Sur Jeanne d’Arc

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul CLAUDEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Encore quelque chose sur Jeanne d’Arc ! allez-vous dire. Et cependant il y a déjà eu tant d’éloquents discours, tant de récits touchants, tant de recherches érudites. Les circonstances parmi lesquelles a apparu la bergerette de Domrémy, ses visions, sa mission, sa chevauchée de Vaucouleurs à Chinon et de Chinon jusqu’à Reims où elle amène le chétif dauphin et lui met le sceptre dans la main et la couronne sur la tête, la délivrance d’Orléans, la victoire de Patay, l’attaque de Paris, – puis la capture devant Compiègne, le saut de Beaurevoir, la vente aux Anglais, le procès de Rouen devant l’évêque d’infâme mémoire, Pierre Cauchon, l’abjuration, la reprise héroïque, et cette âme pure enfin qui monte au ciel au milieu d’un peuple en larmes, – tout cela vous a été raconté mille fois, et je n’ai pas la prétention de vous apprendre rien de nouveau, ni de faire vibrer dans vos cœurs au souvenir de cette sublime histoire une corde demeurée jusqu’à ce jour insensible. Mais nous ne devons pas oublier que Jeanne d’Arc est avant tout une voix. Le corps a été consumé ; les cendres ont été jetées au vent ; l’unique bien qui nous restait avec elle, un cheveu, un gros cheveu noir, incorporé au sceau de cire d’un antique parchemin et longtemps conservé à Riom d’Auvergne, il a aujourd’hui disparu. Mais la voix demeure, cet accent héroïque et féminin, ce défi au mal triomphant, ce mouvement de pitié irrésistible, ce cri, perçant comme le chant d’une alouette, d’une enfant qui croit en Dieu ! À travers la forêt de chênes qui occupe l’horizon celtique, à travers les cloches de Domrémy, c’est une voix qui est venue éveiller l’âme de Jeanne d’Arc et qui lui a appris à vibrer. Et cette voix à son tour, écho de celles des saints, écho de celle de Dieu, écho de celle de toute la France attentive à son éternelle vocation, il ne faut pas que nos oreilles occupées par le grossier vacarme de la rue, hébétées par l’insidieuse surdité de la vie quotidienne, se déshabituent de l’entendre. Peut-être qu’elle a quelque chose à nous dire, oui, à nous personnellement, cet appel du devoir qui à un cœur bien né est plus désirable que celui de l’amour. La forme corporelle de Jeanne d’Arc est montée au ciel dans une bouffée de flammes, son cœur, ce cœur que le feu n’avait pu réduire et dont, au dire du bourreau, ni le soufre ni les acides n’avaient pu venir à bout, les eaux de la Seine l’on entraîné vers la mer. Mais la cendre, cette cendre que Warwick avait ordonné de jeter aux quatre vents, après que tant de mains déjà y ont puisé, il en reste peut-être encore de quoi remplir celle d’un poète, de quoi ensemencer le sillon nouveau et celui qui bientôt va s’ouvrir à côté de lui au long de ces cinq plis solennels où dorment les morts de la Grande Guerre.

J’ai donc écrit une œuvre dramatique sur Jeanne d’Arc, et mon propos est de vous expliquer les conditions dans lesquelles je me suis engagé dans cette tâche probablement téméraire, les difficultés contre lesquelles j’avais à lutter et l’idée que je me suis efforcé de réaliser.

Contrairement à la notion la plus répandue, les grandes figures historiques fournissent des thèmes plutôt réfractaires à la littérature d’imagination. L’écrivain n’a plus la liberté d’allures nécessaire, il n’est plus maître de sa composition, tout son travail est en quelque sorte de colorier un dessin établi au dehors. Le personnage auquel le poète s’efforce de communiquer la vie, la parole et le mouvement, n’est plus uniquement l’enfant de sa pensée ; je n’ai plus pour tâche essentielle d’interpréter au cours d’une action représentative les sentiments, les passions et la lutte d’un être qui essaye de s’exprimer et de se déployer au travers d’obstacles divers et parmi des voix calculées pour s’accorder à son propre accent. Le héros dont j’ai emprunté la carrière à l’histoire obéit à un programme stipulé d’avance, il échappe de toutes parts à ce milieu fictif et fermé que constitue une œuvre d’art, à cette atmosphère logique et comprimée, où la convenance interne prend la place de la sollicitation circonférente. C’est pourquoi le poète, disons Corneille ou Racine par exemple, choisit la plupart du temps de soustraire son personnage à ce qui constitue sa raison d’être historique ; il ne lui reste plus qu’un nom, quelque chose de décoratif comme un panache ou un écusson, sous le couvert duquel Titus ou Néron vaque aux actes et paroles à quoi l’invite ce ressort essentiel du Théâtre classique, qui est la galanterie.

