Abstraction révolutionnaire

et réalisme catholique

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Augustin COCHIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FOI ET RAISON

 

Foi et raison ne sont pas deux pôles opposés, mais deux fonctions de l’esprit qui s’épurent et grandissent ensemble, et n’atteignent leur plus haut point que l’une par l’autre. Séparées, l’une est enfance mythique, l’autre décrépitude intellectualiste ; les peuples commencent par l’une et finissent par l’autre, mais l’âge viril des civilisations est marqué par leur accord, de plus en plus élevé, de plus en plus complet. Le Christianisme dépasse la mythologie grecque d’aussi haut que notre science celle d’Aristote.

 

 

FAIBLESSE ET INSUFFISANCE DE LA RAISON

 

Mais il n’y a qu’une raison ? Oui, en géométrie. En politique, et dans l’ordinaire de la vie, il y en a autant que de passions et que de circonstances : il y a la raison de la vertu et celle de l’intérêt – celle des passions, celle de l’indifférence ; celle de l’égoïsme et celle de la charité.

On pourrait même dire que pas une de ces raisons, même la plus respectable, n’est la bonne, quand on veut l’employer absolument ; et il semble que la raison ne doive jamais être employée que pour atteindre des fins secondaires ; le but principal doit être choisi en dehors d’elle. Il doit venir de l’instinct ou de la foi, de la nature ou de Dieu, et s’impose à nous impérieusement, sans raison parce que c’est ainsi.

 

 

LA FOI, QUI AIDE L’INTELLIGENCE DANS SON ESSOR

 

Impossible, sans la Foi, de s’élever à un certain niveau intellectuel.

Pas de raison puissante sans la foi ; la Foi est nécessaire à l’effort de l’intelligence, comme la grâce à celui de la volonté – seulement il y a des raisons qui ont leur foi derrière elles, matérialisée sous forme d’habitudes et de besoins moraux (Kant). Les vraies, les saines, l’ont devant elles, au-dessus d’elles, à sa place de droit.

Quant à la libre pensée, c’est la déchéance de l’être intellectuel, comme le libre sentiment et la libre volonté sont la déchéance et la chute de l’être moral.

 

 

LA LIBRE PENSÉE RÉTRÉCIT L’ESPRIT

 

Au jeu de la libre pensée, s’usent l’intelligence, la pensée elle-même, il ne faut pas l’oublier. On a souvent remarqué qu’aucune école philosophique n’avait apporté moins d’idées originales que « les Philosophes ». Mais n’oublions pas que ceux-là même, qui nous paraissent si pauvres, ne sont que des précurseurs ; et dans l’ordre du progrès des lumières, ils ont des disciples qui ont été bien plus loin qu’eux ; il faut lire les discours de Saint-Just, de Robespierre, pour se faire une idée de cette indigence intellectuelle presque puérile ; psychologie enfantine : plus de milieu entre les « méchants », les « citoyens vertueux », les « traîtres » ; rengaines incroyables. (Cf. le mot de Lebon à Arras : « Brûlez tout ce qui n’est pas les Droits de l’homme. »)

Vocabulaire rétréci ; idées racornies. La libre pensée moderne nous fournirait d’ailleurs des spécimens du même genre ; mais malheureusement, pour cette raison même, sans doute, on l’ignore. Qui a lu M. Belot ? Qui lit jamais une de ces homélies, de ces kilomètres de prose qui se déversent tous les jours dans les Sociétés de pensée ? Et pourtant, cela se dit, s’écrit ; mais pour les connaître il faut décidément sortir de la littérature et entrer dans l’histoire naturelle.

 

 

L’ÊTRE ET L’INTELLIGIBLE

 

La pensée moderne n’admet que les idées claires, d’après Descartes. La pensée de tous les temps n’en a jamais usé autrement.

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien de nouveau ? Si : la pensée moderne nie la valeur objective de toute idée confuse ; elle impose l’intellectualisme à la connaissance.

Or, voici le diable : il n’y a d’idée claire, à proprement parler, que du néant : A = A ; c’est la seule qui soit tout à la fois satisfaisante pour l’esprit et vraie dans les choses. Toutes nos autres idées, même l’idée d’espace, même l’idée de nombre, même l’idée de genre, supposent des postulats, des données. Dire, par conséquent, qu’une idée est claire ou qu’elle n’est pas, c’est nier l’intelligence en même temps que l’être. Cette position extrême est insoutenable.

Il ne peut donc s’agir de réalisation immédiate et à la lettre, mais d’une tendance, d’une direction d’esprit. Comment se traduira-t-elle ? Le libre penseur sera mécaniste en physique, physicien en chimie, chimiste en biologie ; il sera déterministe. On demandera du logique en fait de mathématiques, du déterminé en fait de sciences naturelles… du représentable en fait de miracles.

Cette tendance se définit d’un mot : affirmer l’intelligible, c’est-à-dire nier l’être. Tel devait bien être, en effet, le travail de la pensée isolée des choses. Si l’être lui est imposé, c’est du dehors, de force. Les lois scientifiques sont des compromis entre la pensée et la réalité, accordant à l’une le donné, à l’autre le déterminé. Que l’effort permanent de la pensée soit de diminuer la part du donné dans nos connaissances, quoi de plus naturel et de plus légitime ?

Modifions donc notre formule : l’être n’est connaissable intellectuellement (il y a d’autres manières de le connaître) que dans la mesure où il n’est pas.

 

 

LA MARCHE VERS LA VÉRITÉ

 

Le dernier mot de la philosophie de Renan est que, des trois grands mobiles de l’activité humaine, Bien, Beauté, Vérité, la Vérité est le premier, le principal. La recherche de la Vérité. Mais y a-t-il, je veux dire actuellement, et pour nous, une vérité ? – Le sens commun dirait oui ; aucune opinion ne peut prouver qu’elle la tient, mais toutes parlent comme si elles la tenaient, sous peine de n’être pas des opinions ; d’où cette illusion de croire que dans la masse il y a bien une opinion qui est la vraie, et non une autre, et que la vérité a la forme d’une de nos opinions. Qu’elle soit connue ou non, formulée ou non, il y a une vérité connaissable et exprimable, et cette vérité pourrait être connue et formulée ; elle est du même ordre que les opinions vraies ou fausses, connues et formulées.

Est-ce sûr ? Ne pourrait-on dire que pour nous, dans l’état où sont notre raison et notre esprit, il n’y a pas de vérité ? Que la vérité n’est pas, mais se fait ? Que notre être, ni le monde qui nous entoure ne reposent entièrement sur une vérité qu’on puisse connaître et formuler ?

Un exemple : Dans notre propre pensée, aussi loin que nous pouvons voir en nous-mêmes, est-il vrai que nous connaissions parfaitement nos sentiments, même dans le rayon de la conscience ? La seule chose que je sache vraiment, c’est ce que je veux, pour quelle cause j’agis, quand je veux de par ma volonté, et que cette cause est une raison ; mais quand je me tâte, que je m’écoute, que je cherche à saisir les désirs et les aspirations de la partie passive ? Je sais ce que je veux, mais pas ce que je sens ; je sais où je vais, mais pas où je suis. L’homme religieux juge une âme non en elle-même, mais par son but : c’est la manière sérieuse et vraie de juger. Une âme est une aspiration vers quelque chose, un élan vers quelque chose ; arrive le critique, qui prétend faire abstraction du but et du mouvement, de l’élan qui y tend, et étudier en lui-même, au seul point de vue de la vérité froide et détachée, de l’intelligence, l’être qui s’est donné ce but, qui a ce mouvement, qui suit cet élan. Et s’il n’y avait plus rien ? Il se dit que puisqu’il y a mouvement, tendance, il doit y avoir quelque chose qui se meut et tend, et c’est ce quelque chose qu’il veut connaître, abstraction faite de son mouvement ; c’est une façon de raisonner assez grossière, dont l’origine est dans le plus vulgaire sens commun, et qui procède d’une illusion facile à comprendre, laquelle nous vient du monde des sens et des phénomènes.

N’est-ce pas bien plus probable au fond, bien plus conforme à tout ce qu’on a dit de plus profond sur l’âme ? Elle est cet élan même vers Dieu, ou vers un but fini ; elle se définit par son objet, s’achève en lui, s’explique par lui, dans la mesure où elle est achevée et explicable, c’est-à-dire imparfaitement. Mais dire qu’on veut la considérer en elle-même comme on peut considérer en elle-même et abstraction faite de son mouvement une pierre qui tombe, c’est raisonner grossièrement et naïvement. Et pourtant, à bien voir, il n’y a pas autre chose que cette grossière et matérielle image des choses de l’esprit, dans l’idée de ceux qui parlent de la recherche de la vérité à mettre avant tout, de la critique.

La vérité n’est pas faite, parce que le monde est fini, que le monde n’est pas Dieu.

 

 

LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ, NON PAR LE SEUL INTELLECT,

MAIS PAR LA VOLONTÉ

 

On ne connaît pas parfaitement l’imparfait ; il n’y a pas de vérité absolue dans le relatif ; il n’y a qu’une seule vérité, et qui n’est pas de ce monde ; si nous voulons la posséder, il ne sert de rien de la chercher des yeux de notre place et de rester assis. Ce n’est pas à notre raison qu’il faut la demander : il faut nous lever et marcher ; il y a du chemin à parcourir, une œuvre à faire ; c’est notre volonté qui doit agir d’abord ; l’intelligence regardera après. La vérité ne se voit pas d’où nous sommes, et les critiques sont des coupables, d’abord, mais aussi, en fin de compte, des sots ; c’est leur dernier châtiment que de s’en apercevoir.

Évidemment ils se représentent la vérité absolue comme un très grand amas de je ne sais quelle matière dont les faits sont des morceaux : et l’on peut arriver à saisir ces morceaux et à les posséder entièrement, puis le tout, de proche en proche ; question de temps et question de conscience et de sincérité de l’observateur.

En somme, le tout n’est pas d’une autre qualité que les parties ; et puisqu’on possède parfaitement certaines parties, il n’y a pas de raison pour qu’il n’en puisse être de même du tout.

Mais :

1o si la position, les rapports, etc., des parties du tout importent peu, sont l’effet du hasard, c’est-à-dire inconnaissables parce qu’elles ne sont pas objet de la connaissance ; si les êtres seuls, atomes, végétaux, animaux, dans leur unité essentielle, ont de l’intérêt, mettent sur la voie de la vérité dont ils sont des copies, sommaires, abrégées et obscures ;

2o si ces êtres dont l’unité et la multiplicité, l’harmonie et le rapport des qualités nous intéressent seuls, ne sont que de très pâles imitations de la vérité dont les grandes lignes sont maintenues, mais les grandes lignes seulement ; si le passage du moins parfait au plus parfait, ce progrès qualitatif de la réalité, est précisément hors de tout rapport avec le progrès quantitatif de notre connaissance, qui a plus ou moins d’idées, voit plus ou moins de choses, et les arrange de mille manières, mais en somme ne sort pas du niveau où une fois on l’a établie ;

Si tout cela est vrai, que devient la critique ? Fait-elle avancer d’un seul pas vers la vérité ?

Si la réalité n’est pas homogène, s’il y a une progression, un enchaînement, un lien entre les êtres de divers degrés, c’est ce progrès de l’abstrait au concret – du néant à l’être, qui est à la fois le bien dans l’ordre moral, et la recherche du vrai, la marche vers la vérité dans l’ordre intellectuel ; non que ce soit l’intelligence qui marche : c’est la volonté ; ce ne sont pas les yeux, mais les jambes de l’esprit. L’intelligence, au reste, n’en profite pas moins : c’est là le vrai progrès, le vrai changement de point de vue ; car il ne s’agit pas seulement d’avoir une intelligence, il faut que cette intelligence s’applique à un objet intelligible, pour qu’il y ait science. Or les objets sont plus ou moins intelligibles, suivant qu’ils sont plus ou moins parfaits. Et, encore une fois, c’est la volonté, la valeur grandissante de notre propre être qui nous permet de nous élever vers un monde plus intelligible parce qu’il est meilleur.

 

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Le Christianisme fait agir avant de penser ; il sanctifie avant qu’on sache ce que c’est que la sainteté ; il se garde de montrer de loin une doctrine abstraite. Il ne nous mène pas par la logique et la raison. Croire, obéir et aimer, voilà ce qu’il nous demande. Il nous parle de devoirs et non de calculs ni d’intérêt. Sans doute, en dernière analyse, nous avons intérêt à accomplir les progrès qu’il nous demande : c’est notre bien qu’il nous fait faire ; mais nous ne le savons que lorsqu’il est fait.

Au contraire, la propagande révolutionnaire commence par faire penser, raisonner, par exaspérer la logique. Elle est l’œuvre d’« intellectuels », c’est-à-dire de gens qui ne songent qu’à mettre de l’accord entre leurs idées, et non au rapport de ces idées au réel. La théorie est prête, les déductions au net, tout l’édifice d’abstractions bâti et achevé avant qu’un seul effort soit fait. Puis, brusquement, on jette tout cela dans la réalité et, avant d’avoir essayé sur une seule âme la valeur, la possibilité, l’efficacité de ces idées, on veut les imposer d’un coup à toute une nation.

 

 

LA FORCE DU CHRISTIANISME EST DANS L’ACTION, NON DANS LA SEULE PAROLE

 

Chose curieuse et qui prouve bien la divine supériorité du Christianisme : toutes les fois, depuis le Christ, que des hommes ont voulu imiter, non ses actes, mais sa prédication, prêcher comme lui l’action et la vie, l’action et la vie qu’ils prêchaient, n’étant que la leur propre, a tourné en inertie et en mort, et abouti, comme le protestantisme par exemple, à l’intellectualisme plus sec et plus mort que l’ancien.

Quand on veut raisonner sa foi, il y a d’abord à agir ; il faut être un saint ; la voie vient avant la vérité.

 

 

L’HOMME N’EST RIEN, ABSTRACTION FAITE DE SA CAUSE ET DE SA FIN

 

Un être ne s’explique que par sa cause ou par sa fin ; jamais en lui-même, dans son existence actuelle, donc :

pas de vérité actuelle du monde réel ;

pas de liberté, qui supposerait son existence posée en elle-même, et libre de causalité et de finalité, de tradition comme de religion, diraient les libres penseurs ;

pas de justice non plus, qui supposerait sa valeur actuelle aussi posée en elle-même.

On ne peut pas arrêter le flot, mais seulement savoir d’où il vient et où il va ; c’est par là qu’on le définit.

 

 

L’ESPRIT HUMAIN NE PEUT, SANS ERRER, EMBRASSER UN TROP VASTE OBJET

 

La perspective : rien de plus philosophique, qui prête mieux à des comparaisons utiles, que cette idée-là ; rien ne fait mieux comprendre les forts et les faibles de la raison dans le monde réel que la vue et la relation où elle nous met avec les objets, dans le monde sensible. Entre l’intelligence abstraite, qui embrasse l’infini, et la possession réelle, complète, utile, actuelle en un mot, d’un objet (toujours restreint, comme notre activité elle-même), il y a la même relation qu’entre l’horizon que nous embrassons du regard et le bâton que nous tenons dans la main. Le pur spéculatif, qui se sert de ses yeux et jamais de ses mains, juge les choses à lui quand il les voit, puisqu’il n’a pas d’autre manière de posséder. L’homme d’action, qui ne compte que le solide, ne voit que ce qu’il a dans les mains ; le premier croit qu’il tient l’univers ; le second jure qu’il ne voit que son bâton, et que le reste n’est que chimères et fumée.

On s’entête à attaquer les grands systèmes abstraits politiques ou métaphysiques, Rousseau ou Hegel, du côté raison et vérité : c’est les prendre par leur fort. C’est dire à un cul-de-jatte assis sur le haut d’une montagne : il est faux que cette tache blanche, là-bas, à dix lieues, soit une grande ville, cette nappe sombre une forêt ; on peut discuter là-dessus, mais ce n’est pas le grand point. Ce qu’il faut lui dire, c’est : Que pouvez-vous en dire de plus, que sa place, et à peine sa forme ? Qu’en connaissez-vous ? Vos yeux ne vous trompent pas, mais ils ne vous disent presque rien, et plus ils vous donnent d’objets, moins ils vous permettent d’en juger ; vos connaissances s’appauvrissent exactement dans la mesure où elles s’étendent. Mettez la main devant vos yeux, vous en verrez tout autant.

