Jacqueline Pascal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louise COLET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est un des privilèges des hommes de génie de faire participer leurs ancêtres et leurs descendants à l’intérêt qu’ils inspirent ; on aime à remonter aux sources de ces grandes intelligences et à pressentir leur venue. Puis on se plaît à en suivre pour ainsi dire le courant, à savoir si les fils ont dignement continué le père ou si rien de vivant n’est resté de ces races célèbres d’écrivains et de héros. La famille contemporaine des hommes illustres éveille surtout la curiosité de notre esprit : nous voulons connaître le père et la mère de l’enfant prédestiné ; il nous est doux de nous initier aux scènes de sa jeunesse, de le voir aimé par une douce sœur ou par quelque frère tendre et dévoué, et nous donnons nous-mêmes aux parents qui le chérissent et l’admirent une part de notre admiration et de notre sympathie. Pascal, ce sublime penseur, ce grand écrivain qui fixa la langue de la prose française dans les Provinciales, comme Corneille fixa celle de la poésie dans le Cid, Pascal eut une famille digne de lui : ses deux sœurs furent des femmes supérieures ; leur intelligence tenait de celle de leur frère. L’aînée, qui se nommait Gilberte, devint madame Périer, bien connue par une vie de son frère qui a été publiée en tête de plusieurs éditions des Pensées. La cadette, née en 1625, nommée Jacqueline, montra de bonne heure la plus heureuse vivacité d’esprit et un rare talent pour la poésie. Elle dut à ce talent la grâce de son père Étienne Pascal, injustement soupçonné d’avoir pris part à des troubles, et obligé de fuir la colère du cardinal de Richelieu. La duchesse d’Aiguillon, nièce de ce redoutable ministre, voulant procurer un divertissement à son oncle en faisant représenter devant lui par de jeunes filles l’Amour tyrannique, tragi-comédie de Scudéry, invita les jeunes Pascal, déjà connues par les grâces de leur esprit, à remplir un rôle dans cette pièce. L’aînée, Gilberte, qui, depuis la mort de leur mère et dans l’absence de leur père, était le chef de la famille, quoiqu’elle n’eût guère plus de seize ans, répondit fièrement : Monsieur le cardinal ne nous donne pas assez de plaisir pour que nous pensions à lui en faire... La duchesse insista et fit même entendre que le rappel de leur père pouvait en dépendre. Les amis de la famille décidèrent alors que Jacqueline accepterait le rôle qui lui était proposé. Le spectacle eut lieu le 3 avril 1639. Jacqueline, qui n’avait que treize ans, mit dans son jeu une gentillesse qui charma tous les spectateurs et surtout Richelieu, qui ne cessa pas de l’applaudir ; elle profita de ce moment d’enthousiasme pour obtenir du cardinal la grâce de son père. Elle fait elle-même le récit de cette soirée dans une lettre adressée à son père et restée jusqu’ici inédite. Nous la donnons d’après le manuscrit de la Bibliothèque-Royale, comme un monument curieux de ce qu’était déjà à cet âge la sœur de Pascal :

 

      « Monsieur mon père, 

 

» Il y a longtemps que je vous ai promis de ne point vous écrire si je ne vous envoyais des vers, et, n’ayant pas eu le loisir d’en faire (à cause de cette comédie dont je vous ai parlé), je ne vous ai point écrit il y a longtemps. À présent que j’en ai fait, je vous écris pour vous les envoyer et pour vous faire le récit de l’affaire qui se passa hier à l’hôtel de Richelieu, où nous représentâmes l’Amour tyrannique devant M. le cardinal. Je m’en vais vous raconter de point en point tout ce qui s’est passé. Premièrement, M. de Montdory entretint M. le cardinal depuis trois heures jusqu’à sept heures, et lui parla presque toujours de vous, de sa part et non pas de la vôtre, c’est-à-dire qu’il lui dit qu’il vous connaissait, lui parla fort avantageusement de votre vertu, de votre science et de vos autres bonnes qualités. Il parla aussi de cette affaire des rentes et lui dit que les choses ne s’étaient pas passées comme on avait fait croire, et que vous vous étiez seulement trouvé une fois chez M. le chancelier, et encore que c’était pour apaiser le tumulte ; et, pour preuve de cela, il lui conta que vous aviez prié M. Fayet d’avertir M. ....... Il lui dit aussi que je lui parlerais après la comédie. Enfin, il lui dit tant de choses qu’il obligea M. le cardinal à lui dire : « Je vous promets de lui accorder tout ce qu’elle me demandera. » M. de Montdory dit la même chose à madame d’Aiguillon, laquelle lui dit que cela lui faisait grande pitié et qu’elle y apporterait tout ce qu’elle pourrait de son côté. Voilà tout ce qui se passa devant la comédie. Quant à la représentation, M. le cardinal parut y prendre grand plaisir ; mais principalement lorsque je parlais, il se mettait à rire, comme aussi tout le monde de la salle.

