Le Moyen Âge, époque mariale

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gustave COHEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAQUE jour, à midi, comme je contemple, du haut de ma terrasse, la mer bleue et les îles du Levant, j’entends à la grêle cloche de mon village, sonné par notre recteur lui-même, qui n’a point d’acolytes : l’Angélus, l’Angélus de midi. Ah ! Parisiens et Parisiennes, mes frères et sœurs en Marie Immaculée, voilà une joie et une bénédiction dont vous êtes privés, mais il n’en fut pas toujours ainsi, puisque notre premier poète moderne, François Villon, au XVe siècle, un bien mauvais garçon, mais qui avait la foi (nous le verrons plus loin encore), l’entendait dans sa chambrette de Saint-Benoît-le-Bétourné, égrené depuis la chapelle du Collège de Robert-de-Sorbon, dont la vieille maison à laquelle j’appartiens toujours porte le nom.

Il termine ainsi son Lais (Legs, testament, 1456) :

 

          Finalement en écrivant

          Ce soir, seulet, étant en bonne,

          Dictant ce lais et décrivant,

          J’ouïs la cloche de Sorbonne,

          Qui toujours à neuf heures sonne

          Le Salut que l’Ange prédit ;

          Si suspendis et y mis borne.

          Pour prier comme le cœur dit.

 

C’est exprimer, par la voix d’un grand lyrique, le plus sensible qui fut jamais, combien la pensée du message de l’Ange à la Theotokos est intimement mêlé, pour la société médiévale, dans toutes ses classes, du souverain au manant, en passant par les nobles, les bourgeois, l’artisan, sans parler de l’Église de France qui, à Lyon, proclama, malgré saint Bernard, le dogme de l’Immaculée Conception, et met sous son vocable ses plus belles cathédrales.

Notre-Dame de Paris, dans la Cité, la plus seignorie, c’est-à-dire la plus noble, érigée par Maurice de Sully, l’évêque-architecte, commencée dans les années 60 du XIIe siècle, et dont le chœur fut consacré en 1185, surmontée de ces deux tours, dressées vers le ciel, en un geste d’imploration et de prière ; Notre-Dame de Chartres, reconstruite, sauf le Portail Royal de la façade occidentale, après le grand incendie de 1195, dont les verrières déploient le Missel enluminé, racontant aux fidèles l’Ascendance de Marie et de son Divin Enfant ; Notre-Dame de Bourges, avec ses cinq nefs, pour abriter l’immense foule des fidèles ; Notre-Dame d’Amiens – la Bible d’Amiens, comme l’appelait Ruskin –  avec son « Beau Dieu ».

Toutes ont des statues de la Vierge et l’Enfant (Paris, notamment) sur le parvis, dans des attitudes variées ; tout aussi émouvantes les unes que les autres, visages plus augustes, plus rigides, plus hiératiques, dans la sculpture des XIIe et XIIIe siècles, plus émouvants, plus sensibles, plus humains, à mesure que l’on s’avance vers le réalisme des XIVe et XVe siècles. Mais pourquoi ce nom de Notre-Dame, dont je revendique, pour notre pays et son ancienne langue, la caresse adorable ?

C’est parce que, en Limousin, d’abord (lémosi), dans l’Aquitaine, le Languedoc et la Provence ensuite, était née cette littérature occitane (que naguère encore on nommait seulement provençale) où ces poètes qu’on appelle des troubadours (ceux qui trouvent, qui inventent – trobar – comme le poiètès des Grecs) avaient institué le culte de la Dame... À celle-ci, souvent leur protectrice, désignée seulement par un senhal (signe, symbole) Bel Vezer (Belle vision), Bel deport (Beau plaisir), ils dédiaient leur chant d’adoration. Quelle tentation pour ceux d’entre eux qui avaient l’âme religieuse et naturellement dirigée vers le Ciel, comme l’évêque Folquet de Marseille, d’élire pour telle la Theotokos et d’en faire leur Domna, leur Domina, leur Maîtresse sainte, et c’est ce qu’ils firent et voilà comment, lorsque les trouvères du Nord eurent su et imité leur comportement, la Sainte Vierge devint, pour eux et pour tous ceux qui écoutaient leurs chants, Notre Dame.

À jamais conservons-lui ce nom-là, fruit de notre poésie lyrique.

Les Italiens, dont la littérature suivait la nôtre, qu’elle devait, au XIVe siècle, dépasser, imitèrent les Occitans, et c’est ainsi que la petite Bice Portinari de Dante (1265-1321), aperçue par lui près du pilier d’une Chiesa, devint, dans l’admirable poème qu’il lui dédia, son guide dans le Paradis, comme symbolisant la Béatitude éternelle 1.