Mais il arrive aussi que le personnage historique auquel le poète s’est attaché soit trop énorme pour se laisser ainsi accoutrer et escamoter. Il a disparu dans sa légende. Il se présente devant un public qui le sait déjà, si je puis dire, par cœur, et qui exige impérieusement de lui les paroles lapidaires et définitives qui seules, semble-t-il, ont justifié son apparition dans le temps. La présence du général Cambronne par exemple dans une pièce militaire ne serait pas admise sans l’exclamation héroïque que la légende lui attribue. De même, des figures comme Napoléon ne sont pas des marionnettes dont le régisseur puisse tirer les fils à son gré. Dès qu’elles apparaissent, le pauvre auteur n’a plus qu’à les accompagner, le chapeau à la main, et à vérifier si tout est bien en place pour leur fournir l’occasion des mots historiques dont l’auditeur attend patiemment le défilé. Tout se passe dans le plus grand ordre, comme à la messe. C’est une espèce de cérémonie instructive, profitable et édifiante, mais qui n’est extrêmement amusante pour personne, surtout pas pour l’auteur lui-même.

La difficulté dont je vous parle est spécialement grande pour Jeanne d’Arc. Certes il n’y a pas au monde d’histoire plus merveilleuse et plus touchante et qui au premier abord semble mieux faite pour la scène. Mais il n’y en a pas aussi de plus connue et qui laisse moins de jeu à l’imagination de l’artiste. Nous ne pouvons pas faire de Jeanne d’Arc ce que nous voulons : c’est elle, au contraire, la sainte jeune fille, qui fait de nous ce qu’elle veut et qui par sa seule présence nous restreint au rôle sans gloire d’assistant et d’introducteur. On ne peut pas faire parler Jeanne, on ne peut que la laisser parler ; et de quelle manière elle parlait, les pièces authentiques des deux grands procès en ont laissé un témoignage qui s’impose à toutes les mémoires. Il est écrit que l’on ne peut pas colorer l’or ni dorer les lys. C’est aux paroles de Jeanne d’Arc que ce proverbe peut par excellence s’appliquer.

Ainsi, fut-ce sans le moindre enthousiasme qu’un certain jour de l’hiver dernier je reçus la visite d’Arthur Honegger qui venait m’exprimer le désir de me voir rédiger le scénario d’une pièce sur Jeanne d’Arc dont Mme Ida Rubinstein l’avait chargé de composer la musique. Tous les arguments que je viens de vous exposer, j’en fis le tableau à mon visiteur qui se retira décontenancé. Là dessus je pris le train, comme j’y étais obligé, pour Bruxelles. Mais à peine avais-je terminé la lecture du vague journal de midi et déjà dans mon coin je me préparais à m’endormir tout à fait, quand avec la netteté d’une secousse électrique un geste se dessina devant les paupières de mon esprit à moitié closes.

Tous les artistes connaissent cette seconde de la conception où l’idée d’une œuvre nouvelle vient piquer, pour ainsi dire, notre sensibilité et réveiller en nous le pouvoir créateur toujours tapi d’ailleurs au fond de l’âme, et dirai-je aussi du corps ? à l’état de demi alerte. Quelquefois c’est un mot, quelquefois un souvenir, quelquefois un sentiment, ou moins encore, une espèce de poussée secrète antérieure à toute sonorité. Cette fois il s’agissait d’un geste que je voyais se dessiner et se répéter devant moi, faisant appel à des zones de plus en plus étendues de désir et d’imagination, composant autour de lui une scène et puis une autre. Et ce geste me semblait d’autant plus significatif que tout à l’heure Arthur Honegger m’avait parlé de la plus remarquable créatrice d’attitudes qui existe actuellement dans le monde, Mme Ida Rubinstein, et que cette artiste me demandait, me commandait une pièce sur Jeanne d’Arc.

Ce geste, c’était le signe de la croix.