» Dès que la comédie fut jouée, je descendis du théâtre avec dessein de parler à madame d’Aiguillon. Mais M. le cardinal s’en allait, ce qui fut cause que je m’avançai tout droit à lui, de peur de perdre cette occasion-là, en allant faire la révérence à madame d’Aiguillon ; outre cela, M. de Montdory me pressait extrêmement d’aller parler à M. le cardinal. J’y allai donc et lui récitai les vers que je vous envoie, qu’il reçut avec une extrême affection et des caresses si extraordinaires que cela n’était pas imaginable. Car premièrement dès qu’il me vit venir à lui, il s’écria : « Voilà la petite Pascal » et puis il m’embrassait et me baisait, et, pendant que je disais mes vers, il me tenait toujours entre ses bras et me baisait à tous moments avec une grande satisfaction, et puis, quand je les eus dits, il me dit : « Allez, je vous accorde tout ce que vous me demandez ; écrivez à votre père qu’il revienne en toute sûreté. » Là-dessus madame d’Aiguillon s’approcha, qui dit à M. le cardinal : « Vraiment, monsieur, il faut que vous fassiez quelque chose pour cet homme-là ; j’en ai ouï parler, c’est un fort honnête homme et fort savant ; c’est dommage qu’il demeure inutile. Il a un fils qui est fort savant en mathématiques, qui n’a pourtant que quinze ans. » Là-dessus, M. le cardinal dit encore une fois que je vous mandasse que vous revinssiez en toute sûreté. Comme je le vis en si bonne humeur, je lui demandai s’il trouverait bon que vous lui fissiez la révérence ; il me dit que vous seriez le bienvenu, et puis, parmi d’autres discours, il me dit : Dites à votre père, quand il sera revenu, qu’il me vienne voir, et me répéta cela trois ou quatre fois. Après cela, comme madame d’Aiguillon s’en allait, ma sœur l’alla saluer, à qui elle fit beaucoup de caresses et lui demanda où était mon frère, et dit qu’elle eût bien voulu le voir. Cela fut cause que ma sœur le lui mena ; elle lui fit encore grands compliments et lui donna beaucoup de louanges sur sa science. On nous mena ensuite dans une salle, où il y eut une collation magnifique de confitures sèches, de fruits, limonade et choses semblables. En cet endroit-là elle me fit des caresses qui ne sont pas croyables. Enfin, je ne puis pas vous dire combien j’y ai reçu d’honneur ; car je ne vous écris que le plus succinctement qu’il m’est possible de ....... 1 Je m’en ressens extrêmement obligée à M. de Montdory, qui a pris un soin étrange. Je vous prie de prendre la peine de lui écrire par le premier ordinaire pour le remercier ; car il le mérite bien. Pour moi, je m’estime extrêmement heureuse d’avoir aidé en quelque façon à une affaire qui peut vous donner du contentement. C’est ce qu’a toujours souhaité avec une extrême passion,

 

            » Monsieur mon père,

» Votre très humble et très obéissante

fille et servante,             

 

» PASCAL.        

 

            « De Paris, ce 4 avril 1639. »

 

 

Voici quels étaient les vers adressés à Richelieu et joints à la lettre que nous venons de citer :

 

Ne vous étonnez pas, incomparable Armand,

Si j’ai mal contenté vos yeux et vos oreilles :

Mon esprit, agité de frayeurs sans pareilles,

Interdit à mon corps et voix et mouvement.

Mais pour me rendre ici capable de vous plaire,

Rappelez de l’exil mon misérable père :

C’est le bien que j’attends d’une insigne bonté ;

Sauvez un innocent d’un péril manifeste.

Ainsi vous me rendrez l’entière liberté

De l’esprit et du corps, de la voix et du geste.

