Dictionnaire des beautés et bienfaits du christianisme

 

 

INTRODUCTION

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

C.-F. CHEVÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DICTIONNAIRE

 

DES BIENFAITS

 

ET BEAUTÉS

 

DU CHRISTIANISME,

 

dans tous les ordres, sous tous les aspects et selon tous les modes,

 

DANS L’INDIVIDU, DANS LA FAMILLE, DANS LA SOCIÉTÉ, DANS L’HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE,

DANS L’ÂME, LA CONSCIENCE, LES MŒURS, LES INSTITUTIONS, LES LOIS, L’ORGANISATION SOCIALE, POLITIQUE, CIVILE ET ÉCONOMIQUE,

DANS TOUTES LES BRANCHES DES BEAUX-ARTS : ARCHITECTURE, SCULPTURE, PEINTURE, MUSIQUE, LITTÉRATURE, POÉSIE, ETC.,

DANS TOUTES LES SCIENCES, MORALE, DROIT, PHILOSOPHIE, HISTOIRE, SCIENCES PHYSIQUES, MATHÉMATIQUES, ETC.,

 DANS L’ENSEIGNEMENT, LA PROPAGATION ET LE PERFECTIONNEMENT DE TOUTES LES BRANCHES DE L’ACTIVITÉ HUMAINE,

DANS L’AGRICULTURE, L’INDUSTRIE,

EN UN MOT :

 

EN TOUTES CHOSES, TOUJOURS ET PARTOUT.

 

Instaurare omnia in Christo.

(Ephes. 1, 10.)

 

PAR C.-F. CHEVÉ

 

PUBLIÉ

 

PAR M. L’ABBÉ MIGNE,

ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DU CLERGÉ,

OU

DES COURS COMPLETS SUR CHAQUE BRANCHE DE LA SCIENCE RELIGIEUSE.

__________

 

TOME UNIQUE.

__________

 

PRIX : 8 FRANCS.

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S’IMPRIME ET SE VEND CHEZ J.-P. MIGNE, ÉDITEUR,

AUX ATELIERS CATHOLIQUES, RUE D’AMBOISE, AU PETIT-MONROUGE,

BARRIÈRE D’ENFER DE PARIS.

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1856

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION.

 

I. – La charité loi universelle.

 

Charitas universa lex.

 

Le principe, la source de tous les bienfaits comme de toutes les beautés du christianisme, c’est la charité. En effet, le christianisme, qui résume en lui toute la vérité, se résume lui-même en un seul mot, la CHARITÉ. Là « est toute la Loi et les Prophètes », dit Jésus-Christ, la LOI UNIVERSELLE, universa lex (Matth. XXII, 40.)

Toute la Loi du Christ comme celle de bise, la Loi ancienne comme la Loi nouvelle, est renfermée dans ce seul précepte qui constitue pour tous les hommes la loi universelle.

Écoutez en effet ce que dit la Loi de Moïse selon ses propres interprètes :

« Voici qu’un docteur de la Loi, s’étant levé, dit au Christ, pour le tenter : Maître, que faut-il que je fasse pour posséder la vie éternelle ?

« Jésus lui dit : Qu’y a-t-il d’écrit dans la Loi ? qu’y lisez-vous ?

« Il lui répondit : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, de toutes vos forces et de tout votre esprit : et votre prochain comme vous-même.

« Jésus lui dit : Vous avez fort bien répondu ; faites cela et vous vivrez. » (Luc. I, 25, 28.)

Que dit maintenant la Loi du Christ, selon le Christ lui-même ?

« Un des pharisiens, docteur de la Loi, vint lui faire cette question pour le tenter :

« Maître, quel est le grand commandement de la Loi ?

« Jésus lui dit : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, de tout votre esprit et de toutes vos forces.

« C’est le premier et le plus grand commandement.

« Et voici le second, qui est semblable à celui-là : Vous aimerez votre prochain-comme vous-même.

« Dans ces deux commandements sont renfermés la Loi universelle et les Prophètes. » (Matth. XXII, 34, 40.)

Cette Loi universelle est plus grande que tous les holocaustes et tous les sacrifices, selon qu’il est écrit :

« Alors un des scribes s’approcha de Jésus et lui demanda : Quel est le premier de tous les commandements ?

« Jésus lui répondit : Le premier de tous les commandements est celui-ci : Écoutez, Israël, le Seigneur votre Dieu est le seul Dieu ;

« Et vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, et de toute votre âme, et de tout votre esprit, et de toute votre vertu. C’est là le premier commandement.

« Mais le second est semblable au premier : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. Il n’y a point d’autre commandement plus grand que celui-là.

« Et le scribe lui dit : Bien, Maître ; ce que vous avez dit est la vérité, qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui ;

« Et que l’aimer de tout cœur, et de toute intelligence, et de toute âme, et de toute force, et aimer le prochain comme soi-même, est plus grand que tous les holocaustes et tous les sacrifices.

« Jésus, voyant qu’il avait sagement répondu, lui dit : Vous n’êtes pas loin du règne de Dieu. » (Marc. XII, 28, 34 ; Deut. VI, 5 ; X, 12 ; XI, 13 ; Eccle. VII, 32, etc.)

Saint Paul ne cesse de répéter que « toute la Loi est renfermée dans ce seul précepte » (Gal. V, 14) ; que « la charité est la plénitude de la Loi » (Rom. XIII, 10) ; que « la charité est le lien de la perfection » (Coloss. III, 14) ; que « la fin des préceptes est la charité de cœur pur » (I Tim. I, 5). Saint Jacques (II, 8) l’appelle « la loi royale ». Tous les Pères et les docteurs s’expriment de même : « La charité accomplit toute la Loi », dit saint Jean Chrysostome 1. « Tous les commandements de Dieu, dit saint Augustin, se rapportent donc à la charité. C’est pourquoi la charité est la fin de tous les préceptes, c’est-à-dire que tous les préceptes se rapportent à la charité 2. » Saint Grégoire le Grand : « Tous les commandements se rapportent à la charité comme à leur principe, et tout ce que le Sauveur a commandé dans son Évangile dépend de l’amour de Dieu et de son prochain, de même que les branches et les rameaux d’un arbre sortent tous d’un seul tronc et dépendent d’une seule racine 3. »

« Sans la charité », dit saint Jean Chrysostome, « toute œuvre est impure : virginité, jeûnes, veilles, prières, aumônes. Que vous bâtissiez à Dieu des temples, que vous lui offriez les dons, les prémices, ou les fruits de la terre, en un mot, quoi que vous puissiez faire encore, sans la charité, tout cela est compté pour rien. Songez donc à ne jamais faire quoi que ce soit sans charité 4. »

Saint Augustin : « Sans ce seul bien, tous les biens sont inutiles. Si je n’ai point la charité, j’aurai beau faire des aumônes, j’aurai beau confesser le nom de Jésus-Christ jusqu’à répandre mon sang et à souffrir le feu, si je n’ai point la charité, je ne suis rien 5. »

La charité n’est donc pas seulement une vertu, une perfection, une sainteté, mais le principe même de toutes les vertus, perfections, saintetés, réunies, condensées, multipliées l’une par l’autre, et ne formant plus de toutes qu’une seule élevée à la puissance de l’infini. Elle n’est aucune des œuvres du bien, mais l’élément même qui les produit, la sève qui les alimente et les vivifie ; car, selon saint Augustin, « quelque grandes que soient ces actions, elles sont vaines, si elles ne sont, pour ainsi dire, nourries du suc de la charité 6 ». Ces œuvres n’ont de perfection et de vertu qu’en proportion de la charité qu’elles contiennent et avec laquelle on les accomplit. « Sans la charité, dit l’Imitation, les actions extérieures ne servent de rien : mais la chose la plus petite et la plus vile devient toute profitable, lorsqu’elle est faite par un principe de charité 7. » De sorte que toutes les vertus, tout ce qu’il y a de bien dans le monde, ne sont que les effets divers d’une seule et même cause, la charité.

« Ainsi », dit saint Jean Chrysostome, « le commencement et la fin de toutes les vertus est la charité. Et si elle en est le principe et l’accomplissement, que peut-on lui comparer ? – La charité, mère des biens, maîtresse de la doctrine et principe de toute vertu 8. – La charité embrasse toutes les vertus : sans elle, tout le reste est néant 9. »

 

 

 

II. – Le monde des corps, le monde des esprits et le monde de la charité.

 

La charité est la perfection

et l’excellence de l’univers.

(S. FRANÇOIS DE SALES.)

 

La charité, c’est Dieu ou l’absolu. Il y a trois ordres ou trois règnes : le monde, l’humanité et Dieu. La charité, c’est l’union, l’unité de ces trois règnes ou trois ordres en Dieu. « L’homme », dit saint François de Sales, « est la perfection de l’univers, l’esprit, la perfection de l’homme, et l’amour, celle de l’esprit ; ainsi, la charité est la perfection de l’amour, et par conséquent la fin, la perfection et l’excellence de l’univers 10. »

C’est cette pensée que Pascal développe en ces termes : La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité ; car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux riches, aux rois, aux conquérants, et à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres de différents genres. Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leurs victoires, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, qui n’ont nul rapport avec celles qu’ils cherchent. Ils sont vus des esprits, non des yeux mais c’est assez. Les saints ont leur empire, leur éclat, leurs grandeurs, leurs victoires, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, qui ne sont pas de leur ordre, et qui n’ajoutent ni n’ôtent à la grandeur qu’ils désirent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps, ni des esprits curieux : Dieu leur suffit. Archimède, sans aucun éclat de naissance, serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles ; mais il a laissé à tout l’univers des inventions admirables. Oh ! qu’il est grand et éclatant aux yeux de l’esprit ! Jésus-Christ, sans biens et sans aucune production de science au dehors, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions, il n’a point régné ; mais il est humble, patient, saint devant Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur, et qui voient la sagesse ! Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livre de géométrie, quoiqu’il le fût. Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi : mais qu’il est bien venu avec l’éclat de son ordre ! Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était de même ordre que la grandeur qu’il venait faire paraître. Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur fuite, dans sa secrète résurrection et dans le reste ; on la verra si grande qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas. Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles, et d’autres qui n’admirent que les spirituelles, comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes dans la sagesse. Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et les royaumes, ne voient pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi-même ; et le corps, rien. Et tous les corps, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité ; car elle est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait tirer la moindre pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. Tous les corps et les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d’un ordre tout surnaturel 11. »

 

 

 

III. – Le bonheur par la charité.

 

Je les attirerai par les attraits

qui gagnent les hommes,

par les liens et les attraits

de la charité.

(Osee XI, 4.)

 

L’homme aspire au bonheur : c’est là l’unique objet de ses vœux, le fond même de sa nature, l’instinct qui embrasse tous les instincts de son cœur, c’est là l’homme tout entier. Sous le paganisme, les sages de l’antiquité se proposaient pour but la vie béate ou bienheureuse, vita beata. C’est cette science du bonheur qui, perdant bientôt dans l’abstraction son caractère essentiellement pratique, se nomma plus tard philosophie ou amour de la sagesse. Reprise, au nom de Dieu et du Christ, par les apôtres, les saints, les solitaires, les cénobites, les Pères et tout ce que le christianisme compte de plus élevé et de plus pur, elle est à elle seule toute la philosophie chrétienne, et se résume en un mot, la CHARITÉ.

En effet, la charité est elle-même la joie suprême et le bonheur infini, comme l’exprime son nom. Charité vient de χαρις, désignant ce qui donne le bonheur et la joie (χαριω, lætor), et répond à notre mot grâce, de gratus, ce qui fait plaisir, ce qui est agréable. D’où χαριτες, les trois grâces, c’est-à-dire les trois sources de bonheur : la perfection, la sagesse et la vie. Χαρις indiquait, chez les Grecs, cette grâce ineffable, cet attrait invincible qui nous ravit et nous transporte d’amour. Ainsi, dans l’acception rigoureuse de son étymologie, la charité est la source même de toute félicité par le charme qu’elle répand en nous et l’amour dont ce charme nous comble.

La charité, c’est l’amour en lui-même, l’amour universel, infini, divin. Or, qu’y a-t-il de plus doux que d’aimer, et d’aimer sans limites ? « Pourquoi », dit saint Chrysostome, « m’étendre à retracer les avantages de la charité ? Représentez-vous seulement l’amour en lui-même : quelle grande chose ! quelle joie, quelle paix il apporte à l’âme, quelles richesses de grâces ! Admirables privilèges de la charité ! les autres vertus sont ordinairement accompagnées de quelque effort, comme le jeûne, la tempérance, les veilles, l’abstinence ; la charité seule n’a que du plaisir, et un plaisir sans mélange d’aucune peine. Elle est comme une abeille qui butine son miel sur toutes les fleurs. L’esclave, par elle, estime sa condition plus douce que la liberté. Quand on aime, on a plus de plaisir à obéir qu’à commander, bien que les hommes soient si avides de commandement. La charité change la nature des choses. Elle se présente les mains pleines de bienfaits. Elle est plus tendre qu’une mère, plus riche que toutes les reines. Elle rend aisées les choses pénibles. Elle nous fait goûter les plus suaves délices de la vertu. Elle nous détourne du vice, comme du plus affreux malheur. Si l’objet aimé lui cause quelque chagrin, la charité ne s’irrite pas. Au lieu de la colère, ce ne sont que des larmes de tendresse, des consolations intérieures et des prières. Les offenses faites à Dieu peuvent seules la contrister ; encore cette affliction n’est pas sans douceur. Nulle joie au monde n’égale le plaisir que lui causent les larmes. Ceux qui rient du rire du monde sont loin de sentir les douceurs qu’éprouvent ceux qui pleurent pour leurs amis. Si vous ne me croyez pas, essayez de sécher les larmes de l’amour ; si vous pouviez y réussir, vous auriez tari la source de ses plus douces jouissances 12. »

« L’amour est une grande chose », dit l’Imitation, « c’est un bien tout à fait grand. Lui seul rend léger tout ce qu’il y a de pesant, et fait supporter avec égalité les vicissitudes de la vie ; car il porte un fardeau sans en sentir le poids, et rend doux et agréable tout ce qui est amer. Il n’y a rien au ciel ni sur la terre de plus doux que l’amour, de plus agréable, de plus parfait, ni de meilleur. Celui qui aime, vole, court et est dans la joie 13. »

La charité est la participation de l’esprit de l’homme à l’esprit même de Dieu, « parce que, dit l’Apôtre, la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rom. V, 5). Par la charité, notre esprit ne fait donc plus qu’un avec l’Esprit de Dieu, « qui est le seul et même esprit du Père et du Fils 14 » ; de sorte que nous possédons ainsi Dieu tout entier. En le possédant, nous possédons en lui tout ce qui est, tout ce qui peut être, et sa félicité suprême devient notre propre félicité.

Joie divine et bonheur inexprimable, la charité est donc ce qui nous donne, ce qui seul peut nous donner cette vie bienheureuse que poursuivaient les anciens sages des écoles philosophiques et qu’ont réalisée les saints 15. Aussi saint Jean dit-il que la charité bannit toute peine et toute crainte (I Joan. IV, 18), comme la théologie professe qu’elle exclut toute erreur et tout mal. Aussi saint Paul rappelle-t-il sans cesse les fidèles à la joie, expression de la charité : « Soyez toujours dans la joie en Dieu ; je vous le dis de nouveau, soyez dans la joie » (Philip. VI, 4). « Soyez toujours dans la joie » (I Thess. V, 16).

 

 

 

IV. – La charité, c’est Dieu.

 

Dieu est charité : et ainsi quiconque

demeure dans la charité demeure

en Dieu, et Dieu demeure en lui.

(I Joan. IV, 16.)