 

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La folie de 89 est là ; jusqu’alors on avait marché effectivement, mais les yeux de la raison baissés sur la route, en obéissant à l’impulsion invisible de l’instinct, à l’appel invisible de la foi, l’un et l’autre au-delà de la raison ; des progrès immenses s’étaient faits, mais pour ainsi dire réalisés avant d’être compris et appréciés. En 89, on s’assied, on regarde, avec ces yeux habitués à ne pas voir au-delà de la portée de la main ; on embrasse un immense horizon, brumeux d’ailleurs, et séparé par des précipices – et puérilement, on tend la main pour l’atteindre, on saute dans le vide pour y courir.

 

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Ainsi, ne pas parler de la fausseté du système de Rousseau ; il se trompe non sur la chose mais sur la distance ; c’est une faute de perspective, non une illusion de la vue ; ce que nous voyons de loin et ce que nous ne voyons pas est pour le moment et pratiquement aussi peu à nous. Voilà ce que Rousseau n’a pas compris, parce que c’est un cul-de-jatte moral qui, n’ayant pas la force et le courage de saisir la motte de terre qui est à portée de sa main, ne voit pas en quoi le grand empire qui s’étend devant ses yeux est plus difficile à atteindre.

Il ne s’agit pas, en l’espèce, de sentir si un idéal est en lui-même beau, vrai, etc. : il devient infernal s’il est au-dessus de notre portée, lorsqu’on le veut prendre pour norme du gouvernement des hommes et de l’organisation de la société.

 

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Le malheur est que dire à un homme : « Vos idées sont justes, mais inapplicables pour le moment ; votre système est vrai, mais abstrait », et lui dire : « Vous raisonnez mal, vous jugez faux » n’ont pas la même valeur. Le second jugement a une portée absolue, le premier, relative ; pour faire le premier, il suffit de la logique vulgaire ; pour le second, la logique ne sert de rien ; il faut en appeler à la réalité, à l’expérience, aux hommes et aux choses elles-mêmes ; il faut agir et avoir agi, et non plus raisonner. Voilà pourquoi les théoriciens politiques sont si forts ; ils combattent avec leur logique ; on ne peut leur opposer que la réalité des faits, l’expérience des impressions, toujours contestables quand la mauvaise foi s’en mêle. « C’est faux », et « c’est chimérique » ne sont pas des arguments de même force, aux yeux de la masse, des naïfs et des sots. Et pourtant, en pratique, la chimère est pire que l’erreur.

 

 

MORALE VRAIE ET MORALE RATIONALISTE

 

La grande cause de l’impuissance du libéralisme de principes est peut-être là : c’est la doctrine qui prétend que l’on peut défendre le Christianisme sans être chrétien ou en agissant et parlant comme si on ne l’était pas ; défendre la maison sans y entrer ; prendre la méthode démagogique pour défendre le contraire de la démagogie. Or, défend-on le Christianisme ? C’est une question. On pourrait dire que non : on l’embrasse, on l’étend, on le rend plus actuel, plus présent en y conformant sa vie ; on ne le défend qu’indirectement, en le faisant croître, comme un grand arbre se défend en s’étendant et se fortifiant. Et le défend-on sans le pratiquer ? Ici, la réponse est certaine : sûrement non ; car sans le pratiquer, on ne peut le connaître.

Pour l’idéal révolutionnaire, c’est tout à l’inverse : ce qui fait sa force, c’est qu’il est une morale à l’usage de ceux qui n’en ont pas. Voyez Rousseau : je ne crois pas qu’il y ait d’exemple aussi parfait d’homme « se cherchant en toutes choses » comme disent l’Évangile et l’Imitation. Si quelqu’un a toujours cédé à ses penchants et pas même à des désirs ou à des ambitions un peu soutenues, mais à ses penchants immédiats, à l’appétit du moment, c’est lui – et pourtant, l’idéal qu’il propose à son citoyen est bien le plus lointain, le plus abstrait, le moins explicable par des penchants et des instincts naturels, que le plus rigide homme de devoir et la volonté la plus épurée aient jamais abordé.

En fait de plaisirs, Rousseau est de ces gens qui renoncent à dix demain pour avoir un aujourd’hui. Nous ne parlons pas des devoirs, et il demande à son citoyen de renoncer à ses enfants même, aux affections les plus nobles, les plus tenaces, les plus palpables, pour les plus lointains et les plus incertains avantages : protection de l’État, etc.

D’où vient la force d’une pareille doctrine ? Pas des sentiments naturels, cela est certain ; l’homme qui l’a conçue ne l’a pas essayée sur lui-même, n’a pas interrogé ses sentiments, consulté son cœur, mais seulement sa tête, son intelligence – et de ce côté, il faut avouer que l’on est satisfait et que le système donne un merveilleux échafaudage d’abstractions, un édifice logique d’une régularité qui fait plaisir à suivre dans ses dernières déductions. C’est là, du côté de l’esprit, de la logique pure, qu’il faut chercher la force de ces systèmes, leur vitalité ; ils ne sont pas faits pour élever l’âme et le cœur des hommes mais pour satisfaire leur intelligence. Voilà pourquoi de bonnes têtes et des cœurs pourris le défendent avec tant de zèle et de succès. C’est la morale des gens qui n’ont plus que la tête saine et se font une morale avec la dialectique, une vie honnête avec des paroles, et une conscience avec la bonne opinion des autres. Ceux-là, plus ils se sentent mauvais au fond, plus ils mettent de rage à crier avec les mécontents au nom de la justice, de l’humanité, etc.

C’est leur matière de faire le bien, leur genre de vertu ; vertu commode, parce qu’elle est de plain-pied, à la portée des plus vicieux, et n’interroge jamais ceux qui parlent pour elle. Un dérivatif pour la conscience plus qu’une satisfaction.

 

 

GUERRE À LA RELIGION, LOI DES PEUPLES EN DÉCADENCE

 

Guerre à la religion : absurdité sans nom. Consacrer sa vie, dépenser ses forces et son temps à empêcher que les gens aillent à la messe ! C’est donc le plus grand crime de tous ? Car souvent les mêmes sectaires n’ont pas un mot contre les escroqueries, concussions, abus de tous genres, ne remueraient pas le petit doigt pour empêcher la jeunesse de faire la noce.

Mais non, ce n’est pas absurde ; rien n’est plus logique, plus fatal que cette guerre à la religion ; c’est la loi de toutes les décadences, la grand’route du mal. Quand les êtres ou les races vieillissent et s’affaiblissent, ils sentent de plus en plus un besoin de réalisation immédiate, de jouissance sans lendemain ; se f... de l’avenir, c’est le propre des êtres vieux qui n’ont pas d’avenir, des natures usées ; et la religion suppose précisément un prolongement indéfini de l’être au-delà de la mort, sacrifie le présent à l’avenir. L’intérêt consiste à sacrifier le présent à un avenir rapproché ; le devoir, à un avenir lointain ; la religion, à l’infini.

 

 

LE DEVOIR

 

On dirait vraiment, à entendre Buisson, que ses arguments et sa critique ne valent que sur le terrain religieux, ne détruisent que les religions positives. Mais ne peut-on invoquer contre tous les devoirs même les plus élémentaires, les mêmes arguments et la même critique dont il se sert contre la foi ? Donnez à une canaille des boulevards la critique de Buisson : il pourra justifier toutes ses saletés avec tout autant d’éloquence : il aura seulement l’esprit un peu plus large.

La difficulté n’est pas de trouver des arguments de cet ordre-là : c’est de trouver ce qu’ils ne démolissent pas. Buisson est bien fier d’avoir miné quelques croyances : il ne voit pas que le joli serait d’en préserver quelques-unes.

Un devoir est, par définition même, un acte qui dépasse et notre intérêt, et notre désir, et notre raison – qui n’est qu’un intérêt à vues un peu plus longues – tels qu’ils sont, à un moment donné. Le devoir est inintelligible sans la grâce, sans un secours supérieur à nous-même : c’est précisément à cause de cette étroite union que nous lui donnons le caractère de l’absolu, que ne saurait avoir un acte venant de nous seuls. Ainsi notre conscience et notre volonté ne suffiront jamais à nous faire faire notre devoir. Il y aura un effort, une velléité sans doute. Jamais d’œuvre pleine.

 

 

LA PERSONNALITÉ HUMAINE GAGNE À SENTIR CERTAINES BARRIÈRES

 

Vieille thèse : la foi, l’esprit de corps et de caste, l’esprit provincial sont des chaînes, qui emprisonnent et contraignent la personne humaine.

Durkheim : elles ne l’emprisonnent et ne la contraignent pas, pour cette raison qu’elle n’existe pas. Dès qu’elle paraît, elle les brise.

Or, ce n’est pas elle qui paraît, c’est l’individualisme intellectuel qui la réalise théoriquement, l’ignore pratiquement et enfin, la détruit.

 

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Est-il besoin de dire que ce prétendu enchaînement n’est pas en raison inverse de la personnalité, mais au contraire la condition même de cette personnalité naissante et relative, qui disparaît, si elle n’est protégée, si elle n’a comme des remparts de défense qui lui assurent des cercles restreints où elle soit en état de faire œuvre et figure d’homme ? Sortie, affranchie de tout cela, elle n’est plus qu’un individu, c’est-à-dire une raison sans boussole, une volonté sans force devant le vaste monde et la foule inconnue. Loin de détruire la liberté, ces prétendues chaînes sont des barrières qui la sauvent ; c’est là qu’il faut chercher ces « libertés garanties » que l’individualisme ne trouve pas dans le contrat social.

C’est ainsi que le grand et véritable ennemi de la personne humaine, c’est le libéralisme théorique qui, posant en principe la valeur absolue et la force infinie de la personne humaine, considère a priori comme mauvaise toute barrière morale ; il y a des barrières qui sont des appuis nécessaires, des libertés qui sont des servitudes, qui rétrécissent et étiolent.

Est-ce la liberté de l’art, ou la servitude des clichés et de la laideur, qui a gagné à la disparition du style et des écoles ?

Est-ce le patriotisme national, plus large, ou l’égoïsme, plus étroit, qui a gagné à la destruction des patriotismes provinciaux ?

Est-ce une morale plus générale, ou le vice individuel, qui a gagné à la destruction du Christianisme ?

 

 

MAUVAISES APOLOGIES DE L’ORDRE CHRÉTIEN

 

C’est quand le corps s’affaiblit, quand le lien social se relâche, quand l’élan se ralentit, que paraît le souci de l’union, de la défense commune du corps social pour lui-même, dans son être physique. Après la crise protestante du XVIe siècle, le terme social « catholique » prend, dans l’Église officielle, la place du mot réel « chrétien ». Le moderniste, poussant au bout du mouvement, voudrait mettre l’Église à la place de Dieu. Et aujourd’hui même, il en est qui mettent le corps avant l’esprit, l’ordre avant le but : M. Maurras défend le corps pour l’ordre qu’il présente ; M. Le Roy compromet l’esprit ; c’est la même doctrine : intellectuelle chez Le Roy, matérialiste chez Maurras.

 

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Or, le témoignage ainsi rendu ne sert de rien à la foi. Si quelque chose déshonore l’Église, c’est l’adhésion pharisaïque à la forme, à l’extérieur, sans le fond. S’il est un anathème, c’est contre ceux qui adhèrent au corps et ignorent l’âme. C’est le plus grand crime qu’ils puissent commettre contre la foi.

Le jour où celle-ci est convaincue d’illusion, d’erreur, d’imposture, peu importe qu’on croie ou non, qu’on rende ou ne rende pas hommage à sa vertu sociale. Elle s’évanouit, et le corps social, Église ou patrie, comme un corps sans âme et sans vie, privé de sève, meurt et sèche sur pied.

 

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LA SUPÉRIORITÉ D’UN ÊTRE, C’EST SON DEGRÉ DE PERSONNALISME

 

de l’esprit, dit Le Roy ; comme Bergson dit : de la vie ; comme le matérialisme de tous les temps dit de la matière ; comme le Bouddhisme dit de l’âme ; peu importe ce qu’on met dans le moule et que la matière soit plus ou moins raffinée : c’est de la matière, d’après la façon dont on l’y met : de l’homogène. On ne voit pas que le signe même de la supériorité d’un être est son degré de personnalisme, d’hétérogénéité.

 

 

INSTINCT ET RAISON

 

Tendances inférieures : appétits, instinct de conservation, etc., individuelles.

Tendances supérieures : tendance à la liberté, à la raison, à la personnalité, personnelles.

Ces deux ordres de tendances sont générales en un sens, particulières en un autre.

Les premières sont générales spécifiquement, par nature ; en leur obéissant, nous obéissons à des lois naturelles ; les tendances sont semblables chez tous les hommes. Elles sont particulières par leur but : les passions sont semblables, mais chacun vit pour soi.

Les deuxièmes sont au contraire particulières par nature : chaque homme part de sa raison, use de sa liberté. Faire le bien, penser, sont affaires personnelles par excellence.

Mais elles tendent à un idéal unique, harmonieux, tandis que les premières créent des milliers de petits égoïsmes pareils.

 

 

L’HOMME ABSTRAIT DE ROUSSEAU, TYPE DIMINUÉ, TERNE

L’HOMME-TYPE, MODÈLE DIVIN DU CHRISTIANISME

 

Deux « Idées » opposées : 1o l’homme résidu, l’homme en soi de Rousseau ; idée générale, vide, moindre que la réalité donnée, donc, présente en toute réalité donnée ; donc, point de départ d’un système politique égalitaire dont le point d’arrivée sera la réalisation de cette Idée, de cet idéal, par dissolution et destruction.

2o L’homme-type, le modèle divin du Christianisme, idée centrale et pleine, toujours au-dessus de la réalité donnée, au-dessus de notre idée même, et toujours plus vraie, plus réelle qu’elle ; donc, présente moralement, c’est-à-dire comme attraction, comme idéal, dans la mesure même où cette réalité vaut, donc centre d’un système religieux hiérarchique dont le point d’arrivée sera la réalisation de cette Idée, par l’effort, le progrès, l’ascension morale.

 

 

L’HOMME CONCRET, RÉEL, ET L’HOMME ABSTRAIT, SOCIAL

 

Le point de vue de la pensée a pour effet d’isoler l’individu, c’est-à-dire de supprimer les deux facteurs de l’être personnel : 1o les intérêts, habitudes, traditions, aptitudes, etc., particulières ; et 2o le but moral, l’idéal non pas général, mais central, Dieu, patrie – vers lequel tendent les volontés, qui s’impose à elles, et en qui elles se réalisent plus pleinement elles-mêmes.

En effet ces deux facteurs sont d’ordre pratique, le premier par lui-même, le second, par l’effort qu’il impose, différent, personnel, pour chacun.

 

 

L’HOMME CONCRET : NOTION RICHE DE SENS

L’HOMME ABSTRAIT : NOTION VIDE DE SENS

 

Il y a bien de la différence entre une conception centrale de l’homme qui est réelle et concrète et une conception générale, qui est intellectuelle et abstraite et ne s’obtient que par élimination des caractères particuliers.

La première est la cause de l’accroissement de volume et de densité des Sociétés ; la seconde est son effet.

La première ne se conçoit pas en dehors de l’action, de la morale pratique, la seconde est intellectuelle et théorique.

La seconde est proprement une idée ; la première est un être personnel : le Français, par excellence, le Roi.

L’homme – le Fils de l’homme par excellence, le Christ.

L’Être des êtres, Dieu. Ce qu’il y a au monde de plus concret ; ce qui ne se généralise pas.

 

 

LES IDÉOLOGUES ET LES CHRÉTIENS

 

Citée des nuées et cité de Dieu ; cité des idéologues et cité des esprits ; abstraction intellectuelle, et vie spirituelle.

 

 

NE PAS CONFONDRE IDÉAL ET THÉORIQUE

 

La libre pensée confond toujours matériel avec réel et idéal avec théorique.

Or le primat des intérêts matériels est une théorie, une hypothèse partiellement juste et d’après laquelle certains romanciers, Choderlos ou Zola, etc., écrivent, comme un savant mécanisme bâtit un système ; c’est vrai, scientifiquement : c’est-à-dire que c’est la portion de vérité (réelle) qu’il faut isoler (théoriquement) pour que tel système de déduction soit vrai ; il ne sera vrai, au fond, que partiellement, assez pour être pratiquement utilisable, pas assez pour être moralement pris au sérieux ; au contraire, le peu qu’il élimine, est justement l’essentiel moral, le « sel de la terre ».

