette politesse achevée. Il y avait sans doute en elle une grande part de plaisanterie symbolique, de pantomime pieuse, destinée à rendre manifeste cette particularité, vitale dans sa mission divine, qu’il n’aimait pas seulement mais encore révérait Dieu dans toutes ses créatures. Pour cette raison il semblait s’excuser non seulement auprès du chat ou des oiseaux, mais encore auprès de la chaise de s’asseoir sur elle, ou auprès de la table d’y prendre place. Quiconque l’a suivi dans sa vie uniquement pour rire de lui, comme d’une sorte d’aimable fou, peut aisément avoir eu, en effet, l’impression d’un fou, qui s’incline devant chaque poteau ou qui tire son chapeau devant chaque arbre. Tout cela faisait partie de son instinct du geste poétique. Il enseigna au monde une grande part de sa leçon au moyen d’une espèce de divin alphabet muet. Mais si cet élément cérémonieux existait même dans des sujets de plus frivole ou de moindre importance, sa signification devenait infiniment plus sérieuse dans l’œuvre sérieuse de sa vie, qui était un appel à l’humanité, ou plutôt aux êtres humains.

J’ai dit que saint François, délibérément, ne voyait point la forêt à cause des arbres. Il est encore plus vrai que délibérément il ne voyait point la populace à cause des hommes. Ce qui distingue ce très authentique démocrate de n’importe quel simple démagogue, c’est qu’il n’abusa jamais personne, ni ne fut jamais abusé, par l’illusion du pouvoir des masses. Quel que fût son goût pour les monstres, il ne vit jamais devant lui une hydre aux innombrables têtes. Il ne voyait que l’image de Dieu, multipliée mais jamais monotone. Pour lui un homme était toujours un homme, et ne disparaissait pas plus dans une foule compacte que dans un désert. Il honorait tous les hommes, c’est-à-dire qu’il ne les aimait pas seulement, mais aussi qu’il les respectait tous. Ce qui lui donnait son extraordinaire pouvoir personnel, c’était que, du Pape au mendiant, du Sultan de Syrie sous sa tente aux voleurs déguenillés qui se glissent hors du bois, jamais un homme n’avait rencontré le regard de ces brûlants yeux bruns sans recevoir la certitude que François Bernardone s’intéressait véritablement à lui, à sa vie intérieure unique et particulière, depuis son berceau jusqu’à sa tombe, qu’il était en personne évalué, pris au sérieux, et non pas simplement ajouté aux rafles de quelque police sociale ou aux noms de quelque liste cléricale. Or, cette particulière notion morale et religieuse ne se peut rendre sensible extérieurement que par la courtoisie. Les paroles ne l’expriment pas, car elle n’est pas seulement un enthousiasme abstrait ; la bienfaisance ne l’exprime pas davantage, car elle n’est pas seulement la pitié. Elle ne se manifeste que par une certaine grandeur de manières que l’on peut appeler les bonnes manières. Nous pouvons dire que saint François, dans la nudité et le dénuement de sa vie de simplicité, s’était cramponné à un dernier lambeau de luxe : les manières de la cour. Mais alors qu’à la cour il y a un roi et cent courtisans, dans cette histoire il y avait un seul courtisan circulant au milieu de cent rois. Car il traitait toute la foule des hommes comme une foule de rois. Et c’était là en vérité la seule attitude capable d’émouvoir cette partie de l’homme qu’il souhaitait émouvoir. Cela ne s’obtient pas en donnant de l’or ni même du pain, car le proverbe dit que n’importe quel débauché peut répandre des largesses par pur mépris. Cela ne s’obtient pas même en donnant du temps et de l’attention, car combien de philanthropes et d’employés de bureaux de bienfaisance font ce travail avec au cœur un mépris plus glacial et plus terrible encore ! Ni plans, ni propositions, ni réarrangements habiles ne peuvent rendre à un homme perdu le respect de soi-même et le sentiment qu’il parle à un égal. Un geste peut les lui rendre.

Avec ce geste François d’Assise s’avançait parmi les hommes, et l’on reconnut bientôt qu’il avait en soi quelque chose de magique et qu’il agissait, dans un double sens, comme un charme. Mais il faut toujours le concevoir comme un geste entièrement naturel ; car en vérité c’était presque un geste d’excuse. Il faut se représenter saint François s’avançant ainsi rapidement à travers le monde avec une sorte d’impétueuse politesse, d’un mouvement qui était presque celui d’un homme qui tombe sur un genou, à moitié par précipitation, à moitié en hommage. Le visage ardent sous le capuchon brun était celui d’un homme toujours en route vers quelque part, comme s’il poursuivait aussi bien que suivait des yeux le vol des oiseaux. Et ce sens du mouvement est en vérité l’explication de toute la révolution qu’il fit, car l’œuvre qu’il faut maintenant décrire fut de la nature d’un tremblement de terre ou d’une éruption volcanique : explosion qui projeta au dehors avec une énergie dynamique les forces entassées depuis dix siècles dans la forteresse ou l’arsenal du monastère, et dispersa follement toutes ses richesses jusqu’aux extrémités de la terre. Dans un sens plus juste que celui qu’exprime communément l’antithèse, il est vrai de dire que ce que saint Benoît avait amassé, saint François le dispersa ; mais, dans le monde des choses spirituelles, ce qui avait été amassé dans les granges comme du grain fut dispersé de par le monde comme une semence. Les serviteurs de Dieu qui avaient été une garnison assiégée devinrent une armée en marche ; les chemins de la terre s’emplirent comme d’un tonnerre du piétinement de leurs pieds et, très loin en avant de cette troupe sans cesse grossissante, un homme marchait en chantant, aussi simplement qu’il avait chanté cet ancien matin, dans les bois d’hiver où il s’avançait seul.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

LES TROIS ORDRES

 

 

Il y a sans aucun doute un sens selon lequel deux forment compagnie et non pas trois 12 ; il y a aussi un autre sens selon lequel trois forment compagnie et non pas quatre, comme le prouve la procession de figures historiques ou fictives qui vont par trois, les trios fameux comme les trois mousquetaires ou les trois soldats de Kipling. Mais il y a pourtant encore un sens, et différent, selon lequel quatre forment compagnie et non pas trois, si nous employons le mot compagnie dans le sens plus vague d’une foule ou d’une masse. Avec le quatrième s’introduit l’ombre de la populace ; le groupe cesse d’être la réunion de trois individus considérés au seul point de vue individuel. Cette ombre du quatrième se profila sur le petit ermitage de la Portioncule lorsqu’un homme nommé Egidio, pauvre ouvrier, semble-t-il, fut invité par saint François à y pénétrer. Il fit bon ménage avec le marchand et le chanoine qui étaient déjà les compagnons de François, mais par sa venue une invisible ligne était franchie, car l’impression dut se faire sentir à cet instant que l’accroissement de ce petit groupe devenait virtuellement indéfini, ou tout au moins qu’on cessait désormais d’en pouvoir fixer la limite. C’est peut-être à l’époque de cette transition que François eut un autre de ses songes aux voix nombreuses ; mais cette fois les voix étaient une clameur faite des langues de toutes les nations, des Français, des Italiens et des Anglais, des Espagnols et des Allemands, célébrant la gloire de Dieu chacun dans sa propre langue ; nouvelle Pentecôte et plus heureuse Babel.

Avant de retracer les premières mesures qu’il prit pour régulariser le groupe grandissant, il est bon de donner un bref aperçu de la conception qu’il se faisait de ce groupe. Il n’appela pas ses disciples du nom de moines ; et il n’est pas sûr qu’il ait même songé à eux, du moins à cette époque, comme à des moines. Il les appela d’un nom que l’on traduit généralement par Frères Mineurs ; mais nous rendrons de beaucoup plus près la nuance de sa pensée si nous le traduisons presque littéralement par les Petits Frères. Il est à présumer qu’il était déjà résolu, en fait, à ce qu’ils observassent les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance qui avaient toujours été la marque des moines. Mais il semblerait qu’il n’eût pas tant craint l’idée d’un moine que l’idée d’un abbé. Il craignait que les grandes magistratures spirituelles qui avaient donné, même à leurs plus saints possesseurs, une sorte d’orgueil pour le moins impersonnel et corporatif, ne rendissent inévitable un élément pompeux qui gâtât la conception – d’une extrême et presque extravagante simplicité – qu’il se faisait de la vie d’humilité. Mais la différence suprême entre sa discipline et celle du vieux système monastique reposait, évidemment, dans cette idée que ses moines allaient devenir migrateurs et quasi nomades au lieu de sédentaires. Ils allaient se mêler au monde, et c’est là ce que le moine à l’ancienne mode n’eût pu accepter sans demander comment ils pourraient se mêler an monde sans s’empêtrer dans ses liens. C’était une difficulté beaucoup plus réelle qu’une vague religiosité n’est susceptible de s’en rendre compte ; mais saint François y avait sa réponse, de l’espèce qui lui était proprement personnelle, et l’intérêt du problème gît dans cette réponse profondément personnelle.

Le bon évêque d’Assise exprima une sorte d’horreur devant la rude vie que menaient les Petits Frères à la Portioncule, sans nul confort, sans aucun bien, mangeant n’importe quoi de ce qu’on leur donnait et dormant n’importe comment sur le sol. Saint François lui répondit avec cette extraordinaire et quasi foudroyante sagacité que les âmes détachées du monde manient parfois comme une massue de pierre. Il dit : « Si nous avions des biens, il nous faudrait des armes et des lois pour les défendre. » Cette phrase est la clef de toute la ligne de conduite qu’il observa. Elle s’appuyait sur un véritable raisonnement logique, et François ne fut jamais sur ce point rien d’autre que logique. Il était tout prêt à se reconnaître dans l’erreur sur n’importe quoi d’autre, mais il était absolument certain qu’il avait raison quant à cette règle précise. On ne le vit jamais qu’une fois en colère, et ce fut lorsqu’on lui rapporta une dérogation à cette règle. Son argument était celui-ci : que l’homme consacré peut aller n’importe où parmi les hommes de n’importe quelle espèce, et même de la pire espèce, aussi longtemps qu’il n’y a rien par quoi ils puissent avoir prise sur lui. Par contre, s’il a n’importe quels liens ou besoins comme les hommes ordinaires, il devient pareil aux hommes ordinaires. Saint François était le dernier homme au monde à penser si peu que ce soit plus mal des hommes ordinaires parce qu’ils étaient ordinaires. Ils recevaient de lui plus d’affection et d’admiration qu’il ne leur en sera vraisemblablement jamais redonné. Mais pour son dessein propre, qui était d’éveiller le monde à un nouvel enthousiasme spirituel, il voyait avec une évidence logique, exactement opposée au fanatisme ou à la sentimentalité, que les Frères ne devaient pas se faire semblables aux hommes ordinaires ; que le sel ne devait pas perdre sa saveur, fût-ce pour devenir la nourriture quotidienne du genre humain. Et la différence entre un Frère et un homme ordinaire était réellement que le Frère était plus libre que l’homme ordinaire. Il était nécessaire qu’il fût libéré du cloître, mais il était encore plus important qu’il fût libéré du monde. C’est pure et banale sagesse de dire que l’homme ordinaire, en un certain sens, ne peut pas se libérer du monde. Le monde féodal en particulier était un système inextricable de dépendances, mais le monde féodal ne contribua pas seul à faire le monde médiéval, et le monde médiéval ne contribua pas seul à faire le monde entier ; et le monde entier est rempli de ce fait.

La vie de famille tout autant que la vie féodale est par nature un système de dépendances. Les associations ouvrières modernes tout autant que les corporations médiévales sont dépendantes entre elles, ne serait-ce que pour être indépendantes des autres. Dans la vie médiévale comme dans la vie moderne, là même où ces restrictions sont commandées par un souci de liberté, il entre un considérable élément de hasard. Elles sont en partie le résultat des circonstances, résultat parfois presque inévitable. Ainsi le douzième siècle avait été l’âge des vœux, et il y avait quelque chose de relativement libre dans ce geste féodal du vœu, car personne n’exige des vœux d’un esclave, pas plus que d’un castrat. D’ailleurs, en pratique, l’homme partait en guerre à la défense de l’antique maison des Colonna, ou à la suite du grand Cane della Scala, principalement parce qu’il était né dans une certaine ville ou dans une certaine campagne. Mais nul homme n’était obligé d’obéir au petit François à la vieille tunique brune, à moins que ce ne fût par choix. Même dans ses relations avec son chef choisi, le Frère était en un sens relativement libre, comparé au monde qui l’entourait. Il était obéissant mais non pas dépendant. Et il était libre comme l’air, il était presque follement libre, dans son rapport avec ce monde qui l’entourait. Le monde autour de lui était, nous l’avons dit, un filet de dépendances féodales, familiales et autres. Toute l’idée de saint François, c’était que les Petits Frères fussent comme de petits poissons libres d’aller et venir à travers ce filet. Ils l’étaient précisément parce qu’ils étaient de petits poissons, et même, à ce point de vue, des poissons insaisissables. Il n’y avait rien par quoi le monde pût les tenir, car c’est surtout par les franges de nos vêtements que le monde nous saisit, par les futilités extérieures de notre vie. Un Franciscain a dit plus tard : « Un moine ne devrait rien posséder que sa harpe », entendant par là, je suppose, qu’il ne devrait faire cas que de sa chanson, la chanson dont il avait mission comme ménestrel de régaler tout château et toute chaumière, la chanson de la joie du Créateur dans sa création et de la beauté de la fraternité des hommes. En imaginant la vie de cette espèce de vagabond visionnaire, déjà nous entrevoyons aussi le côté pratique de cet ascétisme qui effare tous ceux qui se croient pratiques. Il fallait que cet homme fût mince pour sortir toujours de la cage à travers les barreaux ; il fallait qu’il fût équipé légèrement pour voyager si vite et si loin. Que le monde fût débordé et dépassé par lui, et ne sût que faire de lui, c’était là tout le calcul, si l’on peut dire, de cette astuce innocente. On ne pouvait pas menacer d’affamer un homme qui ne cherchait qu’à jeûner. On ne pouvait pas le ruiner et le réduire à la mendicité, puisqu’il était déjà un mendiant. Il y avait une bien tiède satisfaction même à lui donner des coups de bâton, car il ne faisait alors que se livrer à des sauts et à des cris de joie parce que l’indignité était sa seule dignité. On ne pouvait lui mettre la tête dans un nœud coulant sans risquer de la lui mettre dans une auréole.