*

Mais remontons à notre XIIIe siècle français, où Gautier de Coincy, moine à Saint-Médard de Soissons, puis prieur de Vic-sur-Aisne, mort à 59 ans, en 1236, conta les Miracles de Notre-Dame, en quelque trente mille vers.

La dévotion à Marie y est donnée comme la garantie infaillible à tous les maux, et la protection contre les fautes les plus graves qui, grâce à son intercession, peuvent être pardonnées par le Tout-Puissant. Un moine ignorant, méprisé de ses frères, pour ne savoir que l’Ave Maria, mort, révèle sa Sainteté en ce que cinq roses sortent de sa bouche, en l’honneur des cinq lettres de Marie. Une nonne, ayant quitté son monastère pour se livrer au péché, y revient et découvre que personne ne s’est aperçu de son absence, son office sacré ayant été rempli par la Sainte Vierge (c’est la Légende de la Sacristine à laquelle Guiette a consacré une thèse).

Un jeune homme, le jour de son mariage, met son anneau nuptial au doigt d’une statue qui, le soir des noces, vient réclamer ses droits d’épouse (Mérimée en a tiré sa dramatique nouvelle de la Vénus d’Ille). Il n’échappe à l’étouffement que par l’intervention de Marie.

Un chevalier, pour obtenir la richesse, a promis au diable de lui livrer sa femme. Pendant qu’il la conduisait, elle entre pour un instant dans une chapelle de la Vierge, et ce fut celle-ci qui en sortit à sa place et punit Satan de son audace.

Vous connaissez, quand ce ne serait que par le conte d’Anatole France (voyez comme cette vieille littérature, si méprisée et délaissée, est encore inspiratrice et vivante) ou par l’Opéra de Massenet : le Jongleur de Notre-Dame, la touchante histoire de ce pauvre jongleur devenu moine et que son Abbé aperçoit, un jour, par le trou de serrure de la chapelle, faisant ses culbutes et ses tours devant l’autel de la Sainte Vierge ? Il s’apprête à forcer la porte pour châtier l’insolent, quand il aperçoit la Mère-Dieu descendant de son autel et épongeant elle-même, de son fin mouchoir de dentelle, le front en sueur du Tombeor Nostre-Dame 2. Cela rappelle la Sainte Chandelle d’Arras dont les gouttes versées à deux jongleurs leur permirent de guérir le Mal des Ardents (XIIe siècle).

Mais le récit de Gautier de Coincy, voué à la plus longue fortune, est celui qui concerne Théophile, ce moine d’Adana en Cilicie, au VIe siècle, qui vendit son âme au diable pour ravoir sa charge, que le nouvel Évêque lui avait enlevée, et Notre Dame, pour qui il avait gardé une dévotion particulière, descendit aux Enfers pour lui arracher le pacte que ce premier Faust avait signé de son sang.

Vous pouvez la voir en haut relief, au tympan du croisillon nord de Notre-Dame de Paris, rue du Cloître, où elle fut sculptée, vers 1262, mais, mieux encore, vous pouvez la voir représentée, même à la Télévision, par mes étudiants qui en tirent leur nom désormais célèbre de « Théophiliens », depuis que leurs prédécesseurs jouèrent pour la première fois le 7 mai 1933 (il y a 23 ans), dans la salle Louis Liard, qui est celle des thèses, le Miracle de Théophile, du trouvère champenois Rutebeuf.

Ce Miracle, depuis, a fait le tour du Monde, joué aussi bien en Égypte qu’en Espagne, au Brésil, au Canada, dans toute la France, la Belgique, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas.

Rutebeuf y suit exactement le canevas de Gautier de Coincy, mais y ajoute son talent de dramaturge, que les historiens ont trop ignoré (mon maître Léon Clédat n’a-t-il pas écrit que c’était une pièce manquée ?). Il y campe le personnage du séducteur, le sorcier juif Salatin, et surtout y déploie la poésie qui est toute sienne dans la Repentance de Théophile, après que la rosée de la grâce a fécondé son âme, et dans la Prière à Notre-Dame, que nos scouts récitent souvent à leur feu de camp du soir :

 

          Ma sainte Reine belle,

          Glorieuse pucelle,

          Dame de grâce pleine,

          Qui le bien nous révèle,

          En besoin qui t’appelle,

          Délivré est de peine,

          Qui son cœur vous amène,

          Au perdurable règne (royaume éternel)

          Il aura joie nouvelle,

          Jaillissante fontaine

          Et délectable et saine,

          À ton fils me rappelle 3.