Et c’est par là encore que tout idéal n’est pas théorique.

 

 

L’UNION DE TOUS FACILE À RÉALISER DANS L’ABSTRAIT :

LES INTÉRÊTS NE S’Y HEURTENT POINT

 

Union facile dans le monde des nuées ; car qu’est-ce qui divise les hommes sinon leurs intérêts ? Or il n’y a là aucun intérêt ; ils seront donc d’autant plus unis qu’ils seront plus perdus dans les abstractions, dans le point de vue de la Pensée ; d’où première condition : société idéologique.

Ne peut-il donc y avoir d’union pratique ? Si, mais à une condition : que l’objet poursuivi soit négatif.

 

 

L’INTÉRÊT PARTICULIER SEUL VRAI MOTEUR DES HOMMES :

TOUT REVIENT DONC À L’ART DE LE CAPTER, NON DE LE HEURTER

 

Ce qu’il y a de juste, d’utile, tout au moins de légitime dans la volonté et l’opinion d’un homme, c’est sa volonté particulière, son intérêt particulier, son opinion particulière, prise du point de vue particulier où il est, et qu’il connaît bien ; en un mot, l’opinion, la volonté, l’intérêt de l’être réel.

Son opinion du point de vue général n’est pas plus juste que son désir du bien général n’est intense. Combien d’actes fait-il qui aient pour seul but le bien général ? Eh bien, il ne conçoit pas un plus grand nombre de pensées qui soient vraiment conformes à l’intérêt général ; il ne juge pas mieux qu’il ne sait.

Or, le bien actuel et réel d’un pays est fait des efforts actuels et réels des hommes qui le composent, et ces efforts n’ayant d’autre ressort que le bien particulier, il s’agit de tirer parti des volontés particulières, de faire parler et d’entendre les opinions particulières et d’accorder tout cela.

Est-ce bien l’effet des principes du Contrat social ? Non, puisqu’il cherche à annuler les autres, et non à les accorder. Il aboutit donc à zéro aussi bien en fait de lumières qu’en fait de puissance.

 

 

ABSTRACTION LOGIQUE ET EXPÉRIENCE CONCRÈTE

 

La Révolution : canaliser la force d’inertie, mettre cette masse énorme au service de quelques esprits négateurs pour écraser les forces individuelles et réelles : voilà l’action de la foi sous la révolution.

Le citoyen, l’homme en général qui est dans Pierre ou Paul et que, seul, la foi consulte et protège, tue Pierre ou Paul lui-même, parce qu’il n’y a moyen de s’associer qu’en tant qu’homme en général, que citoyen.

Mais, dira-t-on : il n’y a au contraire de commun aux hommes que leur raison générale et de bon que leur volonté du bien qui est générale.

Erreur qui vient de ce qu’on ne sépare pas bien les idées.

La volonté du bien en général est bonne, mais elle est rare, exceptionnelle.

Les jugements portés sur le bien général courent les rues ; tout le monde en émet tout le temps ; on se sert de sa logique pour décider de toutes les questions sur lesquelles on manque d’expérience, ou plutôt la logique sert à tout, est toujours à nos ordres et à notre disposition ; l’expérience et la science presque jamais. Les jugements en général sont communs, mais insuffisants, trop courts.

Ainsi raison générale commune mais fausse ; volonté du bien général bonne, mais rare.

Or il ne faut pas appliquer à l’une la qualité de l’autre.

 

 

ERREURS DES RAISONNEURS EN MATIÈRE SOCIALE

 

Les raisonneurs comme Sieyès se trompaient de toute la distance qu’il y a entre le citoyen à la Rousseau, préoccupé uniquement du « bien général » (à supposer qu’un tel être fût possible et viable), et le paysan français, tout entier à son champ et à ses redevances. Ce vrai citoyen doit dire : je donne tout à l’État, et je ne considère comme m’appartenant que ce que l’État m’aura rendu.

 

 

MORALE DE L’EFFORT ET SCIENCE MORALE

 

Il est évident que les conditions du succès dans le travail de la pensée collective ne sont pas les mêmes que dans la vie réelle. Là, en effet, la foi est nécessaire à tout véritable effort moral, nécessaire à l’homme pour s’élever au-dessus de lui-même ; d’autre part, l’expérience est nécessaire à tout effort matériel. Voulez-vous réussir ? Expérience. Voulez-vous progresser ? Foi et dogme. Le sens propre ni le mécanisme, dans le fait, n’ont jamais rien donné.

Mais dans le monde de la pensée, où il ne s’agit pas d’effet mais seulement de travail intellectuel, d’enchaînement d’idées, il n’en est plus ainsi. C’est là – et là seulement – que la science abstraite, la morale déductive sont en honneur ; car l’objet du travail est une belle théorie, un succès d’opinion, et non un succès de fait. Au contraire, l’expérience et la foi, n’ayant pas pour elles la « raison », se trouvent tout naturellement écartées, réduites à leur minimum.

 

 

THÉORICIENS ET HOMMES D’ACTION EN MATIÈRE DE SAINTETÉ

 

C’est une sorte de loi : au terme de chaque décadence, dans les moments de ralentissement et de vieillesse qui précèdent les mues du Christianisme, la catastrophe a toujours été précédée par des théoriciens de la sainteté. Dans les moments de jeunesse, à chaque renouvellement de l’esprit chrétien (par exemple le XVII° siècle, avec saint François de Sales, saint Vincent de Paul, M. Ollier, ou encore le XIXe avec M. Émery, le Curé d’Ars, etc.) ont paru des saints effectifs. Et ceux-là n’ont jamais parlé de réforme intellectuelle, de « renouvellement », d’intellectualisme, de Pharisaïsme, de scolasticisme, de superstition, d’idées vieilles ou nouvelles, etc. Il est certain que le christianisme de Bossuet n’est pas celui de saint Thomas ; mais cela a paru après coup, et Bossuet ne l’a jamais dit. Est-il vraiment nécessaire qu’un fils tue son père pour vivre ?

Le Christ seul a apporté la Vie, terminé le règne de la Loi. Mais le Christ est Dieu et il a accompli la Loi.

 

 

LA FOI ET LA LOI. MOINS IL Y A DE FOI, PLUS LA LOI SE DÉVELOPPE

 

Unité par le dedans, et la foi.

Unité par le dehors, et la loi.

Voilà les deux extrêmes ; plus la foi perd de terrain, plus la loi en gagne, plus il faut que les règlements s’étendent et se compliquent. Le terme de la foi et le point de départ de la loi sont la même ligne : l’égalité ; dernier effet de tout effort de foi, premier postulat de tout règlement légal.

 

 

EFFET DE LA TYRANNIE SOCIALE

 

Cet effet est double :

1o dissolvant, à l’égard de tout autre groupement naturel, fondé sur un principe soi-disant moins élevé, parce qu’il est moins général et moins impersonnel, et que, d’après la doctrine nouvelle, est bonne toute action ayant un motif général et impersonnel. C’est l’aspect dit libéral de la Machine, libéralisme tout négatif, et à l’égard des autres groupements seulement ; faux libéralisme : aspect extérieur ;

2o unifiant, à l’égard d’elle-même ; c’est l’aspect intérieur contradictoire aussi, puisque son principe est purement négatif et abstrait, et ne peut établir aucun lien positif et réel.

 

 

LA SCIENCE MORALE TUE LA MORALE

 

Nous aimons la morale ? Eh, sans doute, comme Ruskin aime la peinture. Nous en parlons. Mais il y a entre Ruskin et nous cette différence que la critique ne fait rien à la peinture, ni bien ni mal, tandis qu’elle tue la morale ; comme le disait ce bon M. Boutroux à M. Durkheim, « le propre de la science morale est de nier, de tuer son objet ».

 

 

LIEN MORAL ET LIEN SOCIAL

 

Lien moral : maximum proposé à l’adhésion libre.

Lien légal : minimum imposé ; la conscience de ceux qui n’en ont pas, dans la mesure où peuvent l’exiger strictement ceux qui en ont.

Et ceux qui n’en ont pas, ce sont ceux qui agissent, et à qui il coûte d’en avoir ; ceux qui en ont, ceux qui « travaillent » dans les sociétés, et à qui il n’en coûte pas.

 

 

LES SOCIÉTÉS CONTRACTUELLES, OBJET DE SCIENCE

 

Toute société contractuelle, à la différence des sociétés morales, est objet de science. Elle est soumise à une série de réactions mécaniques, à une sélection fatale, qui dépend bien plus de l’inertie et de l’isolement des votants que de l’énergie et de l’initiative des meneurs. La preuve, c’est que cette initiative ne peut rien contre la pente.

Et c’est pourquoi il y a du vrai dans le discours de M. B*** à Bordeaux. Par exemple : il existe réellement une science sociale, une science des sociétés contractuelles. L’histoire de la Révolution est justement celle de la lutte entre la liberté morale et le déterminisme, le mécanisme social.

La société contractuelle est soumise à une loi mécanique, nécessaire, et dès lors objet de science.

 

 

LA MACHINE SOCIALE

 

1o Les principes sont nécessaires au machinisme, loin de le gêner. Si les hommes n’étaient pas libres et égaux, c’est-à-dire isolés et étrangers les uns aux autres, on ne pourrait les mener mécaniquement.

Isolement, garantie de l’inertie.

 

2o Ainsi tout se ramène à cette règle : plus les principes seront observés, plus il y aura d’isolement et plus la Machine sera forte, matériellement et moralement. (Matériellement : pour le mécanisme des votes ; – moralement : pour la force de la conformité.)

 

3o De là la force respective des hommes et des idées directrices : il se fera un tri automatique, dans le sens de l’isolement et de la négation. Pour les idées, cela donnera le libéralisme théorique (laissez faire, laissez passer) ; pour les hommes, le meneur social et le mené. Si l’on prend la Machine à un moment donné, ce seront toujours les idées les plus basses et les hommes les plus médiocres qui y régneront.

 

4° Et ceci nous mène au dernier stade. Ce règne n’est pas possible ; cela va, tant qu’on est en lutte avec la conception sociale positive correspondante. Mais quand cette conception est à bas, que l’ordre moral n’existe plus, il faut bien ou s’en aller, ou régner : or, on ne peut pas régner, par hypothèse même, puisqu’on n’a la victoire que par là. Qu’arrivera-t-il donc ?

 

 

LE LIEN SOCIAL, DÉPOURVU DE TOUT ÉLÉMENT MORAL

 

Le propre d’une Société contractuelle est d’ôter à la loi son caractère moral, et de mettre la force au service du droit.

Sous un régime d’autorité, le droit ne se défend que par le droit. Sous un régime contractuel, le droit se défend par la force ; le premier est le régime des juges, le second, de la police et de la troupe.

Il n’est donc pas vrai toujours qu’une Société ne puisse vivre par la contrainte : il y en a une qui a le droit de contraindre et le moyen ; exemple : 93.

Qu’on ne dise pas non plus qu’une obligation sociale est morale par le fait qu’elle contredit notre égoïsme, quand même elle nous contraindrait à des actes positifs en faveur de la communauté, et pas seulement à restreindre notre liberté. Pour respecter celle des autres (distinction bien artificielle d’ailleurs), elle n’en est pas pour cela plus morale. La question est de savoir si notre volonté, notre liberté y joue un rôle autre que d’assentiment passif et forcé. L’impôt est une obligation positive, et pourtant qui a jamais songé à dire dans un éloge funèbre : « Il ne fit jamais attendre le percepteur ? »

Il ne faut pas se tromper au mot justice, au sens distributif et solidariste : c’est le droit de prendre, en vertu d’un engagement initial ou supposé du patient. On lui dit : Vous êtes soumis à un contrat, à un quasi-contrat à la justice, et c’est au nom de votre volonté primitive et idéale que nous contraignons votre volonté actuelle, car vous n’avez pas pu vouloir que ce contrat fût injuste – et d’ailleurs si vous l’aviez voulu, votre volonté serait sans valeur. Mettons donc qu’il était juste : il supposait donc ceci, et ceci, et cela que vous devez faire maintenant, non pas au nom d’un idéal que vous pouvez aimer et servir, mais au nom de votre propre signature – ce n’est pas le devoir de donner, fondé sur un idéal supérieur librement accepté, et seul moral.

Cette justice-là en appelle bien de l’homme actuel à un homme idéal, mais à un homme idéal qui ne soutient avec l’autre aucune relation morale. Elle est morale pour sa victime, désintéressée pour elle ; elle lui suppose une volonté désintéressée qu’elle n’a pas.

Cette justice-là n’a rien de moral.

Il y a là un merveilleux raisonnement, un superbe artifice juridique – mais de morale, point.

Notez qu’on aurait, consciemment, sacrifié sa liberté à une règle, à une discipline positive, que l’engagement serait nul, ipso facto ; exemple : les congrégations. Si le « quasi-contrat » me lie, c’est précisément parce qu’il n’y a pas d’engagement positif, que je reste sur le terrain de la liberté, sans renoncer à aucun de mes droits.

Et c’est ainsi que plus la liberté théorique est complète, plus la servitude de fait va loin. L’obligation du contrat s’étend avec la liberté même.

 

 

VALEUR DE LA LIBERTÉ

 

La Liberté révolutionnaire, liberté de droit :

1o Vous avez accepté le contrat social comme base de la société actuelle ; voilà où est votre liberté.

2o D’après le contrat, la société doit être gouvernée en vue du bien général, et ce bien général est déterminé par le vœu du plus grand nombre. Or, le plus grand nombre est contre vous. Donc, vous n’avez qu’à obéir et à vous taire : vous avez ainsi voulu. Servitude de fait, voilà la liberté révolutionnaire.

 

 

CARACTÈRE ARTIFICIEL DE L’ÉDIFICE SOCIAL DES PHILOSOPHES :

LA « VOLONTÉ SUPPOSÉE »

 

La « Volonté supposée » dont parle M. Bouglé est le fond du dogmatisme philosophique et Jacobin, du droit divin des philosophes.

1o Dogmatisme de la Liberté d’abord en 89, au nom du droit naturel, de la doctrine morale de l’amour propre (Diderot, Mably, les économistes, etc.). Vous êtes, que vous le veuillez et le sachiez ou non, intéressé. Vous n’avez qu’un ressort moral : l’amour propre, les passions (Mably), la cupidité (Gournay). Si votre égoïsme naturel, qui est légitime et sain, ne paraît pas toujours, c’est que vous êtes opprimé au dedans par un idéal moral qui s’impose à vous, dogme, discipline religieuse, loyalisme politique ; c’est que vous manquez de lumières : servitude de l’ignorance. D’où la croisade de 89 : affranchir les hommes malgré eux. Au besoin, les forcer d’être libres ; c’est pourquoi les Patriotes excluent des élections, en Bretagne, les nobles, anoblis, officiers, fermiers, agents de seigneurs : ce sont, dit Volney, les prisonniers des pirates d’Alger, esclaves du corsaire ; il faut bien tirer sur eux pour l’atteindre. Tyranniser des volontés captives, c’est encore faire œuvre de liberté. On contrarie leur volonté réelle, actuelle, d’esclaves, au nom de leur « volonté supposée », d’hommes libres.

2o Dogmatisme de la Justice, c’est la seconde phase – au nom de la Solidarité sociale. Dans l’état de Nature, la loi de la volonté libre est l’amour propre ; dans l’état social, après le contrat, la loi de la volonté libre est la Justice. C’est notre seconde « volonté supposée ». Celle-là est juste, que nous le voulions et le sachions ou non ; c’est-à-dire que nous n’avons pu conclure le contrat ou quasi-contrat que dans des conditions d’indépendance et d’égalité ; autrement il serait nul, puisqu’il violerait la liberté d’autrui. De là des règlements construits scientifiquement (Bourgeois), objectivement, une science sociale et morale, qui détermine entre les hommes des rapports de justice, tels qu’ils ne pouvaient manquer de les établir s’ils avaient traité dans des conditions d’égalité, et qui les leur impose au nom du quasi-contrat et de leur volonté supposée.

La science sociale des solidarités aboutit au même terme que la volonté générale de Jean-Jacques, mais pas par le même chemin.

Elle est une construction a priori, d’après l’hypothèse philosophique ; elle nous contraint au nom de notre « volonté supposée », qui n’est vraiment libre que si elle est juste ; au contraire, la volonté générale, expression du vote, est une expérience. Mais comme cette expérience, pour être concluante, doit se faire sur une matière votante parfaitement isolée, désagrégée, affranchie de tout lien moral, l’effet est le même, grâce au jeu fatal de la Machine et des Cercles intérieurs.