Mais il y avait entre les vieux moines et les nouveaux Frères une différence spécialement importante au point de vue pratique, et surtout au point de vue de la promptitude. Les vieilles confréries avec leurs habitations fixes et leurs existences claquemurées étaient soumises aux limitations des propriétaires ordinaires. Si simplement qu’ils vécussent, il fallait un certain nombre de cellules, ou un certain nombre de lits, ou tout au moins un certain espace cubique pour un nombre déterminé de Frères ; leur nombre donc dépendait du terrain et des matériaux de construction qu’ils possédaient. Mais puisqu’un homme pouvait devenir un Franciscain par la simple promesse qu’il courrait la chance de manger les baies du sentier ou de mendier une croûte aux portes des cuisines, de dormir sous une haie ou de rester patiemment assis sur un seuil, il n’y avait aucune raison économique pour qu’il n’y eût pas, dans le temps le plus court, le plus grand nombre possible de ces enthousiastes excentriques. Il faut se souvenir aussi que tout ce rapide développement était animé d’une certaine espèce d’optimisme démocratique qui faisait en réalité partie du caractère personnel de saint François. Son ascétisme même était en un sens le comble de l’optimisme. Il exigeait beaucoup de la nature humaine non parce qu’il la méprisait mais bien plutôt parce qu’il avait confiance en elle. Il attendait énormément des hommes extraordinaires qui le suivaient ; mais il attendait aussi beaucoup des hommes ordinaires à qui il les envoyait. Il demandait des aliments aux laïques avec autant de confiance qu’il demandait des jeûnes aux Frères. Il comptait sur l’hospitalité de l’humanité parce qu’il regardait véritablement chaque maison comme la maison d’un ami. Il aimait et honorait les hommes ordinaires et les choses ordinaires ; en vérité nous pouvons dire qu’il envoya les hommes extraordinaires uniquement pour encourager les hommes à être ordinaires.

Cc paradoxe sera plus exactement formulé ou expliqué lorsque nous en viendrons à aborder la très intéressante question du Tiers-Ordre, ordre destiné à aider les hommes ordinaires à être ordinaires avec une extraordinaire allégresse. Le point qui nous occupe ici, c’est l’audace et la simplicité du plan franciscain pour cantonner chez l’habitant ses troupes spirituelles, non par force mais par persuasion, et même par la persuasion de leur impuissance. C’était un acte de confiance et donc un compliment. Il obtint plein succès. C’était le signe d’une certaine qualité qui n’abandonna jamais saint François : une sorte de tact qui ressemblait à de la chance parce qu’il était aussi simple et direct qu’un coup de tonnerre. Il y a dans ses relations privées de nombreux exemples de cette espèce de tact brusque, de cette surprise obtenue en frappant au cœur du sujet. On raconte qu’un jeune Frère souffrait de cette sorte d’humeur morose entre la morbidité et l’humilité, qui n’est pas rare lorsqu’on est jeune et qu’on se consacre au culte d’un héros, humeur qui lui avait inspiré cette conviction que son héros le haïssait ou le méprisait. Nous pouvons imaginer avec quelle prudence des diplomates sociaux s’efforceraient en pareille occasion d’éviter les scènes et les excitations, avec quelles précautions des psychologues étudieraient et traiteraient les cas délicats de cette sorte. François brusquement marcha droit au jeune homme, qui était bien entendu secret et silencieux comme la tombe, et lui dit : « Ne sois pas troublé dans tes pensées, car tu m’es cher, et cher parmi tous ceux qui me sont le plus chers. Tu sais que tu es digne de mon amitié et de ma société ; viens donc à moi avec confiance, chaque fois que tu le voudras, et de l’amitié apprends la foi. » Exactement comme il parla à cet enfant malade, il parlait à toute l’humanité. Il allait toujours droit au fait ; il semblait toujours en même temps plus précis et plus simple que la personne à laquelle il parlait. Il semblait tout ensemble abaisser sa garde et pousser sa botte en plein cœur. Quelque chose dans cette attitude désarma le monde comme il n’a jamais plus été désarmé. François était meilleur que les autres hommes, il était un bienfaiteur pour les autres hommes, et pourtant il n’était pas haï. Le monde entrait dans l’Église par une nouvelle et plus proche porte, et par l’amitié il apprenait la foi.

La petite société réunie à la Portioncule était encore assez peu nombreuse pour s’assembler dans une petite pièce quand saint François se résolut à porter son premier coup important et même sensationnel. On raconte qu’ils n’étaient que douze Franciscains dans le monde entier quand il décida de marcher, pourrait-on dire, sur Rome et de fonder un Ordre franciscain. Cet appel au lointain quartier général ne fut pas, semble-t-il, unanimement considéré comme nécessaire ; il est probable qu’on eût pu s’y prendre autrement, par une voie secondaire, sous l’autorité de l’évêque d’Assise et du clergé local. Plus probablement encore, on trouvait assez inutile d’aller déranger le tribunal suprême de la chrétienté à propos du nom que souhaitaient prendre une douzaine d’hommes de raccroc. Mais François était obstiné et comme aveugle sur ce point, et cet éclatant aveuglement est chez lui étonnamment caractéristique. Lui qui se contentait des petites choses, ou même qui aimait les petites choses, il n’a cependant jamais senti comme nous la disproportion entre les petites et les grandes. Il n’a jamais vu les choses à notre échelle, mais dans une disproportion vertigineuse qui fait vaciller l’esprit. Parfois il semble qu’il n’y ait là qu’une incorrection de dessin, comme dans une carte géographique du Moyen Âge aux gaies couleurs ; puis voici que c’est ensuite comme une libération de toute chose, comme une incursion dans la quatrième dimension. On dit qu’il fit un voyage pour parler à l’empereur, trônant au milieu de ses armées sous l’aigle du Sacré Empire Romain, afin d’intercéder pour la vie de certains petits oiseaux. Il était tout à fait capable d’affronter cinquante empereurs pour intercéder en faveur d’un oiseau. Il se mit en route avec deux compagnons pour convertir le monde mahométan. Il se mit en route avec onze compagnons pour demander au Pape de créer un nouveau monde monastique.

Innocent III, le grand Pape, se promenait, selon Bonaventure, sur la terrasse de Saint-Jean de Latran, roulant sans doute dans son esprit les grandes questions politiques qui troublèrent son règne, quand parut soudain devant lui un homme en costume de paysan qu’il prit pour quelque berger. Il apparaît qu’il se débarrassa du berger avec toute la célérité qui convenait ; peut-être pensa-t-il que le berger était fou. En tous cas il cessa d’y songer, dit le grand biographe franciscain, jusqu’à un rêve étrange qu’il eut la nuit suivante. Il rêva qu’il voyait tout l’énorme temple ancien de Saint-Jean de Latran, sur les hautes terrasses duquel il s’était promené avec tant de sécurité, horriblement penché et tout tordu contre le ciel, comme si tous ses dômes et ses tourelles vacillaient sous la poussée d’un tremblement de terre. Puis il regarda encore et vit qu’une forme humaine le soutenait, telle une vivante cariatide ; et la forme était celle de ce berger, de ce paysan loqueteux dont il s’était détourné sur la terrasse. Que ceci soit un fait réel ou un symbole, c’est un très exact symbole de la brusque simplicité avec laquelle François conquit l’attention et la faveur de Rome. Son premier ami semble avoir été le cardinal Giovanni di San Paolo qui défendit l’idée franciscaine devant un conclave de cardinaux réunis à cet effet. Il est intéressant de noter que les objections qu’on fit à cette idée semblent avoir visé principalement la possibilité pour la nature humaine d’observer une règle aussi dure, car l’Église catholique est toujours en garde contre l’ascétisme excessif et les maux qu’il entraîne. Sans doute les cardinaux, spécialement lorsqu’ils disaient que cette règle était dure à l’excès, entendaient-ils qu’elle était dangereuse à l’excès. Car un certain élément pour lequel il n’y a pas d’autre nom que danger est ce qui distingue cette innovation des plus anciennes institutions du même genre. En un sens le Frère était presque en vérité le contraire du moine. Le mérite de l’ancien système monastique, c’est qu’il n’avait pas été seulement une sécurité morale, mais encore une sécurité économique. De cette sécurité étaient issues des œuvres pour lesquelles la gratitude du monde ne sera jamais assez grande : la préservation des chefs-d’œuvre classiques, le commencement de l’art gothique, les systèmes scientifiques et philosophiques, les manuscrits enluminés et les vitraux peints. Le point important dans la vie du moine, c’est que ses affaires économiques étaient réglées une fois pour toutes ; il savait où trouver son souper, tout frugal qu’il dût être. Mais le point important dans la vie du Frère, c’est qu’il ne savait pas où il trouverait son souper. Il restait toujours la possibilité qu’il ne trouvât point de souper du tout. Il y avait là un élément qu’on pourrait qualifier de romanesque, comme pour le bohémien ou l’aventurier. Mais il y avait aussi là un élément de tragédie virtuelle, comme pour le vagabond ou le trimardeur. Aussi les cardinaux du treizième siècle furent-ils touchés de compassion en voyant ces quelques hommes entrer de leur propre et libre gré dans cette condition où les pauvres du vingtième siècle sont poussés journellement par une contrainte impitoyable et pourchassés par la police.

Le cardinal San Paolo semble avoir plaidé à peu près dans ce sens : c’est peut-être une vie rude, mais après tout c’est la vie que l’Évangile nous propose comme idéal ; apportez à cet idéal les atténuations que vous jugez sages ou humaines, mais ne vous laissez pas aller à dire imprudemment que les hommes ne réaliseront pas cet idéal s’ils s’en croient capables. Nous verrons l’importance de cet argument quand nous aborderons toute cette partie de la vie plus proprement spirituelle de saint François que l’on peut appeler l’imitation du Christ. En fin de compte, le Pape donna son approbation verbale au projet et promit une confirmation plus précise si le mouvement prenait des proportions plus étendues. Qu’il dût les prendre, Innocent, qui était lui-même un homme d’une mentalité non ordinaire, en doutait probablement fort peu ; il n’eut pas loisir, en tout cas, de rester longtemps dans le doute. La suite immédiate de l’histoire de l’Ordre n’est que le récit de l’accroissement du troupeau autour de son étendard ; et, comme on l’a déjà dit, une fois qu’il avait commencé de s’accroître, il pouvait, de par sa nature, s’accroître beaucoup plus rapidement que n’importe quelle société ordinaire, qui nécessite des fonds et des bâtiments publics. Le retour des douze pionniers revenant de leur audience papale semble même avoir été une sorte de procession triomphale. En une certaine ville, dit-on, tous les habitants : hommes, femmes et enfants, laissant là leurs travaux, leurs biens et leurs demeures, sortirent pour supplier qu’on les prît sur-le-champ dans l’armée de Dieu. Ce fut en cette occasion, dit l’histoire, que saint François entrevit pour la première fois l’idée d’un Tiers-Ordre qui permît aux hommes de faire partie du mouvement sans quitter les demeures et les habitudes de l’humanité ordinaire. Pour l’instant il importe surtout de considérer cette histoire comme un exemple de la folie de conversion dont saint François emplissait déjà les chemins de l’Italie. Il en faisait une terre de vagabondage ; les Frères ne cessaient de parcourir grands chemins et sentiers de traverse, s’efforçant de rendre l’aventure spirituelle inévitable pour tout homme qui rencontrerait l’un d’eux. Le premier Ordre de saint François était entré dans l’histoire. Je ne puis terminer ici cette grossière esquisse que par une description du Second et du Tiers-Ordres bien qu’ils aient été fondés plus tard et à des époques différentes. Le Second Ordre était un ordre de femmes, et c’est naturellement à la belle amitié de saint François et de sainte Claire qu’il dut son existence. Il n’y a pas de récit qui ait davantage troublé et égaré les critiques d’une autre croyance, même les mieux disposés. Car il n’y a pas d’histoire à quoi s’applique plus clairement l’épreuve de cette simple comparaison que j’ai considérée comme décisive tout au long de ce travail. Je veux dire que ce qui manque à ces critiques, c’est qu’ils ne veulent pas croire qu’un amour céleste puisse être aussi réel qu’un amour terrestre. Dès l’instant où on traite cet amour, de même que l’amour terrestre, comme réel, toute l’énigme qu’ils voient là est aisément résolue. Une jeune fille de dix-sept ans, nommée Claire, et appartenant à l’une des familles nobles d’Assise, aspirait avec ardeur à la vie religieuse ; et François l’aida à échapper à sa famille et à embrasser la vie religieuse. S’il nous plaît d’exprimer la chose ainsi, disons qu’il l’enleva pour le cloître, défiant ses parents comme il avait défié son propre père. En vérité la scène avait beaucoup des caractères du classique enlèvement romanesque, car la jeune fille s’échappa par une brèche du mur, s’enfuit à travers bois, et fut reçue à minuit, à la lueur des torches. Mrs Oliphant elle-même, dans sa belle et délicieuse étude sur saint François, appelle cela : « un incident qu’il nous est malaisé de rapporter avec satisfaction ».

Or, sur cet incident, voici tout ce que je veux dire : s’il se fût agi d’un véritable enlèvement romanesque, et que la jeune fille fût devenue une épouse au lieu d’une nonne, le monde moderne tout entier eût fait d’elle une héroïne. Si l’aide que prêta le Frère à Claire eût été l’aide que prêta le Frère à Juliette, chacun eût sympathisé avec elle, exactement comme chacun sympathise avec Juliette. Ce n’est pas un argument de dire que Claire n’avait que dix-sept ans. Juliette n’en avait que quatorze. Au Moyen Âge les jeunes filles se mariaient et les jeunes hommes se battaient dès ces âges tendres ; et une jeune fille de dix-sept ans était certainement assez vieille au treizième siècle pour savoir ce qu’elle voulait. Toute personne sensée qui s’en réfère aux évènements postérieurs ne peut pas clouter un instant que sainte Claire ne sût ce qu’elle voulait. Mais ce que nous avançons pour l’instant, c’est que le romantisme moderne encourage pleinement pareil défi aux parents quand il est lancé au nom de l’amour romanesque. Car il sait que l’amour romanesque est une réalité, mais il ne sait pas que l’amour divin est une réalité. Il y avait sans doute quelque chose à dire en faveur de Pierre Bernardone. De même il y avait sans doute quelque chose à dire en faveur des Montaigu et des Capulet ; mais le monde moderne ne se soucie pas de le dire, et ne le dit pas. Le fait est que, si nous prenons un instant pour hypothèse ce qui fut toujours pour saint François et pour sainte Claire certitude absolue, à savoir qu’il y a une relation directe avec le divin plus glorieuse qu’aucun roman, l’histoire de l’enlèvement de sainte Claire devient aussitôt simplement un roman qui finit bien, et saint François devient le saint George ou le chevalier errant qui lui donna cette heureuse fin. Et, considérant que des millions d’hommes et de femmes ont vécu et sont morts en prenant cette relation pour une réalité, celui-là n’est pas grand philosophe qui ne peut pas même la prendre pour une hypothèse.