 

Et je détache encore de ces douze douzains (nombre symbolique de l’arithmétique mystique médiévale, douze étant le nombre des Apôtres et celui de la Trinité, multiplié par les quatre Évangélistes), la strophe de la verrière, qui traduit, par une comparaison traditionnelle et prenante, la virginité de Marie :

 

          Ainsi qu’en la verrière,

          Entre et revient arrière,

          Soleil et ne l’entame,

          Ainsi fut vierge entière,

          Quand Dieu, qui aux cieux erre,

          Fit de toi Mère et Dame,

          Resplendissante gemme, (Pron. jame, pierre précieuse)

          Tendre et bénigne femme,

          Entends donc ma prière,

          Que mon vil corps et m’âme

          De perdurable flamme

          Tu rappelles arrière.

 

Quelle effusion aussi dans cette prière :

 

          Fleur d’Églantine et Lys et Rose,

          En qui le Fils de Dieu repose.

 

Mais c’est qu’il l’aimait, sa Notre Dame, le bon trouvère Rutebeuf, qui n’était pas sans défaut (il pratiquait trop les dés au cabaret, aggravant ainsi sa misère) et comptait sur sa toute-puissance pour se faire pardonner ses péchés.

 

          Je sais une physicienne (femme médecin 4)

          Que ce soit à Lyon ou Vienne

          Et autant que le siècle dure,

          N’a si bonne chirurgienne,

          N’est plaie, tant soit ancienne,

          Qu’elle ne nettoie et n’écure,

          Pour peu qu’elle y mette sa cure.

          Elle expurgea de vie obscure (mauvaise)

          La très benoîte Égyptienne ;

          À Dieu la rendit nette et pure :

          Puisque c’est vrai, mette en sa cure,

          Ma lasse d’âme chrétienne.

 

Rutebeuf a encore écrit les Neuf Joies de Notre-Dame, dont la première fut la Conception, la seconde la Visitation à Élisabeth, la tierce l’Enfantement, la quarte l’Adoration des Rois, la Quinte la Rencontre de Saint Siméon, la sixième l’Adoration de l’Agneau, la huitième l’Annonciation, la neuvième l’Assomption.

Le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, écrit et joué, nous l’avons dit, dans les années 60 du XIIIe siècle, est notre premier Miracle de Notre Dame, mais n’est que le premier d’une longue série. Nous en avons conservé du XIVe siècle 5 le Manuscrit Cangé 819-820 de la Bibliothèque Nationale, pourvu de jolies enluminures, un recueil de quarante pièces, toutes ayant appartenu sans doute à une Confrérie parisienne, qui les représenta sur la scène, et toutes consacrées à la gloire et à l’action efficace de la Reine des Cieux. Celle-ci intervient, telle une dea ex machina 6. Pour peu que le héros ou l’héroïne de la pièce lui ait gardé, à travers les avatars d’une vie orageuse et souvent coupable, sa dévotion, elle n’hésite pas, quelle que soit l’étendue de la faute, pouvant aller jusqu’au crime, à intercéder en leur faveur auprès de Dieu, au Paradis, qui surplombe le hourt (scène ou plateau). Les sujets sont des plus variés empruntés aux vieilles Chansons de Geste, à la légende de la Vie des Saints, et à celle de tous les jours.

Nous pourrions prendre pour exemple la très dramatique histoire de Robert le Diable, mais je me contente de retenir, comme typique, le Miracle de la Femme que Notre-Dame garda d’être arse (brûlée). C’est l’histoire de Guibourc, l’épouse du maire de Chivy, dans le Soissonnais, accusée d’avoir fait disparaître son gendre avec qui la rumeur publique l’accusait d’être du dernier bien. Condamnée par le Bailli à être brûlée vive, elle demande, conduite au bûcher, à s’arrêter à la chapelle de Notre-Dame. Celle-ci entend sa prière et l’advocata nostra obtient de Dieu que le feu ne la brûle pas.

 

          Feu, je te défends et forclos (interdis)

          Qu’à cette femme tu ne touches.

 

Détachée de ses liens, elle est encore l’objet de la faveur divine, Jésus venant lui-même célébrer la Messe en son oratoire avec saint Vincent comme diacre, et saint Laurent sous-diacre et où la Sainte Vierge fait elle-même offrande d’un cierge. Au dénouement, Guibourc, après avoir distribué ses biens aux pauvres, entre en religion.

