Ampère

LA SCIENCE ET L’ESPRIT D’ORAISON

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques CHEVALIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le centenaire de la mort d’Ampère a rappelé l’attention des hommes sur cette étonnante figure 1. On sait le rôle capital qu’a joué le génie d’Ampère dans la création de l’électrodynamique, c’est-à-dire de l’électricité moderne avec ses corollaires chaque jour utilisés du transport de force à distance, de l’éclairage des villes et des campagnes, du télégraphe et du téléphone. On sait comment, à la suite de la mémorable séance du 4 septembre 1820, où Arago fit part à l’Académie des sciences de la curieuse expérience d’Œrsted, qui montrait a possibilité de dévier une aiguille aimantée en approchant d’elle un courant électrique, Ampère conçut le principe de la découverte fondamentale qui devait bouleverser la physique, en identifiant l’aimant à un courant, en définissant le courant électrique et sa direction, bref en établissant une connexion intime entre l’électricité et le magnétisme, et en prouvant que ce sont deux formes d’un même phénomène, susceptibles, par suite, d’agir l’une sur l’autre.

Découverte de philosophe autant que de savant, où se manifeste à plein ce génie dont Ballanche a noté les soudaines illuminations, l’aptitude exceptionnelle à unir l’analyse et la synthèse, le don de recréer et de retrouver, en les vivifiant, les découvertes antérieures pour en saisir les conséquences lointaines et les possibilités inaperçues, de percevoir dans le « fait primitif » révélateur d’une science, comme l’électromagnétisme, l’anneau par où chacune tient à toutes, et, grâce à une « intuition synthétique », de « découvrir dans un groupe ce que nous n’y avons pas mis ». Là, sans doute, réside la caractéristique essentielle du génie d’Ampère ; et, comme il l’a déclaré lui-même dans un fragment de 1815, relatif à l’ensemble de sa correspondance avec Maine de Biran, si quelque chose lui appartient bien en propre, c’est l’idée qu’il existe entre les choses elles-mêmes des relations qui préexistent à la connaissance que nous en avons, qui sont indépendantes de la nature des choses mêmes et ne dépendent que des divers modes d’union qui les lient. Ainsi tout repose sur des analogies et des coordinations étrangères à la pure sensation, et accessibles seulement à l’intuition de l’esprit.

C’est grâce à cette même intuition fondamentale des relations entre les choses que le génie d’Ampère put s’emparer des expériences de Fresnel sur les ondulations lumineuses pour rapprocher la lumière de l’électricité et du magnétisme, et calculer la surface de l’onde lumineuse ; se saisir des expériences de Davy pour assimiler au chlore le fluor, bien longtemps avant que Moissan eût réussi à l’isoler ; lire enfin, dans les expériences de Gay-Lussac sur les lois de combinaison des gaz, le principe générateur de la chimie atomique, qui, ramenant les forces en jeu dans l’intérieur de la matière atomique à trois groupes, énergies balistiques, accélérations et attractions, lui permit de démontrer la loi de Mariotte et d’établir que le nombre des molécules dans un même volume est le même quel que soit le gaz, en sorte que la densité du gaz est proportionnelle au poids de ses molécules, qu’il détermine, dont il prévoit les combinaisons, les agencements géométriques et les substitutions. Ampère, comme Pascal, se meut à travers tout l’univers, visible et invisible, avec l’aisance souveraine d’un homme qui en a la familiarité : ce qui explique tout à la fois son aptitude singulière à la recherche scientifique et sa distraction, ou son manque de suite, dans les habitudes journalières de la vie. « Il savait mieux, dit Sainte-Beuve, les choses de la nature et de l’univers que celles des hommes et de la société. » Précisons : il connaissait mieux le monde de création divine que les objets factices dont l’homme a peuplé son univers à lui.