 

 

LA VOLONTÉ GÉNÉRALE DIFFÉRENTE DE LA VOLONTÉ DU PLUS GRAND NOMBRE

 

Il y a une manière d’agir conformément à la volonté générale sans consulter le peuple : c’est d’agir conformément à la raison pure, telle que tout homme l’a en lui – à la nature si l’on veut, c’est-à-dire au sentiment primitif commun à tous les hommes ; voilà la volonté du peuple, éminemment.

Ainsi, le vote des adeptes d’une Société de Pensée dans une assemblée délibérante nationale est éminemment libre si la Société de Pensée est fondée sur le principe de la raison et du sentiment national ; il est actuellement lié par le vote de la société.

La Société de Pensée représente, par son principe, la volonté générale du Peuple en soi ; l’assemblée nationale ne représente que la volonté particulière de tels ou tels – la volonté du plus grand nombre.

On voit quels malentendus ou, si l’on veut, quelle hiérarchie de doctrines peut s’établir dans une société, grâce à ce principe. Prenons le mot de patrie.

Pour le vulgaire, patriotisme signifie l’amour de son pays tel qu’il est. C’est le sens exotérique. Il y en a un autre : l’amour de son pays tel qu’il doit être, de celui-là seulement. N’est-ce pas un amour plus profond et plus vrai ? On l’aime dans le sens de son propre intérêt, sans doute, mais que doit-il être ? Et qui en est juge ? Il doit être non une terre ou une tradition mais la Société instituée par les concitoyens pour le bien général. Et qui est juge de ce bien ? Le peuple. Ainsi, voilà un second sens : il n’y a pas de patrie hors de la Constitution.

Il y en a un troisième. Qu’est-ce que la volonté du peuple ? La volonté du plus grand nombre ? Non. C’est la volonté générale ; et la volonté générale peut n’être que celle d’un seul ; elle n’en vaut pas moins contre tous ; elle est la volonté du Peuple en soi, c’est-à-dire d’hommes n’agissant que d’après ce qui leur est commun à tous : volonté, raison, sentiments naturels.

 

 

LE SALUT PUBLIC, FICTION NÉCESSAIRE AU RÉGIME DÉMOCRATIQUE

 

Il n’y a pas d’autre manière d’appliquer, de justifier une loi d’exception sous une démocratie ; si l’on s’attaque à des particuliers, si l’on viole à l’égard de quelques hommes les droits élémentaires reconnus à tout homme, il faut que ce soit au nom de ces droits même, et pour les conserver au reste ; il faut en un mot convaincre ces quelques hommes d’attentat contre le Bien public. Le Salut public est à la Démocratie ce que le droit divin est à l’Autorité : la fiction nécessaire au régime.

 

 

DURKHEIM ET « L’ORGANE GOUVERNEMENTAL » : POINT DE VUE FAUX

 

Durkheim : l’« organe gouvernemental ». Le gouvernement n’est qu’un organe, un service public, comme les chemins de fer ou l’Assistance ; de même, au moyen âge, s’il y a un État de la Noblesse, c’est par division du travail, cette classe-là ayant pris la spécialité du courage.

C’est comme si l’on disait qu’un homme a cinq membres, deux bras, deux jambes et une tête.

 

 

BASES FAUSSES DE LA SOCIÉTÉ DE DURKHEIM

 

La société de Durkheim : chacun tirant à soi le plus fort possible – la division du travail n’a pas d’autre cause, et l’« organe gouvernemental » intervenant du dehors pour rétablir « la justice » dans la bataille, c’est-à-dire égaliser les chances, et mesurer les pitances d’après la « valeur sociale » des services rendus. Il intervient d’ailleurs à force de règlements construits sur une base « objective », c’est-à-dire sans consulter les hommes. C’est beau…

 

 

UNE SOCIÉTÉ, POUR ÊTRE GRANDE, DOIT CONCILIER

UNITÉ DE FOI ET DIVISION DU TRAVAIL

 

Division du travail, unité de foi sont-elles en raison inverse l’une de l’autre ? Peut-être ; mais qui ne voit que cette opposition est une loi de mort et non de vie, et qu’une société est d’autant plus grande, s’élève d’autant plus haut, qu’elle peut les garder ensemble ? Il est vrai qu’elle commence par l’une et finit par l’autre, comme un homme commence par la force, et finit par la raison. Est-ce à dire que force et raison se fassent la guerre, et que l’une ne grandisse que par la ruine de l’autre ? Il faut garder les deux, les pousser, les élever ensemble, voilà la loi de vie ; et le plus grand est celui qui l’aura poussée le plus loin – et pour cela, il ne faut pas les abstraire, passer à la limite, à l’absolu. L’absolu, pour nous autres chétifs, c’est le grand écart et la mort ; il n’y a que Dieu qui le réalise, et vive.

 

 

LE MENSONGE DE LA SOLIDARITÉ

 

Il ne faut pas se faire d’illusion sur la tendresse et les épanchements solidaristes. La solidarité, c’est-à-dire l’extension indéfinie des liens légaux, la légalité régentant jusqu’aux moindres rapports entre les associés, suppose la liberté absolue, au sens théorique et philosophique du mot, c’est-à-dire la destruction radicale des liens moraux, des liens d’amour et de sentiment libre, de devoir. Ce sont les deux faces du même fait : l’isolement radical des associés, le « chacun pour soi » poussé à ses dernières limites ; liens de contrainte, extérieurs, légaux, ligotant les uns aux autres des êtres moralement fermés les uns aux autres : voilà l’idéal. Le premier acte du système est de couper les liens moraux, la Liberté ; le second, de créer les liens légaux, la justice.

 

 

LA FAUSSE LIBERTÉ N’EST QU’APPARENCE

 

Se garantir de la contrainte par l’union, voilà d’un bout à l’autre le secret, depuis la contrainte intérieure du dogme dont on se garantit par la pensée collective, jusqu’à la contrainte extérieure du despotisme, dont on se garantit par l’action collective.

La question est de savoir si, justement, cette union prise comme moyen, formellement, et non comme fin réelle, si cette union cause et non effet de la justice intérieure, n’est pas la plus radicale des contraintes.

Pour parler le langage de la philosophie, n’aurait-on pas simplement échangé le dogme de direction, qui a du moins l’avantage d’être consenti et jugé dans la mesure où nous sommes capables de consentement et de raison, contre le dogme d’orientation qui est purement passif, et libre dans la mesure même où il est passif ? (au sens scientifique).

Le travail collectif met la loi naturelle au siège même et au centre de l’activité libre.

 

 

LA LIBERTÉ N’EST PAS OÙ ELLE SEMBLE ÊTRE

 

Obéissance à la loi, disent les démagogues. Mon : à une loi. Respect pour le peuple. Non : pour un peuple qui peut très bien être une minorité.

Pourquoi donc ces mots : la loi, le peuple, leur appartiennent-ils, puisqu’il s’agit pour eux comme pour nous de préférer un peuple, une loi ?

Et pourquoi ces mots : l’esprit, l’autorité, sont-ils de notre côté, puisqu’ils ont eux aussi des tendances qui dépassent le fait : un esprit et une direction ?

 

 

LA TYRANNIE SOURNOISE DE LA DÉMOCRATIE CACHÉE

SOUS LE MOT DE LIBERTÉ

 

La question : est-ce qu’une volonté collective fera les lois, ou une volonté personnelle ? Des philosophes ou des hommes ? Une société (avec ou sans la façade libérale d’une assemblée) ou des personnes ?

Si c’est une société, il y aura orientation fatale et inconsciente vers la liberté de principe, légale (même le collectivisme n’est pas autre chose : liberté de tous, fondement des limitations aux libertés de chacun) et la servitude de fait.

Si c’est la volonté personnelle, il y aura tendance consciente et progrès possible vers l’obéissance légale, et la liberté de fait ou indépendance.

 

 

LE MENSONGE DE LA LIBERTÉ

 

Faites une loi d’exception : elle sera toujours intitulée loi de défense.

La thèse est celle-ci : ce n’est pas la liberté qui est menacée directement ; légalement, elle est partout entière ; c’est le parti de la Liberté. Ce n’est pas le peuple qu’on attaque en face, ses droits ; c’est le parti du peuple. Il faut le défendre : question de fait. Sauver, non précisément le principe, mais le parti du principe ; et par là rentrent et prospèrent toutes les formes de tyrannie.

Cela mène très loin. C’est ainsi que l’on put, de 90 à 94, supprimer jusqu’aux droits et aux libertés les plus élémentaires, non qu’ils fussent jamais atteints en principe : il n’y eut jamais de loi contre les principes, ou du moins il n’y eut que des lois de circonstance ; question de fait toujours – il s’agit de faire face à un danger actuel, – jamais de principe. C’est tout au plus si l’on parle de voiler pour un temps la statue de la Justice…

 

 

LE CITOYEN LIBRE EST ESCLAVE SANS LE SAVOIR

 

La noblesse, le Caucus sont des minorités régnantes.

La seule différence est que, sous le règne de la noblesse, le sujet sait qu’il obéit et à qui ; dans le second cas, il est esclave sans savoir de qui, ni même qu’il l’est : il ne se rend même pas nettement compte de son état. Le sujet du roi, le vassal du seigneur, est un roseau, mais un roseau pensant ; le libre citoyen est un roseau, mais il n’en sait rien, et s’il paraît être davantage, si le hasard du Caucus ou la perversité de ses instincts le portent à la cime du flot, ce n’est pas de lui que vient sa force : il ne sait pas d’où.

Le loyalisme a sa grandeur : il sauve de l’orgueil, car on sert ; il maintient la dignité, car on sait qui on sert et au nom de quel principe.

Kent dans le roi Lear ; Ormone dans le Cromwell de Victor Hugo ; un Vauban ; un Turenne.

Le Caucus ménage la vanité en public ; il frappe la dignité et l’indépendance en secret, par derrière.

 

 

RÉGIME DE CHANTAGE PIRE QUE RÉGIME D’AUTORITÉ

 

Deux manières principales d’attenter à la liberté : la violence, sous un régime autoritaire – c’est peu de chose ; le chantage, sous un régime d’opinion – voilà qui est terrible.

Les lois ressemblent à qui les a faites : les hommes de 89 n’ont pas à souffrir du chantage ; ils règnent sur l’opinion. Dans leur souci de protéger la liberté, ils ne songent pas à la protéger de ce côté-là ; tout leur effort est contre la violence. Aujourd’hui, hélas, on voit bien que ce n’était pas le côté le plus menacé, que dès 89 il l’était bien peu, et ne l’est plus maintenant – et l’on regrette l’indépendance du temps des lettres de cachet.

 

 

TARTUFERIE DES VERTUS DÉMAGOGIQUES

 

Il y a des tartufes religieux ; mais, il faut l’avouer, le tartufisme égalitaire et humanitaire est autrement facile à prendre et à laisser. Ces grands sentiments-là ont même je ne sais quelle secrète affinité avec l’indifférence réelle et l’égoïsme, et semblent faits tout exprès pour l’hypocrisie. C’est que les vertus chrétiennes sont personnelles, ce qui est toujours gênant, même à feindre ; les vertus démocratiques portent sur le général ; elles tiennent de l’esprit plus que de la volonté ; elles commencent par demander aux autres.

Prenons un homme ordinaire, ni bon ni méchant : il sera égalitaire, humanitaire de plain-pied ; il parlera de la justice et de la vérité sans effort : il n’est pas nécessaire de les pratiquer pour les défendre ; au contraire. On se fait pardonner bien des petites vilenies avec un étalage convenable de grandes idées. Mais pourra-t-on parler aussi facilement de la Foi, des devoirs de la religion qui sont positifs et supposent plus que de la raison abstraite et de la logique pour être embrassés ? Ce sera moins facile.

 

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LA MORALE LOGIQUE ET LA MORALE INTÉRIEURE

 

Les Rousseau, Mirabeau, etc., avaient fait une découverte bien précieuse pour les gens de leur sorte : c’est qu’avec de la logique on pouvait faire de la morale ; qu’il y avait un genre de vertu où tout homme, même le plus vicieux, pouvait entrer de plain-pied, sans qu’il lui en coûte rien : la vertu civique, la vertu du démagogue. Celle-là ne demande pas d’entraînement préalable, d’éducation, de lutte contre soi-même surtout ; elle n’est pas comme l’autre qui veut qu’on la pratique pour parler en son nom, du moins efficacement. Bien plus, il semble qu’il y ait entre l’évolution, la formation des idées et la corruption des mœurs je ne sais quel lien secret, qui fait que cette morale logique, abstraite, égalitaire, simpliste, qui s’applique à un schéma d’homme, est d’autant plus accusée dans l’intelligence, plus nette dans ses lignes géométriques et plus dégagée de tous les éléments d’expérience ou de respect, que la moralité elle-même est plus basse, et plus réduite aussi à son minimum.

 

 

VERTU DÉMAGOGIQUE

 

Celui qui cherche à se mettre dans les bonnes grâces d’un homme cherche à connaître ses goûts et à s’y plier : le courtisan, celui qui veut plaire à la masse, c’est-à-dire à une abstraction d’homme, à l’homme en général, cherche à flatter les goûts de l’homme en général, ceux qui peuvent être communs à tout le monde. Il cherche à être non ce que tel ou tel homme en particulier admirera, mais ce que les hommes peuvent admirer quand ils sont ensemble, jugent et décident ensemble, ce qui est loin d’être la même chose : il y a une forme moyenne d’idées et de sentiments, un idéal courant, qui appartient à tout le monde et à chacun dans la mesure où il se laisse aller à penser comme tout le monde et cède au courant, dans la mesure où il n’est pas lui-même. Il y a des discours et des gens qu’on admire en public, d’autres qu’on admire en son particulier et tous deux très sincèrement. Rien, là, de l’hypocrisie. Cet homme abstrait dont le démagogue cherche à capter les bonnes grâces, c’est le Peuple républicain. Cet idéal abstrait, ces beaux sentiments qui lui plairont infailliblement et dont il faudra s’affubler, c’est la vertu démagogique.

Le vulgaire ambitieux qui paye le peuple, qui le comble de largesses, qui lui donne panem et circenses, n’est pas un démagogue. Le vrai démagogue est plus bas encore. Il est vertueux : il hait l’injustice, protège les humbles, travaille au bonheur de tous. L’égoïsme avait pris tous les moyens pour arriver à dominer et à jouir : adresse, violence, mensonge, argent : ces moyens avaient des inconvénients, et supposaient du talent, ou du courage, ou de la fortune ; il finit par en découvrir un qui ne suppose rien de tout cela : la vertu, la bonté, la justice ; du moins cette vertu, cette bonté, cette justice qui consistent à faire faire le bien aux autres de par la loi.

 

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Rien n’est beau comme la générosité, l’amour des pauvres, les efforts pour le soulagement des malheureux, le mépris des dignités, du faste, l’amour de la vie simple, etc., etc. Tout le monde est d’accord là-dessus. Mais on oublie toujours une considération : toutes ces vertus sont-elles connues, publiées ? Si oui, tout change – elles ne sont, le plus souvent, que bassesse et tartuferie. Soyez bon, juste, charitable – c’est bien. Mais si on le sait, vous risquez de ne l’être plus.

Tout le vice de la révolution est là : la vertu est le titre à tout, et non plus la capacité. Mais la capacité ne change pas à être connue et récompensée : la vertu est souvent détruite par le fait même.

 

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La vertu démagogique n’est de mise – et c’est son caractère propre – que dans la vie publique, jamais dans la vie privée ; pratiquer la solidarité, l’amour de la Vérité, de la Justice, de l’humanité, etc., sans qu’on le sache : quelle contradiction dans les termes pour un démagogue !

Autre caractère : dans la morale démagogique, il n’est pas nécessaire de pratiquer le bien pour le défendre ; on peut, sans contradiction flagrante, sans mensonges gênants, être le plus vertueux des citoyens et un jean-foutre. Cet idéal-là est de ceux qui se défendent du dehors, sans qu’il y ait lieu de poser des questions indiscrètes à ses sectateurs.