 

En recevant ces heureuses nouvelles, Etienne Pascal se hâta de revenir à Paris ; il se présenta, avec ses trois enfants, à Ruel, chez le cardinal qui lui fit l’accueil le plus flatteur. Je connais tout votre mérite, lui dit Richelieu ; je vous rends à vos enfants et je vous les recommande ; j’en veux faire quelque chose de grand.

Deux ans après, Étienne Pascal fut nommé à l’intendance de Rouen, et il alla s’établir dans cette ville avec sa famille. La jeune Jacqueline, qui n’avait cessé de s’exercer à faire des vers, obtint le prix de poésie qui se décernait chaque année à Rouen à la fête de la Conception de la Vierge, qui était le sujet même du concours. Quoique ces vers ne méritent pas d’être cités aujourd’hui, ils eurent alors un prodigieux succès. Le prix fut remis à Jacqueline en grande pompe, et Corneille, qui habitait alors Rouen et qui était présent à cette solennité, fit un impromptu pour célébrer la jeune Muse. Dès lors le monde la rechercha, et elle aima le monde. Elle y plaisait par deux qualités rarement unies, une modestie parfaite et un esprit supérieur. Elle fut plusieurs fois demandée en mariage, mais ces propositions ne convinrent point à sa famille ; pour elle, l’étude et les succès qu’elle avait dans le monde suffisaient à son cœur. Quoiqu’elle fût d’une taille peu élevée, elle avait de la grâce et une figure charmante, mais la petite vérole vint lui enlever ses agréments. Elle s’y résigna de la meilleure grâce du monde, et composa sur ce douloureux accident des vers où elle offrait à Dieu le sacrifice de sa beauté.

Lorsqu’en 1647 Pascal éprouva les premières vivacités de son zèle religieux, il communiqua ses sentiments à sa sœur Jacqueline. L’âme de la jeune fille s’exalta par degrés, et lorsque sa famille quitta Rouen pour revenir habiter Paris, Jacqueline entra en relation avec Port-Royal et résolut de se vouer entièrement à Dieu dans ce monastère. Cette vocation fut longtemps et vivement combattue par son père et même par son frère, qui, tout en approuvant et en partageant sa piété, auraient voulu la retenir auprès d’eux. Elle eut à soutenir à cet égard des luttes pénibles, dont nous trouvons la trace dans quelques-unes de ses lettres. Un jour elle écrivait à son père : « Je vous conjure par tout ce qu’il y a de plus saint de vous ressouvenir de la prompte obéissance que je vous ai rendue sur la chose du monde qui me touche le plus et dont je souhaite l’accomplissement avec le plus d’ardeur. Vous n’avez pas oublié sans doute cette soumission si exacte, vous en parûtes trop satisfait pour qu’elle soit sitôt sortie de votre esprit. Dieu m’est témoin que je crois avoir fait mon devoir d’en user ainsi.... il me fait la grâce d’augmenter de jour en jour l’effet de la vocation qu’il lui a plu de me donner et que vous m’avez permis de conserver, qui est le désir de l’accomplir aussitôt qu’il m’aura fait connaître sa volonté par la vôtre... Ce désir m’augmente de jour en jour, et je ne vois rien sur la terre qui me pût empêcher de l’accomplir si vous le vouliez. » 

Étienne Pascal ne céda point aux vœux de sa fille, son cœur de père ne pouvait se décider à cette séparation. Il emmena Jacqueline en Auvergne ; elle y demeura dix mois dans la retraite, uniquement occupée à la prière et à des œuvres de charité. Sa sœur, madame Périer, habitait aussi Clermont ; elle partageait les sentiments chrétiens de Jacqueline, et, de concert avec elle, elle les inspirait à sa jeune famille.

Jacqueline quitta l’Auvergne pour suivre son père à Paris, et peu de temps après (en 1651) elle eut la douleur de le perdre.

