Souvenir de René Daumal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÉTRANGE mystère des destinées qui cheminent côte à côte sans se connaître, qui se croisent un jour et s’embrassent dans une brève étreinte avant d’être séparées par la mort.

Lorsque en 1939 tomba entre mes mains pour la première fois un livre de René Daumal, j’ignorais tout de lui, même son nom, et il ne savait rien de moi. Nous avions baigné dans le même flot d’impureté, mais nous n’habitions pas la même île et nous parlions à peine le même langage. Il avait traversé les contrées brûlantes du Grand Jeu, les dangereuses steppes de Gurdjieff, pleines de signes inquiétants. J’étais resté à l’écart, longtemps nourri de mon propre sang et de mes songes, et Louis Le Cardonnel venait de cristalliser en moi d’obscures aspirations chrétiennes.

Affligé de ce terrible handicap pulmonaire dont il cherche en vain à se délivrer par de fréquents séjours à la montagne, « sans autre gagne-pain que d’écrire, rédiger, traduire, corriger des épreuves, rédiger des prière d’insérer, des textes de publicité, etc. », la précarité de son existence pouvait faire contraste, en apparence, avec ma stabilité de fonctionnaire. En fait, il n’était guère plus esclave que moi-même. Sous des formes un peu différentes, c’était la même geôle qui nous enserrait, la même tyrannie des puissances ténébreuses, le même désir éperdu de nous évader du monde par le dedans. De cela, nous eûmes conscience dès les premiers mots échangés et le pacte de confiance et d’amitié sans complaisance fut scellé et rigoureusement tenu jusqu’à la mort.

Notre premier contact, déjà chaleureux, avait eu pour occasion l’article que je consacrai, au mois d’août 1939, dans le Mercure de France, à La Grande Beuverie. Nos projets de séjours dans un de nos logis respectifs ayant été constamment déjoués, ce fut à Marseille sur le Vieux-Port ou au terminus du tramway qui l’amenait d’Allauch qu’eurent lieu nos rendez-vous. Il m’avait donné d’avance son signalement : « Je (i.e. mon corps physique) suis de taille moyenne, porte lunettes, suis tête nue, paraît plus jeune que mon âge (33 ans), aurai sans doute une vieille gabardine beige-verdâtre non boutonnée, ma femme (même remarque que pour « je ») m’arrive à la hauteur du lobe de l’oreille. » C’est lui qui établit mes liens avec Émile Dermenghem et Luc Dietrich et qui me fit connaître Lanza del Vasto, devenu et resté un de mes plus chers compagnons de pensée.

Où en était-il à cette époque, à quel détour de son aventure spirituelle et vers quels horizons nous dirigions-nous l’un et l’autre ? Le temps des « expériences fondamentales », des « voies extérieures », comme dit Claude de Saint-Martin, est révolu. Il a compris le danger de provoquer les ombres et, comme Rimbaud, que « c’était mal » d’entrer au Paradis sans payer l’obole du sacrifice. Il a reconnu, à la limite extrême des sensations, les signes de feu apparus aux grands mystiques, mais ces secrets dérobés, surpris par le trou de la serrure, lui ont laissé dans le cœur un goût de cendre et de remords.

Dès lors il s’est mis à l’école des Sages, unissant en lui au plus haut degré, les vertus monacales de l’application et de la ferveur. Il a appris l’hébreu et le sanscrit. Il a dévoré et assimilé les livres sacrés des grandes religions et descellé en elles le trésor commun. Il a découvert la tradition universelle, « le plus grand bonheur qui nous ait été conservé sur cette terre ».

Après avoir parodié, dans la Grande Beuverie, avec cet humour « très sérieux », (comme il se plaît à m’entendre dire) un monde chaotique, larvaire, illusoire, celui-là même des discours et des agissements quotidiens, il s’est engagé à parler d’un « autre monde, plus réel, plus cohérent où existe du bien, du beau et du vrai ». C’est le sujet du Mont Analogue, sorte de roman symbolique où il compte décrire la montée d’un groupe d’êtres humains : lui-même et quelques amis. Ils ont renoncé à la prison, ils ont trouvé la porte au-delà de laquelle une vie réelle commence, la voie qui doit matériellement exister « sans quoi notre situation serait sans espoir. »

Ce projet qui ne devait être réalisé qu’en partie fut l’ardent souci de ses dernières années de vie terrestre. Il m’en donna d’abord le schéma, dans une lettre du 24 février 1940 qui sert de préface à l’œuvre posthume « qu’il portait tout entière dans sa tête », mais qui resta fragmentaire, faute de temps pour l’achever. Il m’en fit lire les premiers chapitres qui furent publiés dans Mesures.