En effet, c’est un idéal pensé, raisonné. L’idéal chrétien est par essence un idéal vécu. Pour être un bon prédicateur, il faut être un saint : condition nécessaire, sans laquelle on peut ne pas faire de mal, mais on ne fera jamais de bien. Au contraire, on peut avoir tous les vices, et être un fort bon avocat de l’Humanité : c’est que cet idéal-là est dans la tête, dans la raison, et pas dans le cœur ; tandis que les raisonnements d’un prédicateur ne sont rien s’ils viennent de la tête sans passer par le cœur. La logique, la raison, ne servent de rien pour porter les Hommes vers l’idéal chrétien : c’est l’exemple qu’il faut, ou l’élan d’un cœur chrétien, qu’il agisse ou qu’il parle ; quelque chose qui se sente, l’impression, le contact avec une âme plus haute, qu’elle dise d’ailleurs ceci ou cela, et raisonne bien ou mal.

La lutte entre le christianisme et son ennemi est singulière : jamais on ne se frappe en plein ; pas de point de contact : c’est que l’idéal révolutionnaire est tout logique, extérieur, intellectuel ; l’idéal chrétien tout intérieur. Le révolutionnaire discute, raisonne, déduit ; il croit être vainqueur quand on ne lui répond plus. Il combattait une erreur ? Mais non : un fait, une réalité, qui sont illogiques peut-être, comme tout être réel, mais qui n’en sont pas moins, malgré la logique. Et c’est alors qu’il persécute, frappe et tue, sentant bien qu’il attaque une force plus solide que ses raisons et que la raison seule n’entraînera pas sans la violence et sans la corruption.

 

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Ce que les démagogues appellent leur conscience, c’est leur raison, leur logique. Quand ils réclament contre un abus, c’est au nom de leur conscience, en réalité parce que leur logique ne l’admet pas.

Or, rien n’est plus différent : conscience et raison tendent peut-être à coïncider, mais à l’infini : c’est une loi limite.

La raison veut que tout soit défendable, logique.

La conscience que tout soit bien. On peut rendre parfaitement raison de sa conduite à quelqu’un, sans que la conscience soit en rien satisfaite ; on peut avoir une conduite irréprochable, et n’avoir rien fait pour le bien.

La raison est logique – la conscience pratique.

La raison sait discourir, argumenter, ne jamais se mettre dans son tort – et avec tout cela, on peut très bien ne pas vraiment désirer le bien. Sans doute, il n’y a rien à dire ; on est irréprochable. Pourtant la conscience n’est pas contente et sait bien, au fond, qu’on n’a rien fait.

Le mal s’accommode très bien des gens sans reproches de la raison ; il va son chemin sous tous les acquittements, toutes les justifications du monde ; au contraire, il est plus à l’aise : car sous ce respectable abri, il peur cheminer inaperçu, sans jamais avoir affaire qu’à la conscience seule et pas à l’amour-propre qui ne se combat qu’à ciel ouvert.

Et non seulement la conscience logique et la conscience pratique sont différentes, mais il y a des circonstances où elles sont opposées. L’intellectuel qui fait des tartines égalitaires s’attendrit sur le peuple par haine des aristocrates qui l’excluent, exalte les passions brutales, basses et vulgaires qu’il appelle la nature, par impuissance d’atteindre aux passions élevées et fortes, se complaît dans le cynisme qu’il appelle de la sincérité, déclare suivre sa conscience, la conscience que tout homme, démocrate ou non, a au fond de lui-même, bon gré mal gré ; et il dit vrai en un sens. Mais c’est la conscience logique – la conscience pratique ne dit rien de tel ; elle ne condamne rien, ne maudit rien, ne cherche pas d’arguments. Quand elle trouve le mal, elle se détourne seulement et regarde ailleurs, ne cherche pas le pourquoi et le comment de ce mal, ne condamne pas, à cause de lui, l’institution, la classe où il se trouve. Voulez-vous vraiment que les choses soient bien ? Ou seulement qu’on sache que vous êtes un malin et un grand cœur et que vous voyez qu’elles vont mal, et savez pourquoi mieux que personne ?

Prenez une ville moyenne de la France de 89 : noblesse, bourgeoisie, etc., tout cela se vaut à peu près : des mœurs très bourgeoises partout – des hommes ni bons ni mauvais ; pas de saints ni de diables ; si quelqu’un fait la charité, c’est toujours le curé et les ordres religieux, un peu par habitude d’ailleurs et par routine. Le niveau en somme est assez égal. Mais non ! Il y a une demi-douzaine d’avocats qui partent en guerre pour le bien de leurs concitoyens, des Français, ou plutôt de l’humanité tout entière, qui vont se sacrifier corps et âmes, fortune, talent et temps, à cette cause sacrée ! Est-ce que le christianisme serait né une seconde fois à Carpentras ? Et comment au premier regard, dans les salons du Gouverneur, de la présidente ou dans les cafés où ils vont tous les jours, n’avons-nous pas tout de suite discerné ces nouveaux saint Paul et saint François ? C’est qu’ils ressemblent à tous les autres : ils ont seulement inventé la vertu.

La vertu démagogique a ceci de particulier qu’elle n’est de mise qu’en public : le vertueux citoyen est à la tribune, ou dans son cabinet où il compose un pamphlet. Il tonne pour la justice, le bonheur des humbles, la solidarité sociale, etc. – mais chez lui, au milieu de sa famille, de ses amis, c’est un petit bourgeois tout comme un autre, tenant à ses affaires, revêche aux pauvres gens. Ces principes d’après lesquels il parle ou écrit sont trop immenses pour qu’il en soit jamais question dans le petit cercle de sa vie privée, de ses intérêts privés ; sa vertu est un grand cheval de bataille, qu’il enfourche en frémissant, monte pendant les quelques heures fatigantes de la mêlée oratoire, et s’empresse de remettre à l’écurie, le combat terminé.

Ce qui surprend dans la vie de tous ces révolutionnaires, c’est la grandeur, l’immensité des principes d’après lesquels ils dirigent leurs actes publics, comparées à la médiocrité de ceux qui règlent leur vie privée. Ce que la noblesse avait de bon, malgré tous ses vices, toutes ses faiblesses, son ignorance, sa sotte vanité, c’est qu’elle restait loin de cet affreux esprit-là : monter à la tribune, parler de la Patrie, de l’Humanité, présenter sa poitrine aux coups des tyrans, offrir jusqu’à la dernière goutte de son sang pour le bien de ses concitoyens, pleurer, crier, montrer le poing, – et rentrer faire une partie de cartes avec ses amis. Voilà ce qu’un avocat de 89 faisait tous les jours, et ce qu’un gentilhomme digne de ce nom n’aurait pas fait.

Quand on veut réhabiliter ou louer un des grands hommes de 89, on cite des fragments de ses discours. Tout est en paroles dans cette fameuse époque.

 

 

LE MENSONGE DE LA DÉMAGOGIE

 

L’émotion démocratique : demandez à l’orateur si ces « généreuses paroles, sentiments », etc., répondent à un effort intéressé, à quelque chose de réel en fait de morale. S’il est sincère, il vous répondra que non ; et s’il est philosophe, il vous dira que c’est impossible, que là, dans cette attitude et cette situation-là, de telles paroles et de tels sentiments s’imposent ; que l’effort consisterait justement à ne pas être généreux. Et en effet, le rôle de l’orateur consiste précisément à se mettre au point de vue général, en fait de raison comme de sentiment. Dès qu’il parle, il parle en principe pour tout le monde ; il fait œuvre de pensée, au sens de négation d’action.

Ne pas s’étonner de l’universelle et permanente généralité des écrits patriotes. Ne pas s’indigner non plus : il n’y a pas là plus de vertu que d’hypocrisie ; il y a un langage, un ton, un point de vue, imposés par une situation, forcés, et qui en eux-mêmes ne peuvent être, comme tels, ni bons ni mauvais. On peut ne rien dire, se détourner de la politique : on ne peut pas se dispenser, si on parle, de le faire ainsi.

 

 

MÉDIOCRITÉ DES IDÉES RÉVOLUTIONNAIRES

 

En somme que sont les idées ultra révolutionnaires ? Ce sont les idées sur la société des hommes ignorants, au moment où ils renoncent à l’instinct et à la tradition poursuivre uniquement leur raison encore toute nue, toute fruste, sans l’ombre d’une expérience, travaillant sur une idée de la réalité incomplète et racornie (ce qui n’avait pas d’importance jusque-là : l’instinct n’a besoin ni de la raison elle-même et de la logique, ni des données complètes sur lesquelles seules la raison et la logique peuvent travailler avec fruit).

 

 

LES GRANDS PRINCIPES, MÉDIOCRITÉ À LA PORTÉE DE TOUS

 

L’électeur, devenu brusquement souverain, n’est en garde contre personne – et tout le monde veut le faire parler : il répète et suit le meilleur souffleur. Il faut dire que la politique logicienne est de beaucoup la plus commode à souffler : elle ne suppose aucun accord préalable entre les esprits, aucune éducation ni principes, mais le seul gros bon sens. Le démagogue sera toujours compris partout ; il s’adresse en somme aux passions les plus basses et aux idées les plus simples. C’est presque une question d’expérience vulgaire : vous entrez en rapport avec un inconnu : instinctivement, pour commencer, vous vous tenez au sujet de plain-pied, aux petits raisonnements égoïstes et terre à terre, quitte à le faire sur un ton ironique qui permet de faire volte-face le cas échéant.

Quel effort, quelle dépense de force ne représentent pas, par exemple, les quelques paroles d’un bon officier pour soulever au niveau de ses propres sentiments ceux de ses soldats, dans un moment critique ? Et, au contraire, quel plat et égoïste personnage ne trouverait pas sous sa main et sans effort, ce qu’il faut dire à des soldats hésitants pour donner à leur poltronnerie les arguments humanitaires, ou seulement les raisons à la « droit de l’homme » et « dignité humaine » et « valeur de la vie humaine » qui leur manquaient pour se sauver fièrement !

La religion, le renoncement, la générosité eux aussi peuvent créer des liens entre les hommes, une unité sublime, mais cette unité est un idéal bien haut ; elle est une unité vivante.

Au contraire, sur le terrain des intérêts et de la logique, tous les mécontents s’entendent ; c’est une unité négative et morte, un minimum.

 

 

PLATITUDE ET BASSESSE DES TIRADES DÉMAGOGIQUES

 

Ce qui agace quand on lit les œuvres de Mirabeau par exemple ou des autres grands hommes de 89, c’est qu’il n’y a rien de ferme, de solide, de fort, dans ce qu’ils disent. Ils ne sont forts que par la logique, adroits que par mauvaise foi, spirituels qu’à force d’aigreur, généreux que par niaiserie ou hypocrisie, écoutés et applaudis que parce qu’ils parlent aux mauvais sentiments et frappent aux petites portes des âmes dont ils savent bien le chemin – là est toute leur malice. Ils parlent toujours dans un autre but que celui qu’ils affichent.

De sages conseils, de vertueux aperçus, des sentiments faisant honneur à qui les montre, tout cela étalé niaisement, raisonnablement, avec cette fausse chaleur de l’homme qui fait parade de sentiments et de principes qu’il veut qu’on lui voie, mais n’a garde d’appliquer pour eux-mêmes : rien n’est plus insipide et plus fade. Ce qu’on appelle au point de vue moral hypocrisie jacobine, devient en littérature, du côté des arts, l’esprit philistin et pompier ; ce sont deux faces du même homme. Rien de plus plat et de plus fade, de plus ennuyeux, bavard et de mauvais goût que les longues tirades moralisantes fertiles en honorables pensées et attitudes antiques dont les discours de Mirabeau sont pleins, et si on les regarde de l’autre point de vue, ce sont en même temps des bassesses, des actes de fripon.

Tout cela n’est pas faux évidemment ; mais à quoi bon ?

Supposez un homme qui voudrait apprendre à exploiter les bois, et à qui on expliquerait que l’arbre est un végétal, qui sort d’une graine, verdit et perd ses feuilles chaque année, etc. ; telle est à peu près la valeur des considérations politiques de Mirabeau ou de Rousseau ; tout cela est vrai, entendu, établi. Mais passons et arrivons à la réalité.

 

 

AUTORITÉ ET DÉMAGOGIE

 

Quand on suit de près l’histoire de la Révolution, on regrette les temps honnêtes où la violence était le seul moyen de mener les hommes où ils ne voulaient pas aller. On n’avait pas encore inventé les moyens psychologiques, pourrait-on dire ; on ne considérait pas encore l’âme des hommes comme une machine brutale dont on faisait ce qu’on voulait à condition d’en tenir les ficelles. L’opinion épiloguait et jasait, mais ne dirigeait rien, n’était flattée, faussée et dirigée par personne ; si les hommes étaient malheureux, ils pouvaient s’en prendre à d’autres qu’à eux ; il n’y avait pas d’aigrefins anonymes pour leur faire commettre les bêtises qui les menaient à leur ruine. On les malmenait quelquefois ; on les rendait malheureux, mais on ne prenait pas la peine de leur faire faire à eux-mêmes les sottises qui menaient à ces malheurs. Le tyran qui enchaîne la liberté fait moins d’injure à la nature humaine que le démagogue qui la corrompt.

 

 

TYRANNIE DES CORPS ET TYRANNIE DES ÂMES

 

Quelque chose de pis que vivre du labeur physique des pauvres gens, c’est vivre de leur ruine morale.

Les nobles vivaient, dit-on, de la sueur du peuple : ce n’est rien. Un franc-maçon, un démagogue, vivent de son sang, de sa vie, de la vie de ses enfants. Le premier, au pire, ne s’élevait qu’aux dépens des corps ; le second aux dépens des âmes, de l’idéal, du vrai ressort de la vie.

 

 

FAUSSE SIMPLICITÉ DE LA LIBRE PENSÉE

 

Il est curieux que la libre pensée se donne toujours pour mission principale la guerre à l’hypocrisie, aux formes sans vie, au pharisaïsme – et le triomphe de la sincérité et de la vérité, et que toujours elle aboutisse à enfoncer l’hypocrisie et le mensonge d’un degré plus avant dans le cœur des hommes, En politique, qu’est-ce qu’un Jésuite à côté d’un franc-maçon ? En littérature, qui est le plus grand cabotin, de Racine ou de Victor Hugo ? En religion, qui est le plus formaliste et le plus tartufe : un pasteur ou un curé ? Genève ou Rome ?

(Curé quelquefois menteur ; le pasteur, condamné à un rôle faux – ce qui est accident chez l’un devient un état chez l’autre.)

Et c’est tout naturel : le protestantisme, la libre pensée, etc., reprochant aux vieilles formes d’être trop des formes, trop matérielles et trop loin de l’esprit, en ont établi d’autres plus spirituelles pour ainsi dire, c’est-à-dire plus simples, plus proches des sentiments ordinaires. Mais des formes sont toujours des formes, et, qu’elles ressemblent ou non à la nature, sont toujours aussi loin d’elle au fond : un personnage du Musée Grévin est aussi mort qu’une informe et symbolique statue du Xe siècle – les formes du culte réformé sont aussi faciles à séparer de l’esprit et de la vie, se momifient aussi vite que les rites les plus compliqués d’une religion antique ; et le temps s’en charge, pour les uns comme pour les autres.

Cette prétention d’être les formes mêmes de la vie, cette singerie du sentiment, cette fausse simplicité, ce faux naturel ont quelque chose de plus tartufe et de plus odieux que les rites véritables qui n’ont jamais prétendu à rien de tel et se donnent franchement pour ce qu’ils sont.

Le Catholicisme est une belle église ; le protestantisme, la peau d’un saint ; les hommes ne demandent pas qu’on les mette dans un habit tout fait, fût-ce par le plus grand faiseur et dans les proportions les plus harmonieuses et les plus conformes à la nature humaine. En général, ils veulent entrer dans une vaste demeure, où l’on puisse se mouvoir, vivre, garder son caractère en présence de Dieu.

 

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Les Réformés remontaient au christianisme primitif pour fausser le christianisme ; les révolutionnaires à l’humanité primitive pour fausser les sentiments naturels des hommes. Même manière de faire, et dans le même esprit de critique et de dénigrement, même abîme d’ailleurs entre la fausse simplicité, qui n’est que vide et maigreur, du protestantisme du XVIe siècle, et la simplicité du christianisme naissant, qu’entre la naïveté d’une nature inculte, et la logique de l’esprit révolutionnaire. Il vient un moment, à la fin d’une civilisation... (le style Louis XVI et le roman du XIe siècle) où l’homme s’avise, à force de raffinement et de complications, de devenir simple et naturel : c’est un degré de complication de plus, si vrai que l’inventeur de cette simplicité est toujours le produit le plus compliqué, le plus névrosé, le plus pourri de cette civilisation. Ce sont les parties restées saines et primitives, celles qu’elle n’a pas encore atteintes et qui sont le moins tarées par ses vices et imprégnées de ses abus qui résistent et semblent défendre les vieilles mœurs compliquées. La Révolution Française sort de ce qu’il y a de plus pourri dans l’ancien régime.