Au surplus, nous pouvons à tout le moins prétendre que nul ami de ce que l’on appelle l’émancipation des femmes ne regrettera la révolte de sainte Claire. Elle ne fit exactement, en jargon moderne, que vivre sa vie, la vie que de sa propre volonté elle voulait vivre, et qui n’était point celle à quoi les ordres de ses parents et les arrangements conventionnels l’eussent voulu contraindre. Elle devint la créatrice d’un grand mouvement féminin qui affecte encore profondément le monde, et sa place est parmi les femmes fortes de l’Histoire. Il n’est pas sûr qu’elle eût été si grande et si utile si elle eût fait un mariage après enlèvement, ou même si elle fût demeurée dans sa maison pour y faire un mariage de convenances 13. Ainsi peut parler tout homme sage qui se borne à regarder la chose de l’extérieur, et je n’ai nulle intention de tenter de la regarder de l’intérieur. Celui qui a toutes raisons de douter qu’il soit digne d’écrire un seul mot sur saint François ne peut manquer de souhaiter des mots plus nobles que les siens pour parler de l’amitié de saint François et de sainte Claire. J’ai souvent remarqué que les mystères de cette histoire trouvent leur meilleure expression symbolique dans certaines attitudes et certains actes silencieux. Et je ne connais pas de meilleur symbole de cette amitié que celui fourni par l’heureuse légende populaire d’après laquelle les habitants d’Assise crurent voir une nuit les arbres et la sainte demeure en feu, et se précipitèrent pour éteindre l’incendie. Mais ils trouvèrent tout en paix dans la maison, où saint François et sainte Claire, réunis comme cela leur arrivait bien rarement, rompaient ensemble le pain et parlaient de l’amour de Dieu. Il serait difficile de trouver de cette passion totalement pure et désincarnée une image plus saisissante que ce rouge halo sur la colline autour des personnages inconscients, flamme qui brûle sans aliment et met l’air même en feu.

Mais si le Second Ordre fut le mouvement de cet amour supraterrestre, le Tiers-Ordre fut le tout aussi puissant monument d’une très puissante sympathie pour les amours terrestres et les vies terrestres. Cette forme de la vie catholique : la relation des ordres laïques avec les ordres cléricaux, est fort peu comprise dans les pays protestants et il en est fort peu tenu compte dans l’Histoire protestante. L’idéal dont j’ai donné une idée si imparfaite dans ces pages n’a jamais été limité aux seuls moines ni même aux seuls Frères. Il a inspiré des foules innombrables de gens ordinaires, hommes et femmes mariés, qui ont vécu des vies semblables à la nôtre, mais entièrement différentes pourtant. Cette gloire d’aurore dont saint François inonda terre et ciel, elle s’est attardée comme un rayon secret sous une multitude de toits et dans une multitude de demeures. Dans des sociétés comme la nôtre on ne sait rien de toute cette suite franciscaine. On ne sait rien de ces obscurs disciples, et, s’il se peut, moins encore de ceux qui furent célèbres. Imaginons que nous rencontrions dans la rue une procession du Tiers-Ordre de saint François, les visages fameux nous y surprendraient plus encore que les inconnus. Il nous semblerait que se démasque pour nous quelque puissante société secrète. Voici à cheval saint Louis, le grand roi, juge de la plus haute cour, dont la balance est faussée en faveur du pauvre. Voici Dante couronné de lauriers, le poète qui dans sa vie de passions chanta les louanges de la Dame Pauvreté, dont la robe grise est bordée de pourpre et doublée de lumière. Des grands noms de toutes sortes nous seraient révélés, dans les siècles les plus récents et les plus rationalistes, tel le grand Galvani, père de toute l’électricité, créatrice magique de tant de systèmes modernes d’ondes et d’étoiles. Une procession si variée suffirait seule à prouver, toute sa vie ne le prouvât-elle point, que saint François ne manqua pas de sympathie parmi les hommes normaux.

Mais en fait sa vie le prouva, et peut-être dans un sens plus subtil. Il y a, j’imagine, quelque vérité dans cette idée d’un des biographes modernes de saint François, que ses passions naturelles mêmes étaient singulièrement normales et même nobles, en ce sens qu’elles étaient tournées vers des choses non point en elles-mêmes interdites, mais qu’il s’interdisait à lui-même. À personne au monde ne s’appliqua jamais plus mal qu’à saint François d’Assise le mot « regret ». Bien qu’il fût de nature assez romanesque, il n’était nullement sentimental. Son humeur n’était point assez mélancolique pour cela. Il était de tempérament infiniment trop vif et impétueux pour se tourmenter de doutes et de scrupules sur la course qu’il courait, quelque reproche qu’il se fît de ne la point courir plus vite. Mais on peut soupçonner, il est vrai, que, lorsqu’il se débattait contre le démon, comme doit se débattre tout homme pour être digne du nom d’homme, la tentation le portait surtout vers ces aspirations saines qu’il eût approuvées chez les autres ; rien qui ressemblât moins à ce paganisme aux sinistres couleurs qui envoya ses courtisans démoniaques tourmenter saint Antoine au désert. Si saint François eût consenti à se faire plaisir à lui-même, c’eût été par de plus simples plaisirs. Il était porté vers l’amour plutôt que vers la sensualité, et rien ne pouvait le troubler de plus impur que des cloches nuptiales. Ainsi donne à croire cette étrange histoire où l’on voit comment il défia le démon en traçant des images dans la neige, puis en s’écriant qu’elles lui suffisaient comme femme et comme famille. Ainsi donne à croire la parole qu’il disait pour démentir qu’il fût à l’abri du péché : « Je puis encore avoir des enfants », comme si c’eût été des enfants qu’il rêvât, plutôt que de la femme. Et ce trait, s’il est vrai, met la dernière touche à son portrait véridique. Il était si pareil à l’esprit du matin, animé d’un souffle si étonnamment jeune et pur, que même ce qu’il y avait de mauvais en lui était bon. Comme on a dit d’autres êtres que la lumière dans leur corps était noirceur, on peut dire de ce lumineux esprit que les ombres mêmes de son âme étaient lumière. Le mal ne pouvait arriver jusqu’à lui que sous la forme d’un bien défendu ; et il ne pouvait être tenté que par un sacrement.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

LE MIROIR DU CHRIST

 

 

Il n’est pas probable que nul parmi ceux à qui a été donnée la liberté de la foi ne tombe dans ces extravagances clandestines par lesquelles des Franciscains dégénérés, ou plutôt des Fraticelli, prétendirent s’attacher uniquement à saint François comme à un second Christ, créateur d’un nouvel Évangile. En fait toute notion de ce genre entache d’absurdité chacun des mobiles de la vie du saint, car nul homme ne vénère ni n’exalte ce qu’il a mission de dépasser, ni même ne se proclame disciple de ce qu’il a été mis au monde pour supplanter. Bien au contraire, comme il apparaîtra par la suite, et c’est ce que je voudrais plutôt montrer spécialement dans cette petite étude, ce fut en réalité la sagacité papale qui conserva le grand mouvement franciscain au monde entier et à l’Église universelle, et empêcha qu’il ne fît long feu comme ces croyances fabriquées avec des vieilles vérités de second ordre que leurs adeptes intitulent religion nouvelle. Tout le mouvement que nous décrivons ici doit être compris non seulement comme distinct de l’idolâtrie des Fraticelli, mais encore comme lui étant diamétralement opposé. Il y avait entre le Christ et saint François la différence qu’il y a entre le Créateur et la créature ; et certes nulle créature jamais ne fut plus consciente de ce contraste formidable que saint François lui-même. Mais ceci admis, il est parfaitement vrai, et cela est d’une importance capitale, que le Christ fut le modèle sur lequel saint François s’efforça de se façonner, et qu’en beaucoup de points leurs vies humaines et historiques coïncidèrent même d’une façon curieuse ; et il est plus vrai encore que, comparé du moins à la plupart d’entre nous, saint François est une sublime approximation de son Maître, et, sans cesser d’être un intermédiaire et un reflet, un splendide et pourtant miséricordieux Miroir du Christ. Et cette vérité nous conduit à une autre, à quoi l’on n’a guère pris garde, il me semble, bien qu’elle se trouve être une preuve infiniment puissante de la continuité de l’autorité du Christ dans l’Église catholique.

Le cardinal Newman a écrit dans son œuvre de controverse la plus vivante une phrase qui pourrait servir à illustrer ce que nous entendons quand nous disons de lui que sa foi tend vers la lucidité et le courage logique. Parlant de la facilité avec laquelle la vérité peut être amenée à avoir l’air de sa propre ombre ou de son semblant, il dit : « Et si l’Antéchrist est pareil au Christ, le Christ, je suppose, est pareil à l’Antéchrist. » Le sentiment purement religieux se peut bien choquer de la fin de cette phrase, mais personne n’a rien à y objecter, sauf ce logicien qui disait que César et Pompée se ressemblaient beaucoup, surtout Pompée. Peut-être le choc sera-t-il de beaucoup atténué si je dis ici, ce que nous avons pour la plupart oublié, que, si saint François ressemblait au Christ, le Christ pour autant ressemblait à saint François. Je veux dire que, si les hommes trouvent certaines énigmes et certaines paroles difficiles dans l’histoire de Galilée, et s’ils trouvent les réponses à ces énigmes dans l’histoire d’Assise, il est démontré par là qu’un secret a été transmis par une certaine tradition religieuse, à l’exclusion des autres. Il est démontré que la cassette qui fut fermée en Palestine peut être ouverte en Ombrie ; car c’est l’Église qui est la gardienne des clefs.

Or, en vérité, tandis qu’il a toujours semblé naturel d’expliquer saint François à la lumière du Christ, il n’est venu à l’esprit de presque personne d’expliquer le Christ à la lumière de saint François. Peut-être le mot « lumière » n’est-il pas la métaphore qui convient ici ; mais la métaphore acceptée du miroir nous conduit à la même vérité. Saint François est le miroir du Christ à peu près comme la lune est le miroir du soleil. La lune est beaucoup plus petite que le soleil, mais elle est aussi beaucoup plus près de nous, et, étant moins brillante, elle est plus visible. Exactement dans le même sens saint François est plus près de nous, et n’étant qu’un homme comme nous, il est par cela même plus facilement concevable. Parce qu’il participe nécessairement moins de la nature du mystère, les paroles que profère sa bouche ne sont pas pour nous si mystérieuses. Il est même certain que beaucoup de petites choses qui ont l’air de mystères dans la bouche du Christ feraient tout bonnement figure de paradoxes caractéristiques dans la bouche de saint François. Il paraît naturel de relire les évènements plus anciens avec l’aide des plus récents. C’est un truisme de dire que le Christ vivait avant le christianisme, et il s’ensuit qu’en tant que figure historique, Il est une figure de l’histoire païenne. Je veux dire que le milieu dans lequel Il se mouvait n’était pas le milieu de la chrétienté mais du vieil empire païen ; et cela suffit, sans parler de l’éloignement dans le temps, pour qu’il nous soit beaucoup plus difficile de nous représenter Sa situation que celle d’un moine italien, tel que nous en pouvons encore rencontrer aujourd’hui. Je crois que le commentaire le plus autorisé ne peut guère discerner avec certitude ce qui, dans toutes Ses paroles et phrases, était valeur courante, de ce qui avait force intentionnelle, ni ce qui devait sembler alors allusion banale de ce qui pouvait paraître chimère étrange. Dans ce décor archaïque, beaucoup de paroles sont demeurées comme des hiéroglyphes que chacun est libre d’interpréter selon sa fantaisie. Pourtant il est vrai que si nous les traduisions simplement dans le dialecte ombrien des premiers Franciscains, la plupart de ces paroles nous donneraient la même impression que n’importe quelle autre partie de la légende franciscaine, fantastique sans doute en un sens, mais tout à fait familière. Ce passage où il est recommandé aux hommes de considérer les lis des champs et de les imiter, en ne prenant point souci du lendemain, a fait l’objet d’innombrables interprétations et discussions. Le sceptique tantôt nous a dit de nous montrer vrais chrétiens et d’agir ainsi, et tantôt nous a expliqué que cela était impossible. Quand le sceptique est communiste en même temps qu’athée, il ne sait généralement s’il doit nous blâmer parce que nous prêchons ce qui est impraticable ou parce que nous ne le mettons pas immédiatement en pratique. Je n’ai pas l’intention de discuter ici la question au point de vue moral et économique ; je remarque simplement que ceux mêmes que trouble la parole du Christ n’hésiteraient qu’un instant à l’accepter si elle venait de saint François. Personne ne serait surpris de découvrir qu’il a dit : « Je vous implore, Petits Frères, d’être aussi sages que notre Sœur la Pâquerette et notre Frère le Pissenlit, car jamais le souci du lendemain ne les empêcha de dormir et cependant ils ont des couronnes d’or comme les rois et les empereurs, ou comme Charlemagne dans toute sa gloire. » Le commandement qui prescrit de tendre l’autre joue et de donner la tunique au voleur qui a pris le manteau a fait naître plus d’âpreté encore et de confusion. On le fait abusivement servir à dénoncer la perversité de la guerre entre les nations, dont, en fait, il apparaît qu’il n’a pas été soufflé mot. Pris ainsi dans un sens littéral et universel, il dénonce beaucoup plus clairement la perversité de toute loi et de tout gouvernement. Nombreux sont pourtant les pacificateurs prospères qu’indigne beaucoup plus l’idée d’employer la force brutale des soldats contre un étranger puissant que l’idée d’employer la force brutale des policiers contre un malheureux concitoyen. Ici encore je me contente de signaler que le paradoxe devient parfaitement humain et vraisemblable s’il est adressé par François aux Franciscains. Personne ne serait surpris de lire que le Frère Junipère a couru en effet après le voleur qui lui avait dérobé son capuchon pour le supplier de prendre aussi sa robe, car c’est ce que lui avait ordonné de faire saint François. Personne ne serait surpris que saint François eût dit à un jeune noble sur le point d’être admis dans sa compagnie que bien loin de poursuivre un brigand pour lui reprendre ses souliers, il devait le poursuivre pour lui faire présent de ses chaussettes. Nous pouvons aimer ou non l’atmosphère que supposent ces préceptes, mais nous savons quelle atmosphère ils supposent. L’accent que nous y reconnaissons est aussi naturel et clair que celui d’un oiseau : c’est l’accent de saint François. Il y a en lui comme une douce moquerie devant la seule idée des biens, comme un espoir de désarmer l’ennemi par la générosité, comme l’amusement de sentir qu’il effare les mondains par l’imprévu, comme la joie de pousser jusqu’à l’extrême logique une conviction enthousiaste. Mais nous n’avons en tout cas aucune difficulté à le reconnaître, si nous sommes instruits tant soit peu de la littérature des Petits Frères et du mouvement qui prit naissance en Assise. Ne semble-t-il pas raisonnable de déduire que, si ce fut cet esprit qui rendit possible en Ombrie d’aussi étranges choses, ce fut le même esprit qui les rendit possibles en Palestine ? Si nous entendons le même indubitable accent et goûtons la même indicible saveur dans deux choses aussi distantes l’une de l’autre, ne semble-t-il pas naturel de supposer que le cas le plus éloigné de notre expérience était pareil au cas qui en est le plus proche ? Puisque la chose s’explique par le fait que François parlait à des Franciscains, ce n’est pas une explication irrationnelle de prétendre que le Christ aussi parlait à une troupe consacrée, qui avait à peu près la même fonction que les Franciscains. En d’autres termes, il semble naturel de soutenir, comme l’a fait l’Église catholique, que ces conseils de perfection faisaient partie d’une mission spéciale, qui était d’étonner et de réveiller le monde. Mais en tout cas il est important de noter que lorsque nous voyons réapparaître, après plus de mille ans, ces traits particuliers, avec leur à-propos qui semble fantastique, nous les trouvons produits par le même système religieux qui fonde sa continuité et son autorité sur les scènes où ces traits apparurent pour la première fois. Des philosophies sans nombre répéteront les banalités du christianisme. Mais c’est l’antique Église qui peut seule faire tressaillir de nouveau le monde avec les paradoxes du christianisme. Ubi Petrus ibi Franciscus.