 

« La nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme et hors de l’homme 16. » Ce mot profond de Pascal explique comment la charité est la loi même de notre nature, précisément parce qu’elle est surnaturelle. Le cœur de l’homme est une aspiration incessante vers le souverain bien : or le souverain bien, c’est Dieu. Vers l’amour : or l’amour infini c’est Dieu. Vers la félicité et la vie : or la félicité suprême, la vie en soi, c’est Dieu. Vers la science, la vérité la justice : or la science, la vérité, la justice absolues, c’est Dieu. Vers la bonté, la sainteté, la sagesse : or la bonté, la sainteté, la sagesse parfaites, c’est Dieu. Vers l’ordre, l’unité, l’harmonie : or l’ordre, l’unité, l’harmonie sans fin, c’est Dieu. Vers la source de toute beauté, de toute grâce et de toute perfection : or Dieu en est la source unique, toujours pure, immuable, éternelle. La charité seule satisfait donc à la fois tous ces besoins, parce que seule elle nous rend ce « Dieu partout perdu dans l’homme et hors de l’homme ».

Qu’est-ce en effet que la charité ? « La charité, c’est Dieu », nous répond le disciple bien-aimé du Christ. (I Joan. IV, 8.) La charité, c’est Dieu partout présent en nous et hors de nous. « Nul homme n’a jamais vu Dieu. Si nous nous aimons réciproquement, Dieu demeure en nous, et sa charité est parfaite en nous » (Ibid., 12). Oh ! aimons donc Dieu, et aimons-nous les uns les autres, puisque cet amour, c’est Dieu lui-même : « Bien-aimés, aimons-nous mutuellement, car la charité est de Dieu ; et tout homme qui aime est né de Dieu, et il connaît Dieu. Celui qui n’aime point ne connaît point Dieu, parce que Dieu est charité » (I Joan. IV, 7, 8). Divine charité, où vous êtes, là commence le ciel, ubi tu, ibi cælum 17, car vivre en Dieu, c’est vivre dans le ciel !

« Dieu est le lieu des esprits, comme l’espace est le lieu des corps 18 ; car c’est en lui que nous avons l’être, le mouvement et la vie » (Act. XVII, 28), par la charité. « Il n’y a qu’un Dieu, père de tous, qui est sur tous, parmi tous et réside en nous tous » (Ephes. IV, 6). C’est la charité qui nous le rend présent en tout : « car tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui » (Rom. XI, 36) ; présent dans la création comme dans l’homme ; « car l’Esprit du Seigneur remplit l’univers, et comme il contient tout (Sap. I, 7), il est l’âme de tout » (Eccli. XLIII, 29). C’est par la charité que nous le possédons, puisque la charité est la communion de notre esprit à cet esprit divin, tout entier présent partout et tout entier à chaque partie, âme de ce grand corps qui comprend l’univers et l’humanité.

« Les fidèles portent par la charité le caractère de Dieu 19. » La charité c’est donc l’infini vivant, l’infini palpitant au fond du nos entrailles, pour enflammer nos cœurs d’un amour sans limite, illuminer nos intelligences d’un idéal sans bornes, et exalter d’une puissance suprême toutes les forces et toutes les vertus de notre âme. Elle remue en nous jusqu’aux sources mêmes de la vie, nous élève, nous ravit, nous transporte hors de nous-mêmes, et nous rend réellement un être nouveau. Comment en serait-il autrement, puisque la charité est la présence et l’action de Dieu lui-même eu nous et hors de nous.

Avec tous les Pères et les docteurs de l’Église 20, Origène enseigne que « la vie du juste est une continuelle formation de Dieu dans l’homme, par une création de la charité active demeurant en lui 21 ». Il ajoute ailleurs : « La charité a été versée dans le cœur des saints pour qu’ils participent de la nature divine, comme l’enseigne l’apôtre saint Pierre. Effusion de l’Esprit-Saint, elle accomplit cette parole du Christ. « Qu’ils soient un en nous, comme vous, Père, êtes en moi, et moi en vous », c’est-à-dire qu’ils soient mis en union avec Dieu et en communauté avec la nature divine par la plénitude de la charité que nous donne l’Esprit-Saint 22. »

Ainsi connaître la charité, c’est connaître Dieu ; la posséder c’est naître à cette vie divine par laquelle nous entrons en société (I Joan. I, 3), en communauté de nature avec lui ; la pratiquer c’est demeurer en Dieu, Dieu demeurant lui-même en nous. Nous cherchons Dieu bien loin, tandis qu’il est là si près de nous, en nous-mêmes, et que nous vivons, nous agissons, nous sommes en lui, par la charité qui, nous créant spirituellement, nous rend ses fils et comme sa propre race (Act. XVII, 27, 29 ; Joan. XII, 13). Sublime paternité que bégaye, dès sa première prière, l’enfant qui dit à Dieu : « Notre Père. »

 

 

 

V. – La charité dans la Trinité divine.

 

Il est dit que Dieu est charité,

le Fils charité, et l’Esprit charité,

pour montrer le Fils et la Saint-

Esprit provenant de la même

source de divinité paternelle, la

charité, dont la plénitude est

même versée dans le cœur

des saints, afin de les rendre

participants de la neutre divine.

 

(ORIG., in Ep. ad Rom., IV, 9.)

 

« Vivre c’est marcher », dit saint Augustin, « c’est avancer vers un but 23. » Or Dieu seul est le but suprême de notre vie ; car il est la vie en soi, parce qu’il est la charité en elle-même 24, une, absolue, infinie : la charité étant le principe, la loi et l’esprit de la vie (Joan. III, 14, 15), comme il nous l’enseigne par le mystère même de sa propre existence, ou le dogme de la très-sainte Trinité.

La charité est le don de soi-même par amour. Or le don de soi implique la personnalité de celui qui se donne et la personnalité de celui à qui il se donne. Dieu, comme principe de tout ce qui est et de tout ce qui peut être, en PÈRE de toute vie, est donc une personne distincte. S’il n’aimait pas, il ne serait pas la charité : mais, dit saint Chrysostome, « la charité siège sur le trône du Père 25 ». C’est pourquoi il engendre un autre lui-même, à qui il se donne tout entier, parce qu’il aime d’un amour infini, dans lequel il se contemple soi-même, et qui est ainsi sa propre Expression, son Verbe, sa Pensée, sa Raison vivante, « splendeur de sa gloire, caractère de sa substance (Hebr. I, 3), image du Dieu invisible, engendré avant toute créature (Col. I, 15) », égal, coéternel et consubstantiel au Père, « ayant la forme et la nature de Dieu (Philip. I, 6 ; Col. II, 9), par qui tout a été créé au ciel et sur la terre » (Col. I, 16 ; Joan. I, 3), et qui est la loi vivante, l’expression même de la charité, comme le Père en est le principe et la source.

Le Verbe, expression vivante de la charité, et que la théologie nomme l’éternellement engendré ou le FILS, est donc une seconde personne distincte de la première ; car il se donne à elle tout entier comme le Père s’est donné tout entier à lui, parce qu’il l’aime d’un amour infini comme il en est aimé. Or ces deux personnalités, en se donnant ainsi l’une à l’autre d’une manière absolue, s’unissent éternellement et indissolublement, sans se confondre, dans ce don réciproque d’elles-mêmes, dans ce mutuel amour, qui est l’ESPRIT même de charité. Cet Esprit-Saint d’amour, qui procède de l’un et de l’autre, est aussi une personne distincte : car la personnalité qui réunit indivisiblement en soi celui qui se donne et celui à qui il se donne, n’est nécessairement ni l’un ni l’autre des deux, mais l’esprit de leur charité absolue personnalisée ; et Dieu n’est pas seulement une personne qui aime et une personne qui est aimée, mais il est encore cet amour lui-même en personne, selon toute l’étendue de la sublime parole de saint Jean : « Dieu est l’amour. »

Par le retour de son propre principe (la charité), – exprimé par le Verbe, – à sa personnification dans le Saint-Esprit, Dieu se trouvant à la fois et en même temps, sujet, objet et rapport de son amour et du don de lui-même, ces trois personnalités ne forment indivisiblement et substantiellement qu’un seul et même Être, qui est Dieu. Elles subsistent réellement et éternellement distinctes, sans quoi la charité ne serait plus possible en Dieu ; mais l’unité, leur centre, est à leur principe comme à leur fin, autrement leur charité ne serait plus infinie, puisqu’elles ne se seraient pas données l’une à l’autre d’une manière absolue, et que leur mutuel amour ne serait plus un d’une unité radicale et parfaite. La charité est donc le principe, la loi et l’esprit même de la vie en Dieu, ou ce qu’on nomme le mystère de la Trinité ; « parce que », dit saint Jean, « il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe et le Saint-Esprit ; et ces trois sont un » (I Joan. V, 7).

Ainsi, essence même et personnification de la charité, Dieu, par le mystère de sa propre existence ou de la sainte Trinité, nous enseigne que la charité est le principe, la loi, l’esprit de la vie, et que toute personnalité se forme du don de soi-même.

« L’union des personnes divines », dit Bossuet, « nous a été donnée comme le modèle de la nôtre. Ô Dieu ! Père, Fils et Saint-Esprit, je me reconnais en tout et partout, fait à votre image, à l’image de la Trinité, conformément à cette parole : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance » ; puisque l’union même que vous voulez établir en nous est l’image imparfaite de votre parfaite unité. Ô charité ! tu dois croître et te multiplier jusqu’à l’infini dans les fidèles, puisque le modèle d’union et de communication qu’on te propose est un modèle dont tu ne peux jamais atteindre la perfection. Tout ce que tu peux faire, c’est de croître toujours, en l’imitant, en communiquant de plus en plus tout ce qu’on a à ses frères : lumière, instruction, conseil, correction quand il le faut, amour, tendresse, vertu, par l’édification, le bon exemple, le support mutuel ; et à plus forte raison, biens, richesses, subsistances, et tout jusqu’au pain que nous mangeons 26. »

 

 

 

VI. – Idéal de la charité.

 

Le commandement que je vous

donne, est que vous vous aimiez

les uns les autres et que vous vous

entr’aimiez comme je vous ai aimés.

(Joan. XIII, 34 ; XV, 12.)

 

La charité implique la sainteté ou cet état de perfection suprême qui ne souffre dans l’intention comme dans l’acte aucun principe de corruption, de mal, de péché, pas même une ombre de tache ou de souillure. Or, le Christ n’est-il pas seul l’idéal divin de cette sainteté, le seul qui pût dire : « Qui de vous me convaincra d’aucun péché ? » (Joan. VIII, 46.)

Mais la charité implique en même temps la miséricorde. Or Jésus n’en est-il pas seul le divin idéal, miracle de bonté, remettant partout les péchés du monde, pardonnant à la femme adultère, emmenant avec lui au nombre des élus le larron repentant (Luc. XXIII, 43), enseignent aux hommes à être pleins de miséricorde comme Dieu même (Luc. VI, 36), à se pardonner tous entre eux sans fin, pour que Dieu leur pardonne (Matth. VI, 9 ; Marc. XI, 25, 26 ; Luc. XVII, 3, 5), et rachetant au prix de son sang l’humanité tout entière ?

En lui se trouvent ainsi conciliées l’imperfection de notre nature dans sa condition terrestre, et la parfaite sainteté à laquelle nous sommes appelés. L’infinie miséricorde étant une dans l’idéal divin avec l’infinie sainteté, nous devenons, par le repentir, participants de la seconde par là même que nous nous associons à la première en pardonnant à tous nos frères. Le signe sensible de cette réintégration de l’homme dans la plénitude de son divin idéal est ce que nous appelons sacrement de la pénitence.

La charité implique la pureté ou cet état de détachement complet des sens, dans lequel la virginité du corps n’est que l’expression de la parfaite virginité de l’âme. Or, Jésus n’en est-il pas seul l’idéal divin, dans l’angélique pureté de sa vie toute céleste et l’ineffable mystère de sa naissance, conception immaculée, au sein de la Vierge mère, de la chair pure par l’esprit pur ? – Participant par la chasteté à cette divine formation de l’idéal en Marie, et transfiguré par elle, le mariage devient lui-même un sacrement, ou le signe sensible de la conception virginale de la chair par l’esprit. Ainsi se concilient la pureté parfaite qui nous est prescrite, et la nécessité de la perpétuation de l’espèce.

La charité implique l’humilité ou l’entier renoncement à soi-même. Or, Jésus-Christ n’en est-il pas seul le divin idéal, lui « descendu du ciel, non pour faire sa volonté, mais la volonté de celui qui l’a envoyé » (Joan. VI, 38), lui qui n’enseigne que ce que lui a ordonné son Père (Joan. in, 49, 50), à qui il dit : Que votre volonté s’accomplisse et non la mienne ! (Matth. XXVI, 39, 3 ; Marc. XIV, 36, 39 ; Luc. XXII, 42.) Trente ans, humble artisan, il s’enfuit pour ne pas être roi (Joan, VI, 15) ; Seigneur et maître, lave les pieds de ses apôtres ; Christ, vient pour servir et non pour être servi, se fait l’esclave de tous, et, semblable au petit enfant ; « ayant la forme et la nature de Dieu, il s’anéantit lui-même en prenant la forme et la nature de serviteur, en se faisant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Philip. II, 6, 11). Dieu, il se fait homme pour nous sauver, hostie pour nous nourrir.

La charité implique le détachement complet de tous les biens de la terre. Or, le Christ seul est l’idéal divin de ce renoncement absolu, ne possédant jamais, durant toute son existence ici-bas, quoi que ce soit en ce monde, et « n’ayant pas même où reposer sa tête », lui qui refuse « tous les royaumes de la terre, toute la puissance et la gloire qui les accompagnent » (Luc. IV, 5, 8 ; Matth. IV, 8, 11).

La charité implique le dévouement incessant au soulagement de toutes les misères humaines. Or, le Christ seul en est le divin idéal par sa vie si sublime passée tout entière à faire le bien à tous, partout et toujours, à guérir toutes les souffrances de l’esprit et du corps, toutes les langueurs, les maladies, les infirmités, rendant la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, le mouvement aux paralytiques, la santé aux lépreux, aux possédés, la vie aux morts, multipliant les pains pour nourrir la foule, relevant, consolant, glorifiant tout ce qui est pauvre, faible, souffrant ou méprisé.

La charité implique l’amour, la douceur et la paix. Or Jésus-Christ seul en est le divin idéal par toutes les merveilles de son adorable vie ; répandant à chaque pas autour de lui comme le parfum d’un amour indicible, d’une tendresse infinie ; portant dans son cœur toute créature, depuis l’enfant qu’il appelle jusqu’à l’humanité tout entière qu’il rachète ; ayant des entrailles de mère pour toute souffrance et toute défaillance humaine, recherchant les petits et les pécheurs ; pleurant au tombeau de Lazare ; faisant reposer sur son sein la tête de son disciple bien-aimé ; répétant par trois fois de sa plus suave parole à celui qui trois fois l’avait renié : « Simon, fils de Jean, m’aimez-vous ? » (Joan. XXI, 15, 17.) Doux pasteur, rapportant sur ses épaules la brebis perdue, et l’aimant jusqu’à donner sa vie pour elle ; miracle de douceur, de patience, de mansuétude et d’onction ; agneau de paix, priant pour ses bourreaux, et apprenant aux hommes, par son exemple, à aimer leurs ennemis, à faire du bien à ceux qui les haïssent, et à prier pour ceux qui les persécutent et les calomnient.

Idéal de la charité par toute sa vie comme par son incarnation, Jésus-Christ l’est encore, et surtout par sa mort. Dieu, il se livre volontairement à des hommes pour être jugé, condamné, crucifié par eux. Trahi par un des siens, suant le sang, triste jusqu’à la mort, flagellé, meurtri, couvert d’insultes, de soufflets, de crachats, d’ignominies, écrasé du poids de sa croix, le front ceint d’épines, abandonné et renié de ses propres disciples, seul sur son long calvaire, abreuvé de fiel, de sang et d’outrages par ceux auxquels il a consacré toute sa vie à faire du bien, cloué vivant sur une croix, et mourant entre deux voleurs du supplice des derniers scélérats ; lui, l’homme sans péché, il pardonne à tous, prie pour ses bourreaux, et, calme, serein, toujours plein de sa douce et céleste mansuétude, il s’offre en holocauste à Dieu pour les péchés de ce monde qui le crucifie, se rend la victime expiatoire, la rançon de ses crimes, et, Dieu fait homme, donne sa propre joie pour le salut de l’humanité tout entière, qu’il aime jusqu’à la mort pour l’aimer éternellement au delà de la mort. Ecce homo ! ecce charitas !