De fait, si l’on cherche à découvrir la source vive de ses intuitions géniales, on s’aperçoit, suivant la juste expression de Louis de Launay, que la supériorité d’Ampère réside en ce que, « par-delà les petites vérités particulières de la physique ou de la chimie, cet homme d’un si prodigieux génie a constamment cherché la vérité divine ». À une heure où il était traversé par le doute, il écrivait à son ami Bredin : « Je ne trouve que des vérités, enseigne-moi la Vérité » : la Vérité unique, en qui se réconcilient toutes les vérités partielles, la Vérité essentielle dont toutes les vérités phénoménales ne sont que des manifestations éparses, la Vérité supérieure hors de laquelle toutes les vérités de ce monde demeurent incomplètes et dégénèrent en erreurs, le Bien seul capable d’assurer à l’esprit la certitude, au cœur le repos et la paix, à l’âme le don de force et de lumière.

 

C’est cette recherche qui commande toutes les démarches de son intelligence, en science comme en philosophie.

Très opposé à l’idéologie du XVIIIe siècle, qui prétendait substituer à la métaphysique une simple analyse des facultés humaines, Ampère s’efforce de rattacher l’analyse de l’esprit aux méthodes en usage dans la science positive, en établissant, avant la genèse des êtres ou des objets, leur classification en faits irréductibles, analogues aux corps simples de Lavoisier ou aux espèces fixes de Cuvier, et reliés entre eux par des relations primitives ou fondamentales.

Il écarte donc la théorie condillacienne de la sensation transformée, non seulement parce qu’elle réduit l’idée active à la sensation passive, mais parce qu’elle prétend que cette réduction se fait par une série d’identités : « ridicule théorie », à laquelle il oppose le raisonnement progressif, qui découvre du nouveau, qui ne répète pas mais invente, et dont chaque maille est reliée aux autres par une relation qui demeure la même quand les termes changent, rapport sui generis, indépendant de toute donnée sensible et objet de jugement intuitif.

Ainsi, les rapports de ressemblance dépendent de la nature des sensations entre lesquelles nous les avons aperçus, en sorte que, si les sensations venaient à changer, ces rapports changeraient : par exemple, j’ai conçu un rapport de ressemblance entre deux feuilles d’oranger ; si à l’une de ces feuilles je substitue une fleur, le rapport entre la couleur de la feuille et celle de la fleur ne sera plus le même qu’entre les deux feuilles précédemment comparées. Mais il n’en est pas ainsi des rapports de position et de nombre. Si, après avoir conçu qu’une branche est située entre deux autres branches, je remplace les trois branches, ou l’une d’elles, ou deux d’entre elles, par des feuilles ou des fruits, j’aurai, en considérant ces nouvelles sensations, la vue d’un rapport de nombre, de position ou de forme absolument indépendant de la nature des éléments coordonnés aussi bien que de nos organes, et tel que je puis la transporter, des phénomènes qui la manifestent, aux noumènes de nature inconnue qui en sont la cause permanente.

Tels sont précisément les modes premiers d’union ou de coordination immédiate, étendue, durée, causalité, mouvement, nombre, divisibilité, qui donnent lieu aux axiomes et propositions premières, et dans lesquels réside le monde nouménal ou réel, le monde invisible que découvre l’astronome ou le physicien. Par là, Ampère échappe aux conclusions sceptiques de Kant, qui considérait que ces lois de coordination ou catégories n’existent que dans et pour l’entendement humain, et ne valent que pour les phénomènes dans lesquelles elles apparaissent et auxquels elles sont liées. Par là, selon lui, la psychologie doit nous permettre d’atteindre les réalités qui sont le fondement de la métaphysique et de la morale, comme l’existence d’une cause première et de la survie de l’âme, avec un degré de probabilité tel qu’il devient pour nous un assentiment complet. Car, de même que la théorie physique nous révèle les modes de coordination indépendants des phénomènes spatiaux, de même le psychologue peut, derrière le moi phénoménal, apparent, saisi dans les actes passagers de l’effort, percevoir le moi nouménal, réel, qui est avec eux dans un rapport de causalité. Comme Dieu voit intuitivement, en un seul acte, toutes les dépendances nécessaires, même celles qui exigent pour nous les plus longues déductions, ainsi chez l’homme, par une analogie lointaine mais réelle, le jugement intuitif, dernier terme de la connaissance, en détermine tous les autres modes, et nous livre le réel lui-même en nous livrant notre moi. Maine de Biran par l’observation intérieure, Ampère par l’analyse des conditions du savoir, nous ont ainsi ouvert, selon le mot de Bergson, une voie vers l’absolu dont Kant et Comte nous interdisaient l’accès, et ils nous ont indiqué la voie où la métaphysique doit s’engager et marcher définitivement.