 

 

LA FORTE UNITÉ ORGANIQUE DU MOYEN ÂGE

ET NOTRE UNIFORMITÉ D’AUFOURD’HUI

 

Durkheim, la ressemblance : s’il a raison, quelle différence faire entre l’uniformité de style des époques d’art du moyen âge et l’uniformité d’imitation et de cliché de notre art moderne ? Est-ce que tout se ressemble aujourd’hui, comme tout se ressemblait il y a 200 ans ? Est-ce que cette uniformité vaut celle-là ? Mais alors la vie = la mort ; le beau = le laid.

La banalité actuelle, qui s’établit peu à peu, après la crise maladive d’indépendance romantique, n’a rien de commun avec l’unité de pensée et de style d’autrefois. Celle-ci prouvait qu’il y avait une pensée puissante, un souffle de vie et d’inspiration ; celle-là, tout le contraire : qu’il n’y en a plus. D’un côté, des vivants de même sang, de même foi ; de l’autre, des galets tous semblables, usés qu’ils sont par le flot monotone.

 

 

LIENS PERSONNELS ET LIENS SOCIAUX

 

Autrefois, le droit privé absorbait le droit public. Tout était personnel, inégal ; cela ne veut pas dire contraint ; mais les libertés étaient des privilèges. Chacun en avait sa mesure et son traité à part. C’était une propriété, comme la terre. La liberté était de privilège, l’obéissance de principe. Le loyalisme était essentiellement personnel ; tout avait un nom. Il est probable que, dans la démocratie de l’avenir, les grandes villes auront des numéros. C’est avec le régime du contrat qu’apparaît l’uniformité, et cela se conçoit. Le contrat ne peut partir que d’une égalité au moins fictive : légalité, en effet, n’est pas le terme, mais le point de départ. Socialement, en tant qu’il tient à la communauté devenue contractuelle, chacun de nous perd sa personnalité. Dans la démocratie de l’avenir, quand la barrière sera tombée entre le droit public et le privé, quand tout acte sera public, social et réglé par le contrat, intéressera le contrat, notre moi fictif et égalitaire augmentera d’autant et absorbera tout à fait notre personne.

 

 

UNIFICATION ET NIVELLEMENT DU DROIT MODERNE. UN PROGRÈS ?

 

Avant 89, la Société était complexe, les rapports des hommes entre eux et avec l’État étaient de toutes sortes ; depuis 89, administration uniforme, impôt égal, droits égaux, magistrature, armée, etc., tout uniforme, symétrique. Est-ce un progrès ?

Oui, dit-on, car ces différents rapports des hommes avec l’État (par exemple : taille pour les uns, service militaire pour les autres) ne se faisaient plus équilibre ; les charges des uns étaient tombées à rien, celles des autres avaient augmenté. Mieux valait n’admettre qu’une seule sorte de citoyen, sans distinction de classe ni de province, ne plus considérer d’individus, mais des abstractions : le citoyen ou bien le district, le département, la ville, la paroisse, et que la loi ne fît plus de personnalités.

Est-ce là une très grande conception ?

Très nouvelle du moins, si on la compare à celle que supposaient tous les principes de l’ancienne Société ; autrefois, tout était personnel, rien abstrait ni générique ; on considérait tel homme, telle ville, telle province ; cette ville avait une situation spéciale, résultant de son passé, de droits qu’elle avait acquis dans telles et telles circonstances, et qui lui constituaient son petit code à part – et de même pour les hommes, les nobles du moins : le Roi ne leur parlait jamais en bloc, mais à tel ou tel. Quand ils allaient à la guerre, ils étaient censés le faire sur un appel spécial à eux ou du moins à leur famille, à leur province. Rousseau suppose un vague contrat qui fonderait tous les droits réciproques de l’homme et de l’État. Sous l’ancien régime, ce contrat n’était pas vague, ni absolu, ni applicable comme celui de Rousseau à tous les hommes et à tous les pays : chaque ville, chaque province, chaque famille noble, avait ses droits et ses devoirs particuliers, consentis expressément, toujours originaux et spéciaux, son petit contrat social qui, à la différence de celui de Rousseau, n’était pas absolu, total, ni idéal, ni conclu entre l’individu et l’État, mais toujours entre un groupe ou une famille et l’État – et réel. Tout cela est changé : une ville, une province, sont considérées désormais par le législateur non pas en tant qu’elles ont acquis tel ou tel droit, fait tel ou tel traité, ni même en tant qu’elles ont tel ou tel genre de population, de situation, etc., mais seulement en ce qu’elles ont de commun avec toutes les villes et toutes les provinces : le nombre d’habitants, la grandeur du territoire, etc.

Il y aura d’ailleurs aussi des lois se rapportant aux particularités susdites : mais elles auront encore un caractère général et abstrait, et seront faites non en vue de la ville, mais de la condition, conçue en général, où elle se trouve.

Ces lois nouvelles ne sont ni dans le temps ni dans l’espace. Désormais villes, provinces, familles, n’auront plus d’histoire, ou du moins le législateur n’en tient plus compte : tous ces faits qui modifiaient peu à peu le droit public de chaque coin de province, qui étaient le fondement de son statut, servaient à interpréter ses coutumes, rentrent désormais dans le domaine privé ; la loi ne connaît plus que des individus, c’est-à-dire des abstractions : elle s’occupe de Bordeaux en tant que ville de 60.000 âmes, de Pierre ou Paul en tant que citoyens de tel âge, etc.

Ainsi, ce qui disparaît de la loi moderne, c’est :

1o la prise en considération de la personnalité, du caractère propre d’un homme ou d’un groupe – il n’y a pas de noms propres dans la loi, – du présent de chacun ;

2o celle de la continuité, de la dépendance et de la liaison avec le passé – du passé de chacun ; plus de tradition, de famille, d’histoire.

Est-ce un progrès ? Est-ce surtout, comme on le dit, le triomphe de l’individualisme ? On ne s’occupe plus d’hommes, ni de pays, mais d’abstractions, d’êtres en général, ou de circonstances abstraites et prises en elles-mêmes.

 

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Y a-t-il là vraiment une conception plus haute ?

Il me semble que les nobles qui se laissaient ainsi mettre dans le tas avaient perdu la conscience des actes particuliers, personnels, par lesquels leurs ancêtres avaient distingué leur nom ; que les villes qui renonçaient à leurs privilèges avaient perdu quelque chose du sentiment de leur vie propre, de leur passé, de tous les liens moraux, traditions, coutumes spéciales, souvenirs de faits particuliers, de héros, etc., qui peuvent unir des hommes. Était-ce amour pour la grande patrie, ou attachement moins vif à la petite ? Tout est là ; mais je ne crois pas que le patriotisme ait jamais gagné à l’affaiblissement de l’amour du sol et de la province.

 

 

LA CENTRALISATION EST-ELLE UN PROGRÈS OU UN SIGNE D’AFFAIBLISSEMENT ?

 

On crie au progrès parce que les lois révolutionnaires sont plus simples, plus unes, plus rationnelles que les anciennes ; parce qu’elles consacrent l’unité de la France. Mais d’où vient ce changement ? Comment ces lois sont-elles faites ? Sont-elles l’œuvre de la puissance logique, des lumières, de l’intelligence, qui évitent les heurts des intérêts particuliers, en éclairant sur l’intérêt général, ou l’affaiblissement de ces intérêts particuliers, c’est-à-dire de la vie, de l’initiative, dans les différentes parties de la Nation ? Est-ce la raison, ou la fatigue, qui fait faire trêve aux provinces ennemies, qui fait entrer toute la masse de la Nation dans ce moule monotone, dont la symétrie prétend remplacer l’harmonie d’un corps vivant ? Cette uniformité, cette logique, peut venir d’un progrès : on se rapprocherait de l’idéal unique, l’état de lutte étant un état intermédiaire ; donnez plus de force et de vie, l’harmonie se fera. Mais ôtez-en, le silence se fera aussi. On oublie toujours cette contrepartie : il y a la paix de la faiblesse et de l’abattement, le silence de la mort, la logique du néant. Est-ce si sûr, par exemple, que l’uniformité de la France actuelle soit un progrès sur la diversité de l’ancienne ? A-t-on accordé ou rogné et supprimé ? Ajouté et complété ou retranché ?

 

 

HISTOIRE PERSONNELLE ET HISTOIRE SOCIALE

 

L’histoire personnelle, à la fois vraie et vivante, l’histoire à la Plutarque, « humaine » au sens profond et charmant du mot, disparaît avec son objet ; elle est morte avec le vieux monde, ou plutôt avec la jeunesse du monde, avec le principe du personnalisme dans l’État, le gouvernement politique et dans la Société. Avec la démocratie théorique commence l’histoire de l’inertie et de la faiblesse, qui sont les grandes forces politiques et sociales des temps nouveaux. Les hommes disparaissent ; ils sont vaincus par l’immense caput mortuum de l’opinion ; les caractères se font de plus en plus rares, et l’humanité devient peu à peu une sorte de grande matière morale, soumise en masse à des lois d’inertie, analogues dans une certaine mesure aux lois de la matière. C’est ce qu’on est convenu d’appeler le Progrès chez les théoriciens du système.

L’obéissance passive à ses lois s’appelle la Conscience – et leur effet le Progrès. Le citoyen conscient est celui qui ne trouve plus en lui aucun ressort contre elles, aucune raison d’y résister.

 

 

C’EST LE MANQUE DE MODÉRATION DANS L’EXERCICE DE L’AUTORITÉ

QUI A PERDU LA MONARCHIE

 

Liberté de fait, autorité de droit. Le Roi pouvait tout en principe : et presque tout en fait contre un individu isolé. Mais en fait, il pouvait et osait beaucoup moins qu’une majorité parlementaire ; il y avait en effet des corps constitués, des pouvoirs, etc., qui l’arrêtaient à chaque pas. Cependant, cette autorité de droit tendait de plus en plus à le devenir de fait pour le malheur de la monarchie : et chose étrange, c’est en 89 qu’elle atteignit son apogée. Jusque-là, les parlements avaient encore résisté ; en 89, ils obéirent à tout, et sans mot dire. Et chaque Français ne prétendait relever que du Roi : c’est par cette prétention que la révolution a commencé ; et quand elle a été satisfaite, la monarchie n’était plus. Rien de plus logique : c’est le dernier terme de l’évolution.

Mais la lutte parlementaire engagée par les révolutionnaires ? Les assemblées provinciales, etc. ? Il ne faut pas se tromper aux mots : rien ne pouvait être plus éloigné de l’ancien esprit de liberté des provinces que celui qui faisait demander leur indépendance en 89. La noblesse libérale et parlementaire de 89 n’a aucun rapport avec la noblesse indépendante de 1650. C’est le mouvement absolutiste de 1650 qui va dans le sens de la Révolution. Les vrais ancêtres des libéraux de 89, ce sont les courtisans du grand Roi.

 

 

L’ANCIEN RÉGIME ÉTRANGLÉ PAR CEUX QUI EN PROFITAIENT

 

On dit souvent que l’ancien état de choses fut soutenu désespérément par ceux qui en profitaient : c’est le contraire qui est vrai ; l’ancien régime fut étranglé par ses propres fonctionnaires. Partout, les petites juridictions, si démesurément avantagées dans les élections, eurent une influence révolutionnaire. Les lieutenants-généraux souvent mauvais et souvent nommés députés aux États Généraux. Les Corporations firent le reste, avec les avocats. Il est curieux que l’Ancien régime fut justement étranglé par ceux qui profitaient de ses plus grands abus et qui le rendaient intolérable.

À rapprocher de cette idée que la Franc-Maçonnerie avait justement son fort au palais royal et son noyau dans la noblesse la plus pourrie, dans la magistrature la plus vénale et la moins défendable.

 

 

RESPECT, OPINION, SOUTIEN DE LA MONARCHIE. FORCE,

SOUTIEN DE LA RÉPUBLIQUE

 

Toute la force de l’ancienne monarchie reposait sur l’opinion (Cf. Œuvres de Voltaire, édition de 1875 ; t. V, page 13), le respect pour le Roi, l’aristocratie, etc.

1) Pas de troupes ou à peine dans l’intérieur – aucune à Lyon, aucune à Marseille, ni à Aix, ni à Mâcon...

2) Police purement locale, pas centralisée dans la main du gouvernement ; la maréchaussée n’était rien, et la plupart des villes se gardaient elles-mêmes ; Lyon avec sa milice par exemple ; pas de service des renseignements ; on ne peut donner ce nom à la correspondance des Intendants ni à celle des gouverneurs militaires.

3) Joignez à cela la difficulté des communications. Comment comparer aux forces que tient dans ses mains le gouvernement actuel ? En somme, régime du bon plaisir si l’on veut – mais aucun moyen de se faire obéir. C’est le gouvernement de l’opinion s’il en fut : sitôt que l’opinion fut contre lui, il tomba sans l’ombre de résistance.

 

 

ARRIVISME DES RÉVOLUTIONNAIRES AVANT 89

 

Si les officiers des greniers à sel s’étaient occupés de donner du bon sel, les robins de faire bonne justice, au lieu de disserter sur les droits de l’homme et le bien général, les hommes en auraient été plus heureux. Mais les officiers des greniers à sel et les robins n’auraient pas pillé le pauvre monde sous l’ancien régime ni siégé dans l’auguste assemblée des plus vertueux citoyens sous le nouveau…

 

 

LE PEUPLE ÉTAIT-IL PLUS CAPABLE QUE LA NOBLESSE

DE FAIRE DES RÉFORMES ?

 

La noblesse était peut-être incapable de réformer les abus : elle en était imprégnée – et d’ailleurs sans ressort, et abâtardie. Mais les avocats et autres robins en étaient-ils plus capables ? Il y a deux sortes de gens auxquels il ne faut pas s’adresser pour réformer un état : ceux qui exagèrent les abus et ceux qui les excusent. Il y a autant de sottise et d’incapacité d’un côté que de l’autre.

 

 

LE LIBÉRALISME QUI ÉMANE D’UN RELÂCHEMENT MORAL

 

Il y a un libéralisme qui vient plutôt du relâchement des mœurs que de la culture de l’intelligence. Les idées libérales, égalitaires, etc., sont plus simples, mieux à la portée d’un esprit borné, réduit à la logique du sens commun, que leurs contraires : leur succès vient plutôt d’un relâchement du côté des mœurs que d’un progrès du côté des idées. Menez la grande vie, vous serez libéral sur la famille, vous voterez pour le divorce, etc. Est-ce à dire que vous serez plus cultivé ? Non, mais plus corrompu. Il en est de même des liens sociaux : ce n’est pas la culture, c’est la corruption qui les rompt. Le Gouvernement révolutionnaire est fondé sur les idées les plus claires, simples et faciles. L’instruction aux bailliages est à la portée du plus sot, pourvu qu’il soit vaniteux et jaloux. On tombe dans ces idées-là, on ne s’y élève pas. Ce n’est pas la faiblesse d’esprit, c’est la force de cœur qui en avait sauvé les générations précédentes.

 

 

CAUSES DE LA RÉVOLUTION : NON LES MALHEURS MATÉRIELS,

MAIS CE QU’ON EN A DIT POUR LES EXPLOITER

 

Ce qui a fait la Révolution, ce ne sont pas les malheurs réels, mais ce qu’on en a dit ; la cause est dans les idées et les écrits bien plus que dans les abus matériels.

Calomnies célèbres : l’affaire du collier, le pacte de famine, la Bastille, la Famine, la grande Peur. Il y en a eu des centaines de petites.