Alors rien ne put la retenir dans le monde, et malgré les efforts de son frère elle résista et prit le voile à Port-Royal, où elle fit profession sous le nom de sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie. Pascal s’irrita de cette résolution : après avoir ressenti durant quelque temps une ardeur religieuse qu’il avait lui-même inspirée à sa sœur, il était revenu insensiblement au monde, il aimait le luxe, le jeu, avait des chevaux, un grand train, et, sans tomber tout-à-fait dans le dérèglement, il était bien loin de ces idées de retraite et de vie chrétienne dont le premier il avait donné le goût à sa sœur Jacqueline. Triste de cette opposition, elle lui écrivit : « J’ai besoin de votre consentement et de votre aveu que je demande de toute l’affection de mon cœur, non pas pour pouvoir accomplir la chose, puisqu’ils n’y sont pas nécessaires, mais pour pouvoir l’accomplir avec joie, avec repos d’esprit, avec tranquillité ; car sans cela je ferais la plus grande, la plus glorieuse et la plus heureuse action de ma vie avec une joie extrême mêlée d’une extrême douleur et dans une agitation d’esprit indigne d’une telle grâce. Je ne crois pas que vous soyez assez insensible pour vous pouvoir résoudre à me causer un si grand mal. C’est pour votre considération que je ne suis pas à Port-Royal depuis plus de six mois ; il est juste que les autres se fassent un peu de violence pour me payer de celle que je me suis faite depuis quatre ans. Faites de bonne grâce ce qu’il faut que vous fassiez, c’est-à-dire en esprit de charité, et ne me donnez point de déplaisir, car il me semble que je ne vous en ai point donné. » Chose pénible à constater quand il s’agit d’un aussi grand esprit, un des motifs de l’opposition de Pascal à la vocation de sa sœur était la contrariété qu’il éprouvait d’être obligé de lui compter une dot. Il finit par s’y déterminer ; mais la mère Angélique, supérieure du couvent de Port-Royal, qui n’avait jamais voulu qu’on le pressât à ce sujet, lui fit dire et lui déclara elle-même qu’il sondât son cœur pour ne point agir par un principe tout humain, et qu’elle aimait mieux qu’il ne donnât rien que de ne point le faire par l’esprit de Dieu. Pascal fut frappé de ce désintéressement vraiment chrétien, et, plus tard, qui mieux que lui sut le mettre en pratique ? Quoi de plus touchant que les dernières années de sa vie, lorsque, se dépouillant lui-même, il répandait en bienfaits sur les pauvres cette fortune à laquelle le monde l’avait autrefois momentanément attaché ! La religion, en s’emparant souverainement de cette âme, lui inspira une charité divine. C’est alors qu’il traça ces touchantes paroles : « J’aime la pauvreté parce que Jésus-Christ l’a aimée ; j’aime les biens parce qu’ils donnent moyen d’en assister les misérables. » Les visites que Pascal fit à sa sœur Jacqueline le détachèrent insensiblement du monde, et bientôt il l’abandonna entièrement pour aller vivre dans la compagnie de ces grands solitaires de Port-Royal, qui étaient alors l’exemple du monde chrétien. Elle lui écrivit à ce sujet : « Mon très cher frère, j’ai autant de joie à vous trouver gai dans la solitude que j’avais de douleur quand je voyais que vous l’étiez dans le monde. Je ne sais comment M. de Sacy (le traducteur de la Bible, supérieur à Port-Royal de la communauté des hommes) s’accommode d’un pénitent aussi réjoui, et qui prétend satisfaire aux vaines joies et aux vanités du monde par des joies un peu plus raisonnables et par des jeux d’esprit plus permis, au lieu de les expier par des larmes continuelles. Pour moi, je trouve que c’est une pénitence bien douce ; il n’y a guère de gens qui n’en voulussent faire autant. » Et plus loin : « J’ai éprouvé la première que la santé dépend plus de Jésus-Christ que d’Hippocrate, et que le régime de l’âme guérit le corps. »

Il n’entre point dans le cadre de cet article de dire tout ce que fit depuis Pascal pour cette communauté religieuse, à laquelle (sans pourtant entrer dans les ordres) il s’était attaché. Quand Port-Royal fut attaqué par les jésuites, Pascal écrivit pour le défendre ses fameuses Lettres provinciales, et il fut jusqu’à sa mort le champion le plus ardent de ce monastère et le plus terme appui de la religion.

Revenons à Jacqueline Pascal, ou plutôt à sœur Euphémie, ainsi qu’on la nommait au couvent ; sa sœur, madame Périer, lui avait confié ses deux tilles, qui entrèrent à Port-Royal comme pensionnaires en 1653. La cadette, nommée Margot (abréviation de Marguerite), était affectée d’une fistule à l’œil qui avait gagné le nez et qui menaçait d’envahir tout le visage. Le mal avait fait de tels progrès que sœur Jacqueline écrivit à madame Périer, dans la matinée du 24 mars 1656, que les médecins avaient décidé qu’il faudrait faire l’opération du feu à la pauvre enfant avant la fin du printemps ; mais le vingt-neuf du même mois Jacqueline annonce à sa sœur la guérison subite et complète de sa nièce, opérée par un miracle.