Nous n’insisterons pas sur sa fameuse classification dichotomique des sciences, par règnes, sous-règnes, embranchements, ordres, familles et genres, à partir des sciences cosmologiques, ou sciences de la nature extérieure, et des sciences noologiques, ou sciences de l’homme intellectuel. Nous nous contenterons de noter que cette classification, à laquelle il attachait une importance capitale, et où il était tenté de voir son meilleur titre de gloire, repose tout entière sur l’idée platonicienne de l’opposition entre le monde phénoménal et le monde nouménal, entre le soleil sensible, celui que nous voyons, qui a un pied de diamètre, et le soleil intelligible, celui que calcule l’astronome, qui a 507 000 lieues de diamètre. Et après avoir proclamé cette distinction fondamentale, dans une lettre à Maine de Biran, datée de Poleymieux, 14 octobre 1805, il ajoute aussitôt : « Le Moi nouménal ne peut être connu, comme le monde des physiciens et des astronomes, que par les hypothèses que nous faisons pour expliquer les phénomènes du monde apparent et de notre propre pensée. Mais son existence est par là-même prouvée de la même manière que celle des autres substances, et c’est cette existence, base de l’espérance de l’autre vie, qu’il faut chercher à mettre hors de doute... » Passage capital, qui n’est d’ailleurs pas isolé dans l’œuvre d’Ampère, et qui marque à l’évidence le lien tout à fait intime qui existe, chez lui, entre la science et la philosophie, entre la philosophie et la foi, étapes ascendantes d’un seul et même mouvement de l’esprit, qui, par delà les phénomènes et les apparences transitoires, s’attache, dans la recherche scientifique comme dans la vie intérieure, à saisir la réalité substantielle, durable et permanente, qui les lie, les explique et les fonde.

 

Voilà ce qui fait la valeur particulière de l’œuvre d’Ampère, et plus encore la valeur de l’homme qui s’y décèle, qui dépasse toutes les traces écrites qu’il nous a laissées. Il se peint au vif, avec une exquise ingénuité, dans son Journal et dans sa Correspondance. Qu’on les lise. On y suivra pas à pas l’histoire douloureuse du grand savant, dont son père mort sur l’échafaud en 1793 disait avec orgueil : « Il n’est rien que je n’attende de lui » ; son idylle avec la jeune fille aux cheveux d’or et aux yeux d’azur, Julie Caron, dont il fut, sitôt après son mariage, séparé par la dureté de la vie, par la maladie et par la mort ; l’amertume d’un second mariage désaccordé, les troubles du cœur et des passions ; les doutes, les inquiétudes et les angoisses religieuses d’un esprit qui avait été nourri de l’Encyclopédie, qui la connaissait par cœur, qui professait en 1795 une haine violente du catholicisme, mais qui subit profondément, après 1804, l’influence de l’école mystique de Lyon, de Ballanche, de Bredin, d’Ozanam, de tous ces hommes prophétiques, héros de la charité ; puis que les épreuves, les adversités, les soucis et la misère d’une vie traversée d’orages et toujours difficile ramenèrent à Dieu avec des intermittences, pour tourner finalement son besoin passionné d’agir en désir de conquête de la nature et des âmes, dans la vérité et l’amour, et dans l’attente de cette « grande époque religieuse » que tout lui annonce, écrit-il à Ballanche en 1815, et qu’il appelle de ses vœux en se désolant de ne pas vivre assez pour la voir... Son ami Bredin, le physiologiste, – celui-là même à qui, peu de temps avant sa mort, il déclarait : « Il ne doit être question entre nous que des vérités éternelles », – pouvait dire de lui en toute vérité à son fils Jean-Jacques, au lendemain de sa mort : « Jamais homme n’aima comme il aimait. » N’est-elle pas de lui, cette parole si profondément humaine : « Je posséderais tout ce qu’on peut désirer au monde qu’il me manquerait tout : le bonheur d’autrui » ?