Si nous comprenons que c’était véritablement sous l’inspiration de son divin Maître que saint François accomplissait ces actes de charité bizarres ou excentriques, nous devons comprendre que c’était sous la même inspiration qu’il accomplissait des actes de renoncement et d’austérité. Il est clair que ces paraboles plus ou moins enjouées sur l’amour des hommes étaient conçues d’après l’étude approfondie du Sermon sur la Montagne. Mais il est évident qu’il avait fait une étude plus approfondie encore de cet autre sermon silencieux sur une autre montagne : la montagne que l’on appelle le Golgotha. Là encore il exprimait la stricte vérité historique quand il disait qu’en jeûnant ou en souffrant l’humiliation il essayait seulement de faire un peu ce qu’avait fait le Christ, et là encore il semble probable, puisque la même vérité apparaît aux deux bouts d’une chaîne de tradition, que la tradition a conservé la vérité. Mais ce fait a plus d’importance encore pour la période qui va suivre dans l’histoire de l’homme lui-même.

Car à mesure qu’il devient plus clair que son grand projet de communauté est un fait accompli et qui a vaincu le péril d’un effondrement prématuré, à mesure qu’il devient incontestable que l’ordre des Frères Mineurs est une chose qui existe, cette ambition plus personnelle et intense de saint François s’élève davantage. Dès qu’indéniablement il a des disciples, il ne se compare pas à ses disciples, devant qui il peut apparaître comme un maître ; il se compare de plus en plus à son Maître, devant qui il n’apparaît que comme un serviteur. C’est là, soit dit en passant, l’un des grands avantages moraux et même pratiques du privilège ascétique. Toute autre espèce de supériorité peut être de l’arrogance. Mais le saint n’est jamais arrogant, car il se trouve toujours par hypothèse en présence d’un supérieur. On peut faire à une aristocratie cette objection que c’est un sacerdoce sans dieu. Mais, en tout cas, le service à quoi s’était consacré saint François, il le concevait de plus en plus à cette époque sous la forme du sacrifice et de la crucifixion. Le sentiment l’emplissait qu’il n’avait pas souffert assez pour être digne d’être disciple même éloigné de son Dieu douloureux. Et l’on peut vraiment donner une notion approximative de cette période de sa vie en l’appelant la Recherche du Martyre.

C’était l’idée fondamentale de son étonnante expédition en Syrie parmi les Sarrasins. Il y avait évidemment d’autres éléments dans sa conception, et qui sont dignes d’une compréhension plus intelligente que celle qu’ils ont souvent rencontrée. Cc qu’il voulait faire, c’était, bien entendu, amener les croisades en un double sens à bonne fin ; c’est-à-dire les porter à leur conclusion et à l’accomplissement de leur dessein. Mais il souhaitait y parvenir par la conversion et non pas par la conquête ; c’est-à-dire par des moyens spirituels et non pas matériels. L’esprit moderne est difficile à satisfaire, et il traite en général de féroce la méthode de Godefroy de Bouillon et de fanatique celle de François. Autrement dit il traite toute méthode morale d’impraticable, après qu’il vient précisément de traiter d’immorale toute méthode pratique. Mais l’idée de saint François était loin d’être une idée fanatique ou même nécessairement impraticable ; bien qu’il vît peut-être le problème plutôt trop simplement, parce qu’il manquait de la science de son grand héritier Raymond Lulle, qui comprit mieux, mais fut tout aussi mal compris. La manière dont il aborda l’affaire fut en vérité excessivement personnelle et particulière, mais cela est vrai aussi de presque toutes les choses qu’il fit. Son idée était en un sens une idée simple, car la plupart de ses idées étaient des idées simples. Mais ce n’était pas une idée sotte ; il y avait beaucoup à dire en sa faveur, et elle eût pu réussir. C’était, on le devine, tout bonnement l’idée qu’il vaut mieux créer des chrétiens que de détruire des musulmans. Si l’islam avait été converti, le monde eût été incommensurablement plus uni et plus heureux ; et d’abord les trois quarts des guerres de l’Histoire moderne n’eussent jamais eu lieu. Il n’était point absurde de penser que cette conversion se pouvait accomplir sans forces militaires, par des missionnaires qui étaient aussi des martyrs. L’Église avait de cette façon conquis l’Europe et pouvait encore conquérir de même l’Afrique ou l’Asie. Mais tout ceci une fois admis, il reste que saint François ne pensait pas au martyre seulement comme à un moyen d’atteindre une fin, mais presque comme à une fin en soi, que pour lui la fin suprême était d’approcher le plus possible l’exemple du Christ. Tout le long de ses jours précipités et agités court ce refrain : je n’ai pas souffert assez ; je n’ai pas sacrifié assez ; je ne suis pas digne encore même de l’ombre de la couronne d’épines. Il errait à travers les vallées de ce monde, cherchant la colline qui a la forme d’un crâne.

Un peu avant son départ final pour l’Orient, une vaste et triomphale assemblée de tous les membres de l’Ordre avait été tenue près de la Portioncule, et dénommée le Chapitre des Nattes, à cause des huttes de nattes sous lesquelles cette puissante armée avait campé en pleins champs. La tradition dit que ce fut à cette occasion que saint François rencontra saint Dominique pour la première et dernière fois. Elle dit aussi, ce qui est assez vraisemblable, que l’esprit pratique de l’Espagnol fut quasi épouvanté de la pieuse inconscience de l’Italien qui avait assemblé pareille multitude sans organiser d’intendance. Dominique l’Espagnol était un homme qui avait, comme presque tous les Espagnols, l’esprit d’un soldat. Sa charité prenait la forme pratique de l’approvisionnement et de l’organisation. Mais en dehors des discussions sur la foi qu’ouvrent de tels incidents, il ne comprenait probablement pas dans ce cas la puissance de la seule popularité produite par la seule personnalité. François, dans tous les bonds qu’il faisait dans le noir, avait une extraordinaire faculté de retomber toujours sur ses pieds. Toute la campagne d’alentour s’abattit comme une avalanche, apportant le boire et le manger pour cette espèce de pieux pique-nique. Les paysans amenèrent des chariots de vin et de gibier, les plus grands gentilshommes s’en vinrent faire office de valets. Ce fut une très réelle victoire pour cet esprit franciscain de foi téméraire non seulement en Dieu mais en l’homme. Beaucoup de doutes et de disputes ne pouvaient manquer de s’élever sur tout le récit, et sur les rapports de François et de Dominique ; et de l’histoire du Chapitre des Nattes nous n’avons que la version franciscaine. Mais la prétendue rencontre mérite qu’on s’y arrête précisément parce que c’est juste avant d’entreprendre sa croisade que saint François aurait vu saint Dominique, que l’on a si fort critiqué de s’être prêté à une croisade plus sanglante. La place manque dans ce petit livre pour expliquer comment saint François, tout aussi bien que saint Dominique, eût combattu en désespoir de cause par les armes pour défendre l’unité chrétienne. Il faudrait en vérité un gros livre et non pas un petit pour développer ce point seul, depuis son principe premier. Car l’esprit moderne n’est que néant quant à la philosophie de la tolérance, et l’agnostique moyen de ces dernières années n’avait pas en fait la moindre notion de ce que lui-même entendait par liberté et égalité religieuses. Il tenait ses propres principes pour évidents de nature et prétendait les imposer : par exemple la décence, ou l’erreur de l’hérésie adamite. Ensuite il était horriblement choqué s’il entendait parler de quelqu’un d’autre, musulman ou chrétien, qui tînt ses principes pour évidents de nature et prétendît les imposer : par exemple la vénération, ou l’erreur de l’hérésie des athées. Puis il couronnait le tout en prenant tout ce brouillamini illogique et boiteux, où l’inconscient se rencontrait avec le mal connu, et en le présentant comme sa libéralité d’esprit. Les hommes du Moyen Âge pensaient que, lorsqu’un système social était fondé sur une certaine idée, ce système devait combattre pour cette idée, qu’elle fût aussi simple que l’Islamisme ou aussi soigneusement équilibrée que le Catholicisme. Les hommes modernes pensent en réalité la même chose, comme on le voit nettement lorsque les communistes attaquent leurs idées sur la propriété. Seulement ils ne la pensent pas si clairement, parce qu’ils n’ont pas sérieusement approfondi leur idée de la propriété. Mais s’il est probable que saint François eût accordé à contrecœur à saint Dominique que la guerre pour la vérité était juste en dernier ressort, il est certain que saint Dominique accorda avec enthousiasme à saint François qu’il était infiniment préférable de triompher par la persuasion et l’enseignement si cela était possible. Saint Dominique se consacrait beaucoup plus à persuader qu’à persécuter ; mais il y avait une différence entre les deux méthodes, simplement parce qu’il y avait une différence entre les deux hommes. Dans tout ce que faisait saint François il y avait quelque chose, au bon sens du mot, d’enfantin et même, au bon sens du mot, de capricieux. Il se jetait dans les choses brusquement, comme si elles venaient juste de lui apparaître. Il se précipita dans son équipée méditerranéenne avec l’allure d’un écolier échappé qui s’embarque comme mousse.

Par son premier geste dans cette aventure il se signala d’une manière bien caractéristique en se faisant le saint Patron des Passagers-de-cale. Il ne songea pas un instant à attendre des introductions ou des occasions, ni à user des protections considérables qu’il pouvait déjà trouver près de gens riches et d’un grand crédit. Simplement il vit un bateau et il se jeta dedans, comme il se jetait dans toutes choses, avec cet air de courir une course qui donne à sa vie l’allure d’une escapade ou même littéralement d’une évasion. Il était là comme de la marchandise parmi la cargaison, avec un compagnon qu’il avait entraîné à sa suite dans son élan ; mais le voyage semble avoir été malheureux et manqué, et se termina par un retour forcé en Italie. Ce fut probablement après ce premier faux départ qu’eut lieu la grande réunion à la Portioncule, et, entre celle-ci et le voyage définitif en Syrie, François tenta aussi d’affronter la menace musulmane en prêchant aux Maures d’Espagne. Plusieurs des premiers Franciscains avaient, en vérité, déjà trouvé en Espagne un glorieux martyre. Mais le grand François continuait à tendre les bras vers ces tourments et à désirer en vain cette agonie. Nul n’était plus prêt que lui-même à dire que ceux qui avaient déjà trouvé leur calvaire étaient sans doute beaucoup plus que lui pareils au Christ, mais la chose demeura en lui comme un secret : chagrin le plus étrange que puisse connaître un homme.