Mais on ne se sauve pas tout seul. L’homme en marche vers les sommets a besoin d’un guide qui l’a dépassé. Ce guide, il l’avait trouvé : c’était Gurdjieff. Je n’ai pas discuté sa personne ni son enseignement, les connaissant mal. Depuis, j’ai lu Ouspenski et Mouravieff, avec attention. J’ai suivi les exercices pratiqués par Vera Daumal. J’ai reçu les témoignages des adeptes et je n’ai pas tout à fait échappé à la séduction un peu trouble du maître adulé. Je le tiens pour un initié savant mais redoutable qui offre des pouvoirs sans définir leur emploi, qui oriente vers la conquête, non pas vers l’union. La nature si généreuse de Daumal, si étrangère à l’affectation théâtrale, tout ce que j’ai entendu de lui et de Vera me porte à croire qu’en absorbant le philtre insidieux ils en avaient éliminé les sucs les plus vénéneux. Des influences contraires venaient de pousser son esprit dans une direction plus évangélique, notamment celle du P. Jérôme, cet extraordinaire carme belge chassé par l’invasion allemande.

René Daumal, qui n’a reçu dans son enfance aucune éducation religieuse, était pourtant, par nature, foncièrement religieux. La haute tradition dont il se pénètre n’est autre que la somme des vérités-mères recueillies par toutes les religions authentiques et dépouillées de tous leurs aspects inférieurs et particuliers. Un jour, il prit pour moi la peine de mettre en parallèle les principaux termes des vocabulaires catholique et vedântiste pour m’en démontrer l’exacte concordance. Il concluait que les uns et les autres se rejoignaient sur la prééminence de l’amour 1.

La nécessité d’une ascèse comme condition première d’une quête de la Vérité et celle d’un compagnonnage pour surveiller et soutenir l’effort commun, devait lui faire accueillir avec enthousiasme mon idée d’une Chevalerie spirituelle, esquissée dans la revue Vasco en 1930, reprise et abandonnée par la suite faute d’échos et de concours efficaces. « Je crois, m’écrivait-il, que c’est une idée qu’il faut faire vivre. J’en ai parlé à Lanza del Vasto. Je lui ai fait lire ce que vous avez écrit. Pas une phrase que nous n’approuvions et non à la légère. C’est là l’Église véritable. »

Voici en bref quel était l’essentiel de ce projet. Partant du spectacle d’une société en désarroi, sans ossature intérieure, sans armure protectrice, livrée à des conducteurs aveugles ou corrompus dont elle a reconnu depuis longtemps l’hypocrisie, le premier pas à faire vers un retour à l’ordre et à la santé me paraissait être de vaincre une défiance obstinée en s’imposant par une sincérité et par une loyauté absolues. Il s’agissait, dans cette intention, de constituer un milieu noble, si petit qu’il fût, mais assez pur et assez dur pour résister à tous les entraînements de la gloire, à toutes les tentations de l’argent.

Les membres de ce groupe idéal, désignés par parrainage sous garantie de qualités intellectuelles et morales avérées, s’engageraient à des observances formelles de pauvreté et d’humilité, sous la surveillance et le jugement de leurs pairs tenus d’exclure sans faiblesse de leur sein tout élément reconnu coupable d’indignité.

L’exigence de pureté chez Daumal était poussée jusqu’à la mortification et jusqu’à l’acceptation du martyre. « Prononcer des vœux ne suffit pas, insistait-il. Il faut des preuves et des épreuves. Il faut anéantir l’imaginaire. C’est une lutte terrible. Pour faire place au vrai Soi, à Celui qui est, il faut travailler à mourir. »

Si chimérique qu’elle apparaisse, cette entreprise de salut devait recevoir, sur un plan restreint, un commencement d’exécution. Membre du Comité de rédaction de la revue Fontaine que dirigeait à Alger Max-Paul Fouchet, René Daumal pense à un « Code d’honneur littéraire », à une Règle d’Or que ce groupe d’écrivains se formuleraient et se rappelleraient les uns aux autres. Il me demanda d’y collaborer. Il s’efforça de rassembler des maximes et des aphorismes sans aboutir, semble-t-il, à un résultat positif.

C’était la guerre, l’heure des éloignements, des difficultés grandissantes, de la maladie inexorable, de la mort proche qui devait mettre un terme à nos entretiens, me séparer d’un des êtres que j’ai le plus aimés et admirés, nous priver d’une œuvre espérée que nous savions incontestablement marquée du signe du génie.

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR.

 

Paru dans le numéro 5 (1967-1968) de la revue Hermès.

 

 

 

 



1 On trouvera des extraits de ce parallèle dans la lettre qu’il m’adressa, citée par M. Jacques Masui dans son article sur l’Expérience spirituelle de Daumal et l’Inde.

 

 

 

 

 

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