 

 

LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE ADMISE EN PRINCIPE TRÈS TOT :

C’EST L’APPLICATION QUI EST DIFFICILE

 

Il y a loin du principe à l’application réelle de la Démocratie. Le principe que toute Souveraineté vient du peuple est posé dès Montesquieu, et accepté dès 1770 de bien des gens qui ne sont nullement révolutionnaires ; les Parlements par exemple, qui pensent que le peuple est souverain, mais qu’eux sont ses « protecteurs nés » ; la noblesse des États – même doctrine – et qui même se réclame d’une manière de contrat social : les privilèges provinciaux. L’idée reçue est que le peuple a bien tous les droits mais qu’il est mineur ; la difficulté est de trouver le tuteur légal : le Roi dit que c’est lui ; les nobles, les Parlements, que ce sont eux ; les élus du Tiers État revendiquent aussi cette charge.

 

 

LES COMPLOTS D’OPINION

LA FAMINE, LA GRANDE PEUR, RÉSULTAT DE CAMPAGNES

DE « BOURRAGE DE CRÂNES »

 

Les causes de la Révolution française : plus simples qu’on le croit ; et, pourtant, viennent de la Franc-Maçonnerie.

L’emprunt de Brienne n’a pas été couvert. Pourquoi ? Parce que tout le monde a dit que le Roi était ruiné.

La famine de 89 : pourquoi ? Manque de blé ? Non. Accaparement prémédité et concerté ? Non ; simplement parce que tout le monde a dit qu’il n’y avait pas de blé. De même pour la grande peur.

Mais pourquoi tout le monde le disait-il ? Parce qu’il y avait des gens concertés et organisés pour le dire et le faire dire. Criez et faites crier ; c’est déjà dans Voltaire. Tout le secret est là.

 

 

DANS L’HISTOIRE RÉVOLUTIONNAIRE, VOIR CE QUI SE CACHE

SOUS CE MOT : LE PEUPLE

 

Si l’on faisait l’histoire de la monarchie sans sortir des documents officiels, en ne regardant que les dignitaires qui signent les arrêts et les raisons qu’ils donnent, on aurait un récit bien superficiel.

Faire l’histoire de la Révolution en attribuant tout à cette force impersonnelle : le Peuple, est pécher de la même façon. Michelet en est le plus bel exemple, et Aulard et son école donnent dans ce travers. L’auteur des journées des massacres, des calomnies, etc., est toujours le Peuple ; c’est le Peuple qui a pris la Bastille, ramené le Roi, brûlé les châteaux, etc. Il faut voir les dessous encore plus ici que pour l’Ancien Régime.

 

 

L’« OPINION », FORCE ANONYME ET NON GÉNÉRALE,

ARTIFICIELLEMENT CRÉÉE PAR LES MENEURS

 

Faire l’histoire de l’Opinion. Qu’est-ce que cette nouvelle reine du monde qui sort on ne sait d’où ni comment, et dont la seule force est justement d’être anonyme, car c’est ce qui lui permet de se dire Générale ? Qu’est-ce que cet « on » qui fait tout, organise tout, a toutes les idées, toutes les initiatives, et mène tambour battant, avec un art et un ensemble consommé, le Roi, les ministres et les intendants – bien mieux, les Assemblées elles-mêmes et le peuple ? Qu’est-ce que « le cri général » qui s’avise de tout à point nommé ? Ce bloc enfariné… Il s’agit de le couper en quatre, et de voir ce qu’il y a dedans.

 

 

L’HISTOIRE DES COMPLOTS D’OPINION PENDANT LA RÉVOLUTION

 

L’importance de cette étude saute aux yeux : tant qu’on ne saura pas qui a mené la campagne, quand et comment, il est évident que l’histoire de la Révolution ne sera pas faite ; nous aurons devant les yeux des résultats, des effets ; nous verrons l’histoire telle qu’un parti a voulu qu’elle se présente aux yeux des contemporains, des parades et des comédies, rien de plus. Mais l’histoire entre dans les coulisses, on ne s’en mêle pas.

Ce parti n’avait qu’un but : faire croire au Roi d’un côté, au peuple lui-même, à l’opinion de l’autre, que ses principes étaient populaires. Il y allait par tous les moyens, dont le premier était évidemment de truquer des assemblées, des pétitions et des procès-verbaux, de soutirer des signatures et des votes. Prendre pour argent comptant ce qu’il en dit, c’est comme si on acceptait sans examen les titres d’une vieille seigneurie. Or, il est aussi nécessaire de critiquer les titres du parti révolutionnaire que les chartes du Xe siècle : il y a au moins autant de faux.

 

 

DANS L’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION LES IDÉES COMPTENT PEU

 

Ce qui importe, dans les premiers temps de la Révolution, ce sont non pas les idées ; elles ont moins d’importance qu’on ne croit ; mais les moyens, voilà ce qui est nouveau.

Pour acclimater le pays à ces moyens nouveaux, il fallait s’en servir pour faire réussir des idées que tout le monde avait et qui auraient réussi sans cela, et même mieux.

Peu importe que les idées soient en elles-mêmes plus ou moins hardies et révolutionnaires : c’est sur les moyens, non sur les idées, qu’on se partageait : en réalité, Mounier, royaliste en 88, est plus révolutionnaire à ce moment-là que Tallien, terroriste, ne l’était au 9 thermidor : il employait en effet les moyens révolutionnaires sans avoir, à la vérité, les idées correspondantes, mais en y allant malgré lui ; tandis que Tallien, maintenant les idées, abandonna les moyens... et la révolution s’arrêta comme par enchantement. Voilà pourquoi, touchant la Révolution française, l’étude des intrigues passe avant celle des idées : les idées n’expliquent rien, ne rendent compte d’aucun fait.

Ces moyens, c’est la Franc-maçonnerie : elle est un plan (expression maçonnique) encore plus qu’une doctrine ; il y a bien une doctrine : mais si négative, si semblable à la mort même, à la fin de tout, qu’elle est plutôt une loi limite qu’une règle – et d’ailleurs mortelle dans la mesure où elle est réalisée. Ce n’est pas par elle-même qu’elle vit, mais par la substance de ce qu’elle détruit ; le microbe du cancer, le parasite…

 

 

RÔLE DE LA FRANC-MAÇONNERIE DANS LA RÉVOLUTION

 

À phénomène historique nouveau, méthode nouvelle. C’est la première fois que la Franc-maçonnerie paraît ouvertement et activement dans l’histoire.

 

 

LE RÔLE DE LA FRANC-MAÇONNERIE AVANT 89 MAL COMPRIS DE TAINE

 

Taine a donné un tableau complet et brillant de toutes les causes, économiques, politiques, etc., qui favorisaient la Révolution : il n’a oublié qu’une chose : la Franc-maçonnerie.

Il a fait le paysage ; il faut y mettre le bonhomme.

Un grand paysage mouvementé où il n’y a personne.

 

 

DÉFINITION DE LA FRANC-MAÇONNERIE

 

Pas un complot, parce qu’elle a un but général ; un complot a un but particulier. Elle sert à des complots ; les complots se forment tout naturellement dans son sein, mais elle a une portée plus grande : c’est une école de complots, une académie de conjurés, parce qu’elle tient les hommes pour leur vie ; un complot seulement pour un temps.

Pas un parti, parce qu’un parti groupe les hommes d’après des idées précises, la Franc-maçonnerie d’après leurs tendances. Ce sont ces différents degrés, soit dans la netteté, soit dans la violence de ces tendances, que représentent les différents Ordres, intérieurs les uns aux autres, les différents grades aussi.

La Franc-maçonnerie groupe les tendances, ne regarde pas tant l’état des idées d’un homme à un moment donné, que le penchant moral que ces actes et ces idées indiquent. Est Franc-maçon tout esprit tourné vers la négation et l’orgueil intellectuel, tout cœur inclinant vers la haine, l’envie, l’amour-propre ; voilà l’origine de leur tradition. Dolet et Robespierre, Calvin et Helvétius sont à eux ; et aujourd’hui aussi, de Babaud-Lacroze à Vaillant, de d’Estournelles à Clovis Hugues, du bourgeois aigri et humanitaire à l’apache, et de l’intellectuel délicat à la brute des faubourgs, tout cela est à eux, de leur parti. C’est si vrai, cette idée est tellement ancrée dans leur esprit, qu’ils la prêtent à leurs adversaires : Ribot n’est qu’un jésuite à leurs yeux, dans le même sens que Buisson est pétroleur.

 

 

LA FRANC-MAÇONNERIE ET LE RÉGIME REPRÉSENTATIF

 

Franc-maçonnerie : une Société qui avait toutes les chances de s’emparer de tout à une condition : que les principes égalitaires et le régime représentatif soient adoptés ; organisée précisément pour dominer le suffrage libre, et les assemblées, et y parvenant grâce à ce sophisme que les raisons se valent, que les caractères sont indépendants et que l’individu ne peut voter contre son propre intérêt.

Elle pousse donc à l’adoption de ce principe et de ce régime. Il faut bien comprendre que tous les droits qu’elle réclame avec tant d’insistance pour la Nation et l’individu, elle les escompte pour elle-même ; elle sait que la Nation détachée de l’ancien Ordre ne peut manquer de tomber fatalement dans le sien. C’est le renard qui persuade à la poule, du pied de l’arbre, qu’elle sait très bien voler, et n’a que faire de son perchoir.

 

 

DANS LA FRANC-MAÇONNERIE UNE MINORITÉ MÈNE LA MAJORITÉ

 

La force de la Franc-maçonnerie est qu’elle tient le plus grand compte et tire merveilleusement parti de toutes les faiblesses des hommes d’aujourd’hui.

Quelle est la force et le danger de l’institution maçonnique ? C’est de donner à toutes ses décisions l’apparence de la volonté générale.

1) Pour la composition de ses loges. Aucun membre n’est reçu sans être approuvé de la majorité. Voilà une garantie ? Mais non ; il doit être présenté par deux membres du comité, et la majorité ne le connaît pas et vote au hasard.

2) Pour les vœux. Ils sont votés par la majorité ? Oui, mais rédigés par le comité et présentés par lui.

On comprend que le sort d’une ville désorganisée et troublée soit dans les mains d’un club qui s’entend avec le pouvoir central, et le sort de ce club dans celles de quelques furieux.

 

 

LES CERCLES INTÉRIEURS DANS LA FRANC-MAÇONNERIE

 

Comment s’établit l’union franc-maçonne ?

1o Principe absolu, de fait et de droit : la majorité fait loi ;

2o Il faut que cette majorité ait une certaine fixité, ce qui est impossible si la masse est livrée à elle-même.

Il faut en un mot qu’il n’y ait pas de délibérations réelles – ce serait l’anarchie.

De là cette règle générale, cette loi vitale du corps franc-maçon : toute délibération officielle est précédée d’une délibération officieuse et déterminée par elle ; tout groupe franc-maçon est « profane » par rapport à l’autre, c’est-à-dire dirigé sans le savoir par un groupe plus restreint, assez peu nombreux pour être uni et avoir une ligne de conduite.

D’où cette conclusion : les délibérations prises sont beaucoup moins l’effet de la volonté positive des délibérants que de leur ignorance, sottise, défaut d’entente, etc., en un mot, des conditions négatives qui ont permis aux initiés de l’Ordre intérieur de faire adopter leurs décisions, et de se faire déléguer des pouvoirs.

 

 

LE LIEN D’UNION, DANS LES SOCIÉTÉS DE PENSÉE,

N’EST PLUS LA FOI COMMUNE, MAIS LA CONFORMITÉ

 

Le lien d’union dans les Sociétés, ce qui remplace la foi commune et le respect, c’est l’obéissance à la volonté générale, au vote : voilà le nouveau dogme, la conformité.

 

 

NÉCESSITÉ POUR LES MENEURS DE TRAVAILLER DANS L’OMBRE :

DEVENIR OFFICIELS, C’EST ÊTRE PERDUS

 

« On veut vous constituer, vous reconnaître officiellement, c’est-à-dire vous perdre. » Mot à rapprocher de celui-ci. « Un complot connu est un complot... »

Ils signifient ceci : qu’un cercle intérieur, une fois connu, est acculé à ce dilemme ou essayer les mêmes moyens, ce qui est tenter l’impossible ; ou en prendre d’autres, ceux qui conviennent à l’autorité, et c’est impossible aussi, car il n’a rien de ce qu’il faut pour cela. D’ailleurs, ce serait se renier lui-même, renier l’égalité et la liberté sur lesquelles il est fondé, devenir une faction, dominer, crime capital sous le nouveau régime.

Or, n’oublions pas que cette calamité suprême : être reconnu, est le fait même de la victoire. Voilà pourquoi la Roche tarpéienne est derrière le Capitole, et pourquoi l’engrenage des épurations, qui élève et précipite nécessairement toutes les équipes, est mécanique.

 

 

OPINION PUBLIQUE ET OPINION ANONYME

 

L’erreur constante : confondre l’opinion publique avec l’opinion anonyme – croire que ce qui est anonyme est désintéressé et général. Erreur explicable puisqu’il faut, pour affirmer le contraire, connaître toute l’organisation franc-maçonne. Or, cette organisation existe et c’est de cette erreur-là qu’elle vit.

 

 

LA RAISON DE L’OCCULTISME DES SOCIÉTÉS SECRÈTES

 

Le secret de la Franc-maçonnerie : pourquoi se cache-t-elle ? De l’autorité ? Non ; de l’opinion, du peuple. La preuve en est qu’il n’y a pas seulement de secret de Franc-maçon à profane, mais de Franc-maçon à Franc-maçon à tous les degrés. C’est un régime où les délégués complotent perpétuellement à l’insu des commettants, les administrateurs à l’insu des administrés, les chefs à l’insu des soldats.

 

 

LA MINORITÉ QUI DIRIGE LE SUFFRAGE

 

Que faut-il pour diriger le suffrage universel ?

1o Avoir des candidats tout prêts à tous les postes, des réponses toutes rédigées sur toutes les questions.

2o Que l’électeur ne sache rien.

La Franc-maçonnerie répond on ne peut mieux à ces deux conditions, qui résultent des deux caractères dominants d’une assemblée électorale : la sottise et la vanité ; elle ne veut pas qu’on lui commande ; elle ne sait pas ce qu’elle veut.

 

 

LA COHÉSION, FORCE DES SOCIÉTÉS DE PENSÉE

 

Ce n’est pas devant le peuple spontanément soulevé que reculèrent les fonctionnaires royaux et les Parlements, puis l’Assemblée constituante, puis les Girondins : c’est devant l’organisation centralisée et unie des clubs, dont le centre fut toujours au plus mauvais jusqu’en 94 ; devant une organisation de Sociétés se soutenant l’une l’autre et confiantes dans leur union. Et non pas devant un soulèvement incohérent. Ce qui fait l’assurance et la force de chacune de ces sociétés prise à part, ce n’est pas le nombre des gens qui partagent son opinion ni même le crédit de ses membres : c’est sa correspondance et son union avec les autres sociétés. Toute la force de la Franc-maçonnerie est dans l’organisation, la solidarité.

 

 

L’ESPIONNAGE DES FRANCS-MAÇONS ENTRE EUX,

PARFAITEMENT COMPATIBLE D’AILLEURS AVEC LA COHÉSION

 

Une pauvre conspiration ordinaire entre royalistes et autres n’est rien à côté d’un vrai complot Franc-maçon : un des membres gagné, on tient toute la trame. Mais il n’en est pas ainsi pour les Franc-maçons : on ne peut mieux les comparer qu’à ces châteaux du XIIe siècle où le seigneur méfiant avait une défense contre les ennemis du dehors, mais aussi contre les partisans du dedans : il y a deux ou trois forteresses l’une au dedans de l’autre. C’est ainsi que sont organisés les comités francs-maçons. De là cette manie des complots, cette crainte des conspirations qui paraît puérile et qui est justifiée : c’est la guerre des loges entre elles, d’un comité secret contre sa loge, etc. On n’a jamais trop de délateurs ni de policiers secrets dans une telle lutte. Le prétexte est fictif, mais il y a généralement une raison.

 

 

LES SOCIÉTÉS DE PENSÉE ÉPURENT, EXCLUENT. LE CHRISTIANISME ÉLÈVE

 

La grande affaire, dans les Sociétés de pensée, c’est l’épuration, comme la grande affaire dans l’Église, c’est l’édification. Exclure d’un côté, échauffer, convertir de l’autre.

Et rien de curieux comme ces épurations. Plus on les étudie de près, plus on voit qu’il s’agit beaucoup moins d’une œuvre personnelle et d’autorité que d’une recette. C’est affaire de règlement. Il y a une manière de voter, de s’épurer, qui doit donner un bon résultat, sorte d’opération chimique à laquelle se soumettent les frères, et sur laquelle on consulte gravement les gens d’expérience en fait de manipulations sociales.