Son second voyage eut plus de succès, tout au moins quant à l’arrivée sur le théâtre des opérations. Il parvint au quartier général des croisés devant la ville de Damiette assiégée, et de là s’avança à sa manière rapide et solitaire en quête du quartier général des Sarrasins. Il réussit à obtenir une entrevue avec le Sultan, et c’est évidemment dans cette entrevue qu’il offrit de se jeter dans le feu – qu’il s’y jeta effectivement, disent certains – en manière d’épreuve divine, mettant les prêtres musulmans au défi d’en faire autant. Il est absolument certain qu’il l’eût fait sur-le-champ. En vérité se jeter dans le feu était à peine plus téméraire que se jeter parmi les armes et instruments de torture d’une horde de Mahométans fanatiques en leur demandant d’abjurer Mahomet. La légende dit plus loin que les Muftis mahométans accueillirent assez fraîchement l’idée de ce concours et que l’un d’eux, même, se retira discrètement tandis qu’on en discutait ; ce qui ne serait pas non plus sans vraisemblance. Mais quelle qu’en ait été la raison, François s’en retourna évidemment aussi librement qu’il était venu. Il y a peut-être quelque chose de vrai dans ce que dit le narrateur d’une impression personnelle produite sur le Sultan, et qu’il présente même comme une sorte de conversion secrète. Il y a peut-être quelque chose de vrai dans cette opinion que le saint homme fut inconsciemment protégé parmi ces Orientaux à demi barbares par le halo de sainteté qui est supposé en ces lieux auréoler l’idiot. Il y a probablement tout autant ou davantage dans une explication plus généreuse par la courtoisie et la compassion, gracieuses bien que capricieuses, que mêlent à des sentiments plus farouches les Soudans pompeux du type et de la tradition de Saladin. Enfin, peut-être cette idée n’est-elle pas négligeable que l’histoire de saint François se pourrait raconter comme une sorte de tragi-comédie humoristique intitulée : L’Homme Qui Ne Pouvait Pas Arriver À Se Faire Tuer. Les hommes l’aimaient trop lui-même pour le laisser mourir pour sa foi, et c’est l’homme que l’on recevait au lieu du message. Mais ce ne sont là que des conjectures sur un grand effort qu’il est difficile de juger, parce qu’il s’arrêta court, telles les premières assises d’un pont gigantesque qui eût pu unir l’Orient et l’Occident, et qu’il demeure l’un des grands « peut-être » de l’Histoire.

Cependant le grand mouvement faisait en Italie des pas de géant. Soutenu désormais par l’autorité papale aussi bien que par l’enthousiasme populaire, et créant une sorte de camaraderie entre toutes les classes, il avait suscité une débauche de reconstruction dans tous les partis du monde religieux et social, et commençait spécialement à se manifester par cette ardeur à bâtir qui est la marque de toutes les résurrections de l’Europe occidentale. On avait notamment édifié à Bologne une magnifique maison-mère pour les Frères Mineurs. Pressés en foule autour d’elle, eux et leurs admirateurs, ils la saluaient d’un chœur d’acclamations, quand leur unanimité fut étrangement interrompue. Seul dans la foule on vit un homme se mettre soudain à dénoncer l’édifice comme si c’eût été un temple de Babylone, demandant avec indignation depuis quand l’on avait insulté ainsi la Dame Pauvreté par le luxe des palais. C’était François, l’aspect farouche, de retour de sa croisade en Orient, et ce fut la première et la dernière fois qu’il parla dans la colère à ses enfants.

Nous reviendrons plus tard sur cette grave division entre le sentiment et la règle, à propos de laquelle de nombreux Franciscains – et jusqu’à un certain point François lui-même – abandonnèrent la règle plus modérée qui prévalut finalement. Il nous suffit de la noter ici comme une autre ombre qui tomba sur son âme après son désappointement au désert ; et en un sens comme un prélude à la période suivante de sa carrière, qui est la plus solitaire et la plus mystérieuse. Il est vrai que tout ce qui touche à cet épisode semble être comme ennuagé de dispute, y compris même sa date, certains écrivains le situant beaucoup plus tôt dans le récit. Mais qu’il ait été chronologiquement ou non le point culminant de l’histoire, il le fut certainement logiquement, et c’est ici qu’il est préférable de l’indiquer. Je dis l’indiquer, car il ne saurait guère être question d’autre chose que d’une indication, l’épisode restant un mystère à la fois au sens moral le plus élevé du mot et au sens historique plus banal. Voici, en tout cas, quelles semblent avoir été les conditions de l’affaire : François et l’un de ses jeunes compagnons, marchant ensemble à l’aventure, arrivèrent à un grand château tout illuminé des réjouissances qui accompagnaient l’entrée en chevalerie d’un fils de la maison. Dans cette demeure aristocratique qui tirait son nom du mont Feltre, ils entrèrent à leur jolie manière imprévue et commencèrent à annoncer leur bonne nouvelle. Certains tout au moins écoutèrent le saint « comme s’il eût été un ange de Dieu », et parmi eux un gentilhomme nommé Orlando de Chiusi, qui avait de grandes terres en Toscane et qui eut envers saint François un geste de courtoisie singulier et assez pittoresque. Il lui fit don d’une montagne, chose assez rare parmi les dons de ce monde. La règle franciscaine qui défendait au Frère d’accepter de l’argent ne comprenait sans doute pas de clause spéciale sur l’acceptation des montagnes. Aussi bien saint François ne l’accepta que comme il acceptait toute chose, comme une commodité temporaire plutôt que comme une propriété personnelle, mais il en fit une espèce de refuge plutôt pour la vie solitaire que pour la vie monacale ; il se retirait là lorsqu’il aspirait à une vie d’oraison et de jeûne qu’il ne demandait pas même à ses plus proches amis de partager. C’était Alverne des Apennins, et à sa cime est à jamais accroché un nuage sombre qui est bordé ou nimbé de gloire.

Ce qui se passa là exactement, on ne le saura sans doute jamais. Les plus pieux commentateurs de la vie du saint se sont disputés, je crois, sur cet épisode, aussi bien entre eux qu’avec les commentateurs plus profanes. Il se peut que saint François n’en ait jamais parlé à âme qui vive ; cela serait profondément caractéristique ; il est certain en tout cas qu’il en dit fort peu de chose ; et il me semble qu’il n’en a parlé qu’à un seul homme. Aussi accessible que je sois à ces doutes en vérité sacrés, je confesserai que pour moi personnellement ce récit unique et indirect qui est venu jusqu’à nous se présente tout à fait comme le récit de quelque chose de réel, d’une de ces choses qui sont plus réelles que ce que nous appelons les réalités quotidiennes. Même ce qu’il y a dans le tableau d’ambigu pour ainsi dire et de troublant donne l’impression d’un évènement qui bouleverse les sens, comme fait le passage de l’Apocalypse sur les animaux surnaturels couverts d’yeux 14. Il apparaîtrait que saint François vit les cieux au-dessus de lui tout remplis par un immense être ailé pareil à un séraphin étendu en forme de croix. Si la forme ailée était elle-même crucifiée ou dans l’attitude de la crucifixion, ou si elle tenait seulement enclos dans ses ailes un immense crucifix, cela reste entouré de mystère. Mais il semble évident qu’il y a quelque chose de la première impression, car saint Bonaventure dit nettement que saint François se demanda comment un séraphin pouvait être crucifié, alors que ces redoutables et antiques Principautés ignoraient l’infirmité de la Passion. Saint Bonaventure suggère que cette apparente contradiction peut avoir signifié que saint François devait être crucifié comme esprit, puisqu’il ne pouvait être crucifié comme homme ; mais quel qu’ait été le sens de cette vision, elle se présente comme extrêmement vive et impressionnante. Saint François vit au-dessus de lui, emplissant les cieux entiers, l’un de ces vastes pouvoirs immémoriaux et inconcevables, aussi anciens que le Père Éternel, dont les hommes se représentaient la sérénité sous la forme de taureaux ailés ou de chérubins monstrueux, et ce prodige ailé souffrait dans tout son être comme un oiseau blessé. Cette souffrance séraphique perça, dit-on, l’âme de François d’un glaive de douleur et de pitié ; on peut en déduire qu’une sorte d’angoisse grandissante accompagna l’extase. Puis, la vision d’Apocalypse finit par s’effacer du ciel, et l’angoisse intérieure s’apaisa, et le silence et l’air naturel se répandirent dans le crépuscule du matin et lentement descendirent dans les abîmes violets et les gouffres entrouverts des Apennins.

Le solitaire laissa tomber son front, parmi cet apaisement et ce calme où il arrive que le temps coule en laissant pourtant la sensation de quelque chose d’achevé et de complet ; et comme il baissait les yeux vers la terre, il vit les marques des clous dans ses mains.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

MIRACLES ET MORT

 

 

La prodigieuse histoire des Stigmates de saint François, qui termine le précédent chapitre, termine aussi, en un certain sens, sa vie. Logiquement elle l’eût terminée même si elle était arrivée à son début. Mais des traditions plus fidèles la situent plus tard et donnent l’impression que les derniers jours du saint sur la terre furent après elle un peu comme une ombre attardée. Que saint Bonaventure ait eu raison de prétendre que saint François considéra cette apparition séraphique à peu près comme une vaste image de son âme, qui pouvait du moins souffrir comme un ange sinon comme un Dieu, ou que cette vision ait exprimé par un symbolisme plus primitif et colossal que celui de l’art chrétien ordinaire le paradoxe premier de la mort de Dieu, il est évident, d’après ses conséquences traditionnelles, qu’elle avait signification de couronne et de sceau. C’est après avoir eu cette vision, semble-t-il, que saint François commença de devenir aveugle.

Mais dans cette esquisse approximative et limitée l’incident prend une autre place et beaucoup moins importante. Il m’est une occasion naturelle d’examiner brièvement et collectivement tous les faits ou fables qui se rapportent à un autre aspect de la vie de saint François : aspect qui est je ne dirai pas plus contestable, mais certes plus contesté. Je veux parler de toute cette masse de témoignages et de traditions sur ses pouvoirs miraculeux et ses actes surnaturels, dont j’eusse pu facilement parsemer et enjoliver chaque page de cette histoire, si certaines raisons dictées par les conditions de ce récit n’eussent rendu préférable de rassembler, peut-être hâtivement, tous ces joyaux en un tas.

J’ai pris ici ce parti pour ne point heurter un préjugé. C’est pour une grande part, à vrai dire, un préjugé du passé, un préjugé que notre époque plus éclairée, et spécialement plus avancée dans la connaissance et l’expérience scientifiques, est nettement en train d’abandonner. Mais c’est un préjugé qui demeure tenace chez beaucoup de ceux qui appartiennent à la plus vieille génération, et qui demeure traditionnel chez beaucoup de ceux qui appartiennent à la plus jeune. Je veux parler de ce que l’on a coutume d’appeler la croyance « qu’il n’arrive pas de miracles », comme a dit, je crois, Matthew Arnold, exprimant ainsi l’opinion de tant de nos oncles et grands-oncles de l’époque victorienne. En d’autres termes, c’est un vestige de cette simplification sceptique par laquelle certains philosophes du début du dix-huitième siècle avaient vulgarisé (pour bien peu de temps) l’impression que nous avions découvert les lois de l’univers comme les rouages d’une montre, montre si simple qu’on y pouvait discerner presque au premier coup d’œil ce qui avait été possible de ce qui avait été impossible dans le domaine de l’expérience humaine. Il faut se souvenir que ces authentiques sceptiques de l’âge d’or du scepticisme méprisaient tout autant les premières imaginations de la science que les légendes attardées de la religion. Voltaire, lorsqu’on lui raconta qu’un poisson fossile avait été découvert sur une aiguille des Alpes, rit de bon cœur de l’histoire et déclara que quelque moine ou ermite jeûneur avait dû jeter là ses arêtes de poisson, peut-être dans l’intention de machiner une fraude religieuse de plus. Chacun sait aujourd’hui que la science a pris sa revanche sur le scepticisme. La limite entre le croyable et l’incroyable n’est pas seulement redevenue aussi indécise qu’en aucun temps d’obscurité barbare, mais encore le croyable augmente-t-il nettement, tandis que l’incroyable diminue. Au temps de Voltaire, on ne savait quel était le prochain miracle qu’il allait falloir rejeter. À notre époque on ne sait quel est le prochain miracle qu’il va falloir avaler.

Mais bien avant ces changements, dans ces jours de mon enfance où m’apparut pour la première fois, tout là-bas dans l’éloignement et m’attirait même de si loin, la figure de saint François, à cette époque victorienne qui séparait sans rire les vertus des saints de leurs miracles – à cette époque même, je ne me retenais point de me demander avec un vague étonnement comment cette méthode pouvait s’appliquer à l’Histoire. Même alors je ne comprenais pas très bien, – et je ne comprends pas très bien, aujourd’hui encore – d’après quel principe on doit trier et choisir dans les chroniques du passé qui se présentent d’un seul tenant. Toute notre connaissance de certaines périodes historiques, et notamment de toute la période médiévale, repose sur l’ensemble de certaines chroniques écrites par des gens dont les uns sont restés anonymes et qui tous sont morts, dont il est impossible toujours de contrôler, et souvent de corroborer, les dires. Je n’ai jamais saisi bien nettement la nature du droit qui permettait aux historiens d’accepter d’eux comme indiscutablement vrais des détails en masse, puis de dénoncer tout à coup leur véracité lorsqu’il s’agissait d’un détail surnaturel. Je ne me plains pas qu’ils soient sceptiques, je m’étonne qu’étant sceptiques ils ne le soient pas davantage. Je comprends fort bien qu’ils disent que ces détails n’ont pu être mis dans une chronique que par des menteurs ou des aliénés ; mais la seule conclusion qu’on en puisse alors tirer, c’est que la chronique a été écrite par des menteurs ou des aliénés. Ils diront par exemple : « Il fut facile au fanatisme clérical de répandre la rumeur que des miracles se produisaient déjà sur la tombe de Thomas Becket. » Pourquoi donc ne diraient-ils pas aussi : « Il fut facile au fanatisme clérical de répandre la calomnie que quatre chevaliers de la cour du roi Henry avaient assassiné Thomas Becket dans la cathédrale » ? Ils écriraient volontiers quelque chose comme ceci : « La crédulité du siècle alla jusqu’à supposer qu’une obscure petite paysanne avait pu obtenir audience à la cour du Dauphin » ? De même, dans le cas qui nous occupe, lorsqu’ils nous disent qu’il y a une histoire insensée d’après laquelle saint François se jeta dans le feu et en sortit sain et sauf, quel est le principe précis qui leur interdit de nous parler de l’histoire d’après laquelle saint François se jeta dans le camp des musulmans féroces et en revint sans dommage ? Je ne demande qu’à être informé, car je ne trouve pas tout seul l’explication logique de cette conduite. Je prétends que pas un mot écrit sur saint François par un contemporain ne l’a été par quelqu’un qui fût lui-même incapable de croire et de raconter une histoire miraculeuse. Peut-être tout cela n’est-il qu’inventions cléricales et n’y a-t-il jamais eu ni un saint François, ni un saint Thomas Becket, ni une Jeanne d’Arc. C’est là indubitablement une reductio ad absurdum ; mais c’est une reductio ad absurdum de l’opinion qui juge tous les miracles absurdes.