Laissons-la parler : « Quoique je vous aie écrit vendredi dernier, ma chère sœur, je le fais encore cependant aujourd’hui. Vous aurez sans doute de la joie d’apprendre que votre aînée doit être confirmée et faire sa première communion dimanche deux avril. Elle me l’a dit ce matin en se recommandant à mes prières, avec tant de sentiment qu’elle en pleurait. Voilà une bonne nouvelle ; mais j’en ai encore une autre qui n’est pas en effet meilleure, mais plus étonnante. Pour vous la dire telle qu’elle est, sans rien accroître ni diminuer, il faut vous raconter simplement comment la chose s’est passée. Vendredi, vingt-quatre mars 1656 (le même jour où elle avait écrit à sa sœur que les médecins se décidaient à l’opération du feu), M. de la Potherie, ecclésiastique, envoya céans à nos mères un fort beau reliquaire où est enchâssé, dans un petit soleil de vermeil doré, un éclat d’une épine de la sainte couronne. Afin que toute notre communauté eût la consolation de le voir avant que de le rendre, on le mit sur un petit autel dans le chœur avec beaucoup de respect, et toutes les sœurs l’allèrent baiser à genoux après avoir chanté une antienne en l’honneur de la sainte couronne ; après quoi tous les enfants y allèrent l’un après l’autre. Ma sœur Flavie, leur maîtresse, voyant approcher Margot (Marguerite), qui en était tout proche, lui fit signe de faire toucher son œil, et elle-même prit la sainte relique et l’y appliqua sans réflexion. Chacun s’étant retiré, on la rendit à M. de la Potherie.

» Sur le soir, ma sœur Flavie, qui ne pensait plus à ce qu’elle avait fait, entendit Margot qui disait à une de ses petites sœurs : Mon œil est guéri, il ne me fait plus de mal. Ce ne fut pas une petite surprise pour elle : elle s’approcha et trouva que cette enflure du coin, qui était le matin grosse comme le bout du doigt, fort longue et fort dure, n’y était plus du tout, et que son œil, qui faisait peine à voir avant l’attouchement de la relique, parce qu’il était fort pleureux, paraissait aussi sain que l’autre, sans qu’il fût possible d’y remarquer aucune différence ; elle le pressa, et au lieu qu’auparavant il en sortait toujours de la boue ou du moins de l’eau bien épaisse, il n’en sortait rien, non plus que du sien propre : je vous laisse à penser dans quel étonnement cela la mit. Elle ne s’en promit rien néanmoins et se contenta de dire à la mère Agnès ce qui en était, attendant que le temps fît paraître si la guérison est aussi véritable qu’elle paraît.

» La mère Agnès eut la bonté de nie le dire le lendemain matin, et comme on n’osait espérer qu’une si grande merveille se fût faite en si peu de temps, elle me dit que si la petite continuait à se bien porter et qu’il y eût apparence que Dieu la voulût guérir par cette voie, elle prierait bien volontiers M. de la Potherie de nous refaire la même faveur qu’il nous avait faite, en prêtant la relique pour achever le miracle. Mais jusqu’ici, il n’a pas été nécessaire, car, encore qu’il y ait huit jours que cela soit passé, parce que je n’ai pu achever cette lettre mardi dernier, il n’y a pas en elle la moindre trace de son mal, et il faut à présent, sans comparaison, plus de foi à ceux qui ne l’ont pas vue pour croire qu’elle l’a eu qu’il n’en faut à ceux qui l’ont vue pour croire qu’elle n’en peut avoir été guérie en un moment que par un miracle aussi grand et aussi visible que de rendre la vue à un aveugle. Elle avait, outre son œil, plusieurs autres incommodités qui en procédaient : elle ne pouvait presque plus dormir de la douleur qu’il lui faisait ; elle avait deux endroits à la tête où on ne la pouvait presque peigner, parce que cela répondait là. Il n’y a guère que deux jours que moi-même regardant son mal, il me fit venir la larme à l’œil, et je trouvai qu’il commençait à sentir mauvais ; présentement il n’y a rien de tout cela, non plus que s’il n’y avait rien eu. »