 

 

LA FRANC-MAÇONNERIE FAIT LE SEMBLANT DU BIEN POUR OBTENIR LE MAL

 

L’esprit dit jésuite : faire le mal pour le bon motif ; la fin justifie les moyens.

L’esprit franc-maçon : faire le bien pour le mauvais motif, bienfaisance franc-maçonne : lutte contre l’esclavage, contre les injustices, les tyrannies, développement du bien-être de manière à provoquer la dissolution des mœurs, etc.

 

 

LES MENEURS FAUSSENT LA CONSULTATION ÉLECTORALE

 

Ce n’est pas où l’on aurait eu le plus à se plaindre qu’on a le plus crié, mais là où il y avait le plus de criards.

Tel village ne demande pas l’égalité devant l’impôt. Est-ce parce qu’il n’avait pas à se plaindre de l’impôt inégal ? Non, mais parce qu’il n’y avait pas là d’avocat franc-maçon, ne payant rien d’ailleurs.

 

*

*     *

 

En un mot, voulait-on chercher et découvrir les abus pour les corriger, ou les mettre en évidence, les exagérer au besoin, pour exaspérer le peuple ? Œuvre de paix : supprimer les sujets de haine et de querelles entre les classes. Œuvre de guerre : les accuser, les mettre en évidence, pour rendre cette haine implacable.

Il y a là deux buts opposés ; le malheur est pourtant que les moyens pour les atteindre se ressemblent étrangement. Le méchant homme qui se moque, au fond, du bien du peuple, et qui ne voit que sa réputation, sa puissance, ou même son intérêt, crie à l’injustice, affecte la vertueuse indignation : mieux il l’affectera, plus sûrement il ira à son but. Le brave homme, imprudent et indigné, criera presque aussi fort. Comment faire pour les distinguer ?

Et pourtant on en juge aux effets ; si la révolution est horrible et inutile en somme, si les abus reparaissent sous une autre forme après les massacres, c’est qu’il y avait chez leurs prétendus ennemis plus de haine et d’égoïsme que d’amour du bien.

 

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*     *

 

Le malheur est aussi que le crime du révolutionnaire n’est pas tant un crime public, un péché contre les autres, comme celui d’un conspirateur ordinaire ou d’un vulgaire ambitieux, qu’un péché contre lui-même.

C’est dans l’orgueil de sa raison, la confiance dans sa logique courte et brutale, l’empire absolu qu’il donne dans son propre cœur à sa volonté et à son orgueil sur le respect, l’oubli de soi et le mépris de sa façon de voir que réside vraiment le mal ; car un révolutionnaire sacrifie souvent son intérêt, quelquefois sa vanité, jamais son sentiment propre, son orgueil intime, sa raison telle quelle. Voilà la force de l’esprit révolutionnaire. C’est là qu’il faut frapper si l’on veut l’atteindre vraiment : le sentiment personnel, le moi, voilà ce qu’un révolutionnaire ne sacrifiera jamais. S’il paraît quelquefois renoncer à son intérêt, à sa gloire, c’est que l’égoïsme est plus profond, plus sérieux, plus avant, et au-dessus de pareils colifichets. C’est moins méprisable à première vue, mais au fond, plus dangereux, plus vicieux et plus coupable. Ce désintéressement de l’égoïsme, cette humilité de l’orgueil, est ce qui approche encore le plus du Mal.

 

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*     *

 

Toute la question est de savoir si l’homme part de lui ou non. Si oui, plus il paraîtra bon, honnête, modeste, courageux, plus il sera loin du bien. On a inventé de nouveaux mots pour désigner la charité et les vertus chrétiennes au XVIIIe siècle ; on a eu raison : les choses étaient nouvelles aussi. La bienfaisance d’un Franc-maçon de 88 est encore plus loin de la charité des saints que l’égoïsme du viveur le plus endurci.

Le vrai désintéressement des saints qui se donnent entièrement, bien-être, orgueil, crédit et le reste, parce qu’ils ont su aimer vraiment, et qui vivent de cet amour sans se regarder, se tâter, ni retourner sur eux-mêmes, voilà ce que jamais n’atteindra la révolution,

L’égoïsme est plus ou moins raffiné, suivant la nature ou suivant le degré d’orgueil du sujet ; mais son ressort est toujours le même.

 

 

QUELLE FUT L’OPINION GÉNÉRALE EN 89, ABSTRACTION FAITE DES MENEURS

 

Difficulté de savoir quelle était vraiment l’opinion générale.

En tout cas, ce qu’on peut dire, c’est que sans une poignée d’individus agissant d’un bout à l’autre de la province avec une entente et une suite étonnante, le peuple n’aurait pas demandé des choses comme le vote par tête par exemple, ni rien combiné pour la correspondance, les requêtes au Roi présentées à point, etc.

 

 

LE RÉGIME RÉPUBLICAIN FAUSSÉ PAR SES PROPRES AUTEURS

 

Le régime a été faussé dès le début, par ceux qui l’avaient établi, par les républicains. Il n’a pas été faussé exceptionnellement, çà et là, et parce que rien n’est parfait en ce monde : il l’a été essentiellement ; cette mauvaise foi, ces abus, ne sont pas ici l’exception, mais la règle.

Les seuls qui acceptent, à contre-cœur il est vrai, et suivent honnêtement les idées de Rousseau, sont les conservateurs qui les combattent ; ce sont les seuls qui n’emploient pour briguer les suffrages que les moyens permis et découverts.

Sans ce système régulier de fraude, le régime ne serait peut-être pas plus mauvais qu’un autre ; la république serait habitable, s’il n’y avait pas de républicains. Mais peut-être aussi ne vit-elle que par cette fraude organisée : c’est une belle abstraction qui ne se soutient que par la plus laide des réalités, la pieuvre.

 

 

NÉCESSITÉ DE RECHERCHER LE TRUQUAGE DANS LES DÉLIBÉRATIONSDE 1789

 

Quand on a dit qu’il y avait un mouvement général d’enthousiasme en 89, on a dit ce que certaines gens organisées pour cela même, considérant cela même comme leur premier moyen, concertés pour cela d’un bout de la France à l’autre, voulaient faire dire et faire croire.

Est-ce vrai ? C’est à voir ; en tout cas le premier point est de montrer que certaines gens désiraient qu’on le crût, et s’arrangeaient pour cela ; de montrer comment ils s’y sont pris, etc., et on ne l’a pas fait.

Or on ne juge pas le fond : mais au point de vue de la critique des sources, il est clair que cette question a une importance capitale. La première question à se poser devant une délibération, est celle-ci : « N’y avait-il pas des gens qui avaient intérêt à ce qu’on la prît et qui y ont travaillé de concert et l’ont fait prendre par certains moyens artificiels ? »

 

 

LA FRANC-MACONNERIE EMPÊCHE LES RÉFORMES DE S’ACCOMPLIR EN 89

 

La Franc-maçonnerie fausse tous les mouvements libéraux. Chaque fois que le Roi veut s’adresser au peuple raisonnable, elle s’empare des élections et fait triompher les principes révolutionnaires ; de sorte qu’en 89 il n’y a rien entre les purs révolutionnaires (tout ce qui a été élu dans les assemblées publiques, les bureaux intermédiaires, etc.) et les fonctionnaires (les officiers municipaux ne sont guère autre chose) ; tous les efforts du Roi pour créer un ordre entre les deux ont échoué par la faute de la Franc-maçonnerie qui a constamment faussé les élections.

Elle n’a pas fait la Révolution française : elle l’a empêchée.

 

 

TRUQUAGE DES ÉLECTIONS DE 1789

 

Il n’y avait pas de candidats aux élections : les électeurs défilaient à l’appel de leur nom et remettaient leurs votes. Si cela s’était fait honnêtement, il eût dû y avoir beaucoup de scrutins, des élections interminables, avant qu’on s’entendît sur quelques noms. Si l’on élit du premier coup, c’est que la chose a été réglée d’avance. Et comment ?

 

 

LES INTRIGANTS DANS LES ÉLECTIONS DE 89

 

À Dijon, comme dans beaucoup d’autres villes, toute la campagne est menée par les avocats. Or ce ne sont pas eux qui souffrent des abus. D’autre part ce ne sont évidemment pas des saints ; l’amour du peuple pour lui-même n’était certes pas leur fait. Que reste-t-il donc ?

Au fond ils n’ont qu’une peur : que les nobles cèdent, et que les taillables se contentent de concessions ; ils veulent à tout prix empêcher l’accord, et se mettent avec leurs phrases et leur aigreur entre la noblesse encore fière et le peuple qui ne comprend pas.

 

 

ILLUSIONS DU ROI ET DU PEUPLE

SUR LA SPONTANÉITÉ DES CONSULTATIONS EN 88-89

 

Dans toutes ces délibérations, un contre-sens perpétuel et énorme : le ministère paraît croire, le Roi croit peut-être, et on présente à l’opinion, que sauf quelques intrigues inévitables, il ne peut sortir de cette consultation nationale qu’un contrat social à la Rousseau, pris en parfaite connaissance de cause et en toute liberté : liberté et raison, voilà tout ce qu’il faut pour que tout soit pour le mieux – et on les a.

Or quand il y a un aussi profond écart entre la réalité et l’opinion, il n’est pas étonnant qu’on aboutisse à des gâchis.

 

 

CURIEUX ÉTAT D’ESPRIT DE 89 : LE PRINCIPE DÉMOCRATIQUE EST ADMIS,

ET PERSONNE NE RÉCUSE POURTANT L’AUTORITÉ DU ROI

 

L’état d’esprit des gens de 89 est singulier : d’une part, le principe, le fondement de toute société démocratique est admis : à savoir que le but de la société est le bien général, et le moyen de parvenir à ce but, la volonté générale ; pourtant personne n’est républicain au sens littéral du mot. Personne ne met en question l’autorité absolue du Roi. Si un temps a été loin de l’esprit de révolte et d’indépendance qui mettait l’épée à la main des grands seigneurs et soulevait les provinces au moment de la Fronde, c’est 89.

Et pourtant cette autorité n’avait jamais été si menacée.

C’est qu’on l’attaquait pour ainsi dire de revers, par l’autre face, d’un côté où elle était mal défendue.

Le Frondeur refusait d’obéir ; le démocrate nie qu’on ait commandé.

Le premier met en question le droit même de commander : il refuse d’obéir ; le second reconnaît l’autorité du Roi, mais il refuse de s’y soumettre si elle est injuste et, de cette justice, lui seul est juge.

Le premier est insolent et violent ; le second est respectueux, mais cauteleux et dangereux.

 

 

EFFETS NÉFASTES DU LIBÉRALISME DE PRINCIPES

 

Le Libéralisme de principes. Là où il a passé, en 89, rien n’a changé en apparence ; mêmes formes, mêmes rapports, tout l’extérieur est le même ; le corps social, les hommes, les institutions restent debout ; en fait, tout est mort. Ce ne sont plus que des quilles qui attendent la boule.

 

 

UNE ASSEMBLÉE NE PEUT IMPOSER DES LIMITES À SON PROPRE POUVOIR

 

On ne peut pas demander à une assemblée de reconnaître les limites de ses propres pouvoirs ; c’est à peine possible pour un homme, impossible pour cent. On ne peut leur tenir ce langage : « Vous êtes incapables de juger de telles et telles questions ; de décider de telle affaire ; tout au plus capables de choisir les gens qui le pourraient », surtout quand il y a des orateurs qui tiennent le langage contraire.

C’est cependant cela qu’il fallait faire pour expliquer aux assemblées qu’elles ne pouvaient pas donner de pouvoirs restreints. Cela revenait à dire : « Reconnaissez-vous que vous êtes des faibles d’esprit faciles à entraîner, à dindonner, ignorants, incapables de décider de vos propres intérêts ; que vous êtes tout au contraire capables de choisir des hommes, non de résoudre des problèmes ? Vous pouvez à la rigueur discerner vos maîtres, non pas régner vous-mêmes. » C’est ce que dit Montesquieu ; c’est le fondement du libéralisme anglais.

 

 

POUR LA RÉVOLUTION, LES IDÉES NE SONT RIEN ; LES MOYENS TOUT

 

La question n’est pas de savoir qui a été dans la mesure juste, qui non ; qui a été arriéré, qui trop avancé ; si la nuance Mounier valait mieux que la nuance Mirabeau, ou celle-ci mieux que la nuance Lameth-Duport. Ce ne sont pas les idées qu’il faut voir : veto suspensif ou absolu, deux chambres ou non, etc., tout cela est négligeable. Ce sont les moyens : voilà où l’on prend sur le fait le parti révolutionnaire. D’Éprémesnil, lors de l’exil des parlements, est un révolutionnaire parce qu’il triche et fraude et corrompt l’opinion, parce qu’il est Franc-maçon actif. Tallien, après le 9 Thermidor, ne l’est plus.

 

 

L’ABANDON DES PRIVILÈGES : FAIBLESSE

 

On ne voit jamais l’abandon des privilèges que du côté générosité ; il faut le regarder aussi du côté lâcheté. Sacrifier ses droits, c’est souvent abandonner ses devoirs ; le maître qui parle à son serviteur d’égal à égal le fait-il par largeur d’esprit ou par faiblesse de volonté ? Lui fait-il d’ailleurs toujours du bien ? Est-ce respect pour sa « dignité d’homme » ou secret désir de s’affranchir lui-même d’une supériorité qui a ses charges, ne fût-ce que celle de ne jamais se démentir – et ses devoirs, sensibles surtout aux caractères faibles et lâches ?

Les vertus de notre temps sont équivoques : on ne sait si elles sont des vertus ou des faiblesses ; les nobles abâtardis sont égalitaires, comme les dyspeptiques sont sobres. Le dernier abus qu’on fait des privilèges, c’est de poser à les mépriser. Mieux vaut encore les rechercher et s’en glorifier.

 

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Le mot de Mme de Motteville : « Pour satisfaire le peuple, il faut quelquefois lui donner autre chose que ce qu’il demande » s’applique parfaitement à l’histoire de la Révolution. Le peuple demandait aux nobles d’abandonner privilèges, morgue, fierté, supériorité de race et de classe, grandes manières, etc., et les sots renonçaient à tout cela. Or ce n’était pas de la générosité, mais de l’impuissance ; ce n’était pas cela qu’il fallait au peuple, mais bien le contraire. Il lui fallait une noblesse fière, puissante et sûre d’elle-même ; il lui fallait retrouver la foi dans ses chefs, la confiance dans son Roi ; or on lui ôtait à qui mieux mieux ce qui lui restait de tout cela. La noblesse n’était plus assez noble, voilà ce qui faisait le mal du peuple. Elle n’avait plus foi en elle-même, ne se respectait plus – ce fut sa faute et non son excuse. Et cela est si vrai que les plus méprisés à la fin par le peuple lui-même furent toujours les plus faibles.

 

 

LA RÉVOLUTION, ŒUVRE DES MENEURS

 

En 88, tout le monde demande les États provinciaux.

En 89, toutes les pétitions élèvent le Roi aux nues.

En 91, Paris voue la République à l’exécration.

La Révolution Française a été faite à reculons.

L’opinion du jour est toujours bien loin derrière les meneurs qui auront raison le lendemain.

 

 

POINT DE RESTRICTIONS À LA VÉRITÉ, VRAI PRINCIPE DE LA CRITIQUE

 

Il y a une certaine largeur d’idées qui consiste à rester, toujours et quel que soit l’objet, à égale distance du blâme et de la louange : on louera modérément Turenne ou Richelieu ; on blâmera mais avec des restrictions Robespierre. Rien de plus faux ; le parti pris vaut mieux : il est plus intéressant. La vérité est que, quand tout est laid, il vaut mieux le dire ; ce n’est pas de la passion ni de la partialité. Rien de sot comme de toujours arrondir les angles ; il y a des angles dans la réalité. À la façon par exemple dont Loménie juge Mirabeau, Barnave serait un grand saint, et que pourrait-on dire de Malesherbes ? La modération et la douceur sont plus injustes à l’égard de certains hommes que les dernières injures pour d’autres. Il faut juger tout le monde à la même échelle : voilà la vraie justice – et pas changer de mesure à chaque sujet.

 

 

Augustin COCHIN, Abstraction révolutionnaire

et réalisme catholique, Desclée De Brouwer, 1960.

 

 

 

 

 

 

 

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