Et, selon la logique abstraite, cette méthode de sélection conduirait aux plus folles absurdités. Un récit par essence incroyable ne pourrait signifier qu’une chose, c’est que son auteur est indigne de foi. Il ne pourrait pas signifier qu’il faut accepter certaines autres parties de l’histoire avec une entière crédulité. Si quelqu’un racontait qu’il a rencontré un homme en pantalons jaunes qui a sauté à pieds joints jusqu’au fond de sa propre gorge, nous ne jurerions pas précisément sur la Bible, ni ne soutiendrions, parmi les flammes du bûcher, que l’homme portait des pantalons jaunes. Si quelqu’un prétendait être parti dans un ballon bleu et avoir découvert que la lune était en fromage vert, nous n’affirmerions pas précisément en justice que le ballon était bleu, et pas davantage que la lune était verte. Et jeter des doutes sur toutes les histoires comme les miracles de saint François aboutit comme seule conclusion logique à jeter des doutes sur l’existence d’hommes comme saint François. En fait il y a eu véritablement une période moderne, comme le point extrême de crue d’un scepticisme insensé, où l’on a véritablement dit ou fait cela. On allait racontant que saint Patrick n’avait pas existé. Il y eut un temps, par exemple, où la folie de l’explication mythologique avait dissous tout un gros et solide morceau d’histoire sous l’action de la chaleur et du rayonnement universels et luxuriants du Mythe du Soleil. Ce soleil-là est maintenant couché, je crois, mais combien de lunes et de météores ont pris sa place !

Saint François, évidemment, ferait un magnifique Mythe du Soleil. Comment laisserait-on passer la chance d’être un Mythe du Soleil quand on est justement connu surtout par un poème appelé le Cantique du Soleil ? Point n’est besoin de signaler que le feu en Syrie figure l’aurore à l’Orient, et les plaies sanglantes en Toscane le coucher du soleil à l’Occident. Je pourrais développer indéfiniment cette théorie, n’était qu’il se présente à mon esprit, comme il arrive souvent aux beaux théoriciens de cette sorte, une autre théorie plus alléchante. Je ne puis saisir comment tout le monde – moi-même y compris – a pu négliger ce fait que l’histoire entière de saint François est d’origine totémiste. C’est une histoire qui, sans conteste, fourmille tout simplement de totems. Les bois franciscains en sont tout aussi pleins que n’importe quelle légende peau-rouge. François est appelé à se donner le nom d’âne parce que dans la fable originelle François était tout bonnement le nom du véritable baudet à quatre pattes, qui s’est par la suite transformé en un héros ou demi-dieu. Et de là vient sans aucun doute mon impression que le Frère Loup et la Sœur Hirondelle avaient une certaine ressemblance avec le Frère Renard et la Sœur Vache de l’oncle Remus. Certains prétendent qu’il y a une innocente période de l’enfance où l’on croit véritablement que la vache parlait ou que le renard a fait un bébé en goudron 15. En tout cas il y a une innocente période de développement intellectuel où il nous arrive de croire véritablement que saint Patrick fut un Mythe du Soleil ou saint François un Totem. Mais pour la plupart d’entre nous ces deux époques paradisiaques sont passées.

Comme je le dirai tout à l’heure, il y a un certain sens selon lequel nous pouvons, pour un but pratique, distinguer dans pareille histoire entre les choses probables et les choses improbables. Ce n’est pas tant une question de critique cosmique sur la nature de l’évènement que de critique littéraire sur la nature de l’histoire. Certaines histoires sont débitées beaucoup plus sérieusement que d’autres. Mais c’est là toute la différence que je veux tenter d’établir entre elles. Car en chercher de plus précises me paraît inutile, la question étant pratiquement de nouveau tout entière à la refonte, d’où il se peut que beaucoup de choses ressortent sous forme de ce que le rationalisme eût appelé des monstres.

Les points acquis de foi et de philosophie demeurent en vérité toujours les mêmes. Qu’un homme croie que le feu en un certain cas puisse ne pas brûler, cela dépend de la raison pour laquelle il croit que le feu brûle en général. S’il brûle neuf brindilles sur dix parce que c’est sa nature ou son destin de le faire, alors il brûlera de même la dixième brindille. S’il brûle neuf brindilles parce que c’est la volonté de Dieu qu’il les brûle, il se peut alors que la volonté de Dieu soit que la dixième ne soit pas brûlée. Personne ne peut aller contre cette différence fondamentale dans la raison des choses ; et il est aussi rationnel pour un théiste de croire aux miracles que pour un athée de n’y pas croire. En d’autres termes, il n’y a qu’une raison intelligente pour laquelle un homme ne croit pas aux miracles, c’est qu’il croit au matérialisme. Mais ces points acquis de foi et de philosophie sont choses pour un ouvrage théorique et n’ont pas spécialement place ici. Et en ce qui concerne l’Histoire et la biographie, qui, elles, ont leur place ici, il n’y a absolument rien d’acquis. Le monde est dans une confusion de possible et d’impossible et nul ne sait quelle prochaine hypothèse scientifique viendra soutenir une ancienne superstition. Les trois quarts des miracles attribués à saint François pourraient déjà être expliqués par les psychologues, non pas en vérité comme un catholique les explique, mais comme un matérialiste doit nécessairement refuser de les expliquer. Prenons par exemple toute une catégorie des miracles de saint François : les guérisons miraculeuses. Que sert qu’un sceptique supérieur les rejette comme inconcevables, dans le temps que la guérison par la foi est devenue une de ces énormes machines yankees, aussi retentissante que le cirque Barnum ? Toute une autre catégorie comprend les miracles qui rappellent les histoires du Christ « lisant les pensées des hommes ». À quoi bon les censurer et les supprimer comme miracles signalés, alors que la lecture de pensée est maintenant un jeu de salon aussi répandu que la « mer agitée » ? Il y a encore toute la catégorie qu’il faudrait étudier à part, si des études de ce genre étaient scientifiquement possibles – des merveilles dûment attestées qu’ont opérées ses reliques et les fragments d’objets lui ayant appartenu. Que sert d’écarter tout cela comme inconcevable, alors que les plus banales expériences psychiques de salon s’appuient elles-mêmes constamment sur le toucher de quelque objet familier ou le contact prolongé de quelque bien personnel ? Je ne crois pas, cela va sans dire, que ces tours soient de même nature que les bonnes œuvres du saint, si ce n’est peut-être dans le sens de Diabolus simius Dei. Mais ce qui nous occupe, ce n’est pas ce que je crois ni pourquoi je le crois, mais ce que les sceptiques ne croient pas et pourquoi ils ne le croient pas. Et la conclusion pour le biographe et historien pratique, c’est qu’il doit attendre que les choses s’éclaircissent un peu avant de prétendre ne pas croire à quoi que ce soit.

Cela étant, il lui faut choisir entre deux partis, et non sans quelque hésitation j’ai choisi ici. Le parti le meilleur et le plus courageux serait de raconter toute l’histoire hardiment, les miracles et le reste, telle que les historiens originaux l’ont racontée. Et à ce parti simple et sage les prochains historiens devront probablement revenir. Mais il faut se rappeler que ce livre n’est de son propre aveu qu’une introduction à saint François ou à l’étude de saint François. Ceux qui ont besoin d’une introduction sont par nature des étrangers. Notre but en ce qui les concerne est de les amener d’abord à écouter saint François, et pour ce faire, il est parfaitement légitime d’arranger l’ordre des faits de façon que les ordinaires viennent avant les extraordinaires et ceux qu’ils peuvent comprendre du premier coup avant ceux qu’ils ont de la peine à comprendre. Je ne serai que trop heureux si ce mince et malhabile essai contient une ligne ou deux qui incitent certains à étudier saint François pour leur compte ; et, s’ils le font, ils découvriront que la partie surnaturelle de l’histoire paraît bientôt tout aussi naturelle que le reste. Mais il était nécessaire que mon esquisse fût simplement humaine, puisque je ne faisais que présenter l’appel de saint François à toute l’humanité, y compris l’humanité sceptique. J’ai donc pris le parti de montrer successivement d’abord que personne, sinon un insensé de naissance, ne pouvait ne pas voir que François d’Assise était un être humain parfaitement réel et historique, puis d’énumérer brièvement dans ce chapitre les pouvoirs surhumains qui faisaient indiscutablement partie de cette histoire et de cette humanité. Il ne reste qu’à dire quelques mots de certaines distinctions que peut avec raison faire sur le sujet n’importe quel homme de n’importe quelle opinion, de façon à ne point confondre l’essentiel et le point culminant de la vie du saint avec les fantaisies et les racontars qui ne furent en réalité que les franges de sa réputation.

Il y a sur saint François d’Assise une si énorme masse de légendes et d’anecdotes, et un si grand nombre de compilations admirables qui les englobent à peu près toutes, que je me suis vu contraint, dans les étroites limites de ce livre, d’adopter une ligne de conduite assez étroite aussi, qui était de suivre une unique méthode d’explication et de citer seulement par-ci par-là une anecdote parce qu’elle illustrait cette explication. Si cette conduite est juste pour toutes les légendes et les histoires, elle l’est spécialement pour les légendes miraculeuses et les histoires surnaturelles. Si nous devions prendre certaines histoires telles qu’elles se présentent, nous recevrions cette impression assez troublante que la biographie contient plus d’évènements surnaturels que de naturels. Or, il est nettement contraire à la tradition catholique, qui se rencontre sur tant de points avec le bon sens, de supposer que ce soit là la vraie proportion de ces choses dans le courant de la vie humaine. De plus, ces histoires, même considérées comme surnaturelles ou contre nature, se rangent évidemment dans des catégories différentes, non pas tant d’après notre expérience des miracles que d’après notre expérience des histoires. Certaines d’entre elles ont un caractère de contes de fées, dans leur forme plus encore que dans leur fond. Ce sont de toute évidence des récits contés au coin du feu à des paysans ou aux enfants des paysans, dans des conditions où l’on ne prétend pas proposer une doctrine religieuse qu’il faut accepter ou rejeter, mais simplement dérouler une histoire de la manière la plus harmonieuse, selon cette sorte de schème ou de motif décoratif qui court tout le long des contes de fées. D’autres sont évidemment par leur forme très expressément des témoignages, c’est-à-dire qu’elles sont une déposition qui est vérité ou mensonge ; et il sera bien difficile à tout juge d’essence humaine de penser qu’elles sont mensonges.

Il est admis que l’histoire des Stigmates n’est pas une légende mais ne peut être qu’un mensonge. Je veux dire que ce n’est certainement pas une tardive accrétion légendaire ajoutée par la suite à la gloire de saint François, mais quelque chose qui apparaît presque immédiatement chez ses premiers biographes. Il est donc pratiquement nécessaire de suggérer que ce fut une conspiration ; en vérité il y a eu quelque tendance à attribuer la fraude à l’infortuné Élie, que tant de partis se sont accordés à traiter comme un utile et universel coquin. On a dit, en fait, que ses premiers biographes : saint Bonaventure, Celano et les Trois Compagnons, tout en déclarant que saint François reçut les blessures mystiques, ne disent pas qu’ils virent de leurs yeux ces blessures. Je ne trouve pas cet argument concluant, parce qu’il naît simplement de la nature même du récit. Les Trois Compagnons ne font à aucun moment une déposition, et, en conséquence, aucune des parties admises de leur récit ne se présente sous la forme d’une déposition. Ils écrivent une chronique qui est une description relativement impersonnelle et très objective. Ils ne disent pas : « J’ai vu les blessures de saint François » ; ils disent : « Saint François reçut des blessures ». Mais ils ne disent pas non plus : « J’ai vu saint François entrer à la Portioncule » ; ils disent : « Saint François entra à la Portioncule ». Je continue à ne pas comprendre pourquoi ils seraient crus comme témoins oculaires pour l’un des faits et ne seraient point crus comme témoins oculaires pour l’autre. Le tout se tient ; ce serait une très brusque et anormale rupture de la manière de leur récit s’ils se mettaient soudain à jurer et à blasphémer, à donner leur nom et leur adresse, et à prêter serment qu’ils ont vu de leurs yeux et vérifié les faits physiques en question. Il me semble donc que cette discussion particulière revient à la question générale que j’ai déjà posée : la question de savoir pourquoi ces chroniques seraient aucunement crues si l’on croit qu’elles abondent en choses incroyables. Mais cela se trouverait sans doute encore revenir, en dernier ressort, au simple fait que certains hommes ne peuvent croire aux miracles parce qu’ils sont matérialistes. Cela est assez logique : mais il leur faut alors dénoncer le surnaturel aussi bien dans le témoignage d’un professeur de sciences modernes que dans celui d’un moine chroniqueur du Moyen Âge. Et ils ne manqueront pas pour l’heure de professeurs à contredire.

Mais quoi que nous puissions penser d’un tel surnaturalisme au point de vue relativement matériel et populaire des actes surnaturels, l’essence même de saint François nous échappera, particulièrement de saint François après l’Alverne, si nous ne voyons pas qu’il vivait une vie surnaturelle. Et la part du surnaturel augmente dans sa vie à mesure qu’il approche de sa mort. Cet élément surnaturel ne le séparait point du naturel ; toute la particularité de sa position, c’était justement qu’il l’unissait plus parfaitement au naturel. Il ne l’assombrissait ni ne le déshumanisait, car tout le sens de son message était justement que ce mysticisme-là rend l’homme joyeux et humain. Mais toute la particularité de sa position et tout le sens de son message, c’était que le pouvoir d’où émanait ce mysticisme était un pouvoir surnaturel. Cette simple distinction n’eût-elle point été mise en lumière par toute sa vie qu’il serait difficile de ne la point sentir en lisant le récit de sa mort.