L’auteur d’Athalie, le grand Racine, dans son histoire de Port-Royal, écrite d’une prose harmonieuse et pure qui rappelle la beauté de ses vers, parle avec détail de ce miracle de la sainte épine. Toute la France en fut émue : les plus célèbres médecins du temps, parmi lesquels on doit citer Félix, premier chirurgien, et Bouvard, premier médecin du roi, le constatèrent par des certificats, et les ennemis mêmes de Port-Royal n’osèrent le nier. Sœur Jacqueline, qui depuis sa profession avait renoncé à la poésie, crut devoir célébrer dans des vers cette faveur divine. Nous allons citer des fragments de cette longue pièce, qui a pour titre : Gloire à Jésus au Saint-Sacrement de l’autel. On sent dès le début une inspiration qui vient du ciel et qui tend à remonter vers sa source :

 

Invisible soutien de l’esprit languissant,

Secret consolateur de l’âme qui t’implore,

Espoir de l’affligé, juge de l’innocent,

Dieu caché sous le voile où l’Église l’adore,

Jésus, de ton autel, jette les yeux sur moi ;

Fais-en sortir ce feu qui change tout en foi,

Qu’il vienne heureusement s’allumer dans mon âme,

Afin que cet esprit qui forma l’univers

Montre, en rejaillissant de mon cœur dans mes vers,

Qu’il donne encore aux siens une langue de flamme...

 

Suit la peinture détaillée du mal de la jeune Marguerite ; description trop longue et parfois repoussante, dont nous ne donnerons que quelques vers :

 

Son teint défiguré, son œil horrible à voir,

Son odorat perdu, sa parole affaiblie,

Faisaient à son abord aisément concevoir

La grandeur du péril qui menaçait sa vie ;

Même les médecins, consultés de nouveau,

Souhaitaient, par pitié, de la voir au tombeau,

N’espérant presque plus en la science humaine ;

Il lui fallait neuf fois faire sentir le feu,

Sans peut-être pouvoir empêcher que dans peu

Ce mal ne la rongeât ainsi qu’une gangrène.

 

Et ici sa poésie reprend quelque inspiration :

 

Dans ce mois que Jésus mourant pour notre amour

A voulu consacrer de son sang adorable,

À l’heure de midi de ce céleste jour

Que son dernier festin nous rend si mémorable

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Ce mal, qui surpassait tout ce qu’on en peut croire,

Par le pouvoir secret d’un saint attouchement,

Se trouve anéanti dans le même moment,

Sans qu’il en reste rien que la seule mémoire.

Qui n’a senti Seigneur, dans cet évènement,

Cette sainte frayeur qu’excite ta présence ?

Qui s’est pu garantir d’un secret tremblement,

Te voyant dans l’effet de ta toute-puissance ?

Que s’il est vrai qu’ici dans l’ombre de la foi,

Ta présence secrète imprime tant d’effroi,

Lorsque tu ne parais que pour être propice,

Que sera-ce, Seigneur, alors qu’au dernier jour,

Couvrant de ta fureur l’excès de ton amour,

Tu ne te feras voir que pour faire justice ?

 

M. de la Potherie, cet ecclésiastique qui avait prêté aux religieuses le reliquaire de la sainte épine, en fit don au monastère, et au mois d’octobre de la même année on célébra une messe publique d’action de grâces dans l’église de Port-Royal pour remercier Dieu du miracle qu’il avait opéré. Laissons encore la sœur Jacqueline raconter à madame Périer cette fête toute chrétienne :

« On nous fit commencer la solennité dès la veille, et nous chantâmes vêpres de la sainte couronne, de laquelle nous fîmes office double le vendredi, en chantant toutes les heures, les chantres tenant le chœur comme aux grandes solennités. Afin que rien n’y manquât, ma petite sœur Marguerite était au chœur parmi les novices, parce que c’était sa fête (car les pensionnaires n’y viennent pas d’ordinaire).

» Le lendemain dès le grand matin il se trouva à l’église quantité de monde, quoiqu’il plût beaucoup. On dressa dans notre chœur un petit autel contre la grille, qui demeura ouverte, paré de blanc et couvert d’un beau voile de calice, sur quoi notre mère posa le reliquaire de la sainte épine, environné de quantité de lumières. M. le grand-vicaire, qui faisait la cérémonie, le vint prendre avec la croix, accompagné de seize diacres qui tenaient des cierges allumés et il le porta couvert du dais, comme à la procession du Saint-Sacrement, jusqu’à l’autel, deux diacres l’encensant continuellement, et il le posa sur un petit tabernacle bien paré qu’on avait fait exprès. Cependant toutes les sœurs, ayant leurs grands voiles baissés, chantèrent à genoux devant la grille l’hymne Exite filiae Sion et l’antienne O corona. Elles avaient des cierges allumés aussi bien que la petite guérie, qui était devant notre chœur, tout devant la grille, habillée en séculière fort proprement, mais fort modestement avec une robe grise et une coiffe, et à genoux sur deux grands carreaux, afin qu’elle fût assez haut pour être vue d’une foule de peuple qui grimpait où il pouvait pour la voir.