C’est pourquoi l’amour divin seul put satisfaire l’âme d’Ampère, comme celle de Pascal, et combler le vide infini que toutes les choses créées ensemble ne sauraient remplir. C’est pourquoi la science, menée jusqu’à ce point extrême où l’esprit, dépouillé des apparences, se trouve face à face avec la Vérité en sa source, le fixa en Dieu, comme elle avait fixé en Dieu l’âme de Pascal.

Alors, Ampère comprit pleinement, selon le mot de l’Imitation qu’il pratiquait sans cesse, l’obligation suprême de renoncer à soi pour obtenir la liberté de l’esprit et la liberté du cœur. « Dieu a voulu me prouver que tout est vain, hors l’aimer et le servir », écrivait-il à Bredin en 1818. « Je conçois maintenant, plus que jamais, le christianisme comme étant la loi sous laquelle le genre humain doit se ranger, et c’est à établir cette folie sublime, comme parle saint Paul, cette religion du dévouement, de l’amour de Dieu et de l’amour des hommes, que doivent tendre tous nos efforts. Oui, mon unique but maintenant sera d’être utile, mais utile dans le sens divin de ce mot. Perfectionner moi-même et les hommes, voilà l’idée que j’ai toujours devant les yeux et fixée dans mon esprit. Tout ce qui ne se rapporte pas à cela, je l’exclus de ma vie ; je ne veux ni travailler, ni apprendre, ni sentir, ni composer rien qui ne vise là... »

Et le lendemain de son retour à Dieu, en 1817 : « Il n’y a de bon esprit que celui qui vient de Dieu. L’esprit qui nous éloigne de Dieu, l’esprit qui nous détourne du vrai bien, n’est qu’un esprit d’illusion et d’égarement. L’esprit n’est fait que pour nous conduire à la vérité et au souverain bien. Heureux l’homme qui se dépouille pour être revêtu ! La figure de ce monde passe. Si tu te nourris de ses vanités, tu passeras comme elle. Mais la vérité de Dieu demeure éternellement ; si tu t’en nourris, tu seras permanent comme elle. Mon Dieu ! que sont toutes ces sciences, tous ces raisonnements, toutes ces découvertes de génie, toutes ces vastes conceptions que le monde admire et dont la curiosité se repaît si avidement ? En vérité, rien, que de pures vanités. Travaille en esprit d’oraison. Que mon âme, à partir d’aujourd’hui, reste ainsi unie à Dieu et à Jésus-Christ. »

Le secret de la grandeur d’Ampère, comme de tous les savants qui ont renouvelé la vision de l’univers, est là : s’il a vu dans les choses de ce monde ce que nul avant lui n’avait su y voir, c’est parce qu’il ne les regardait que d’un œil, l’autre étant constamment fixé, selon sa belle parole, par la lumière éternelle, qui vient du Soleil de Justice.

 

 

Jacques CHEVALIER, Cadences, Plon, 1939.

 

 

 

 

 



1  Cf. le Journal et la Correspondance d’Ampère, publiés fragmentairement en 1872 par Mme CHEUVREUX, et d’une manière complète et rigoureuse chez Gauthier-Villars par Louis DE LAUNAY, qui en a tiré une monographie du Grand Ampère (chez Perrin). Voir aussi, de Maurice LEWANDOWSKI, André-Marie Ampère : la science et la foi (éditions Grasset) ; de Joseph BUCHS, l’École mystique de Lyon (Alcan) ; et le tome VII des Œuvres de Maine de Biran (Alcan), ainsi que le Journal intime du philosophe, publié par La Valette-Monbrun chez Plon.

 

 

 

 

 

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