 

 

 

VII. – Triple objet de la charité.

 

Que tout ce que vous faites

s’accomplisse dans la charité.

(1 Cor. XVI, 14.)

 

La charité est cet amour purement spirituel, qui nous rattache à Dieu et à nos semblables par un lien mystérieux que rien n’explique, si ce n’est cet amour lui-même. L’histoire de la vie des saints nous montre à quel degré de puissance et d’enthousiasme peut s’élever l’amour de Dieu, et cependant Dieu est inaccessible à tous les sens du corps et ne peut être vu que des yeux de l’esprit ; l’amour que nous lui portons est donc un amour purement spirituel. La même histoire nous offre le spectacle sublime de ces âmes d’élite, se consacrant au soulagement de tout ce que la misère et les infirmités humaines ont de plus repoussant pour la délicatesse de nos sens et aimant d’une tendresse inexprimable ceux mêmes qui les avaient accablés des plus sanglants outrages et des plus horribles traitements. Évidemment un tel amour ne tient en rien aux instincts du corps, puisqu’il faut, au contraire, qu’il dompte toutes ses répugnances et ses aversions naturelles ; il est donc aussi purement spirituel. Ainsi, les faits eux-mêmes prouvent, sans réplique, que l’homme peut aimer Dieu et ses semblables d’un amour exclusivement spirituel.

Et cette preuve de fait évidente et palpable, il n’est pas nécessaire d’aller la demander aux saints François d’Assise ou de Sales, aux saints Bonaventure ou aux Fénelon, pas plus qu’aux sainte Élisabeth de Hongrie, aux sainte Catherine de Sienne ou aux saint Vincent de Paul ; il suffit de voir un homme priant Dieu et une sœur de charité au chevet d’un mourant.

La charité a trois objets : Dieu, le prochain et soi-même. Mais le premier, comprenant les deux autres, comme nous le montrerons, on peut, en définissant la charité par l’amour, dire qu’elle consiste à aimer Dieu en lui, dans le prochain et en soi-même.

Mais quel est cet amour qu’on nomme charité ? Ce n’est pas un amour sensible, car tous les maîtres de la vie spirituelle vous diront que, non seulement on peut avoir la charité en ne ressentant en soi aucun amour sensible pour Dieu, mais que c’est même dans cet état de sécheresse et d’aridité, dans ce dénuement de tout amour sensible qu’on peut exercer l’acte le plus parfait de charité. Et comment ? En se donnant cet amour sensible qui nous manque ? Non certes, car cela n’est point en notre pouvoir, mais en celui de Dieu seul. D’ailleurs, notre dénuement, à cet égard, est quelquefois tel que non seulement nous ne ressentons en nous aucun amour de Dieu, mais que nous n’éprouvons même aucun désir de l’avoir. Bien plus, il nous arrive même de ressentir une répugnance, une aversion qui nous en éloigne. Eh bien, même dans cet état nous pouvons posséder la charité, et la posséder parfaite. En effet, par le privilège merveilleux de la liberté, qui est comme la cime de notre être et le cœur même de sa vie, nous pouvons toujours protester, même contre ce que nous éprouvons, contre ce que nous ressentons, nous pouvons toujours refuser notre acquiescement, notre consentement aux sentiments et aux désirs qui se forment en nous ; nous pouvons toujours opposer la négation de notre volonté, de notre liberté à ce qui s’élève en nous et qui n’est pas nous. Notre personne, notre moi est tout entier dans cette liberté vivante, de sorte qu’il nous suffit d’être uni par ce seul point à Dieu pour que la charité reste intacte. Si nous ne cessons d’y adhérer par là, plus tout le reste est envahi, opprimé, dominé par ce qui est contraire à l’amour de Dieu, et plus notre charité, loin de s’éteindre, est au contraire méritoire, c’est-à-dire parfaite.

On le voit, c’est là l’exercice le plus haut de la liberté et de la personnalité, en même temps que de la spiritualité de l’homme. Mais que fera celui qui non seulement ne sent en lui aucun amour sensible pour Dieu, ni aucun désir d’en avoir, mais qui éprouve même une répugnance, une aversion qui l’en éloigne ? Il ne saurait se donner à lui-même cet amour que la grâce purement gratuite de Dieu peut seul produire ; il n’a pas la force de la demander, ni même de la désirer. Il semble, qu’à cet égard, il soit comme mort et privé de toute vie spirituelle. Dans cette situation, que peut-il faire ? Il peut toujours au moins accepter cet état comme épreuve, y voir la volonté de Dieu s’exerçant sur lui pour lui donner occasion de mériter, s’unir à cette volonté par le sacrifice même de la sienne : s’y unir en toute simplicité d’intention, avec douceur et patience, si ce n’est avec joie. Puis, s’il considère que, dans l’amour sensible, c’est Dieu qui opère tout en lui, le soulève, le porte et l’entraîne, s’il ne le ravit et ne le transporte, il comprendra que, dans l’état contraire qui lui succède, c’est l’homme alors qui est appelé à coopérer, en se servant de la liberté, qui lui reste toujours, au moins pour s’unir à la volonté divine qui ne le laisse privé des consolations qu’elle ne lui a d’abord données que pour qu’il fasse librement son œuvre de coopération, comme Dieu a fait la sienne, en le prévenant antérieurement de ses grâces. Alors il s’apercevra que cet état de dénuement spirituel est précisément ce qui fait sa dignité, sa grandeur, en même temps que sa vertu, et quelle est la condition de sa liberté en même temps que de la noblesse et de la générosité de son amour pour Dieu. Aussi les saints n’obtiennent-ils d’ordinaire la surabondance de grâces qu’en raison de leur constance dans l’absence de toute consolation, et la connaissance de leur dénuement spirituel s’accroît-elle d’ailleurs de toute l’élévation de l’idéal de perfection divine, qui augmente en proportion de leur sainteté. Voilà pourquoi ils se considèrent sincèrement comme d’autant plus imparfaits qu’ils avancent davantage en perfection. L’élève sent d’autant plus la distance de son tableau au modèle du grand maître qu’il copie, qu’il a plus profondément le génie des beaux-arts. En toutes choses, celui-là seul se croit d’autant plus parfait qui manque le plus du sentiment même de la perfection.

 

 

 

VIII. – Amour de Dieu.

 

La mesure de notre amour envers Dieu,

c’est de l’aimer sans mesure.

(Saint BERNARD.)

 

Qu’ils ont bien compris et pratiqué ces paroles de saint Bernard ces myriades de saints qui nous ont laissé tant d’exemples sublimes de l’amour de Dieu ! Chacun vous dira comme lui : « J’aime Dieu parce que je l’aime ; et je l’aime pour l’aimer encore davantage. » Comment ont-ils appris à aimer ? En aimant, selon l’admirable maxime de saint Augustin. « En aimant », dit Bossuet, « on acquiert de nouvelles forces pour aimer. Le cœur de l’homme se dilate, le Saint-Esprit, qui le possède, lui inspire de nouvelles forces pour aimer de plus en plus. Je ne sais si dans le ciel même l’amour n’ira pas toujours croissant, puisque l’objet qu’on aimera, étant infiniment parfait, il fournira éternellement à l’amour de nouvelles flammes. »

Si les monuments n’en subsistaient à jamais éclatants et indestructibles, qui pourrait croire aux prodiges de l’amour de Dieu, manifestés dans ses saints ? Comment les redire sinon en rappelant ces hymnes brûlants de charité dans lesquels se sont exhalés ses chants ? Qui ne connaît le célèbre cantique de saint François d’Assise « à son frère le soleil », et à toutes les créatures, ses sœurs ! Qui ne sait cet hymne radieux de son amour infini, d’où nous détacherons ces quelques mots :

 

        Nullo donca oramsi più mi riprenda,

        Se tai amore mi sa pazzo gire

        Già non è core che più si difenda...

        Pensi ciascun come cor non si fenda

        Fornace tal come possa patire.....

        Data m’è la sentenza,

        Che d’amore lo sia morto.

        Gia non voglio conforto,

        Se non morir d’amore.....

        Amore, amore grida tutto il mundo:

        Amore, amore, ogni cosa clama :.....

        Amore, amore, tanto penarmi fai,

        Amore, amore, nol’ posso patire :

        Amore, amore, tante mi ti dai,

        Amore, amore, ben credo morire :

        Amore, amore, tanto presso m’hai,

        Amore, amore, famm’ in te transire :

        Amore dolce languire,

        Amor mio desioso,

        Amor mio dilettoso,

        Annegami in amore.

 

Redirons-nous ce sublime cantique où sainte Thérèse exhale, en si admirables accents, l’amour de Dieu qui la consume :

« I. Je vis sans vivre en moi, et j’attends une vie si sublime, que je meurs de ne mourir pas.

« Cette union divine et cet amour qui soutient ma vie font que Dieu est mon Captif, et que mon cœur se trouve affranchi ; mais c’est pour moi une si forte souffrance de voir Dieu devenir mon captif que je meurs de ne pas mourir.

« II. Ah ! que longue est cette vie, que pénible est cet exil, que sombre est cette prison ! Qu’ils sont pesants ces fers auxquels mon âme est retenue ! L’attente seule de ma délivrance me cause une douleur si âpre que je meurs de ne pas mourir.

« III. Ah ! que la vie est amère, quand on ne jouit pas du Seigneur ! Si l’amour a ces douceurs, une longue attente a bien ses tristesses. Puisse Dieu me délivrer de ce fardeau, plus pesant que le fer, parce que je meurs de ne pas mourir.

« IV. Je vis de l’espoir seul que j’ai de mourir, car cette vie en finissant, rend certaine mon espérance. Ô mort où l’on obtient la vie, ne tarde pas, je t’attends, et je meurs de ne pas mourir.

« V. Vois combien l’amour est fort, ô vie ; ne me sois point importune. Vois que, pour te gagner, il ne me reste qu’à te perdre. Qu’elle vienne donc, la douce mort ; qu’il vienne, le riant trépas, car je meurs de ne point mourir.

« VI. Cette vie de là-haut est la vie véritable ; on n’en jouit pas, tant que celle-ci n’est point terminée. Ô mort, ne me sois point dédaigneuse ; je vis en mourant d’abord, car je meurs de ne pas mourir.

« VII. Ô vie, que puis-je donner à mon Dieu qui vit en moi, et que puis-je faire pour lui, si ce n’est de le perdre, afin de le mieux posséder ? Je veux en ce moment l’obtenir, puisque c’est lui seul que j’aime, car je meurs de ne pas mourir.

« VIII. Éloignée de toi, ô mon Dieu ! quelle vie puis-je donc avoir, et que puis-je faire si ce n’est de souffrir une mort, la mort la plus cruelle qu’il y eut jamais ? Je me prends en pitié lorsque je vois que mon mal est si profond, car je meurs de ne pas mourir.

« IX. Le poisson qui sort de l’eau trouve du moins quelque allégeance ; à l’homme qui descend dans la tombe, la mort du moins est secourable ; mais quelle mort peut être comparée à me vie douloureuse, car je meurs de ne mourir pas.

« X. Lorsque je commence à éprouver de la consolation en te voyant dans le sacrement, je sens mes peines s’accroître à la pensée que je ne puis te posséder ; tout est fait pour me contrister, puisque je ne te vois pas comme je voudrais et je meurs de ne pas mourir.

« XI. Lorsque je me berce de l’espérance de te voir, Seigneur, je sens redoubler ma tristesse, en songeant que je puis te perdre ; je vis dans une horrible frayeur, espérant comme j’espère, car je meurs de ne mourir pas.

« XII. Arrache-moi à cette mort, ô mon Dieu ! et donne-moi la vie ; ne me relions plus captive dans ces liens si forts. Vois : je meurs pour te contempler, et je ne peux vivre sans toi, car je meurs de ne pas mourir.

« XIII. Je pleurerai ma mort, et me lamenterai sur ma vie, parce qu’elle ne m’est point ôtée à cause de mes péchés. Ô mon Dieu ! quand sera-ce que je pourrai dire vraiment : je meurs de ne pas mourir ? »

 

 

 

IX. – Amour du prochain : amour de soi-même.

 

La charité est due à tous.

(S. AUG., De mor. Eccl.)

 

Jésus-Christ nous apprend lui-même que le commandement d’aimer le prochain est semblable à celui d’aimer Dieu. (Matth. XXII, 39 ; Marc. XII, 21.) « Le commandement de la charité du prochain », dit saint Chrysostome, « est tout semblable au commandement de la charité divine ; parce que le premier conduit à l’autre, et est en conséquence soutenu et fortifié par le second. » Saint Grégoire le Grand dit aussi : « C’est l’amour de Dieu qui a fait naître l’amour du prochain ; et c’est l’amour du prochain qui nourrit l’amour de Dieu, et lui sert d’aliment. » Voilà en quoi ces deux commandements sont semblables, et n’en forment qu’un seul.

« Ceux qui conçoivent bien les choses », dit saint Augustin, « comprennent facilement que chacun de ces deux préceptes renferme l’autre. Car celui qui aime Dieu ne peut le mépriser dans le commandement qu’il nous fait d’aimer le prochain ; et celui qui aime saintement et spirituellement le prochain, qu’aime-t-il en lui si ce n’est Dieu 27 ? »

En effet, aimer Dieu, c’est l’aimer dans le commandement qu’il nous a fait d’aimer nos frères, et partant, c’est aimer le prochain.

Aimer Dieu, c’est l’aimer dans ses œuvres, principalement en celles qui portent quelque caractère de lui. Or, l’homme étant non seulement l’œuvre, mais encore l’image et la ressemblance de Dieu, aimer Dieu, c’est aimer le prochain, image et ressemblance de Dieu.

Aimer Dieu, c’est aimer l’homme, qui est le temple où il habite.

Aimer Dieu, c’est aimer l’homme qu’il a créé, racheté, adopté pour fils et à qui il se communique tout entier par ses grâces.

Aimer Dieu, c’est aimer tous ceux que Dieu aime. Or Dieu, par la bonté qui lui est essentielle, aime tous les hommes. Aimer Dieu, c’est donc aimer tous les hommes comme il les aime.

Aimer Dieu, c’est vouloir qu’il soit aimé, obéi, adoré par tous ceux qui en sont capables. Aimer Dieu, c’est donc aimer tous les hommes en tant que susceptibles d’aimer, de servir et d’adorer Dieu.

Aimer Dieu, c’est aimer sa perfection, sa bonté, sa vérité, sa justice, répandues sur toutes les créatures et principalement sur l’homme qui reproduit ou du moins peut reproduire à un degré quelconque quelque image et ressemblance de ces divins attributs. Aimer Dieu, c’est donc aimer nos frères en tant qu’ils réfléchissent quelque image de ces perfections divines.

Voilà comment l’amour de Dieu est le principe en même temps que la règle de l’amour du prochain.

« Afin », dit saint Augustin, « que l’homme apprenne à aimer son prochain comme lui-même, il doit auparavant s’aimer véritablement lui-même, en aimant Dieu comme il le doit. L’amour du prochain est un degré pour s’élever dignement à l’amour de Dieu. La qualité du prochain ne se prend point de la proximité du sang, mais de la communauté d’une même nature raisonnable. La charité est le ciment des âmes, et fait une société entre les fidèles ; elle ne fuit point quand il faut rendre service, mais elle n’est point non plus téméraire ou précipitée pour se mettre en avant à contretemps. »

« Quelle dignité de l’homme », dit Bossuet, « l’obligation d’aimer son frère est semblable à celle d’aimer Dieu. Jésus-Christ ne dit pas : Vous aimerez Dieu comme vous-mêmes ; car il le faut aimer plus que soi-même, et ne s’aimer soi-même que pour Dieu 28. »

« L’homme », dit saint Léon, « a été fait participant de la nature divine 29. » Voilà ce qui le constitue. Il ne peut donc s’aimer soi-même qu’en s’aimant dans cette nature divine dont il est la participation.