Le signe de la croix, c’est-à-dire l’ascension de la main qui part du creux de la poitrine, monte au front, redescend au cœur, vient à gauche et puis à droite atteindre sur chacune de nos épaules l’origine de nos mouvements et actes physiques, et enveloppe, pour ainsi dire, dans un cycle vérificateur à la fois de notre création et attestateur de notre salut les quatre points cardinaux de la personne humaine : dès lors quel meilleur point de départ adopter pour un mimodrame où le corps est appelé par un idéal élevé à l’utilisation de toutes ses ressources expressives ? Mais, ce geste auguste, je le voyais devant moi réalisé, non par une main seulement et des doigts inattentifs, mais, dans la gêne d’une victime garrottée, par les deux mains d’une jeune fille étroitement l’une à l’autre rattachées par un anneau de fer. Il me dictait mon sujet. Il évoquait à la fois et il sanctifiait tout le drame. Pas plus que le Christ ne peut être séparé de la croix, il ne fallait pas que Jeanne d’Arc fût séparée de l’instrument de sa Passion, de son martyre et de sa sanctification, c’est-à-dire de son bûcher. Jeanne d’Arc au bûcher, tel devait être l’empan de l’œuvre qui m’était imposée par la coïncidence à la fois d’une circonstance extérieure et d’une pétition intime. Je sentais autour de moi la présence d’un désir auquel il ne m’étais pas permis de ne pas répondre.

On dit que les mourants voient en un éclair, dans cette minute qui précède leur sentence, se dérouler le tableau de tous les événements de leur vie passée. De même on peut supposer que pour Jeanne d’Arc comme pour son divin modèle s’est réalisée la parole : « Quand je serai élevé, je tirerai tout à moi. » Jeanne d’Arc, elle aussi, a été élevée, et du haut de son bûcher comme le Christ du haut de son gibet, elle a tiré tout à elle, elle a pu mesurer d’un regard le chemin parcouru et sonder toutes les étapes, elle a pu envisager dans sa pleine réalisation cette vocation sublime dont les flammes sous ses pieds vont être le suprême véhicule. De Rouen jusqu’à Domrémy elle compte tous ses pas, c’est ce terme-ci qui leur donne leur sens. Le moment est venu pour cette fille obéissante que Dieu se penche vers elle sur l’œuvre accomplie et lui partage le secret de ses desseins. De comprendre ce qu’elle a fait.

La mission de Jeanne d’Arc, dont un écrivain absurde, qui aurait mieux fait de rester fidèle à ses clowneries habituelles, a voulu faire la sainte de l’individualisme et de la libre-pensée, c’est avant tout une mission unificatrice. La France s’est toujours glorifiée d’être entre toutes les nations chrétiennes celle qui est parvenue le plus vite à l’unité et celle qui s’y est montrée attachée avec le plus de conviction. Mais l’unité n’est pas un phénomène statique, comme le serait par exemple un bloc de pierre équarrie, ce n’est pas un résultat obtenu une fois pour toutes. C’est l’effet d’une idée, d’une aspiration commune, s’imposant à des âmes diverses, à des mentalités disparates et parfois à des intérêts contradictoires. On n’a pas assez remarqué que la France une et indivisible est cependant le pays dont la population est faite de la plus grande variété de races diverses et en apparence inconciliables. Car que peut-on trouver de plus différent qu’un Alsacien et un Basque, qu’un Flamand et un Corse, pour ne rien dire d’un Kabyle ? Quoi de plus divers qu’un berger de Provence, qu’un laboureur de Beauce, qu’un pêcheur de Bretagne, qu’un tisserand de Lille, qu’un ouvrier d’art de Paris ? Et cependant, nous l’avons vu en 1914, qu’un coup de trompette résonne, que le tocsin s’ébranle dans nos vieux clochers, d’un coin à l’autre du polygone sacré, en dépit de tous les mauvais conseils et de toutes les fabrications théoriques, l’unité se refait d’elle-même, tout prend d’un bout à l’autre du territoire et la volonté nationale se constitue dans la conscience ardente d’une nécessité commune.

Or, en ce moyen âge finissant, la France était divisée par le milieu entre Nord et Midi, comme la chrétienté l’était elle-même entre plusieurs papes. Armagnacs et Bourguignons se partageaient le territoire et la fissure de la Loire avait pris la gravité d’une crevasse politique. C’était là l’énorme scandale à la face du soleil qui désolait les héritiers de Clovis et de saint Louis, la plaie ouverte en pleine chair dont gémissaient tous les cœurs loyaux, aussi bien une Christine de Pisan, un Charles d’Orléans dans sa prison de Londres que les simples laboureurs de Domrémy. Aussi, et pendant que les noms de Creil et de Saint-Quentin rayaient à toute vitesse la vitre de mon wagon, l’une des premières idées qui se présentèrent à moi autour de ces deux mains enchaînées que je voyais si distinctement se servant de ce qui leur restait de liberté pour dessiner un geste de réunion, fut celle de la réconciliation de la France du Nord et de celle du Midi. Le blé retrouvait la vigne, la miche retrouvait la tonne. Toute une réjouissance populaire au son des tambours et des cornemuses célébrait cette réconciliation.