On peut dire en un sens qu’il a vagabondé mourant exactement comme il avait vagabondé vivant. À mesure qu’il devenait plus apparent que sa santé déclinait, il semble qu’on l’ait promené de place en place comme un spectacle de maladie, ou plutôt comme un spectacle de mort. Il alla à Rieti, à Norcia, peut-être à Naples, certainement à Cortone sur le lac de Pérouse. Mais il y a quelque chose de profondément pathétique, et qui pose de grands problèmes, dans ce fait qu’à la fin, semble-t-il, la flamme de sa vie jeta une lueur et son cœur se réjouit lorsque apparurent au loin, sur la colline d’Assise, les colonnes solennelles de la Portioncule. Lui qui s’était fait vagabond à cause d’une vision, lui qui s’était interdit tout sentiment d’attachement aux lieux et aux biens, lui dont c’était l’Évangile et la gloire que d’être sans foyer, il perçut l’aiguillon, comme une flèche de Parthe de la nature, du sentiment du foyer. Lui aussi eut sa maladie du clocher 16, bien que son clocher fût plus haut que le nôtre. « Jamais, s’écria-t-il avec la soudaine énergie des grands esprits dans la mort, n’abandonnez jamais cette demeure ! En quelque lieu que vous alliez, quelque pèlerinage que vous fassiez, revenez toujours à votre maison ; car c’est la demeure sacrée de Dieu ! » Et la procession passa sous les voûtes de sa maison ; il s’étendit sur son lit, et ses frères s’assemblèrent autour de lui pour la dernière longue veille. Il ne me semble pas que ce soit ici le moment d’entrer dans les disputes qui suivirent sur la question de savoir quels successeurs il a bénis, ni sous quelle forme ni avec quelle signification. Dans cet unique et grand moment il nous a tous bénis.

Après qu’il eut dit adieu à certains de ses plus proches et en particulier de ses plus anciens amis, il fut enlevé à sa propre requête de son lit grossier et déposé sur le sol nu, vêtu seulement, disent certains, d’un cilice, tel qu’il était jadis parti dans les bois d’hiver, fuyant la présence de son père. C’était l’affirmation finale de sa grande idée fixe que la louange et les actions de grâces jaillissent jusqu’à leur plus sublime hauteur de la nudité et du néant. Tandis qu’il était ainsi étendu, soyons assurés que ses yeux brûlés et aveugles ne voyaient rien d’autre que leur fin et leur origine. Soyons assurés que son âme, dans cet inconcevable isolement dernier, était face à face avec rien de moins que le Dieu incarné et le Christ crucifié. Mais chez les hommes debout autour de lui d’autres pensées durent se mêler à celles-ci, et nombreux durent être les souvenirs qui se pressèrent comme des fantômes dans le crépuscule, tandis que ce jour s’achevait et que cette grande obscurité descendait, en laquelle tous nous perdîmes un ami.

Car celui qui était étendu là mourant, ce n’était pas Dominique des Chiens de Dieu, meneur de guerres de logique et de controverse qui se pouvaient réduire à un plan et manier comme un plan, maître d’une machine de discipline démocratique par le moyen de quoi d’autres pouvaient s’organiser. Ce qui était en train de quitter le monde, c’était un être, un poète, une vision de la vie telle une lumière qui ne fut jamais plus sur mer ni sur terre ; une chose qui ne sera point renouvelée ni répétée tant que la terre durera. On a dit qu’il n’y eut jamais qu’un chrétien, qui mourut sur la croix ; il est plus vrai de dire, en ce sens, qu’il n’y eut jamais qu’un Franciscain qui avait nom François. Si énorme et heureuse qu’ait été l’œuvre populaire qu’il laissa derrière lui, il y avait quelque chose qu’il ne pouvait laisser derrière lui, pas plus qu’un peintre de paysage ne peut léguer ses yeux par testament. C’était un artiste de la vie qui était ici appelé à être un artiste de la mort ; et mieux que Néron, son antitype, il avait le droit de dire : Qualis artifex pereo. Car la vie de Néron fut comme celle d’un acteur d’une succession d’attitudes dictées par l’occasion, tandis que l’Ombrien avait une grâce naturelle et constante comme celle d’un athlète. Et aussi saint François avait de meilleures choses a dire et de meilleures choses à penser, et ses pensées étaient portées jusque-là où nous ne les pouvons suivre, jusqu’à des hauteurs divines et vertigineuses où la mort seule peut nous élever.

Autour de lui se tenaient les Frères dans leur robe brune, ceux qui l’avaient aimé, même s’ils se disputèrent ensuite entre eux. Il y avait Bernard son premier ami, et Angelo qui lui avait servi de secrétaire, et Élie son successeur, dont la tradition a voulu faire une espèce de Judas, mais qui ne semble guère avoir été rien de pire qu’un fonctionnaire mal placé. Sa tragédie fut qu’il avait l’habit franciscain sans le cœur franciscain, ou du moins avec un cerveau qui n’avait rien de franciscain. Mais, bien qu’il ait fait un mauvais Franciscain, il eût pu faire un décent Dominicain. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de raisons de douter qu’il aima François, car les brigands et les sauvages l’aimèrent. Et il se tenait parmi les autres tandis que les heures passaient et que les ombres s’allongeaient dans la maison de la Portioncule ; et nul n’est tenu de le juger si mal que de supposer ses pensées tournées alors vers l’avenir tumultueux, vers les ambitions et les disputes de ses années postérieures.

On peut imaginer les oiseaux connaissant le moment où cela arriva et traçant quelque signe dans le ciel vespéral. Comme ils s’étaient jadis, selon la légende, éparpillés en forme de croix aux quatre vents des cieux, au signal de dispersion de saint François, ils eussent pu inscrire alors, avec les mêmes traits pointillés, un plus terrible augure au travers du ciel. Peut-être y avait-il, cachées dans les bois, de petites créatures apeurées, qui ne devaient jamais plus être si bien considérées ni comprises ; et l’on a dit que les animaux sont parfois conscients de choses auxquelles l’homme, leur supérieur spirituel, est aveugle à cet instant-là. Nous ne savons pas si un frisson traversa tous les larrons et les réprouvés et les hors-la-loi, pour leur dire ce qui était arrivé à celui qui n’avait jamais connu ce que c’était que le mépris. Mais du moins dans les couloirs et sous les voûtes de la Portioncule y eut-il une immobilité soudaine, où demeurèrent saisies toutes les formes brunes comme des statues de bronze, au moment où s’arrêta le grand cœur qui ne s’était brisé que lorsqu’il avait contenu le monde.

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

LE TESTAMENT DE SAINT FRANÇOIS

 

 

Il est certes en un sens d’une triste ironie que saint François, qui, toute sa vie, avait désiré que les hommes s’accordassent, mourût au milieu de désaccords grandissants. Mais il ne faut pas, à l’exemple de certains, exagérer cette discorde jusqu’à en faire l’échec pur et simple de tous ses idéals. Certains représentent son œuvre comme ayant été simplement ruinée par la méchanceté du monde, ou par la méchanceté, qu’ils ont toujours tenue pour plus grande encore, de l’Église.

Ce petit livre est un essai sur saint François et non pas sur l’Ordre franciscain, encore moins sur l’Église catholique ou sur la Papauté, ou sur la conduite tenue envers les Franciscains extrêmes, les Fraticelli. Il suffit donc de noter en très peu de mots la nature générale de la dispute qui fit rage après la mort du grand saint, et troubla jusqu’à un certain point les derniers jours de sa vie. La question dominante était l’interprétation du vœu de pauvreté, ou refus de toute possession. Personne, autant que je sache, ne prétendit jamais contrarier le vœu que faisait personnellement chaque Frère de ne posséder aucun bien individuel, c’est-à-dire que personne ne prétendit contrarier son renoncement à la propriété privée. Mais certains Franciscains, invoquant pour leur appui l’autorité de François, allèrent plus loin que cela, et plus loin, je crois, que personne n’était jamais allé. Ils prétendirent abolir non seulement la propriété privée, mais la propriété même. C’est-à-dire qu’ils refusèrent d’être corporativement responsables de quoi que ce fût, de n’importe quels bâtiments, provisions ou outils ; ils refusèrent de les posséder collectivement, même alors qu’ils en faisaient collectivement usage. Il est parfaitement vrai que beaucoup de défenseurs de cette position, surtout parmi les premiers, étaient animés d’un admirable esprit de désintéressement, et entièrement dévoués à l’idéal du grand saint. Il est aussi parfaitement vrai que le Pape et les autorités ecclésiastiques ne pensèrent pas que cette conception fût un arrangement possible et, en la modifiant, allèrent jusqu’à écarter certaines clauses du testament du grand saint. Mais comment jugerait-on que c’était en fait un arrangement possible, ou même seulement un arrangement, quand c’était en réalité un refus d’arranger quoi que ce soit. Nul n’ignore sans doute que les Franciscains étaient communistes ; mais ce n’était pas tant là être communiste qu’être anarchiste. À coup sûr, quelque argument que l’on mette en avant, il fallait que quelqu’un ou quelque chose fût responsable d’un certain nombre de monuments historiques, marchandises et biens meubles ordinaires et de tout ce qui les concernait. Beaucoup d’idéalistes de la catégorie socialiste, et notamment de l’école de M. Shaw ou de M. Wells, ont traité cette dispute comme s’il n’y eût eu là qu’un exemple de la tyrannie des riches et mauvais pontifes écrasant le véritable esprit chrétien des socialistes chrétiens. Mais, en vérité, cet idéal extrême était en un sens le contraire même de socialiste, ou même de social. Ce que refusaient précisément ces enthousiastes, c’était cette possession collective sur laquelle est bâti le socialisme ; ce que par principe ils refusaient de faire, c’est ce que par principe les socialistes ont été créés pour faire : posséder légalement de par leur qualité collective. Il n’est point vrai non plus que les Papes l’aient pris avec ces enthousiastes sur un ton uniquement dur et hostile. Le Pape maintint pendant longtemps un compromis qu’il avait spécialement établi pour répondre à leurs objections de conscience ; un compromis par lequel la papauté elle-même détenait la propriété comme une sorte de dépôt au lieu et place des propriétaires qui refusaient d’y toucher. La vérité est que cet incident montre deux choses qui sont assez communes dans l’Histoire catholique, mais fort peu comprises par le journalisme historique de la civilisation industrielle. Il montre que les saints étaient parfois de grands hommes tandis que les Papes étaient de petits hommes. Mais il montre aussi que les grands hommes ont parfois tort tandis que les petits hommes ont raison. Et il est en fin de compte bien difficile, pour le profane impartial et lucide, de nier que le Pape ait eu raison quand il affirmait que le monde n’était pas fait uniquement pour les Franciscains.

Car c’était là ce qu’il y avait au fond de la querelle. Derrière cette question pratique précise, il y avait une idée beaucoup plus vaste et plus importante, dont les mouvements et le souffle sont perceptibles pour qui suit la marche du débat. Formulons hardiment ainsi la vérité profonde : saint François était un homme si grand et si original qu’il y avait en lui quelque chose de ce qui fait le fondateur d’une religion. Beaucoup de ses disciples étaient, au fond du cœur, plus ou moins prêts à le regarder comme le fondateur d’une religion. Ils eussent volontiers laissé l’esprit franciscain s’échapper de la chrétienté comme l’esprit chrétien s’était échappé d’Israël. Ils l’eussent volontiers laissé éclipser la chrétienté comme l’esprit chrétien avait éclipsé Israël. François, cette flamme qui courait le long des routes d’Italie, devait être le commencement d’une conflagration dans laquelle la vieille civilisation chrétienne allait se consumer. La question qu’avait à résoudre le Pape était celle-ci : la chrétienté absorberait-elle François ou François la chrétienté ? Et sa décision fut juste, outre qu’elle répondait aux devoirs de sa charge ; car l’Église pouvait contenir tout ce qui était bon dans les Franciscains, et les Franciscains ne pouvaient pas contenir tout ce qui était bon dans l’Église.

Il y a une idée qui, bien que suffisamment claire dans toute l’histoire, n’a pas attiré peut-être suffisamment l’attention, en particulier de ceux qu’un certain bon sens catholique, plus vaste même que l’enthousiasme franciscain, aveugle sur la question. Pourtant elle naît des mérites mêmes de l’homme qu’ils admirent si justement. François d’Assise, on l’a dit et redit, était un poète ; en d’autres termes, c’était quelqu’un qui était capable d’exprimer sa personnalité. Or c’est en tous lieux la marque de cette sorte d’homme que ses limites mêmes le font plus grand. Il est ce qu’il est, non seulement par ce qu’il a, mais jusqu’à un certain degré par ce qu’il n’a pas. Mais on ne peut pas faire, des limites qui tracent les contours d’un portrait personnel comme celui-là, les limites de toute l’humanité. Saint François est un très puissant exemple de cette qualité propre à l’homme de génie, qui fait qu’en lui ce qui est négatif même est positif, parce que c’est une marque de sa personnalité. Son attitude envers le savoir et la culture est une excellente illustration de ce que je veux dire. Il refusait de connaître, et jusqu’à un certain point déconseillait, les livres et la science livresque ; et de son propre point de vue comme de celui de son œuvre en ce monde, il avait absolument raison. Le sens même de sa vision, c’était qu’elle ouvrait une vue nouvelle sur un monde nouveau, qui eût pu être fait du matin même. À part les grands évènements fondamentaux, la Création et l’histoire du Paradis terrestre, le premier Noël et le premier jour de Pâques, le monde n’avait point d’histoire. Mais souhaite-t-on et est-il souhaitable que toute l’Église catholique n’ait point d’histoire ?