En effet, comme nous l’avons dit, le cœur de l’homme est une aspiration incessante vers le souverain bien : or, le souverain bien, c’est Dieu. Vers la plénitude de la vie : or, la vie en soi, c’est Dieu. Vers l’amour infini : or, l’amour infini, c’est Dieu. Vers la félicité suprême : or, la félicité suprême, c’est Dieu. Vers la science, la vérité, la justice absolues : or, la science, la vérité, la justice absolues, c’est Dieu. Vers la bonté, la sainteté, la sagesse parfaites : or, la bonté, la sainteté, la sagesse parfaites, c’est Dieu. Vers l’ordre, l’harmonie, l’unité : or, l’ordre, l’harmonie, l’unité sans fin, c’est Dieu. Vers la source de toute beauté, de toute grâce et de toute perfection : or, Dieu en est la source unique, toujours pure, immuable, éternelle.

L’homme ne saurait donc s’aimer soi-même qu’en aimant Dieu qui seul satisfait tous ces besoins, toutes ces aspirations de son cœur, de son âme et de son esprit.

Voilà pourquoi saint Augustin nous dit : « Il n’y a aucun autre amour dont chacun puisse s’aimer soi-même que l’amour même qu’il porte à Dieu. Car il faut dire de celui qui s’aime autrement qu’il se hait plutôt qu’il ne s’aime. Comme personne ne peut donc s’aimer soi-même qu’en aimant Dieu, il est inutile que le précepte de l’amour de Dieu étant donné, il soit de plus ordonné à l’homme de s’aimer soi-même, puisque aimer Dieu c’est s’aimer soi-même 30. »

« Par je ne sais quel inexplicable mystère, quiconque aime lui-même et non Dieu, ne s’aime point ; et au contraire quiconque aime Dieu et non soi-même s’aime effectivement lui-même. Car qui ne peut vivre de soi, meurt par conséquent en aimant soi-même. Il ne s’aime donc pas celui qui détruit sa propre vie par cet amour de soi. Mais celui-là s’aime réellement qui, en rejetant cet amour de soi, s’aime d’autant plus dans celui dont il vit, et ne s’aime pas précisément pour aimer celui par qui il vit 31. »

« Avez-vous peur de Dieu ? jetez-vous dans ses bras », comme dit saint Augustin.

Bonaventure appelle la charité « la quantité de l’âme ». Car, dit saint Bernard, la mesure de l’âme est la mesure même de la charité qui est en elle, pensée que les Pères développent avec la plus admirable profondeur. « Telle est », dit saint Jean Chrysostome, « le pouvoir de la charité de donner à l’âme une étendue plus vaste que le ciel ; ce qui faisait dire à saint Paul : Dilatez-vous ! »

 

 

 

X.

 

Qu’est-ce que la charité ?

– La charité, c’est Dieu.

(Joan.)

 

« Quand je parlerais, dit saint Paul, toutes les langues des hommes, et la langage des anges mêmes, si je n’ai point la charité, je ne suis que comme un airain sonnant, et une cymbale retentissante.

« Et quand j’aurais le don de prophétie, et que je connaîtrais tous les mystères, et que j’aurais une science parfaite de toutes choses ; quand j’aurais encore toute la foi possible, jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai point la charité, je ne suis rien.

« Et quand j’aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres, et que j’aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n’ai point la charité, tout cela ne me sert de rien.

« La charité est patiente ; elle est douce et bienfaisante : la charité n’est point envieuse, elle n’est point téméraire et précipitée ; elle ne s’enfle point d’orgueil.

« Elle n’est point ambitieuse, elle ne cherche point ses propres intérêts, elle ne se pique et ne s’aigrit de rien, elle ne pense point le mal.

« Elle ne se réjouit point de l’iniquité, mais elle se réjouit de la vérité.

« Elle supporte tout, croit tout, espère tout, souffre tout.

« La charité ne finira jamais. Maintenant ces trois, la foi, l’espérance et la charité demeurent ; mais entre elles la plus excellente est la charité. » (I Cor. XIII.)

« C’est une noble vertu que la charité, dit Thomas Kempis, qui surpasse toutes les vertus, toutes les sciences, tous les dons. »

Elle atteint Dieu lui-même dans ses embrassements, elle unit les anges aux hommes ; et des enfants des hommes elle fait des fils de Dieu et des âmes des saints.

Elle a fait que Jésus-Christ est né d’une vierge, et a été crucifié pour le salut des hommes.

Elle purifie l’âme du péché, elle élève l’homme à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son affection, de toute son intelligence ; elle l’enflamme et le remplit d’une admirable douceur.

Du pécheur elle fait un juste ; de l’esclave, un homme libre ; de l’ennemi, un ami ; de l’étranger, un concitoyen ; de l’inconnu, un intime : elle donne une demeure fixe au vagabond, l’humilité au superbe, la douceur aux méchants, la ferveur aux tièdes, la joie aux affligés, la libéralité aux avares, le goût des choses du ciel aux hommes de la terre, la sagesse aux ignorants.

Voilà les œuvres de la charité répandue dans le cœur des croyants par l’Esprit-saint qui leur a été donné des cieux.

Bien grande est la largeur et la grandeur de ses ailes ; elle vole au-dessus des chérubins et des séraphins, au-dessus de tous les chœurs des anges.

Elle unit les plus sublimes hauteurs aux plus profonds abîmes, elle traverse la vallée et revient à la montagne ; elle ramène la multiplicité à l’unité, elle comble de joie tous et chacun, non pas ceux qui se glorifient vainement en eux-mêmes, mais ceux qui dilatent tout leur être dans le divin amour.

La charité parcourt le ciel et la terre, la mer et le désert : et tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend des créatures, elle le rapporte à la louange et à la gloire du Créateur.

Car il n’est rien de si petit et de si vil dans la nature qui ne fasse briller l’excellence de l’être, l’art du grand ouvrier, la puissance, la sagesse, la providence de celui qui crée, dispose et gouverne si bien toutes choses. Cette considération porte l’âme pieuse à louer Dieu, à le bénir en tout temps et en tous lieux, à se réjouir, à tressaillir de bonheur. À cette pensée le cœur s’embrase, et, comme la cire bouillonnant à l’action de la flamme, il ne sait plus garder de mesure ; mais au-dessus de tous les astres des cieux, il vole pour trouver son seul bien-aimé, le créateur et le modérateur de toutes choses ; il vole, jusqu’à ce qu’en lui il soit comblé de la joie la plus parfaite, et s’endorme dans le plus tranquille repos.

Oh ! quelle jouissance, quel bonheur immense pour celui à qui il a été donné de s’attacher à Dieu et de jouir de lui dans le secret ! Oh ! s’il m’était permis de goûter un peu de ce banquet, dont l’entrée est libre aux anges et qui n’a point de fin !

Mais il faut revenir à la vie active et soutenir courageusement ce combat contre les tentations de chaque jour par la vertu de la charité.

Car souvent après la joie vient le deuil, après le plaisir, la tristesse, après le rire les larmes, après la paix et la tranquillité la guerre et l’anxiété, après une grande consolation une désolation immense ; soit une tentation importune, soit une affliction corporelle, une vexation de la part des hommes, des amis enlevés, une attaque de l’ennemi, un trouble de l’âme, les railleries des enfants, les menaces des grands, la dure réprimande des supérieurs. Toutes ces choses arrivent pour humilier l’orgueil de notre cœur, pour nous faire compatir aux faibles, aux malheureux, à ceux qui sont éprouvés par la tentation. « Ne mettons donc point notre confiance en nous-mêmes ; ne nous enorgueillissons point et ne cherchons pas nos aises ; mais en toutes choses, humilions-nous, soumis à Dieu et à toute humaine créature, à cause de Dieu, dans une véritable charité. »

Par la charité, Dieu est venu dans ce monde.

Par la charité, il ramène l’homme au ciel.

Par la charité, Jésus-Christ est descendu jusqu’à l’homme pécheur. Par la charité et l’ignominie de la croix, il est monté à la droite du Père, et il a donné à l’homme le plus grand des honneurs.

La charité n’est jamais oisive ; car elle opère les choses les plus grandes et les plus sublimes, et elle s’abaisse également, et même avec plaisir, aux emplois les plus humbles et les plus abjects. Elle s’acquitte avec soin des charges honorables ; elle se réjouit quand l’obéissance lui en impose de plus viles. Elle n’a pas horreur de toucher les plaies des malades, de laver leurs pieds, de remuer leur pauvre couche, de nettoyer leur linge, d’essuyer leurs ordures. Elle supporte patiemment les difficultés, et se réjouit au milieu des opprobres.

Comme le feu consume le bois, ainsi la charité anéantit les vices. Elle purifie le cœur par la contrition, elle le lave par la confession, elle achève de le blanchir par la prière, elle l’éclaire par les saintes lectures, elle l’enflamme par de dévotes méditations, elle le recueille par la solitude, elle unit l’âme à Dieu par un brûlant amour.

La charité excite les lèvres de l’homme à louer Dieu, ses mains à travailler pour Dieu, ses pieds à marcher vers Dieu, ses yeux à le contempler, sa mémoire à s’en souvenir, tout son corps à le servir, toutes ses facultés intérieures à l’aimer par-dessus tous les biens du ciel et de la terre.

La charité dans une âme humble efface le mal passé, fortifie contre le mal futur, instruit du mal présent. Elle délivre de beaucoup de doutes ; elle arrête la curiosité, retranche les superfluités, exclut la vanité, découvre l’erreur, inspire la haine de tout ce qui est honteux, adoucit la dureté, éclaire l’obscurité, ouvre à la prière les secrets du ciel, et règle tout au dedans et au dehors.

La charité est cette bonne volonté d’une âme saine qui ne cesse d’opérer dans la droiture ; malgré que quelquefois la faiblesse ou la nécessité ne lui permette pas de faire le bien qu’elle avait projeté.

Oh ! bienheureuse âme pure à qui Dieu est tout, qui, hors Dieu, ne voit rien d’agréable et de pieux, mais sent tout amer et pesant ! Cet homme, Dieu le recherche ; Dieu l’aime, cet homme qui méprise et délaisse toutes choses et lui-même pour son amour, qui combat avec courage et garde son cœur dans la pureté.

Elle va à Dieu vite et sans entraves, l’âme pure. Elle s’envole au-dessus de toutes les choses créées de ce monde, elle qui ne désire aucun bien, aucun honneur de la terre.

L’amour de Jésus-Christ brise toutes les chaînes du monde ; il rend tous les fardeaux légers, et s’empresse d’accomplir avec fidélité tout ce qui plaît à Dieu. C’est pourquoi il prie avec Jésus-Christ et dit : « Mon Père, que votre volonté, et non la mienne, s’accomplisse partout et toujours 32. »

« L’amour est une grande chose, dit l’Imitation, « c’est un bien tout à fait grand. Lui seul rend léger tout ce qu’il y a de pesant, et fait supporter avec égalité toutes les vicissitudes de la vie ; car il porte un fardeau sans en sentir le poids, et il rend doux et agréable tout ce qui est amer.

« L’amour est noble ; il nous porte aux grandes actions, et nous excite à désirer toujours ce qu’il y a de plus parfait.

« L’amour veut toujours s’élever, et n’être retenu par aucune des choses d’ici-bas. L’amour veut être libre et dégagé de toutes les affections mondaines.

« Il n’y a rien au ciel et sur la terre de plus doux que l’amour, rien de plus fort, de plus élevé, de plus étendu, de plus agréable, de plus parfait, ni de meilleur, parce que l’amour est né de Dieu, et que, s’élevant au-dessus de toutes les choses créées, il ne peut trouver de repos qu’en Dieu.

« Celui qui aime vole, court, et est dans la joie ; il est libre, et rien ne le retient.

« Il donne tout pour tout, et possède tout en tout ; parce qu’il se repose dans celui qui est au-dessus de tout et qui est l’auteur et la source de tous biens, il ne regarde pas aux dons ; mais il s’élève au-dessus de tous les biens, pour ne voir que celui qui les donne.

« Souvent l’amour ne garde point de bornes, mais son ardeur l’emporte au delà de toute mesure.

« L’amour ne sent point son fardeau, il compte les travaux pour rien, il veut faire plus qu’il ne peut, et ne s’excuse point sur l’impossibilité, parce qu’il croit que tout lui est permis et possible. Il est en effet capable de tout ; et pendant que celui qui n’aime point s’abat et se décourage, celui-là exécute bien des choses et les achève.

« L’amour veille et ne dort pas dans le sommeil même. Il se fatigue sans se lasser ; il est resserré sans être gêné ; il est effrayé sans être troublé : mais comme une vive flamme et un flambeau ardent, il se fraye un passage en haut, et y monte sans obstacle.

« Celui qui aime connaît la force de ce mot d’amour. C’est un grand cri, et qui pénètre jusqu’aux oreilles de Dieu, que cette ardente affection d’une âme.

« L’amour est actif, pieux, gai et agréable ; il est fort, il est patient, il est fidèle, prudent, persévérant, courageux, et ne se cherche jamais lui-même ; car dès qu’on se recherche soi-même, alors on cesse d’aimer.

« L’amour est circonspect, humble et équitable ; il n’est ni lâche, ni léger ; il ne s’arrête point à des choses vaines ; il est tempérant, chaste, ferme, tranquille, et attentif à la garde de tous ses sens 33. »

 

 

 

XI. – Tout concilié par la charité.

 

Surtout revêtez-vous de la charité,

qui est le lien de la perfection.

(Col. III, 14.)

 

Après saint Augustin, saint Bernard, Malebranche 34, Bossuet et tous les Pères montrent 35 que toutes les facultés, tous les penchants de l’homme rayonnent d’un centre unique qui en est le principe et la source, que tous se dilatent et se condensent, s’épanouissent et se résument en un seul, l’amour : à quelque point de l’horizon que cet amour aspire, Dieu, l’homme, ou la création. Sentiment universel qui relie tous les êtres, cet amour est la tige sur laquelle Dieu a greffé le doux fruit de la charité. Cette nouvelle passion, comme dit Chateaubriand 36, ne vient donc refouler aucun des instincts natifs du cœur de l’homme, faire taire aucune des voix de sa nature, mais au contraire en dilater dans un essor infini les notes vivantes en flots d’harmonie, en fondre en une mélodie sublime toutes les vibrations égarées ou discordantes, et, rattachant à Dieu les cordes brisées de notre âme, en faire comme l’accord suprême d’une lyre céleste.

L’homme a besoin d’aimer : il aime naturellement sa famille, ses amis, sa patrie. Loin de rompre ou d’affaiblir ces affections humaines, la charité vient au contraire les agrandir, les sanctifier, et, les ramenant toutes à leur unique forer de grâce et de vie, y puise la sève qui les renouvelle et les féconde, la durée qui fixe leur changeante mobilité, l’expression vraie qui enlève tout ce qu’elles avaient d’incertain et de faux, l’harmonie qui coordonne dans l’unité leurs perpétuelles contradictions, et l’infini qui en fait disparaître toute limite. Elle fait de tous ces amours les modulations diverses d’un seul et même amour, qui embrasse l’humanité tout entière. L’affection pour sa famille n’est qu’une effusion sur ses proches de cet amour universel de la grande famille humaine ; l’amitié qu’un épanchement plus intime en quelques-uns de cette tendresse pour tous ; l’amour de la patrie qu’une des formes de cette dilection plus large encore qui étreint dans sa plénitude tous les hommes, tous les êtres. Ainsi tout dans nos affections est légitimé, sanctionné, béni, mis à sa place, à son ordre et dans son rapport vrai. Bien plus, par la charité, cet amour de l’humanité tout entière et de toutes les créatures n’est lui-même qu’une des faces d’un amour infini, l’amour de Dieu. C’est qu’au plus profond des entrailles de la nature humaine, au cœur même de sa vie, il existe une puissance mystérieuse, qu’on nomme le sentiment religieux, et qui, à travers la création et l’humanité, cherche dans l’Auteur de toutes choses et le Père commun des hommes l’objet suprême de son amour et de son adoration. Cet amour, qui est la charité par essence, transfigure tous les sentiments de notre cœur, et, sans rien leur enlever de ce qui les constitue, en efface toutes les imperfections, les contradictions, les faiblesses, les spiritualise, les divinise en lui.