Et d’ailleurs, si nous y faisons attention, la mission de Jeanne d’Arc ne se traduit-elle pas géographiquement sur la carte par un signe de croix ? C’est de l’Est qu’elle part et c’est à l’Ouest demeuré fidèle, afin de sauver cet Orléans où bat le cœur du pays, qu’elle vient tendre la main : de là elle remonte au Nord où l’attend la gloire de Reims, la prison d’Arras et le supplice de Rouen. La croix est ainsi parachevée, la ligne de l’ascension à travers celle de la charité. Ce que Jeanne n’a pu faire avec les armes, elle va le consommer avec son sang. Ce qu’elle a commencé avec cet insigne vexillaire à son poing de paysanne qui porte les noms de Jésus et de Marie, c’est l’oriflamme rouge du bûcher, jaillissant sous ses pieds comme un tourbillon d’ailes irrésistibles, qui va lui donner efficacité. C’est cette bouffée triomphale qui porte jusques aux pieds du Crucifié l’âme d’une victime innocente, c’est le souffle du feu purifiant et unificateur qui va rétablir et dégager les communications, qui va réapprendre à la France à respirer et à faire de cette vaste disponibilité de volontés et d’intelligences une seule conscience et un seul désir.

Une pareille mission ne pouvait s’accomplir sans lutte et sans sacrifice. La flamme ne peut s’élever qu’aux dépens de la cire qui lui sert de support. Jeanne d’Arc n’est pas venue seulement pour accomplir une tâche politique déterminée. Elle n’est pas venue seulement pour rendre au dauphin Charles ce gant que Roland jadis dans le défilé de Ronce vaux avait remis à l’ange Gabriel. Elle n’est pas venue simplement pour une certaine impulsion à donner à des forces latentes, pour des circonstances étroites, pour un moment précis de l’histoire. La solennité des deux procès, celui de la condamnation et celui de la réhabilitation, la minutie juridique avec laquelle le détail en a été établi, cette véracité avec laquelle sous le grincement du bec d’oie du greffier nous entendons s’élever dans sa fraîcheur irréfragable la voix de l’innocence interpellée, tout cela nous montre que dans les desseins de la Providence la Passion de Jeanne d’Arc avait, comme les Actes des anciens martyrs, la force et la valeur d’un témoignage et d’une prédication qui s’adresse à tous les temps et à tous les cœurs. Il fallait que son interrogatoire et son jugement se fissent ainsi comme sur un échafaud à l’aspect de tous les siècles sans qu’aucune mauvaise grâce ou mauvaise foi puissent soulever la question d’authenticité. Il fallait que l’accusée fût vaincue. Il fallait que cet énorme scandale de l’intervention divine dans les affaires humaines et de l’œuvre directe de Dieu sur une enfant de dix-neuf ans éclatât à tous les yeux et aux nôtres en particulier, à nous gens de 1938.

Jeanne est sous le pressoir. S’il y a eu en elle une goutte de mensonge, l’énorme appareil judiciaire fonctionnant de toute la force de sa vie est là pour l’en faire sortir. Les dépositions du procès de réhabilitation nous montrent avec quelle sévérité impitoyable pendant des semaines et des mois elle fut questionnée. Les procès-verbaux, les dépositions des témoins, entre autres celle du greffier Nicolas Manchon, nous montrent des interrogatoires se prolongeant presque sans interruption du matin jusqu’au soir. Ils sont là, tous les instruments de la haine anglaise et de la rancune cabochienne, une vingtaine de politiques et de théologiens, les uns bouffis de science, crevant d’importance et de suffisance, les autres desséchés par l’abstraction, rongés par le vinaigre de la critique ou confits dans une espèce de miel empoisonné. On songe à ce passage des psaumes où l’innocent persécuté s’écrie : « Les taureaux gras se pressent autour de moi : on dirait qu’ils veulent se repaître de ma chair. » À leur tête est cet ogre-évêque, Pierre Cauchon, ce suppôt de l’enfer qu’il invoque à tous moments avec une familiarité sinistre, ce Bourguignon enragé que Jeanne d’Arc vient d’expulser de son diocèse et de ses bénéfices. Il l’a promise aux Anglais par serment, c’est lui qui fait tout marcher, il a enfoncé les crocs dans cette chair innocente avec un appétit de cannibale et il ne la lâchera pas. C’est lui que le dernier cri de Jeanne d’Arc remplaçant sur ce front abject la mitre déshonorée a marqué pour toujours comme une inscription qui ne s’effacera pas : « Évêque, je meurs par vous ! »