» On ôta ensuite le petit autel, et M. le grand-vicaire dit la sainte messe, qui fut chantée avec beaucoup de solennité. Pendant quoi le milieu de la grille demeura ouvert, afin que le peuple eût la consolation de voir la petite, qui en était proche sur un prie-Dieu couvert d’un tapis ; et il y avait un cierge allumé devant elle, et derrière une chaise pour s’asseoir quand elle en aurait besoin. Elle demeura là avec autant d’assurance que si c’eût été sa place ordinaire, se levant et s’agenouillant quand il le fallait avec autant de modestie que si elle eût été bien dévote, et d’aussi bonne grâce que si on lui eût bien fait étudier.

« La messe étant achevée, on ouvrit la grille entière, on remit le prie-Dieu, et nous descendîmes toutes dans les chaises des novices, avec des cierges allumés. Le Te Deum fut chanté, pendant quoi le célébrant, après avoir encensé la sainte épine, l’adora le premier, puis la donna à baiser à tous les ministres de l’autel..... Je n’ai ni le temps ni le pouvoir de vous dire mes sentiments sur ce sujet : je crois que vous en jugerez par les vôtres. Tout ce qui regarde Dieu est ineffable et s’entend beaucoup mieux par l’expérience que par des paroles. Prions Dieu seulement qu’il nous fasse avoir toujours présente au cœur une aussi grande merveille et que le temps ne la fasse pas vieillir à notre égard... Je ne vois plus goutte que pour vous dire que madame d’Aumont, qui a beaucoup de bontés pour nous, vous envoie le portrait de ma petite sœur Marguerite en taille douce, ne doutant point que vous n’ayez bien envie de l’avoir. On l’a fait toucher par la sainte épine. »

Celle sur qui s’était opéré ce miracle, la jeune Marguerite, consacra toute sa vie à Dieu et aux bonnes œuvres ; elle mourut à Clermont, à l’âge de quatre-vingt-sept ans.

Les jours de sœur Jacqueline furent moins longs. Depuis le miracle de la sainte épine jusqu’à sa mort, nous ne rencontrons aucun évènement bien saillant dans cette vie régulière et cachée dont les saintes années se déroulaient sans laisser d’autres traces que celles qu’elles impriment à l’âme, traces intérieures à jamais ignorées du monde.

Nommée sous-prieure et maîtresse des novices, sœur Jacqueline écrivit sur l’éducation des filles des règlements qui approchent, comme pureté et affection évangélique, des pages que Fénelon nous a laissées sur le même sujet. Si aucun évènement particulier ne marqua les dernières années de Jacqueline, elles furent pourtant troublées par la persécution qui frappa le monastère de Port-Royal.

Nous n’entrerons pas ici dans les détails de ces jours malheureux, auxquels la sœur de Pascal ne survécut point ; forcée par des ordres supérieurs de signer le formulaire, acte de foi par lequel les religieuses déclaraient adhérer à un point de discussion théologique que réprouvait pourtant leur conscience, Jacqueline s’écria, après avoir signé :

– Je serai la première victime de mon obéissance.

En effet, peu de jours après, elle tomba malade, et expira, âgée de trente-six ans, le 4 octobre 1664. Toute la communauté fut en larmes ; M. Singlin, directeur de Port-Royal, prononça d’elle un touchant éloge : elle ne laissa pas un nom glorieux selon la terre, elle avait cherché mieux que cela.

Par la supériorité de son esprit, elle aurait pu briller dans le monde, elle préféra la solitude, le renoncement et l’oubli du cloître. Celles qui, douées comme elle, ont choisi une route opposée, ont pensé peut-être bien des fois que la voie de Jacqueline Pascal était encore la meilleure.

 

 

Louise COLET, Historiettes morales, 1845.

 

 

 



1  Quelques mots sont effacés dans l’original.

 

 

 

 

 

 

 

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