La charité, c’est l’amour de Dieu renfermant en soi l’amour de nos semblables et l’amour de nous-mêmes. En effet, aimer Dieu, c’est aimer en lui toutes les créatures, dont il est le principe, la raison et la fin : c’est donc aimer par là même ses semblables et soi-même, mais les aimer d’un amour surnaturel et divin qui les transfigure et les idéalise à nos yeux, pour en faire l’image, la ressemblance vivante de Dieu, de sorte que c’est toujours Dieu lui-même que nous aimons en eux, quoique les distinguant de lui. Ainsi notre cœur s’épanouit sans limites, dans l’unité d’un seul et même amour.

Nous ne pouvons aimer réellement que ce qui est parfait. Dieu seul étant la perfection absolue, doit seul être aimé d’un amour absolu, de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit et de toutes nos forces. (Matth. XII, 34-40 ; Marc. XII, 28-34 ; Luc. X, 25-28.) Toutes les créatures n’ayant qu’une perfection relative et bornée, nous devons les aimer comme nous-mêmes, relativement, c’est-à-dire seulement dans tout ce qui en elles reproduit quelque chose de la perfection souveraine de Dieu, et dans la mesure où elles la reproduisent. Mais selon qu’il est dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Matth. V, 48), l’homme étant appelé à participer à la perfection même de Dieu, à en être l’image et la ressemblance, nous aimerons donc les autres et nous-mêmes dans cet idéal suprême de perfection infinie, qui est la destinée finale de toutes les créatures et la forme pure sous laquelle Dieu les conçoit, les aime et les contemple. Ainsi l’amour de nos frères et de nous-mêmes peut et doit s’épanouir aussi sans bornes, mais uniquement dans la projection de l’infini, et, dans cet horizon divin, ne pouvant jamais rien embrasser d’imparfait, il s’identifie, sans se confondre, avec l’amour de Dieu.

« Par là », dit Chateaubriand, « la charité dirige nos penchants vers le ciel, en les épurant et les reportant au Créateur ; par là, elle nous enseigne cette vérité merveilleuse que les hommes doivent, pour ainsi dire, s’aimer à travers Dieu, qui spiritualise leur amour, et ne laisse que l’immortelle essence, en lui servant de passage 37. »

Comprenez-vous quelles proportions prend dès lors l’amour de nos semblables ! Aimer une créature, notre cœur peut y trouver sa joie d’une heure ; mais comment trouvera-t-il son éternel repos dans cette nature imparfaite qui fuit et meurt comme l’instant qui s’écoule, comme le vent qui passe. Mais aimer en elle l’image de Dieu lui-même, la perfection suprême, grâce, amour, beauté, justice, vérité, vertu, dans sa reproduction vivante, l’homme dans l’infini, le temps dans l’éternité, l’aimer comme Dieu l’aime sous la forme accomplie de son idéal divin, ah ! quel amour alors pour ce reflet vivant de la force de Dieu ! Comme il s’y mêle à la tendresse la plus exquise je ne sais quoi de cette adoration du Dieu dont elle porte le caractère ! Quel respect pour cette créature que le Tout-Puissant a voulu si grande et si sainte ! Comme chaque homme devient pour nous, selon la parole de l’Apôtre, un temple vivant, un tabernacle, un sanctuaire où Dieu réside !

Voulez-vous voir maintenant ce qu’est l’homme sans la charité. Abîme de bassesse et de grandeur, l’homme est à lui-même une contradiction vivante, une antinomie faite chair. Mélange de tous les contraires, il touche à la fois le néant et l’infini, la matière et Dieu. Son cœur, foyer de corruption, de misères, de mensonges et d’iniquités, est en même temps l’aspiration incessante à toute justice, toute vérité, tout bonheur, toute vertu. Sa science ne vit que de la perpétuelle négation d’elle-même, et le dernier terme de sa pensée est de douter de tout, en disant avec Socrate et Pascal 38 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » Sans cesse combattu entre la loi du corps et la loi de l’esprit, « il ne fait pas le bien qu’il veut et fait le mal qu’il ne veut pas », de sorte qu’agissant ainsi contre sa propre volonté, ce n’est plus lui-même qui vit, mais l’esprit du mal qui vit en lui et à sa place. (Rom. VII, 15-25.) Comble d’imperfections, que peut seule satisfaire la perfection suprême, monstre de douleur et de péché qui ne rêve qu’éternelle sainteté et souverain bien ; c’est, comme dit Pascal, la bête et l’ange accouplés, la bête par son hideux asservissement aux passions du corps, l’ange par les aspirations divines de son âme. Qui conciliera dans l’harmonie cette contradiction vivante ? La charité.

Seule, la charité efface toutes les contradictions de la chair dans l’unité de l’esprit, qui est notre véritable et éternelle nature, parce qu’elle nous fait vivre de la vie pure de l’esprit, selon les enseignements de l’Apôtre. (Galat. V, 5, 6, 13-25 ; Rom. VIII, 4, 16, 35, 39 ; I Petr. II, 11.) Seule, comme le montre saint Chrysostome, la charité, lien de la terre au ciel, vient unir ce qui est divisé, concilier ce qui semble s’exclure, rendre commun à tous ce qui est à chacun, propre à chacun ce qui est à tous, et, loi universelle de la vie, relie tout dans une sainte et inaltérable harmonie qui est la joie parfaite et le bonheur suprême 39. Comment ? En nous montrant en Dieu même l’idéal et le type absolu de cette vie spirituelle qui concilie toutes choses dans la charité, idéal que la théologie nomme le Verbe incarné ou la raison de Dieu faite homme, et l’histoire Jésus-Christ, « l’Emmanuel ou Dieu avec nous. » (Matth. I, 23.)

La loi vivante de charité, c’est donc la vie de Christ, dont les paroles mêmes ne sont que le commentaire des actes ; c’est cette vie perpétuée par l’Église universelle, la société des saints, et sans cesse immanente aux entrailles de l’humanité par les signes sensibles ou sacrements de son amour. Cette vie du Christ, prototype de la nôtre, nous manifeste la charité, non plus seulement en Dieu et comme pure conception de l’esprit, mais dans l’homme et comme conciliation pratique, en l’unité de ce divin idéal, de toutes les antinomies terrestres. Car, « en Jésus-Christ », dit Pascal, « toutes les contradictions sont accordées 40 ».

 

 

 

XII. – La charité faite corps ou société.

 

Qu’ils soient un tous ensemble,

comme vous, Père, êtes en moi,

et moi en vous ; qu’ils soient

un de même en nous. Qu’ils

soient un comme amis sommes un.

Je suis en eux, et vous en moi,

afin qu’ils soient consommés

dans l’unité.

(Joan. XVII, 11, 21-23.)

 

La charité a son sanctuaire inviolable dans la conscience humaine. Son premier caractère est d’être spontanée comme un élan du cœur, libre comme une pensée de l’esprit, et toujours souverainement maîtresse d’elle-même, comme la conscience incoercible dont elle est le souffle créateur, la respiration vivante. L’univers entier, que dis-je ? Dieu lui-même ne saurait imposer à l’homme un mouvement de charité : et c’est là ce qui fait son incomparable grandeur ; car, étant la limite que la volonté de Dieu s’est tracée à elle-même, elle est aussi celle où commence notre personnalité immortelle.

Mais une longue communauté de foi et d’éducation morale, ayant uni et comme identifié la conscience d’un certain nombre d’hommes, crée de ce consensus une personnalité, une conscience collective, qui est le mot de tous en un seul, par une sorte de prodige de la charité.

Notre personnalité est trop étroite pour notre propre personne. Il nous la faut sans bornes pour satisfaire ce besoin de l’infini qui nous dévore. Nous voudrions qu’elle pût embrasser et comme contenir en elle tous les hommes, toutes les créatures, tous les êtres, et jusqu’à Dieu lui-même. Cette immense aspiration, en en prenant en nous le centre, c’est l’orgueil de Satan, la révolte de l’ange déchu, l’égoïsme dans toute son horrible amplitude. Mais, en en plaçant le centre en Dieu, unique foyer d’attraction de tous les êtres, c’est la pensée divine elle-même faite corps et humanité, c’est la conception de l’universelle unité, dernière prière du Christ, c’est la charité dans son idéal absolu.

Eh bien ! cet idéal, ce n’est pas une pure notion de l’esprit, mais un fait vivant de l’histoire. Sous le souille brûlant de la charité, notre personnalité s’élargit, se dilate, devient peuple et multitude, nations et humanité, elle embrasse le monde entier de la création, et, par delà ses sphères trop étroites, le monde même de l’infini. Qu’est-ce, en effet, que les sociétés humaines, sinon la personnalité de chacun multipliée par celles de tous, dans les générations du passé comme dans celles de l’avenir, et faisant de chaque membre de ce grand corps un moi collectif qui peut dire : – Français, je suis né avant saint Louis, Charlemagne ou Clovis, et j’ai oublié, parmi les obscures origines des Druides, mon acte de naissance sociale ; j’étais à Rome avec Brennus comme en Égypte avec Kléber, et quoique j’aie derrière moi quelque deux mille ans de vie, je vois devant moi dans l’horizon du futur une existence plus longue encore ; je me nomme Légion, car je suis trente-six millions d’hommes en un seul, ces millions multipliés par toutes les générations de ma vie antérieure et à venir ?

Qu’est-ce surtout que la société spirituelle ou l’Église, sinon la personnalité de chaque Chrétien élevée à la puissance de la personnalité de tout le genre humain en Adam, et à celle de la personnalité même de Dieu en Jésus-Christ ? Ah ! c’est alors que chaque membre de ce corps incommensurable, moi collectif, peut dire : – Chrétien, je remonte au delà de la création, et je suis contemporain du Christ, engendré avant tous les siècles ; je préparais la Loi nouvelle dans le premier homme, les patriarches, Moïse, les prophètes et le peuple juif ; je la répandais dans les apôtres, la confessais dans les martyrs, la glorifiais dans les confesseurs, les vierges et les saints, la décrétais dans les conciles, l’asseyais sur le trône en Constantin, et, rattachant le sacerdoce nouveau à l’ancien, en constituais le centre visible, d’Aaron à Pie IX, dans le pontificat suprême ; depuis six mille ans j’ai vu passer devant moi tout ce que le monde encense ou maudit, peuples, empires, monuments, cités, persécutions, hérésies, révolutions, consacrant ma vie éternelle du sceau de la cendre des morts ; je suis trois cent millions d’hommes en un seul, ces trois cent millions multipliés par chaque génération du passé et de l’avenir, de l’origine du monde à la consommation des siècles ; et debout, au sein de Dieu même, sur le roc inébranlable de l’Église, j’embrasse le monde de l’infini comme celui du créé, je vis toujours et ne meurs jamais, car je suis un en Christ, un en Dieu.

Or, le principe, le moyen et la fin de cette universalisation de la personnalité humaine, c’est la charité.

 

 

 

XIII. – La charité, loi de conservation sociale.

 

Faites donc aux hommes tout

ce que vous voulez qu’ils vous

fassent : car c’est là la Loi et

les Prophètes.

(Matth. VII, 12 ; Luc. VI, 31.)

 

« Le propre de la charité », dit saint Chrysostome, « c’est de faire qu’on sente pour autrui comme l’on sent pour soi-même 41. » Ce simple mot explique comment la charité est le principe même de toute sociabilité.

Respecter l’homme dans se personne et sa sécurité, dans sa croyance et son culte, qui sont l’expression même de sa personnalité, dans son travail et ses biens, qui en sont la manifestation extérieure : telle est la grande loi de conservation sociale, qui résume en elle toutes les autres. Sans le respect profond de l’inviolabilité humaine sous ce triple aspect de sa vie, l’homme n’est plus pour l’homme qu’un ennemi, un tyran, une bête féroce, homo homini lupus 42. Or, cette nécessité de conservation sociale, qui est en même temps celle de chacun et celle de tous, exige, non une abstention indifférente et négative, mais une action directe et positive dont le concours commun protège incessamment l’un par l’autre. Là intervient la charité, pierre angulaire de tout l’édifice social, comme le démontre invinciblement Domat, dans son magnifique Traité, comme le proclame Bacon 43, comme le reconnaissent les modernes novateurs eux-mêmes 44.

« Ce n’est pas seulement l’Église », dit l’un d’eux, « que la charité a créé par la vertu, ce n’est pas seulement dans l’Église qu’elle a fructifié ; c’est la vie civile tout entière, la vie sociale, de même que la vie privée, qu’elle a façonnée et transformée. Toutes nos lois, quand elles sont bonnes, sont fondées sur ce principe, et n’en sont que des cas particuliers ; quand elles sont mauvaises, elles ne sont mauvaises que parce qu’elles le blessent. C’est cette supériorité du christianisme qui faisait dire à Montesquieu, à propos de la politique : Chose admirable ! le christianisme, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci 45. »

Supposez en effet la charité parfaite en tous, et alors seulement vous aurez la société idéale, la cité parfaite. « Pour vous donner », dit saint Chrysostome, « une idée de la grandeur de cette vertu, la charité, essayons, mes frères, de vous la dépeindre à l’aide de la parole, puisque nous ne la voyons nulle part dans sa parfaite réalité. Représentons-nous la charité régnant partout en souveraine, quelle ère de félicité s’ouvrirait pour le monde ! On n’aurait plus besoin ni de lois, ni de jugements, ni de supplices, ni d’aucun de ces appareils de terreur. Si tous les hommes s’entr’aimaient, nul d’entre eux ne ferait tort aux autres. Les meurtres, les guerres, les séditions, l’avarice, les rapines, la présomption, tous les fléaux seraient bannis de la terre ; on n’en connaîtrait pas même le nom. Les miracles ne produisent point cet effet 46. »

Ah ! si la cité d’ici-bas est toujours imparfaite, pleine d’abus, de misères et d’iniquités, c’est que la charité lui manque. Aujourd’hui surtout elle en a soif et faim. Ne le voyez-vous pas au redoublement de ses craintes et de ses défaillances ? Ne le voyez-vous pas au froid de ses entrailles, là où la charité, en s’en retirant, en a retiré la vie ? Si vous voulez la retremper, la rajeunir, faites-y donc pénétrer plus avant l’esprit de charité, ce baume divin d’immortalité. C’est alors que vous recréerez vraiment une société nouvelle par une de ces révolutions sublimes qui ne coûtent de sang qu’à leurs nobles martyrs, ne font verser d’autres larmes que ceux de l’amour saint, et, au lieu de détruire, font sortir des ruines elles-mêmes l’édification et la vie.

La théorie des révolutions est écrite sur le calvaire avec le sang du Christ. C’est là qu’il faut aller l’étudier à genoux, pour savoir comment on régénère l’humanité, comment on change un monde. Quelle révolution plus profonde s’est jamais accomplie que celle qui commence au Golgotha, sur la croix, dont les deux bras s’étendant aux deux pôles vont bientôt embrasser l’univers retrempé pour l’éternité d’une vie nouvelle ! Au dernier soupir du divin Crucifié, la terre, déplacée sur son axe, prend son vol vers l’infini, et l’humanité noyée dans le sang et la boue sort des limbes de sa leste agonie pour ressusciter, jeune et radieuse, aux immortelles destinées de son avenir. D’où provient ce prodigieux déplacement de tout un monde ? De la force ? Non ; de l’amour. De la violence ? Non ; de la charité. De la mort donnée ? Non ; de la mort reçue. De la persécution ? Non ; du martyre. Du sang ? Oui ; mais de ce sang qu’offre volontairement à ses bourreaux celui qui vient mourir pour eux.