À ses côtés nous avons la douleur de constater la présence d’un représentant de cet ordre lumineux dont la mission est de préserver dans la chrétienté la pureté de la doctrine, d’un fils de saint Dominique et de saint Thomas, du Vice-Inquisiteur de la Foi pour le royaume de France, le frère Jean Le Maître. Le frère Jean Le Maître, Inquisiteur de la Foi, paraît avoir été surtout un lâche. On ne le voit jouer aucun rôle actif dans le procès et il paraît avoir eu des velléités de justice et de révolte que la crainte a aussitôt étouffées. Sa honte n’en est pas moins grande et elle serait ineffaçable pour le corps auguste auquel il appartient, si deux autres dominicains, les frères Ysambard et Martin Lavenu, n’avaient pas été parmi les rares amis que Jeanne trouva dans sa prison : l’un qui lui donna le conseil qui aurait pu la sauver et qui souleva la colère de l’évêque infernal, l’autre en l’accompagnant jusqu’au bûcher et en tenant devant elle cette croix qui reçut son dernier regard et son dernier souffle.

Le troisième grand coupable, le plus grand peut-être parce que le plus éclairé, celui qui assuma avec le plus d’alacrité et d’énergie le fardeau d’infamie sous lequel le sinistre sanhédrin de Rouen reste écrasé, ce n’est rien moins que la Sorbonne, la très illustre Université de Paris. Tous les juges de Jeanne, tous les consulteurs qui opinèrent contre elle, avaient reçu son enseignement et se mouvaient dans son atmosphère. À cette époque où la catholicité, grosse déjà de l’hérésie qui lui travaillait les entrailles, gémissait, privée de chef, comme sous un jour d’éclipse, l’Université de Paris était la principale autorité morale et doctrinale du monde chrétien. C’est elle qui avait inspiré les deux conciles de Constance et de Bâle. C’est elle qui, dans toutes les questions controversées, donnait ou imposait ses avis et le bonnet carré de ses docteurs avait presque usurpé le prestige de la tiare. Elle s’enorgueillissait de noms comme ceux de Gerson (ami de Jeanne d’Arc d’ailleurs), de Pierre d’Ailly, de Henri de Gand. Au XVIIe siècle encore, un Bossuet fera d’elle un magnifique éloge : « Le trésor de la vérité, dit-il, n’est nulle part plus inviolable. Les fontaines de Jacob ne coulent nulle part plus incorruptibles. Elle semble divinement être établie avec une grâce particulière pour tenir la balance droite et conserver le dépôt de la tradition. Elle a toujours la bouche ouverte pour dire la vérité : elle n’épargne ni ses enfants ni les étrangers et tout ce qui choque la règle n’évite pas sa censure. » C’est cette autorité formidable qui d’un seul mouvement s’était élevée contre Jeanne d’Arc. C’est elle qui avait tracé le cadre et le canevas de la procédure. C’est elle que Jeanne d’Arc pouvait voir derrière la mitre de Cauchon et le capuchon du frère Le Maître. Et si, comme nous pouvons le penser, la Providence avait doué son regard d’une acuité surnaturelle, plus loin encore elle aurait compté tous ces détenteurs du prestige humain, tous ces volontaires de la haine qui dans l’avenir devaient grossir les rangs de ses ennemis : l’homme qui écrivit La Pucelle, tous les sceptiques, tous les faux savants qui ont essayé d’éteindre sa lumière, de défigurer sa mission, de la réduire, comme jadis l’ont tenté Messires Beaupère et Toutmouillé, au rôle d’une hystérique et d’une folle, autrement dit d’une possédée de l’esprit d’en bas.