L’idée principale de ce livre est peut-être que saint François parcourut le monde comme le pardon de Dieu. Je veux dire que son apparition marqua le moment où les hommes purent être réconciliés non seulement avec Dieu mais avec la nature et, ce qui est plus difficile encore, avec eux-mêmes. Car elle marqua le moment où le système social se trouva purgé enfin de tout ce paganisme ranci qui avait empoisonné l’ancien monde. Saint François ouvrit les portes des Âges Obscurs comme d’une prison du purgatoire, où les hommes s’étaient purifiés soit comme ermites au désert, soit comme héros dans les guerres contre les barbares. Toute sa fonction fut en vérité d’appeler les hommes à un nouveau départ, et de les appeler donc à l’oubli. Si on leur enjoignait de tourner un nouveau feuillet et de commencer une page neuve avec les premières grandes lettres de l’alphabet, naïvement dessinées et brillamment coloriées selon la primitive manière médiévale, il fallait aussi, de toute évidence, pour parfaire leur enfantine allégresse, que fût entièrement effacée sous leurs barbouillages la vieille feuille toute noircie et sanglante d’horreurs. Ainsi, j’ai déjà noté qu’il n’y a pas trace, dans la poésie de ce premier poète italien, de toute la mythologie qui s’attarda longtemps après le paganisme. Le premier poète italien semble le seul homme au monde qui n’ait même jamais entendu parler de Virgile. Et cela était parfaitement juste dans ce sens spécial selon lequel il est le premier poète italien. Il était parfaitement juste qu’il pût appeler rossignol le rossignol, sans que sa chanson lui fût gâtée ou attristée par les histoires terribles d’Itys ou de Progné. Bref, il est parfaitement satisfaisant que saint François n’ait jamais entendu parler de Virgile. Mais serions-nous vraiment satisfaits que Dante n’eût jamais entendu parler de Virgile ? Serions-nous vraiment satisfaits que Dante n’eût jamais rien lu de la mythologie païenne ? On a dit avec vérité que l’usage que fit Dante de ces fables-là fait partie intégrante d’une plus profonde orthodoxie ; que ses énormes fragments païens, ses figures gigantesques de Minos ou de Charon, ne font que laisser entrevoir, derrière toute l’histoire, une sorte de vaste religion naturelle qui, dès le début, préfigure la Foi. Il est bon que nous ayons dans le Dies Irae la Sibylle aussi bien que David. Que saint François eût volontiers brûlé tous les feuillets de tous les livres de la Sibylle pour la feuille nouvelle du premier arbre venu, cela est bien sûr ; et bien caractéristique de saint François. Mais il est bon que nous ayons le Dies Irae aussi bien que le Cantique du Soleil.

Bref, selon notre thèse, la venue de saint François fut comme la naissance d’un enfant dans une maison de ténèbres, et qui lève la sentence portée contre elle, d’un enfant qui grandit, inconscient de la tragédie dont il triomphe par son innocence même. Chez lui il fallait qu’il y eût non seulement innocence, mais ignorance. L’essence même de l’histoire est en ceci qu’il fallait que lui cueillît l’herbe verte sans savoir qu’elle poussait sur un assassiné, ou escaladât le pommier sans se douter qu’il avait servi de gibet pour un suicide. Telles étaient l’amnistie et la réconciliation qu’apportait au monde entier la fraîcheur de l’esprit franciscain. Mais il ne s’ensuivait pas qu’il dût imposer au monde entier son ignorance. Or je crois qu’il eût essayé volontiers de l’imposer au monde entier. Pour certains Franciscains il eût semblé séant que la poésie franciscaine chassât la prose bénédictine. Pour l’enfant symbolique dont nous venons de parler, cela était parfaitement rationnel. Il était assez naturel que le monde fût pour cet enfant-là une vaste nursery toute neuve aux blancs murs nus, sur lesquels il avait liberté de crayonner pour lui-même ses images à la manière enfantine, dessin naïf et gaies couleurs : les prémices de tout notre art. Il était assez naturel qu’à ses yeux cette nursery semblât la plus splendide demeure de l’imagination humaine. Mais dans l’Église de Dieu il y a beaucoup de demeures.

Chaque hérésie a été un effort pour amoindrir l’Église. Si le mouvement franciscain était devenu une religion nouvelle, c’eût été, somme toute, une religion étroite. Là où il tourna parfois à l’hérésie, ce fut une hérésie étroite. Il fit ce que fait toujours l’hérésie : il opposa l’état d’esprit à l’esprit. Cet état d’esprit était en vérité primitivement le bel et glorieux état d’esprit du grand saint François, mais ce n’était pas tout l’esprit de Dieu, ni même de l’homme. Et il est de fait que cet état d’esprit lui-même dégénéra, et tourna à la monomanie. Une secte se forma dont les adeptes, qu’on appela les Fraticelli, se déclarèrent les véritables fils de saint François et rompirent avec les compromis de Rome, en faveur de ce qu’ils eussent volontiers appelé le programme complet d’Assise. Au bout de très peu de temps, ces Franciscains détachés commencèrent de prendre allure aussi féroce que des Flagellants. Ils lancèrent des anathèmes nouveaux et violents ; ils dénoncèrent le mariage ; c’est-à-dire qu’ils dénoncèrent l’humanité. Au nom du plus humain des saints, ils déclarèrent la guerre à l’humanité. Ils ne périrent pas précisément par la persécution ; beaucoup d’entre eux se laissèrent finalement convaincre, et le noyau irréductible qui subsista, subsista sans rien produire qui fût le moins du monde susceptible de rappeler à qui que ce fût le véritable saint François. Ce qui clochait chez ces gens-là, c’est qu’ils étaient des mystiques et rien d’autre que des mystiques ; des mystiques et non des catholiques, des mystiques et non des chrétiens ; des mystiques et non des hommes. Ils se corrompirent parce que, au sens le plus exact, ils ne voulaient pas entendre raison. Or saint François, si romantiques et désordonnées que puissent apparaître à beaucoup ses révolutions, tint toujours à la raison par un invisible et indestructible cheveu.

Le grand saint était sain, et avec le son même du mot santé, comme un accord plus profond que l’on tire de la harpe, nous revenons à quelque chose de plus profond en vérité que tout ce qui semblait en lui une excentricité quasi féerique. Il n’était pas un simple excentrique, car il était toujours tourné vers le centre et le cœur du labyrinthe ; il prenait à travers bois les raccourcis les plus étranges et les plus zigzagants, mais toujours il revenait vers la maison. Non seulement était-il infiniment trop humble pour être un hérésiarque, mais encore infiniment trop humain pour souhaiter être un extrémiste, je veux dire un exilé aux extrémités de la terre. Le sens de l’humour qui pimente tous les récits de ses escapades suffisait à le retenir de jamais s’endurcir dans la solennité d’une assurance de sectaire. Il était par nature prêt à admettre qu’il avait tort ; et si ses disciples durent admettre qu’en certaines questions pratiques il eut tort, ils n’admirent qu’il eut tort qu’afin de prouver qu’il avait raison. Car ce sont eux, ses vrais disciples, qui ont véritablement prouvé qu’il avait raison et, même en passant outre à certaines de ses négations, ont triomphalement développé et interprété sa vérité. L’Ordre franciscain ne s’est point pétrifié ni n’a tourné court, comme une entreprise dont le dessein véritable eût été déjoué par une tyrannie officielle ou par la trahison intestine. C’en est le tronc même, central et orthodoxe, qui par la suite porta du fruit pour le monde. Il compta parmi ses fils Bonaventure, le grand mystique, et Bernardino, le prédicateur populaire, qui remplit l’Italie des très béatifiques bouffonneries d’un Jongleur de Dieu. Il compta Raymond Lulle avec son extraordinaire savoir et ses vastes plans audacieux pour la conversion du monde, homme d’une intense individualité, exactement comme saint François fut d’une intense individualité. Il compta Roger Bacon, le premier naturaliste dont les expériences sur la lumière et l’eau eurent toute la lumineuse étrangeté qui caractérise les débuts de l’histoire naturelle, et que les savants les plus matérialistes mêmes ont salué comme un père de la science. Il n’est pas seulement vrai que ceux-là étaient de grands hommes qui firent pour le monde de grands travaux, il est également vrai qu’ils étaient des hommes d’une certaine espèce, qui gardaient l’esprit et la saveur d’un homme d’une certaine espèce, et que nous pouvons retrouver en eux une touche et une nuance d’audace et de simplicité qui les fait reconnaître pour les fils de saint François.

Car tel est pleinement et finalement l’esprit dans lequel nous devrions nous tourner vers saint François : l’esprit de reconnaissance pour ce qu’il a fait. Il fut par-dessus toutes choses un grand donneur, et il aima principalement la meilleure manière de donner qui s’appelle rendre des actions de grâces. Si un autre grand homme 17 a écrit une Grammaire de l’Assentiment, on peut bien dire que lui a écrit une grammaire de l’acceptation, une grammaire de la gratitude. Il comprenait jusqu’en son tréfonds même la théorie de l’action de grâces ; et son tréfonds est un abîme sans fond. Il savait que la louange de Dieu repose sur sa base la plus solide quand elle ne repose sur rien. Il savait que nous mesurons le mieux le sublime miracle qu’est le simple fait de l’existence lorsque nous comprenons que, sans une étrange miséricorde, nous n’existerions même pas. Et quelque chose de cette vérité plus vaste se retrouve en petit dans nos propres rapports avec un si puissant faiseur d’Histoire. Lui aussi nous donne des choses dont nous n’eussions pas eu même la pensée ; lui aussi est trop grand pour un autre sentiment que la gratitude. De lui est venu un complet réveil du monde, et une aurore où toutes formes et toutes couleurs ont été vues nouvelles. Les puissants hommes de génie qui firent la civilisation chrétienne que nous connaissons apparaissent presque dans l’Histoire ses serviteurs et ses imitateurs. Avant que Dante ne fût, il avait donné la poésie à l’Italie ; avant que saint Louis ne gouvernât, il s’était dressé comme le tribun du pauvre, et avant que Giotto n’eût peint ses tableaux, il en avait joué les scènes. Ce grand peintre chez qui prit naissance toute l’inspiration humaine de la peinture européenne était allé lui-même à saint François pour s’inspirer. On rapporte que, lorsque saint François représenta à sa façon ingénue la Nativité de Bethléem, avec des rois et des anges aux raides et gais vêtements moyenâgeux et aux perruques dorées en manière d’auréoles, un miracle se produisit, où éclata la gloire franciscaine. L’Enfant Jésus était une poupée ou un bambino de bois, et l’on raconte que saint François le prit sur son cœur et que l’image vint à la vie dans ses bras. Certes il ne songeait point à d’autres choses moins importantes, mais nous pouvons dire qu’une chose, du moins, vint à la vie dans ses bras, et ce fut ce que nous appelons le drame. En dehors de son profond amour personnel de la poésie, peut-être ne donna-t-il pas corps lui-même à cet esprit dans aucun de ces arts. Lui était l’esprit qui s’incarnait. Lui était l’essence et la substance spirituelles qui parcouraient le monde, avant que quiconque eût vu sous leurs formes sensibles ces choses qui en étaient dérivées : feu errant comme venu de nulle part, à quoi des hommes plus grossiers purent allumer à la fois des torches et des flambeaux. Il fut l’âme de la civilisation médiévale avant même que celle-ci eût trouvé corps. Un autre courant, et tout différent, d’inspiration spirituelle, a pour une grande part sa source en lui ; j’entends toute cette énergie réformatrice des temps médiévaux et modernes dont le mot d’ordre est : Deus est Deus Pauperum. Sa ferveur spirituelle pour les êtres humains se retrouve dans une multitude de justes lois médiévales contre l’orgueil et la cruauté des riches ; elle inspire aujourd’hui pour une grande part ce que l’on appelle approximativement le socialisme chrétien et qui pourrait s’appeler plus correctement la démocratie catholique. Ni du côté artistique, ni du côté social, personne n’irait prétendre que ces choses n’eussent point existé sans lui ; pourtant il est strictement juste de dire que nous ne pouvons pas actuellement les imaginer sans lui, puisqu’il a vécu et qu’il a changé le monde.

Et quelque chose de ce sentiment d’impuissance qui fit plus de la moitié de son pouvoir descendra sur quiconque sait ce qu’a été dans l’Histoire cette inspiration, et ne peut en rendre compte que par une suite de phrases indigentes et désordonnées. Celui-là entreverra ce que saint François entendait par la grande et bienfaisante dette qui ne peut pas être payée. Il éprouvera en même temps le désir d’avoir fait infiniment plus et la vanité d’avoir fait quoi que ce soit. Il connaîtra ce que c’est que de subir pareil déluge des prodiges d’un mort, et de n’avoir rien à dresser là contre, de n’avoir rien à ériger, sous les voûtes surplombantes et écrasantes de pareil temple du temps et de l’éternité, que ce cierge mince, si rapidement consumé devant son autel.

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON,

Saint François d’Assise, Plon & Nourrit, 1925.

 

Traduit de l’anglais par Isabelle Rivière.

 

 

 

 



1 Allusion à une historiette bien connue en Angleterre et que voici : Un évêque, ayant à déjeuner un curé de campagne, s’aperçoit que celui-ci semble avaler avec difficulté l’œuf qui lui a été servi. « Eh ! quoi, monsieur, lui dit-il, cet œuf n’est-il pas bon ? » Or l’œuf était pourri. Le pauvre curé, qui ne veut ni mentir ni offenser son évêque, tout troublé, balbutie : « Mais si, mais si, Monseigneur, il est bon, il est bon par endroits ! » (It’s good in parts.) (N. de la T.)

2 La Reine Rouge est un des personnages du livre célèbre de Lewis Carroll : Alice au pays des merveilles, et qui commence la plupart de ses phrases par ces mots : « Il est absurde de dire... » (N. de la T.)

3 Frère Renard et Frère Lapin, d’un livre de contes pour les enfants, très populaire en Angleterre et en Amérique, intitulé Uncle Remus, où l’auteur, Joel C. Harris, rapporte par la bouche d’un vieux nègre, l’oncle Remus, quantité d’histoires et de chansons nègres, dont les principaux personnages sont Brer (déformation de brother) Rabbit, Brer Fox, et différents autres animaux. (N. de la T.)

4 Personnage imaginaire. (N. de la T.)

5 Blacks-and-Tans : policiers auxiliaires enrôlés en 1920 pour servir en Irlande. Leur nom venait de leur casquette noire et de leur costume couleur tan. (N. de la T.)

6 En français dans le texte.

7 Comme on a raconté que le firent les révolutionnaires russes à l’occasion de certaines fêtes des Soviets, au temps de Lénine. (N. de la T.)

8 En français dans le texte.

9 Dans le Songe d’une nuit d’été, acte V, scène 1. (N. de la T.)

10 Macbeth, acte V, scène 4. (N. de la T.)

11 Voir la note 3 ci-dessus. (N. de la T.)

12 Allusion au proverbe anglais : « Two is company, three is trumpery. » (N. de la T.).

13 En français dans le texte.

14 Apocalypse de saint Jean, IV, 6 et 8. (N. de la T.)

15 Pour jouer un tour à Frère Lapin, comme le raconte l’oncle Remus. (Voir la note 3 ci-dessus.) (N. de la T.)

16 En français dans le texte.

17 Newman. (N. de la T.)

 

 

 

 

 

 

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