Comprenez-vous maintenant que la charité est l’unique levier qui soulève le monde, l’unique puissance qui le régénère ? La charité n’est point une vertu spéculative, mais pratique. Ce n’est pas dans les livres qu’on l’apprend, mais dans l’action vivante de son propre cœur ému de l’amour de Dieu et de toutes ses créatures. La vie du Christ perpétuée dans le monde, voilà le vrai traité de charité, livre éternel dont les feuillets sont autant d’âmes vivantes, de saint Jean l’apôtre à saint François d’Assise et de saint Étienne à saint Vincent de Paul. On définit la charité en la sentant en soi palpiter, on l’explique en la manifestant par ses actes : elle est la science du mouvement et de la vie des esprits, si vous voulez l’acquérir, marchez et vivez en elle. Autant il est facile de la montrer par ses œuvres, autant il est impossible de l’exprimer par des mots. La charité ne s’écrit point ; elle se pratique ; et la pratique seule en est la formule réelle, l’expression vraie. On ne l’enseigne point par les paroles persuasives de la sagesse humaine, mais par les effets sensibles de l’esprit et de la vertu (I Cor. II, 4) » ; et ce sont nos actions mêmes qui en sont la lettre vive « écrite, non avec de l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur les tables de chair, qui sont nos cœurs ». (II Cor. III, 3.)

La charité c’est l’évangile et le christianisme 47. Voilà pourquoi, de l’aveu des plus incrédules, « il n’y a point de société sans religion 48 ». Jamais tableau plus saisissant ne fut tracé du comble de misère et d’horreur d’une société sans religion, que celui qu’adressait aux philosophes ce philosophe lui-même, et qui concluait ainsi : « Ne séparez donc pas la religion de la société ; c’est comme si vous sépariez la tête d’un homme de son corps, et que, me montrant son cadavre, vous osiez me dire : voilà un homme. La société sans la religion, c’est une pure abstraction que vous faites, c’est une absurde chimère 49. »

La religion est à la société ce que Dieu est à la création, ce que l’âme est au corps. Or, comme le reconnaît encore un des libres penseurs, la charité est l’essence même de la religion, de la société 50. »

Âme de la cité, la charité devenue elle-même société vivante, dans la sainte communauté des esprits, tend à faire de tous les hommes un seul, selon cette parole du Christ, il n’y aura qu’un troupeau et qu’un pasteur (Joan. X, 16) », en réalisant l’unité, vœu de sa dernière prière. Le plus grand des crimes est de briser cette unité ; et l’homme se séparant ainsi de la communion de ses frères en Dieu, source de toute vie, retombe dans le néant et la mort. « Car », dit saint Augustin, « quiconque abandonne l’unité, viole la charité ; et quoi qu’on puisse d’ailleurs avoir de bon et de grand, dès qu’on viole la charité, on n’est rien. Quand on parlerait les langues des hommes et des anges, quand on saurait le fond de tous les mystères, quand on aurait toute la foi possible, et jusqu’à transporter les montagnes, quand on donnerait tout son bien aux pauvres, quand on livrerait même son corps aux flammes, tout cela ne sert de rien, et l’on n’est rien, si on n’a la charité. C’est inutilement qu’on a toutes les autres choses, quand on manque de celle qui seule rend tout le reste utile. Tenons-nous donc dans la charité, et ayons soin de conserver l’unité de l’esprit par le lien de la paix 51. »

 

 

 

XIV. – Théorie de la charité dans la répartition.

 

Bienheureux les Pauvres en esprit,

parce que c’est d’eux qu’est

le royaume des cieux.

(Matth. V, 3 ; Luc. VI, 20.)

 

Étrange début du Christ à son premier enseignement ! Et cependant descendez en vous-même : qu’y trouvez-vous ? L’indigence. C’est le sceau même de notre destinée terrestre. La vie partout nous manque ; et plus nous avançons vers elle, plus nous sentons combien nous en sommes pauvres. La conscience de cette indigence, voilà donc notre véritable richesse. Se croire riche, au contraire, c’est le dernier degré de la pauvreté, qui ne se connaît plus elle-même. L’homme n’est qu’un mendiant qui tend sa main à l’aumône 52, et c’est là sa grandeur : car la mendicité est la gloire des forts comme le scandale des faibles.

Qu’est-ce que l’homme en lui-même ? L’indigence absolue, c’est-à-dire le néant ; car on peut marquer l’heure sur le cadran des siècles où il n’avait pas une place, pas même un nom dans le temps et l’espace, et si l’abîme en recelait le germe devant Dieu, lui-même était un abîme dans l’abîme, un néant dans le néant. Vide incommensurable dans le vide absolu, il lui fallait alors l’aumône suprême de la vie, et il ne pouvait pas même la demander à Dieu. Dites, est-il une misère semblable à cette misère ? Dieu vit celui qui n’était pas encore, et, après avoir créé ce néant, et en avoir fait une chair, un homme s’unit à cette chair et se fit homme lui-même dans son Verbe pour que l’homme participât de Dieu, et ayant pris ainsi la substance créée, la nourrit de sa propre substance, afin qu’elle entrât en communion de sa vie éternelle et de son bonheur infini. Dites, est-il une aumône comparable à cette aumône ?

Eh bien ! par cette communion avec Dieu, nous devenons nous-mêmes les agents de cette aumône de la vie pour toutes les créatures ; et lorsque nous leur faisons la charité, nous leur transmettons la vertu divine dont Dieu est l’unique source, et tous les dons de l’esprit et du corps, signes visibles de cette transmission, ne sont qu’un dépôt que nous remettons, au nom de Dieu qui seul les a tous créés, à ceux auxquels il les a destinés, dans ses décrets providentiels. Toute assistance est donc faite par Dieu lui-même, et nous n’en sommes que les répartiteurs responsables. Dieu seul fait la charité, parce que seul il est l’amour, la vérité et la vie, dont nous ne sommes que les libres agents de transmission réciproque.

Chacun de nous est une aumône incarnée, un don de Dieu fait homme ; car Dieu a créé chacun d’une de ses perfections divines (Rom. I, 20), afin que, nous donnant l’un à l’autre, nous réunissions tous ces fragments brisés de son indivisible unité en nous, et que multipliant ainsi sans cesse l’un par l’autre la puissance de ces dons, nous poursuivions sans relâche le but infini de la reconstitution en tous et en chacun de la totalité des perfections divines, la recomposition en nous de Dieu tout entier. Telle est l’œuvre de la charité dans le temps et dans l’éternité, telle est l’asymptote de sa marche immortelle.

Ce but étant infini, remarque Bossuet, nous en approchons incessamment sans jamais pouvoir l’atteindre, de sorte que la charité doit croître et se multiplier éternellement en nous, au ciel comme sur la terre 53. C’est pourquoi l’apôtre dit que la charité demeure, et saint Chrysostome, commentant ces paroles, ajoute : « La charité est la plus excellente. Car la foi et l’espérance ne subsisteront plus, lorsque nous posséderons tous les biens que nous avons crus et que nous avons espérés. La foi et l’espérance cesseront, quand ces biens apparaîtront ; la charité, au contraire, deviendra plus ardente. Ainsi la charité est le plus grand de tous les biens. Elle a surtout cet avantage, qu’elle subsistera toujours, taudis que les autres passeront 54. »

Le don de chacun constitue son innéité, son aptitude propre, dans l’essor infini de sa liberté ; et la diversité des aptitudes natives sur lesquelles vient se greffer, par la liberté, la diversité des efforts moraux, intellectuels et physiques de chacun, constitue parmi les hommes la diversité des dons de l’esprit et du corps, qu’on nomme inégalité. Cette inégalité est donc, dans le plan providentiel, la condition même de notre progrès continu, de notre ascension éternelle vers la plénitude absolue de la vie, de notre essor infini vers la recomposition en tous de l’unité des perfections divines éparses en chacun, ou la reconstitution de Dieu tout entier en nous. La charité est l’unique vie de cette recomposition, puisqu’elle seule fait et peut faire, par l’amour, du don de chacun le don de tous et du don de tous le don de chacun. Elle est ainsi la loi même de la création et du développement de la vie dans tous les êtres.

Dieu répartit les dons de l’esprit et du corps d’après le plan mystérieux des destinées éternelles auxquelles il appelle ses créatures. Pour juger cette répartition, il ne faut donc jamais séparer la terre du ciel, la vie présente de fa vie future, l’homme de Dieu, car l’un s’explique par l’autre ; il faut prendre pour horizon, non la sphère bornée du temps, mais la projection de notre être dans le champ de l’infini où est le secret de ses destinées immortelles et le mot de toutes les énigmes des choses de ce monde. Si Dieu, mettant sous le sceau d’une limite éternelle le don de chacun, lui avait dit : « Tu n’iras pas plus loin », chaque homme, enfermé dans ce cercle infranchissable comme dans un abîme, aurait toujours pu demander à Dieu pourquoi il refusait à l’un ce qu’il donnait à l’autre, et comment son amour infini pouvait s’accorder avec cette inégale répartition. Mais Dieu, au contraire, a fait du don de chacun une puissance multiplicatrice sans bornes, une force d’acquisition sans terme, destinée à s’assimiler éternellement le don de tous les autres par le travail de l’esprit et du corps, double forme sous laquelle nous participons à la puissance productrice de Dieu même. « Car », dit saint Paul, « nous sommes les coopérateurs, les aides de Dieu, adjutores Dei ; et vous êtes le champ que Dieu cultive, l’édifice que Dieu bâtit, agricultura Dei, ædificatio Dei. » (I Cor. III. 9 ; II Cor. VI, 1.)

Que pouvons-nous donc maintenant demander à Dieu ? Le don de chacun ne lui est accordé que pour devenir, par la charité, le don de tous ; et Dieu se donne lui-même tout à tous, dans la création et dans l’humanité, pour multiplier à l’infini ces dons l’un par l’autre, et les répartir, ainsi augmentés sans limite, de chacun en tous et de tous en chacun. Associés à cette œuvre de la divine Providence pour la production et la répartition incessante de tous ces trésors de son amour, nous en devenons les dispensateurs chacun dans la mesure de ce que nous-mêmes, en nous unissant à Dieu, nous avons produit par le travail de l’esprit et du corps. N’est-ce pas là la suprême justice ? « Car », dit le Pape saint Clément, « la charité est la voie qui conduit à la justice parfaite 55. »

 

 

 

XV. – Faire la charité.

 

Faites la charité de ce que vous avez,

et toutes choses seront pures pour vous.

(Luc. XI, 41.)

 

La charité est l’unique solution de toutes les questions économiques, insolubles sans elle. Elle vient se placer entre les hommes que divise la soif des biens de ce monde, pour leur enseigner la paix, la concorde et l’amour réciproque. « Cherchez donc d’abord », leur dit-elle, « le règne de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » (Matth. VI, 33.) Le règne de Dieu et sa justice, c’est la charité. Or, si vous vous aimiez les uns les autres, cette lutte d’égoïsme et de cupidité deviendrait une lutte d’abnégation et de sacrifice, et tous les maux dont gémit l’humanité disparaîtraient à l’instant.

C’est ce qu’ont reconnu les plus fougueux adversaires du christianisme eux-mêmes. « Il existe », dit l’un d’eux, « une loi antérieure à notre liberté, promulguée dès le commencement du monde, complétée par Jésus-Christ, attestée par les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les vierges, gravée dans les entrailles de l’homme et supérieure à toute métaphysique : c’est l’amour. Aime ton prochain comme toi-même, nous dit Jésus-Christ après Moïse. Tout est là. Aime ton prochain comme toi-même, et la société sera parfaite ; aime ton prochain comme toi-même, et toutes les distinctions de prince et de berger, de riche et de pauvre, de savant et d’ignorant disparaissent, toutes les contrariétés des intérêts humains s’évanouissent. Aime ton prochain comme toi-même, et le bonheur avec le travail, sans nul souci de l’avenir, rempliront tes jours 56. »

« Ce n’est pas assez qu’un seul aime », dit saint Chrysostome ; « mais supposez que tous s’entr’aiment, alors vous verriez quelle force aurait la charité ! Si vous voulez, supposons même que deux hommes s’entr’aiment, et que leur amour soit tel qu’il doit être : eh bien ! ces hommes feraient de la terre un paradis, ils jouiraient continuellement d’une paix inaltérable ; toutes leurs œuvres seraient autant de couronnes qu’ils se tresseraient. De tels hommes garderaient leur âme pure de la haine, de l’envie, de l’orgueil, de la vaine gloire, des mauvais désirs, de l’amour désordonné et de tous les autres vices. De tels hommes, remplis de charité, seraient plus éloignés de faire du mal aux autres que de s’en faire à eux-mêmes. De tels hommes seraient des anges parmi les hommes. Tel est celui qui a la charité. La charité est plus forte que les murs les plus solides, plus ferme que le diamant. La richesse et la pauvreté cèdent à sa force ; ou plutôt, si la charité régnait, il n’y aurait ni richesse ni pauvreté. On posséderait tous les avantages de l’une et de l’autre, puisque nous aurions à la fois et cette paisible abondance que l’on trouve dans la richesse, et cette liberté d’esprit, cette absence d’inquiétude dont jouit la pauvreté. Nous ne sentirions ni les soucis, ni les épines des richesses, ni la crainte, ni l’appréhension de la pauvreté 57. »

Comment la charité tend-elle à réaliser ce sublime idéal qui serait le résultat de la plénitude de son accomplissement par tous ? En universalisant l’échange et le don de la vie spirituelle sous la forme et le signe sensible d’un échange et d’un don matériel ; car l’aumône consiste à se donner soi-même, à l’exemple du Christ, sous les espèces visibles d’un aliment corporel, à nous offrir l’un à l’autre, comme dit saint Paul, « en hosties vivantes ». (Rom. XII, 1 ; Philip. IV, 18.)

Placée au point de vue des réalités absolues, la charité ne considère toutes les choses de la terre et du temps que comme des phénomènes passagers, des apparences fugitives, simples figures et purs symboles du ciel et de l’éternité. « Ce monde », dit saint Ambroise, « est comme un songe où nous voyons sans voir, nous écoutons sans entendre, nous mangeons sans nous rassasier, nous nous réjouissons sans nous réjouir, et nous courons sans parvenir au but. Chimérique illusion de l’homme en ce monde, qui poursuit ce qui n’est pas, comme s’il était ! Apparences vides de réalité, vains fantômes, qui viennent et s’en vont, apparaissent et s’évanouissent comme des rêves ! Fumée qu’un peu de vent nous apporte et dissipe ; on croit les tenir et on ne tient rien ! Aussi celui à qui l’Écriture dit : “Réveillez-vous, vous qui dormez”, sort du sommeil de ce monde des ombres, comprend que tout est faux, que tout fuit et s’évanouit, patrimoines, pouvoir, richesses, honneurs et beauté. Car tout cela n’est que songes qui n’abusent que ceux qui dorment, et ne touchent point ceux dont le cœur s’éveille au monde des véritables réalités 58. »

Les biens de la terre, n’ayant par eux-mêmes aucune réalité intrinsèque et vraie, sont donc seulement un moyen, en pratiquant la vertu, d’acquérir l’unique et souverain bien qui est Dieu. Or Dieu est charité : acquérir la charité, c’est acquérir Dieu. L’indigence, en ouvrant nos entrailles à cette vertu divine, y crée donc Dieu, en y créant la charité. Voilà pourquoi saint Chrysostome nous dit que « l’aumône est surtout une grâce pour celui qui donne, bien plus que pour celui qui reçoit 59 » ; et saint Grégoire le Grand : « Ceux qui donnent doivent se représenter qu’ils offrent plutôt des présents à des protecteurs que non pas des aumônes à des pauvres 60. » Que devrons-nous donc en échange à celui qui, par le spectacle de son indigence, a fait entrer Dieu dans notre âme, en y faisant entrer la charité ? Nous lui devrons de lui rendre l’aumône qu’il nous a faite, en créant en lui le même sentiment de charité par la vue de notre amour pour Dieu et notre frère, amour dont l’assistance matérielle n’est que le signe visible. Car, dit saint Grégoire le Grand, « l’assistance n’est réelle qu’accompagnée d’un vrai sentiment d’amour qui, lorsque nous faisons du bien à celui qui est dans l’affliction, nous unit à son esprit affligé, en se mettant d’abord comme à sa place, et se revêtant de se nécessité 61. »

Faire la charité ! Comprenez-vous ce mot profond ? Ce n’est point jeter son obole au passant, car saint Paul vous dit qu’on peut « distribuer tout son bien pour nourrir les pauvres », sans avoir la charité. (I Cor. XIII, 3.) Faire la charité, c’est créer en soi cette vertu, cette puissance vivante, et la transmettre à son frère, pour en vivifier son âme. L’indigence vous a donné la première cette céleste aumône, par la vue de sa misère, qui est comme une invocation incessante de la charité, une immense prière à Dieu. Vous ne faites qu’accomplir toute justice en rendant à l’indigent son aumône par la vue de votre amour ardent envers lui. Le don est le signe sensible de cette transmission de l’esprit de vie, ce n’est pas autre chose ; car vous pouvez n’avoir à lui donner qu’une larme, et ce signe sensible, plus puissant peut-être que le don d’un royaume, lui transmettra mieux encore la vertu qu’il a créée en vous. Mais mettre le signe au lieu de l’esprit vivant qu’il exprime, le don de vos biens à la place du don de votre cœur, lui jeter, en échange d’une vertu d’amour, un peu de matière, comme pour égaler à cette boue la divine charité, c’est outrager à la fois Dieu et votre frère, et vouloir, à l’exemple de Simon, acheter l’Esprit-Saint pour un morceau de métal (Act. VIII, 18-24) ; c’est faire la haine et non pas la charité.