Au fond, dans ce procès de Jeanne d’Arc, Pierre Cauchon ne fut qu’un instrument : le véritable adversaire, après les Anglais, ce fut l’Université de Paris. Tout se résume en un duel entre la Pucelle et cette formidable commère. C’est son autorité qui a été affrontée. C’est sa prétention, dans la vacance générale, en l’absence de pape et de concile, de représenter à elle toute seule la chrétienté, que cette bergerette est venue insolemment mettre en question. Aussi ne voyons-nous pas que la Sorbonne se soit jamais rétractée. Elle ne prend aucune part au procès de réhabilitation où les gens de Rome et du Roi ont la haute main. Maître Beaupère, convoqué dix-huit ans après et déjà titubant sur le seuil de la tombe, laisse tomber de ses lèvres minces quelques paroles qui font comprendre que son sentiment n’a pas changé. Pas une minute on ne voit le docte corps ébranlé dans la conviction qu’il nourrit de sa propre infaillibilité. Quand saint François et sainte Catherine de Sienne viennent trouver le pape, l’un un vagabond, l’autre une simple brebis dans le troupeau blanc et noir de saint Dominique, porteurs de propositions infiniment plus dangereuses et attentatoires aux intérêts établis que la mission confiée à Jeanne par Catherine, Michel et Marguerite, on ne voit pas que le porteur de la tiare se soit indigné. Il écoute, au contraire, il consulte, il médite, il prie, et à la fin, spectacle inouï ! il consent, il obéit humblement à cette voix extérieure en qui il a reconnu l’accent divin. Mais pas un moment cette Sorbonne congestionnée et tendue comme les tumeurs qui se forment sur un organisme malade ne montre la même humilité. Elle sait qu’elle ne peut ouvrir la bouche, comme dit Bossuet, que pour dire la vérité. Et alors, quelle est cette petite personne qui se permet de se dire la fille de Dieu ? Et l’on entend l’écho d’un certain cri qui fut poussé il y a quatorze cents ans, le 14 du mois de Nizan : « Il blasphème ! Il se dit le fils de Dieu ! Qu’est-il besoin de témoins ? » Il n’y a qu’un représentant de Dieu en terre, c’est la très auguste Université de Paris, contre laquelle Jeanne par son action spontanée s’est permis de blasphémer. Nul châtiment n’est trop sévère pour un tel crime. Qu’elle meure morte pessima / La Sorbonne non plus contre elle n’a pas besoin de témoins, ni de preuves, ni même d’arguments. C’est elle en la personne de ses suppôts qui réclame, qui accapare la première place au tribunal d’iniquité. C’est elle qui opine, qui juge et qui condamne. Jeanne déclare qu’elle se soumet à l’Église, elle en appelle au Pape et au concile. Tout cela est balayé d’un revers de main. C’est la Sorbonne, personnellement insultée, qui exige des aveux et résipiscence. Si elle tenait Michel, Catherine et Marguerite, elle leur tordrait le cou sans hésiter. À leur défaut elle tient Jeanne et elle va lui faire voir de quel bois on se chauffe sur la Montagne-aux-sentences. N’est-ce pas elle-même qui est l’Université de Paris, lumen omnium doctrinarum, et omnium errorum exstirpatrix, comme dit la cédule du procès de condamnation ?

Quand on lit avec attention l’acte d’accusation dressé contre Jeanne d’Arc, on distingue au milieu d’un torrent d’invectives que les chefs d’accusation se réduisent à trois. Le premier, c’est qu’elle a mis des habits d’homme, contrairement aux prescriptions de l’Ancien Testament Comme si le Nouveau n’était jamais venu ! L’auditeur de rote Théodoric qui au nom de la Curie romaine donna plus tard une consultation admirable sur le procès remarque à ce propos que plusieurs saintes, telles que sainte Marine et sainte Eugénie, ont porté des habits d’homme. Ce costume s’imposait à Jeanne dans un milieu comme celui des camps, et plus encore celui de la prison où tant de dangers menaçaient sa chasteté. La procédure à ce sujet relève des faits de perfidie et de bestialité vraiment effroyables !