*

 C’est surtout dans le grand Mystère de la Passion, au XVe siècle, que triomphe Notre-Dame, qui nous apparaît ici moins lointaine et selon le réalisme transparaissant dans les belles pièta du Maître de Moulins ou de celui d’Aix-en-Provence ou de Villeneuve-lès-Avignon, plus humaine encore que divine. Pour le peuple des spectateurs vibrants et prompts aux larmes, elle incarne la Mère, toutes les Mères, qui tremblent pour leur fils :

 

          Vois le ventre qui t’a porté,

          Vois les mamelles en pitié

          Qui t’ont nourri et allaité,

          Le temps de ta tendre jeunesse...

 

Elle le supplie d’éviter la mort et c’est l’admirable scène des quatre requêtes de Notre-Dame, inventée, au milieu du XVe siècle par le génial chanoine-poète et musicien, Arnoul Greban, maître de chapelle à Notre-Dame de Paris, puis de Saint-Julien-du-Mans et que mes Théophiliens, dans leur jeu (oublierait-on Colette Lassance, qu’on peut nommer, puisqu’elle n’est plus des leurs), rendaient si émouvante 7.

Mais c’est après le Consummatum est que la douleur de Marie est à son comble :

 

          Mère sans consolation

          Des dolentes la plus piteuse,

          Ô mort sévère et rigoureuse,

          Regarde le deuil où je suis.

          Je te réclame et tu me fuis.

          Mon Dieu, mon Sauveur et mon Fils.

          Voici l’heure de ton trépas.

          Hélas ! Ah ! ne me laisse pas,

          Moi qui sur toi gémis et pleure...

 

Mais le plus beau témoignage de la dévotion mariale du moyen âge reste la Ballade, que composa François Villon, vers 1460, en faveur de sa pauvre mère, pour prier Notre-Dame, dont voici la fin :

 

          Femme je suis pauvrette et ancienne,

          Qui rien ne sait, onques (jamais) lettre ne lus :

          Au moutier (église) vais dont suis paroissienne

          Paradis peint où sont harpes et luths,

          Et un Enfer où damnés sont boullus :

          L’un me fait peur, l’autre joie et liesse.

          La joie avoir me fais, haute déesse,

          À qui pécheurs doivent tous recourir,

          Comblés de foi, sans feinte ni paresse

          En cette foi je veux vivre et mourir.

          Envoi 8

 

Ainsi, le moyen âge finissant, que j’appelle le premier âge, par lequel s’ouvre notre civilisation moderne, exhalait une dernière fois, comme dans le Stabat mater dolorosa du XIIe siècle, sa foi en Notre-Dame, notre Maîtresse, « Chambre de la Divinité », comme écrit Villon en son Testament, « Étoile de la Mer », comme dit l’Ave Maris Stella, de l’évêque de Poitiers, Fortunat († 600), « Fleur d’Églantier et lis et rose », comme dit Théophile de Rutebeuf, à genoux devant la chapelle consacrée à Marie.

 

Gustave COHEN, Le Moyen Âge, époque mariale.

 

Paru dans Ecclesia en août 1956.

 

 

 

 



1 Pour plus de détails, je me permets de renvoyer au Livre II des Lettres chrétiennes au moyen âge, qui vont bientôt paraître dans l’Encyclopédie JE SAIS-JECROIS, dirigée par Daniel-Rops.

2 J’en ai donné une adaptation dans La Sainte Vierge dans la Littérature française du moyen âge, T. II du Marie du R. P. du Manoir, Paris, Beauchesne, 1952, in-4o (2 vol.).

3 Mes textes sont discrètement rajeunis.

4 Il y avait notamment Dame Trote (Trotula) à Salerne, qu’il évoque dans le Dit de l’Erberie de Rutebeuf. Les Anglais appellent encore le médecin : physician.

5 De la même époque, nous avons un office dramatique latin de l’Assomption de la Sainte Vierge qui a été publié par Karl Young.

6 On appelait Deus ex machina, dans le théâtre antique, le Dieu porté sur une machine, poussé des coulisses au proscenium, pour intervenir au dénouement.

7 Voir la Passion des Théophiliens, Paris, Richard-Masse, 1950, in-8o, et aussi le livre de Gustave Cohen, publié prochainement dans le Je sais, Je crois sur la littérature médiévale.

8 La ballade (Villon est le maître de ce genre poétique, à forme fixe) se compose, on le sait, de trois strophes, ici des dizains ou décasyllabes sur mêmes rimes, avec refrain et est terminée par un Envoi, composé d’une demi-strophe dont le premier vers doit être adressé au Prince ou à la Princesse.

 

 

 

 

 

 

 

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