 

 

 

XVI. – La charité dans le travail et dans la possession.

 

Soyez donc vous autres parfaits,

comme votre Père céleste est

parfait. (Matth. V, 48.)

 

Les questions économiques ne sont que des questions religieuses prises à leur point de vue terrestre, comme la religion n’est elle-même qu’une vaste économie sociale prise à son point de vue céleste. De quelque côté qu’on se tourne, c’est toujours Dieu qu’on rencontre, sur le sol qu’on se dispute, comme au cœur de l’homme et aux entrailles de la société. Quelque problème qu’on agite, c’est toujours la loi de Dieu qui le résout, et cette loi c’est la charité.

Deux mots résument tout idéal économique : mettre la charité dans le travail et dans la possession.

Mettez la charité dans le travail, et dès lors chacun considérant son travail comme une coopération à l’action de Dieu même et de sa providence sur le monde, sentira qu’il ne doit et ne peut y concourir que par des œuvres en tout conformes aux desseins de Dieu sur l’humanité et aux destinées immortelles pour lesquelles l’homme a été créé et placé sur la terre. Aussitôt, voici chacun s’interrogeant devant Dieu, sa propre conscience et l’humanité tout entière, pour savoir dans quel ordre Dieu l’appelle à concourir à l’action de sa providence sur le monde, par sa vocation, l’aptitude particulière qu’il a reçue et qui seule décidera de la nature de son travail ; quelles sont, dans cet ordre, les œuvres vraiment bonnes et saintes à entreprendre, celles qui sont réellement conformes aux desseins providentiels de Dieu, pour l’édification spirituelle et corporelle de tous ? Quels sont les voies et moyens d’accomplir ces œuvres les plus conformes à la volonté de Dieu, c’est-à dire à la charité universelle, qui est le résumé et la plénitude de toute sa loi ? Ces trois questions, posées et résolues uniquement au point de vue de la charité, créent tout un monde économique nouveau.

« Qui travaille prie », dit le proverbe populaire après saint Augustin, qui assimile ainsi le travail au culte. Pourquoi ? Parce que le travail est l’exercice universel de la charité, car il comprend la production de toute œuvre propre à nourrir le corps ou l’âme de nos frères, depuis l’apostolat et le sacerdoce qui donnent à nos esprits la nourriture divine, jusqu’à la science qui lui livre l’aliment intellectuel ; depuis les fonctions civiles qui alimentent en nous la vie sociale, jusqu’aux beaux-arts qui nourrissent dans les cœurs la vie morale ; depuis l’agriculture qui élabore le pain matériel, jusqu’à l’industrie qui le prépare. Mais le travail n’est point dans l’acte du corps qui lui sert d’instrument ; il est dans la charité, qui seule est l’âme de ce rouage. Que, pressé par les besoins de la vie, l’homme s’en aille aveuglément au labeur de chaque jour, ce n’est point là le travail chrétien, mais la chaîne de l’esclave. Que le désir d’amasser et de jouir le rive à la peine, ce n’est point là encore l’œuvre du travail saint, mais l’amour de soi-même. Faites descendre sur lui un rayon de charité, et soudain le travail n’est plus un mécanisme matériel, un grossier instinct de conservation, un vil calcul d’égoïsme, mais, comme dit saint Augustin, une prière, un culte. L’homme se dit : Oui, je suis vraiment, selon l’expression de l’apôtre, le coopérateur de Dieu qui, dans son amour infini, daigne nous associer à l’œuvre de sa création et de sa providence si pleine de bonté, car je coopère avec lui à créer ce qui est nécessaire aux besoins de mes frères et à l’accomplissement de leurs destinées, et je m’associe par mon travail à cette tendre sollicitude de notre Père commun, qui veut nous combler de tous les biens de la vie. Et cet homme ne songe point à travailler pour lui, mais pour ses frères, attendant de leur justice et de leur amour qu’ils fassent de même à son égard.

Oh ! comme le travail, ainsi conçu et accompli dans la charité, devient doux et joyeux ! L’homme travaille en présence de Dieu, qui le contemple avec amour, le bénit, l’encourage. Il sait que chaque instant de cette œuvre est un mérite, une gloire, une récompense devant lui, qu’il en sera payé au centuple, et que le salaire qui l’attend est un bonheur éternel et suprême. Il travaille comme en présence de l’humanité tout entière, car il sait que ce qu’il crée c’est la vie même, la substance de ses frères ; qu’il les nourrit, pour ainsi dire, de sa chair et de son sang épuisé de ce labeur, et que cette vie qu’il leur communique comme une part de sa propre substance, ira, par la communion qui unit tous les êtres, jusqu’au dernier anneau de cette chaîne infinie, pour les vivifier tous dans la mesure de son travail. Il sait enfin que ce travail ainsi pratiqué est une chose glorieuse et sainte, un véritable culte rendu à Dieu en esprit et en vérité, car il entre dans le plan de sa providence pour la conservation et le développement de ses créatures : il est un acte d’amour accompli avec amour, il est un don de soi-même à Dieu et à ses frères, holocauste béni parmi tous les holocaustes.

Il est aussi une prière, prière sans cesse exaucée. Qui pourrait dire, en effet, la vertu sanctifiante et vivifiante d’un semblable travail ! Comme la charité y préside, il devient lui-même un foyer où elle se ranime plus vive, plus ardente, plus sage, plus féconde, un calice d’où elle déborde dans le cœur qui en fait l’offrande, un prisme qui la reflète en éblouissantes clartés sur celui qui l’offre à sa lumière. Le fait seul de ce travail persévérant dans la charité suffit pour nourrir et développer en nous cette vertu jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à la sainteté, et c’est le moyen plus constant qu’employaient les solitaires qui, pour cette raison, reçurent le nom d’ascètes ou travailleurs. Juste récompense du travail, qui entretient et exalte la charité, par cela même qu’il est fait avec charité !

Le travail ainsi considéré comme une prière, un culte envers Dieu et une coopération à l’action de sa providence pour subvenir à tous les besoins de l’humanité, comme un exercice incessant de la charité développant et exaltant en nous cette vertu divine, comme un acte d’amour envers tous nos frères, une sorte d’offrande de notre chair et de notre sang, leur communiquant la vie tirée de notre propre substance, comme une joie céleste, un bonheur, un héroïsme, une sainteté, alors l’oisiveté devient pour chacun un crime envers Dieu, ses semblables et lui-même ; envers Dieu, puisque nous délaissons la prière, l’offrande, le culte qui lui plaisent, et l’outrageons en refusant de nous associer à l’action de sa bonté sur le monde ; envers nos semblables, puisque, pouvant leur donner la vie et ne la faisant pas, nous devenons responsables de tous les besoins de leur corps qui crient vers Dieu satisfaction ; envers nous-mêmes, puisque appelés à acquérir une vertu, un mérite, une gloire, une récompense qui feraient notre bonheur et notre joie, nous préférons la mort à la vie, et que ce choix libre nous suivra dans l’éternité.

Chacun, comprenant ainsi la charité dans le travail, s’y consacrerait de toutes les puissances de son âme ; et le nombre des véritables travailleurs, mais surtout le produit utile de leur labeur, ainsi décuplés, centuplés peut-être, créeraient une somme de richesse incalculable, inconnue dans nos sociétés d’égoïsme, partant de misère, et procureraient à tous non seulement le nécessaire, mais l’abondance universelle : car la charité enrichit les nations des trésors de la terre comme de ceux du ciel.

Mettez maintenant la charité dans la possession, et vous aurez cet Éden terrestre que décrit saint Chrysostome. Mais, pour cela, il faut en finir d’abord avec tous nos préjugés matérialistes. Ainsi notre siècle a beaucoup parlé d’égalité, et en a placé la mesure dans une proportion purement matérielle : c’est là une erreur grossière, monstrueuse ! L’égalité, ou plutôt, comme la nommait si bien Lactance 62, l’équabilité (équité, justice), réside, non dans une similitude de mesures matérielles, mais dans une proportion purement morale ou spirituelle : car le seul, le vrai mètre de la valeur n’est autre que l’esprit lui-même.

Ensuite, l’égalité est l’équation entre deux choses semblables. Or, quelle équation peut-il y avoir entre le travail d’un homme et un produit industriel, c’est-à-dire entre une vertu morale et un peu de matière ? Point de similitude, point d’équation possible. Aussi Dieu seul peut-il récompenser par un bien moral cet effort moral : alors seulement il y a similitude de nature et partant équation. Quelle équation peut-il y avoir entre les besoins moraux, intellectuels et physiques de l’homme, de leur essence infinis, et les richesses matérielles toujours nécessairement finies ? Point de similitude, point d’équation possible. Aussi Dieu seul peut-il satisfaire par la possession de l’infini nos désirs infinis : alors seulement l’équation sera complète comme la similitude. Ainsi, toujours abnégation, inégalité, lorsqu’il s’agit d’établir un rapport quelconque de l’homme avec la matière ; toujours Dieu seul peut rétablir l’équation ou l’égalité par un bien moral, infini.

Aussi que fait la charité ? « La charité », dit l’Imitation, « donne tout pour tout et possède tout en tout, parce qu’elle se repose dans celui qui est au-dessus de tout, et qui est l’auteur et la source de tous les biens. Elle ne regarde pas aux dons, mais elle s’élève au-dessus de tous les biens, pour ne voir que celui qui les donne 63. » Pour elle, les choses terrestres « n’étant que la figure des choses célestes » (Hebr. IX, 23), ces biens du temps « n’ayant que l’ombre des biens éternels » (Hebr. X, 1), nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles, car les visibles sont du temps, mais les invisibles sont de l’éternité. (II Cor. IV, 18.) Remontant ainsi de ce monde figuratif au monde réel qui est dans le Verbe ou la Pensée vivante de Dieu, de ses phénomènes passagers aux immuables réalités qu’ils représentent, de ses apparences visibles aux essences invisibles, du symbole à l’objet symbolisé, de la terre au ciel, de la création à Dieu, « nous usons de ce monde comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe » (I Cor. VII, 29-31), et nous devenons ainsi « comme indigents, mais enrichissant nos frères, comme n’ayant rien et possédant tout ». (II Cor. VI, 10.)

Alors nous comprenons ces paroles du Maître : « Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple. » (Luc. XIV, 33.) Quoi ! renoncer à tout ! Oui, mais pour posséder tout ; car, ajoute le Christ : « Je vous le dis en vérité, personne ne quittera, pour le royaume de Dieu, ou sa maison, ou son père et sa mère, ou ses frères, ou ses sœurs, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, que, dès ce monde, il ne reçoive cent fois autant de maisons, de mères, de frères, de sœurs, d’enfants et de terres, et, dans le siècle à venir, la vie éternelle. » (Marc. X, 29, 30 ; Luc. XVIII, 29, 30 ; Matth. XIX, 29.)

Alors nous comprenons que le frère que nous assistons n’est plus un homme, mais l’un des membres du Christ, le Christ lui-même, ainsi qu’il le déclare en termes formels. (Matth. XXV, 31-46.) Ce n’est plus au pauvre que nous donnons, mais à Dieu même que nous prêtons à usure, comme l’expliquent saint Chrysostome 64, saint Augustin 65 et tous les Pères ; et par là, dit saint Chrysostome, « nous nous rendons semblables à Dieu lui-même 66 ».

 

 

 

XVII. – Tout le christianisme issu de la charité.

 

Mes petits enfants, n’aimons point de

parole, ni de langue mais en œuvre

et en vérité. (I Joan. III, 18.)

 

On peut comprendre maintenant comment la charité est le Principe divin et universel de la vie, de la civilisation, de la rénovation et des progrès du genre humain. Là est le principe, le milieu et la fin de l’œuvre chrétienne accomplie depuis dix-neuf siècles, et c’est à ce point de vue que l’histoire est à refaire. Pour celle histoire de l’ère chrétienne, la marche à prendre est bien simple : c’est de suivre le mouvement de chaque hérésie, et de constater comment elle a dû aboutir par sa logique invincible à telles ou telles conséquences sociales ou politiques. Par exemple, comment l’arianisme, en niant la divinité de Jésus-Christ, a-t-il dû aboutir au déisme pur du mahométisme et à toutes les phases de la société musulmane ; comment le schisme grec, en faisant procéder le Saint-Esprit du Père seulement, et non du Père et du Fils en même temps, a-t-il dû nécessairement conclure à l’autocratie spirituelle et temporelle du tsar ; comment la prétendue réforme de Luther, en sapant l’autorité papale et celle de l’Église visible, a-t-elle dû produire le fédéralisme allemand et la philosophie hégélienne ; comment le schisme anglican, en transportant au pouvoir temporel la suprématie papale, a-t-elle dû enfanter le mercantilisme de la Grande-Bretagne et sa tendance envahissante et matérialiste ? Ce serait certes là une trame bien compliquée, et dont il ne serait pas aisé de débrouiller tous les fils ; mais aussi ce serait la seule histoire véritablement logique, la seule qui indiquerait d’une manière positive par l’étude du passé toutes les conséquences pratiques, bonnes ou mauvaises, de chaque doctrine, et deviendrait ainsi la leçon vivante la plus efficace pour discerner la vérité de l’erreur. Au lieu d’étudier l’humanité par circonscriptions matérielles purement arbitraires et fictives, on l’étudierait ainsi par circonscriptions spirituelles et morales parfaitement logiques et nettement tranchées. De là la possibilité de reconnaître toutes les lacunes et les desideratas de nos annales ; car, là où une doctrine n’aurait pas toutes ses conséquences, là où les conséquences seraient sans motif connu, ou différentes, ou même contraires à leur principe, on pourrait affirmer à coup sûr qu’il manque un fait ou une série de faits qu’il faut rechercher et trouver, et dont la nature et le caractère sont d’ailleurs suffisamment indiqués par les circonstances qui ont signalé ce vide. Circonscrire parfaitement le terme et la portée logique de chaque croyance, de chaque hérésie ; son étendue dans le temps et dans l’espace ; sa profondeur, pour ainsi dire le degré jusqu’auquel elle affecte et pénètre chaque homme dans sa vie morale, intellectuelle et physique ; l’action réciproque ou le rapport d’influence de ses diverses doctrines, et de leurs nuances ou divisions entre elles ; collecter et grouper sur chacune de ces têtes de chapitres tous les faits connus qui s’y rapportent ; constater leurs relations logiques avec les idées qui les génèrent, et combler, par suite de cette dernière comparaison, toutes les lacunes historiques découvertes : voilà en quoi consiste le travail de l’histoire. De la sorte, non seulement on découvrirait dans les idées et les croyances non seulement la loi de génération de tous les faits, mais encore dans la série successive des idées entre elles, la loi de génération de ses idées, soit dans leur logique vers le bien et la vérité, soit dans celle vers le mal et l’erreur. Quel enseignement qu’une semblable histoire ! La démonstration du catholicisme en ressortirait d’une façon tellement frappante qu’il suffirait de la lire pour devenir à l’instant catholique inébranlable. Par sa morale, son enseignement, son culte, ses sacrements, sa législation, les décrets de ses conciles, en un mot par toutes ses institutions, l’Église seule maintient et développe, depuis dix-huit siècles, l’amour et la pratique de toutes les vertus, charité, abnégation, dévouement, sacrifice, justice, loyauté, douceur, mansuétude, amour de Dieu et de l’humanité.