Le second crime imputé à Jeanne d’Arc est que les communications qu’elle prétend avoir reçues des esprits bienheureux sont fausses. Et la troisième inculpation est que, en revanche, le commerce qu’elle aurait eu avec les esprits mauvais est véritable et qu’il se tient prouvé, malgré toutes ses dénégations, de par la seule affirmation et autorité de la Sorbonne. Quand il s’agit de saints, la Sorbonne montre un scepticisme hautain, digne de nos critiques les plus modernes. Quand il s’agit du diable, si familièrement invoqué, j’allais dire évoqué, par l’évêque de Beauvais, on sent au contraire qu’elle est en pays de connaissance. Son odorat, fermé aux arômes du paradis, lui fournit en abondance l’ammoniaque et le soufre. D’ailleurs, point de preuves, point d’enquête, point de témoins, simplement des interrogations, toujours les mêmes, poursuivies et ressassées à longueur de journée, cette torture morale de la répétition bien connue de la police et qu’on appelle en Amérique le gril, le grilling. Ces vingt juges, ces taureaux gras, pour parler comme la Bible, présidés par un nom propre en qui il est difficile de ne pas voir un nom approprié, pendant des heures se relaient pour essayer d’extorquer à cette enfant, à cette martyre, un signe, un mot, un aveu. Et l’on a l’impression que dès que Jeanne d’Arc est rentrée dans sa prison la torture continue sous une forme encore plus hideuse.

Pour résister à cette pression enveloppante et continue, au Roi prétendu de France et d’Angleterre, à cet évêque qui a toute apparence de représenter l’Église, au Vice-Inquisiteur de la Foi, à ces prêtres, religieux et docteurs qui se donnent et qui en fait sont acceptés comme la principale autorité morale et religieuse de la chrétienté, Jeanne est seule. Tous les siens l’on abandonnée. Elle n’a à côté d’elle aucun conseil. Son confesseur l’a trahie. Les appels qu’elle adresse au Pape et au concile sont étouffés. Les représentants de l’Église, ces hommes que dès l’enfance elle avait appris à respecter comme la forme temporelle de Jésus-Christ, c’est eux qui la foulent sous leurs pieds dans ces fers dont ils l’on étroitement garrottée, c’est sous cette mitre, sous ces mortiers et sous ces capuchons qu’elle voit se dessiner le mufle de la bête, et de la bête féroce.

Mais non, Jeanne n’est pas seule ! Ces voix qui jadis, mêlées au battant de la cloche et au souffle du soir, l’ont arrachée à ses parents et à son village, qui l’ont accompagnée à Chinon, à Orléans et à Reims, elles sont encore avec elle au plus profond de cette basse-fosse, comme jadis l’esprit de Dieu avec Jérémie au trou de la citerne. « Fille de Dieu, lui disent-elles, va hardiment ! dis-leur ce que je t’ai mis dans la bouche ! Ne te chaille de ton martyre ! » Et l’on se souvient des paroles adressées au prophète hébreu et que l’Église a reprises dans l’Office de saint Jean-Baptiste : « Ne crains point devant leur face ! Ceins tes reins, lève-toi, parle hardiment ! Voici que j’ai fait de toi une cité fortifiée, un mur de métal, une colonne de fer ! » Ah, Jeanne le connaît, cet accent impératif et tendre qui trouve un écho dans toutes les fibres de son corps virginal, ces conseils d’une prudence surhumaine qui ne tolère ni excès comme au saut de Beaurevoir, ni défaillance comme bientôt et tout à l’heure au Cimetière Saint-Ouen. Les minutes du premier procès, les témoignages du second, nous on conservé l’image, toute vivante, toute fraîche comme les vignettes des vieux manuscrits, de ce combat qu’elle soutient avec intrépidité. Contre les arguties des théologiens, contre les embûches des juristes, contre le délire des possédés, la Sagesse divine n’a choisi qu’une arme pour la lui mettre dans la main, comme jadis la claire épée de Fierbois, c’est le bon sens, et l’on voit après chaque assaut les animaux juridiques retourner à leur tanière en léchant leurs blessures.