Les Souverains Pontifes furent universellement proclamés agents suprêmes de la civilisation, créateurs de l’unité européenne, conservateurs de la science et des arts, fondateurs, protecteurs nés de la liberté civile, destructeurs de l’esclavage, ennemis du despotisme, infatigables soutiens de la souveraineté, bienfaiteurs du genre humain. C’est surtout au moyen âge où la papauté accomplissait sur la plus vaste échelle le grand œuvre de la civilisation et de l’amélioration du genre humain.

Tandis que les religieux travaillaient dans toute l’Europe à l’éducation de la jeunesse, à la découverte des manuscrits, à l’explication de l’antiquité, les Pontifes romains, prodiguant aux savants les récompenses et jusqu’aux honneurs du sacerdoce, étaient le principe de ce mouvement général vers les lumières. Rome chrétienne a été pour le monde moderne ce que Rome païenne fut pour le monde antique, le lien universel, et semble véritablement la ville éternelle. Elle (la cour de Rome) avait des idées de législation, de droit public ; elle connaissait les beaux-arts, les sciences, la politesse, lorsque tout était plongé dans les ténèbres ; elle ne se réservait pas exclusivement la lumière, elle la répandait sur tout. Les Papes, parmi nos ancêtres, furent des missionnaires des arts envoyés à des barbares, des législateurs chez les sauvages. C’est au Saint-Siège que l’Europe doit sa civilisation, une partie de ses lois, et presque toutes ses sciences et ses arts. Les princes soumettaient leurs querelles au Père du christianisme, déposant volontiers à ses pieds leur couronne et leur gloire. Le pouvoir temporel des Papes au moyen âge était alors ce que sont nos constitutions modernes ; il servait d’équilibre à l’autorité souveraine et de base à la liberté civile. « Le fondement de la liberté allemande », dit M. Voigt, « reposait sur l’autorité du Pape et des Princes, qui, réunis, mettaient un frein à la puissance impériale. » Le pouvoir des Papes, stipulé par les peuples, reconnu et accepté par les souverains, faisait partie de la constitution des États ; il entrait, pour me servir de cette expression, dans la chair du moyen âge : jamais pouvoir ne fut donc plus légitime. Placés par le respect des peuples et des rois à la tête de la société chrétienne, les Papes s’offraient pour médiateurs dans toutes les querelles. Dans la chaleur des discussions, parmi le tumulte des armes, ils font entendre une voix conciliatrice ; et combien de fois, heureux conciliateurs, n’ont-ils pas ramené la concorde dans deux camps prêts à s’entr’égorger. Admirez surtout leurs efforts pour abolir les guerres particulières ou du moins en adoucir la rigueur. Que de canons dressés, que d’anathèmes lancés par eux ou par des conciles tenus sous leur autorité, pour affaiblir et déraciner enfin cette coutume barbare. C’est toujours contre les têtes couronnées qu’ils dirigent les foudres apostoliques. Nous voyons la papauté ressusciter les lettres, fonder des gymnases, élever des chaires aux diverses sciences, fouiller la terre pour y trouver des statues à la contemplation desquelles l’art revêtira une nouvelle forme, appeler les Grecs chassés de Constantinople, les loger splendidement à l’Esquilin, favoriser le mouvement des imaginations vers Platon, donner pour toile les murs de la Sixtine aux grands peintres de l’époque, loger dans un couvent de pauvres ouvriers allemands apportant en Italie le bel art de l’imprimerie, que Léon X appelait une lumière nouvelle descendue du ciel ; bâtir un palais pour les livres, un autre pour les pierres, un troisième pour les toiles ; chercher au delà des mers les manuscrits d’écrivains antiques ; réveiller la langue de David, d’Homère, de Virgile, affranchir la pensée, donner à la parole une liberté dont elle ne jouissait nulle part, et, quand elle y est forcée, se servir de son épée pour fonder les libertés nationales, et arracher les peuples du continent italien au joug de l’étranger, protéger les captifs, défendre les opprimés, etc. Nous voyons les Papes aller au-devant des Barbares, d’Attila, de Genséric ; ils les fléchissent, ils les désarment à moitié ; s’ils ne peuvent les repousser ils les convertissent, ils les réconcilient avec les peuples vaincus et les mêlent à aux ; ils pétrissent ensemble ces deux masses, dont l’une apporte la force et l’autre la douceur, et ils en forment les nations modernes de l’Europe.

Dire les services rendus à la civilisation et à l’humanité par l’épiscopat, ce serait dérouler les annales de l’Église depuis dix-huit siècles. Ce furent les évêques qui fondèrent toutes les nations chrétiennes en France, en Espagne et ailleurs. Ce furent eux qui sauvèrent le monde à l’époque de l’invasion des Barbares. Ce furent eux qui, durant le moyen âge, constituèrent législation, code, sciences, arts, gouvernements, justice, institutions économiques et charitables ; ce furent eux enfin qui par seize siècles d’efforts incessants amenèrent successivement la société humaine de l’état de décadence épouvantable où l’avait laissée le paganisme jusqu’à la civilisation de nos jours. L’Église ne considérait que le mérite pour l’élection d’un évêque, et non la position sociale ; c’est ainsi que des esclaves pouvaient parvenir à l’épiscopat. Pendant treize siècles, ils furent élus par la voix du peuple et du clergé. Les évêques interposaient leur jugement dans les causes civiles et militaires.

Assister les orphelins et les veuves, procurer l’hospitalité aux étrangers et aux voyageurs, se faire l’appui des veuves et des vieillards, ouvrir des asiles, et y apporter les soulagements de toutes les infirmités, étaient là les devoirs d’un évêque. Ils étaient ingénieux à trouver des ressources pour ces fondations pieuses ; et quand les obligations des fidèles ne suffisaient pas, ils n’hésitaient pas à entamer leur patrimoine. Ainsi nous voyons saint Basile bâtir un hôpital qui devient comme une seconde ville par sa grandeur et sa munificence, y recevoir non seulement les malades et les infirmes, mais encore les étrangers et les ouvriers de tous les pays, y placer des ateliers pour l’exercice de tous les métiers, y retirer les lépreux avant répandus dans la ville, consoler les pauvres, encourager les infirmiers, leur donner de sublimes exemples de courage et de dévouement en touchant de la main et serrant dans ses bras les malheureux couverts de la lèpre.

Pendant treize siècles, les évêques furent les juges du monde chrétien, et c’est eux qui nous ont laissé les codes dont nous nous servons encore aujourd’hui. Dans leurs jugements, les évêques avaient pour but la défense des opprimés, la protection des faibles, et l’opposition à tout abus du pouvoir.

« Lorsque nous voyons l’épiscopat, dit un auteur moderne, prophétique sentinelle, pronostiquer la tempête 67 ; annoncer à Ninive son extermination ; la préparer par sa pénitence aux fléaux de Dieu 68 ; courir aux camps, aux prétoires, à Rome, pour appeler, créer et diriger des secours 69 ; rassurer les populations effrayées 70 ; nourrir les cités affamées 71 ; rassembler sous un même drapeau les légions les plus ennemies 72 ; haranguer les armées 73 ; se jeter au-devant des vainqueurs en furie 74 ; les étonner et les désarmer par la parole 75 ; les protéger au besoin 76 ; les mettre en fuite 77 ; les frapper d’anathème 78 ; traverser les fleuves et les montagnes pour racheter par milliers les captifs 79 ; mourir de douleur sur les ruines de leurs églises 80 ; puis, morts et couronnés, protéger encore leurs peuples et leurs orphelins ; veiller en sentinelles autour des cités 81 ; et, par de merveilleuses apparitions, disperser les bandes dévastatrices 82 ; quand nous les voyons trouver en cet immense mouvement assez de repos et de paix pour évangéliser les peuples, convertir les Barbares, former les jeunes clercs, fonder des monastères et en régler minutieusement la législation, se ménager assez de calme pour étudier et enseigner sur un vaste plan, exégèse, liturgie, histoire, dogmatique, patristique, grammaire et poésie, écrire sur mille tons et sujets divers d’innombrables épîtres ; quand nous les trouvons, au fort de la tempête, assistant à plus de cent conciles et délibérant sur les plus capitales questions de l’ordre spirituel et temporel, promulguant les lois d’asile 83, l’érection des écoles 84, le patronage des orphelins 85, des veuves 86, des enfants exposés 87, l’émancipation des esclaves 88, l’indépendance des affranchis 89, le rachat des captifs ; quand nous nous rappelons que ces infatigables travailleurs, issus presque tous de familles sénatoriales, étaient nés et avaient vécu dans toutes les délices d’un splendide foyer domestique ; à ce concours de circonstances inouïes, nous sommes saisis d’un étonnement profond : Dieu est vraiment là ! Nous touchons du doigt l’un de ces grands miracles catholiques qui étonnent moins, parce que, trop universels, ils éclatent sur mille points à la fois, et nous enveloppent d’un prestige éblouissant où la vue se perd comme dans la clarté du soleil. Spectacle véritablement grand !

C’est le christianisme qui, nous conservant les débris et les traditions des philosophies de l’antiquité, commence à les élaborer dans les Pères de l’Église, et les jetant toutes dans le moule nouveau du Christ, en fit sortir cette philosophie du moyen âge si puissante, si hardie, si féconde et dont l’érudition commence seulement à creuser les merveilles. La pensée et la philosophie antiques, loin de mourir avec l’école d’Athènes, reçurent une force nouvelle dans le christianisme et dans les écoles chrétiennes d’Alexandrie. C’est par l’Église que toutes les croyances sublimes, toutes les institutions utiles ont été établies dans le monde moderne qu’elle a élevé, civilisé, perfectionné, le christianisme étant lui-même la synthèse de toute philosophie ou la vraie philosophie de l’absolu.

 

 

 

C.-F. CHEVÉ, Dictionnaire des beautés et

des bienfaits du christianisme, 1856.

 

 

 

 

 

 

 



1 Homél. sur l’Ép. aux Rom., c. XIII, 8, 10, etc.

2 Manuel, c. 34.

3 Hom. 27 in Evang.

4 De charitate. Patrologie Migne, tom. VIII, pag. 770.

5 Serm. 90 in Matth., c. XXII.

6 Ibid.

7 Liv. I, c. 15.

8 Homélie sur l’épître aux Romains, c. XIII, 8, 10.

9 Homél. sur l’épître aux Coloss., c. III, 11, 13, etc.

10 Traité de l’amour de Dieu, liv. X, c. 1.

11 Pensées, IIe part., art. 10, § Ier.

12 Homél. sur la Ire aux Cor., c. XIII.

13 Liv. III, c. 5.

14 S. AUGUST. Manuel, c. 4.

15 S. BASILE, Lettres et règles, etc.

16 Pensées, IIe part., art. 5, § 6.

17 Imitation.

18 S. THÉOPHILE d’Antioche, S. THOMAS, LEIBNITZ et MALEBRANCHE.

19 S. IGNACE d’Ant., Ep.

20 S. IGNACE d’Antioche, S. HIPPOLYTE, METRODIUS, etc.

21 Hom. 9, n. 4, in Jerem.

22 In Ep. ad Rom., I, IV, n. 9.

23 Sermon 119 sur saint Luc, c. XII.

24 « Dieu est charité », répète saint Chrysostome après saint Jean. (De Charitate, Patrologie, édit. Migne, t. XI, p. 770.)

25 Charitatem secundum Deum ; Patrologie, édit. Migne, t. X, p. 684.

26 De la Trinité, § 3, sect. 2.

27 Tr. 65 in Joan.

28 Méditations sur l’Évangile, 47e jour.

29 Sermo 1 in Nat. Dom.

30 Epist. 52, De mor. Eccl., c. 26.

31 Tract. 123 in Joan.

32 Le jardin des roses, par THOMAS a Kempis, t. I, ch. 13, p. 49-56.

33 Liv. II, ch. 5 : Trad. Gonnelieu.

34 De la recherche de la vérité.

35 De la connaissance de Dieu et de soi-même.

36 Génie du christianisme, Liv. II, c. 3.

37 Génie du christianisme, l. II, c. 3.

38 Pensées, IIe part., art. 6, § 25.

39 Charitatem secundum Deum : Patrologie, éd. Migne, t. X, p. 681-684.

40 Pensées, IIe part., art. 9, § 12.

41 Homél. du 2e dimanche de l’Avent.

42 Hobbes.

43 De augment. scient., in fin.

44 Voy. Encyclopédie nouvelle, t. VII, p. 364. 365, art. Domat., ibid., t. III, p. 506, art. Tolérance, par Th. Fabas, etc.

45 Revue encyclopédique, mai 1832, P. Leroux.

46 Hom. sur la 1re aux Cor., c. XII.

47 J. REYNAUD, Encyclop. nouvelle, art. Druidisme.

48 Pierre LEROUX, Revue indép., 1er liv.

49 Idem.

50 J. MONGIN, Encyclop. nouv., t. I, p. 469, art. Amour.

51 Sermon 88 sur saint Matth., c. XXI.

52 S. AUGUSTIN, sermon 106 et 83 sur saint Luc, c. XI ; et saint Matth., c. XVIII.

53 De la Trinité, § 2, sect. 2.

54 Hom. sur la 1re ép. aux Cor., c. XIII, 13.

55 Épître.

56 P.-J. PROUDHON, Système des contradictions économiques, t. I, ch. 8.

57 Homél. sur la 1re Ép. aux Cor., c. XIII.

58 Liv. VII, epist. 44, p. 1063, 4.

59 Sermon sur divers sujets.

60 Liv. XXI, c. 24.

61 Ch. 26.

62 Institutions divines, l. V, c. 15.

63 Liv. III, ch. 5.

64 Homél. 45 sur les Actes des Apôtres ; Homél. 9 sur saint Matth. ; Sermon sur divers sujets, etc.

65 Sermon 86 sur saint Matth., c. 19 ; ibid., 85, etc.

66 Homel. in II Tim. ; homél. 9 sur saint Matth.

67 Vita S. Servati, ep. Tungr., Boll.. 13 Maii. – HIERON., Epist. ad Ruf., in epist. 2.

68 Vita S. Aniani, ep. Aurel. ; GREG. Tur., Hist. fr., lib. II.

69 SID. APOLLIN., Epp., passim.

70 Vita S. Quintiani, apud Greg. Turon., Vitæ PP. c. 4.

71 GREG. TUR., Hist., I. II, SID. APOL., Epist. ad Patient., episc. Luga.

72 Vita S. Aniani, loc. cit.

73 S. LEON. PP., Boll., 11 Apr.

74 Vita S. Lupi Trec.. Boll., 24 Jul.

75 Vita S. Medard., S. Betharii, Boll., 11 Aug. – Mirac. S. Maxim., act. ; MAB., I, § 99.

76 FRODOARD, ch. 6.

77 Vita S. Domitian., Boll., 10 Jan., pag. 621.

78 Vita S. Nicetii, D. BOUQ., III, 419 ; Vita. S. Germ.

79 Vita S. Rustic. ep. Lugd., S. Epiphan. episc. Ticin.

80 Vita S. Servati episc. Tungr., loc. cit.

81 Vita S. Quintiani.

82 Vita S. Goldeni, D. BOUQ., III, 520. – Vita. S. Bonneti ; S. Colombæ, Boll., 7 Jun.

83 Conc. Araus. 441, c. 5 ; Arelat. 452, c. 30, 33 ; Aurelian. 540, c. 21 ; Claromont. 550 ; Evaones, 517, c. 34.

84 Conc. Turon. XII ; Tolat. IV, c. 22 ; Vascon. I.

85 Conc. Turon. 567, Matiscon. 585, c. 12.

86 Conc. Arelat. 432, c. 5.

87 Conc. Agath. 506, c. 12 ; Aurelian. 504, c. 30 ; Conc. apud Bonogelium, 618 ; Cabilonens. IX.

88 Arausic. 441, c. 7 ; Agath. 506, c. 29 ; Matiscon.

89 Lugdun. 567.

 

 

 

 

 

 

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