En réalité Jeanne ne soutient pas un seul combat, et c’est ce qui rend sa Passion si émouvante, elle en soutient deux, l’un contre les hommes et l’autre contre Dieu, car la sainteté n’est pas autre chose que la victoire de l’amour sur notre mortalité humaine qui résiste tant qu’elle peut et qui demande à être réduite. D’une part il y a la torture, la prison, le bûcher, l’autorité de l’évêque, les insinuations du confesseur, et dans l’une des scènes les plus atroces qui précèdent la conclusion du drame, ce juge qui l’interroge avec le corps du Christ entre les doigts. Il y a cette jeune chair qui frémit, il y a la figure en larmes des vieux parents, il y a la déréliction de tous. De l’autre côté, il y a cette voix suave et lancinante à laquelle saint Paul jadis a appris qu’il était dur de résister, cette voix qui depuis l’enfance a pris maîtrise de toutes les clefs de sa volonté, qui lui parle avec toute l’autorité de la conscience, avec la patience, l’énergie et, si je puis dire, l’omniprésence de l’aiguillon charnel. À un moment donné, Jeanne succombe. À Beaurevoir déjà elle avait désobéi par pitié pour les bonnes gens de Compiègne : ç’avait été un bond de soixante pieds par-dessus les murs de sa prison. Ici c’est une défaillance. Au cimetière Saint-Ouen, après qu’un prédicateur congestionné l’a saturée de son éloquence injurieuse, c’est comme au jardin de Gethsémani où saint Marc nous dit que le Christ coepit pavere et toedere, où sur le calvaire s’élève la plainte suprême : Eh Eh lamma sabachthani. Jeanne d’Arc, si fière, si sereine jusqu’ici, il semble que nous la voyions prendre peur. Elle sanglote, elle s’écrie avec une amertume indicible que ses voix l’ont trompée : et d’une main tremblante elle trace je ne sais quoi, un rond, une croix sur la formule d’abjuration qu’un satellite lui présente toute préparée.

Et puis elle rentre dans sa prison, et là au terme d’une lutte que tous les martyrs ont subie et qui justifie ce laurier sur leur tête et cette palme sanglante entre leurs doigts, les voix reprennent le dessus. Jeanne une fois de plus est victorieuse. Je veux dire qu’elle est vaincue. L’abjuration qu’on a arrachée à sa main plutôt qu’à sa volonté, elle la renie à haute voix. Elle embrasse l’holocauste. Cette flamme dont on la menaçait, elle s’y jette volontairement. Ce n’est pas assez dire qu’elle l’accepte, elle l’épouse : Frère le Feu, cette grande flamme joyeuse et irrésistible dont jadis saint François d’Assise a fait l’éloge. C’est le véhicule dont elle avait besoin, non plus le gros cheval de labour sur lequel jadis elle s’acheminait vers Vaucouleurs, mais la grande paire d’ailes, aigle et colombe, au cri de Jésus ! qui va l’emporter jusqu’aux portes du paradis : cette flamme, cette aspiration lumineuse, triomphante de la chair et de la fumée, qui va souder ensemble toutes les parties, tous les partis de la France, et soustraire pour toujours au schisme la nation sans coutures de la République indivisible.

Farewell, gentlemen ! s’écrie dans un transport de joie l’évêque Cauchon, quand il apprend la récantation de Jeanne. Nous l’avons, faites bonne chère ! Voici la sorcière toute rôtie !

 

 

 

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Pour représenter, pour rendre une fois de plus intelligibles au public moderne cette Passion et cette ascension de Jeanne d’Arc, il m’a semblé que la parole ne suffisait pas. Il fallait pour la porter, pour la supporter, pour l’emporter, un élément ample et lyrique. C’est la voix, ce sont les voix sous l’histoire et sous l’action qu’il s’agissait de faire entendre, et c’est pourquoi il était indispensable d’avoir recours à la musique. C’est elle qui crée l’atmosphère, c’est elle qui entre la scène et la salle établit une ambiance commune, c’est elle qui. intensifie le rythme, c’est elle qui propose à toutes les passions l’ouverture de l’accord et du chœur, c’est elle qui imprègne de sentiment et de pensée la parole, et en même temps qu’elle parle, c’est elle aussi qui écoute. De cette partie musicale, c’est un grand musicien que vous aimez, Arthur Honegger, qui a bien voulu se charger. Quant à Jeanne elle-même, ce n’est pas la petite paysanne ni l’héroïne historique que j’ai essayé de représenter. C’est sainte Jeanne parvenue à l’auréole. Comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai essayé d’amplifier, de dilater ce moment précurseur, dit-on, de toute mort, où à chaque personnage du drame humain est concédée la vision et l’intelligence du rôle dont il était chargé. On peut même imaginer que le souverain Père, avant de l’admettre en ce lieu où toutes les larmes sont essuyées, lui permet du haut du bûcher et à la lumière, si je puis dire, de sa propre combustion, de relire page à page et comme à rebours toute l’histoire de sa vie, depuis Rouen jusqu’à Domrémy, et c’est dans la conscience pleinement réalisée de la mission qui lui était confiée que, dans un cri qui est une flamme, elle exhale le Oui suprême.

 

 

 

Paul CLAUDEL.

 

Conférence faite à Bâle

pour la première de Jeanne au bûcher.

 

Paru dans Les Cahiers du Rhône, avril 1942.

 

 

 

 

 

 

 

 

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