À propos de Léon Bloy

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hubert COLLEYE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je ne crois pas que Léon Bloy ait jamais fait des vers – sauf dans ces temps de prime jeunesse où la personnalité se cherche elle-même à travers les obstacles de l’incertitude. Mais il a été un poète et un grand poète. À bien y regarder il n’a même été que cela. Ni romancier, ni critique, ni historien, ni moraliste, ni même pamphlétaire : poète seulement. Le poète de l’Absolu, c’est-à-dire de la Gloire de Dieu et de la beauté de l’homme obligé par l’incarnation de devenir lui-même un dieu. Un livre de Bloy n’est jamais qu’un poème ou, si l’on veut, qu’un chant de l’immense poème dont il avait fait le but de sa vie. Beaucoup d’objections qu’on oppose à Bloy tomberaient d’elles-mêmes si l’on voulait bien admettre cette vérité première.

Est-il nécessaire de démontrer la poésie de Léon Bloy ? Ce n’est pas les citations qui manqueraient. Les huit volumes du Journal en fourniraient de remarquables et de probantes. On connaît les beautés « poétiques » du Désespéré et de la Femme pauvre. Certains livres sont d’un bout à l’autre un poème : Le Salut par les Juifs, La Chevalière de la Mort, L’Âme de Napoléon, Le Sang du Pauvre, etc.

Mais Léon Bloy a été en contact avec des poètes. Il a connu Rollinat, Verlaine, Jehan Rictus. Dans le temps de sa jeunesse littéraire il a fort goûté la poésie avec son accompagnement de musique de Maurice Rollinat. Cet enchantement s’est un peu dissipé par la suite. Il fréquenta aussi le Chat Noir ; et il fut l’un des plus fidèles pourvoyeurs de la revue que le gentilhomme cabaretier « avait annexée à sa pompe à bière ». Il n’entra jamais fort avant dans la compréhension de Mallarmé. Il n’eut que mépris pour Sully-Prudhomme. Par contre, il exalta dans Le Sang du Pauvre le poète juif Moris Rosenfeld. Et, s’il méconnut d’abord Verlaine, il ratura magnifiquement plus tard un jugement d’abord trop hâtif. On trouvera dans Un brelan d’excommuniés cette apologie de Sagesse où le Mendiant Ingrat a mis tout son cœur et tout son amour passionné de la beauté. Il fit de Verlaine le plus grand poète chrétien. Mais il nomma Baudelaire un « sommet de la poésie moderne ». « Ce poète gorgonien, dit-il, devant l’amertume de qui les plus noires tristesses ont l’air de mirlitonner »... Enfin il voulut voir en Rictus le seul poète catholique de son temps.

Les titres de Bloy à la poésie ne sont pas minces. Il se faisait d’ailleurs du poète la plus haute idée. « Le signe incontestable du grand poète, a-t-il écrit, c’est l’inconséquence prophétique, la troublante faculté de proférer par dessus les hommes et les temps, des paroles inouïes dont il ignore lui-même la portée. Cela, c’est la mystérieuse estampille de l’Esprit-Saint sur des fronts sacrés ou profanes. »

Cependant il n’aimait point la poésie. « Je n’entends rien à la poésie, écrivait-il à Alfred Pouthier. Je suis le bourgeois du Surnaturel, le philistin du Miracle, et je comprends rarement ce qui m’est dit en des lignes d’inégale longueur par des personnes chevelues qui entreprennent de me révolutionner. Lorsqu’il m’est arrivé d’écrire sur Baudelaire, Verlaine ou Jeanne Termier, vous avez dû admirer la virtuosité peu ordinaire de mes réticences et combien j’excelle à ne rien exprimer du tout. C’est bien simple. Je ne sais pas. Quand on me présente un poème, mon premier mouvement est de fuir dans la direction de mes puits, les puits de mon âme, si vous voulez. »

Ces puits sont l’idée de la douleur, celle de l’inquiétude et celle de l’espérance. « Je me réfugie là en homme pratique, assuré que les poètes ne m’y suivront pas. » C’est comme s’il reprochait aux poètes leur manque d’élévation et de profondeur. Et c’est ce qu’en vérité il leur reproche. Il en veut aux poètes de ne faire attention qu’au métier. Il répond à l’un d’eux, qui lui avait proposé un cahier de poésies manuscrites : « Je suis un traditionnel, un homme d’autrefois. J’ai besoin de l’Autorité, c’est-à-dire de l’Obéissance et de la Discipline en toutes choses. Besoin absolu. Vous vous appuyez à tort sur moi. J’ai fait des poèmes en prose, mais non pas des vers libres. Cela jamais. Je deviens dangereux quand on m’en parle. J’ai lu, autant que je pouvais, votre manuscrit. Eh bien, puisque vous insistez, voici : Il y a dans la plupart de ces pièces et surtout dans celles qui vous tiennent le plus au cœur, non seulement l’adoption d’une forme horriblement défectueuse, mais, hélas ! l’absence de style et d’originalité ; pis que cela, le manque absolu de pensée, de conception centrale et génératrice. »

Voilà les idées de Léon Bloy sur la poésie. Elles ne sont peut-être pas celles d’un critique de profession. Et j’entends d’ici les « compétences » se plaindre de ce fanatisme ou de cette étroitesse. Cependant le grand prosateur a-t-il si tort que cela de se méfier d’une poésie qui se réduit souvent à la versification ? Quant à la question du vers libre, croit-on que Bloy soit seul de son avis ? Il en est un peu des vers libres comme de la République qui est le gouvernement idéal ; et c’est pourquoi il est le plus déplorable de tous. Le vers libre est une bien belle chose dans l’abstrait. Dans le monde concret où nous vivons, osons convenir que le nombre des beaux vers libres est encore moins nombreux que celui des beaux vers entravés. La liberté est un mythe même en poésie. Cela Bloy l’a senti fortement. La poésie a subi l’aventure de l’homme. Le mirage de la liberté lui a procuré la ruine comme à nous-mêmes. Est-ce le vers libre qui lui apportera la rédemption ? Pas plus sans doute que l’enlèvement de ses rails ne procurerait le salut à la locomotive. Je crois qu’il faudra revenir quelque jour aux prosodies traditionnelles. On ne dit pas revenir à Boileau ni à Malherbe. Mais aucun de nos grands poètes n’a été vraiment desservi par l’instrument poétique qu’on affecte de tenir aujourd’hui pour un impuissant doublé d’un malfaiteur. Ce n’est pas l’instrument qui fait défaut, mais l’ouvrier. La liberté réside dans l’emploi judicieux c’est-à-dire intelligent et personnel de la règle. Les plus beaux vers libres ne seraient-ils pas dans La Fontaine ; et quelques-uns dans Ronsard ; d’autres encore dans Rutebeuf, Villon, Verlaine ?

René Martineau a conté ceci : « Un jour que je lui disais (à Léon Bloy) de s’entraîner par la pensée, avant qu’il partît pour un voyage qui lui semblait devoir être extrêmement pénible, il se mit à dire très doucement :

 

            Vois sur ces canaux

            Dormir ces vaisseaux

            Dont l’humeur est vagabonde.

            C’est pour assouvir

            MON moindre désir.

 

Et il ajouta : « C’est très beau... »

 

 

 

Hubert COLLEYE.

Paru dans Courrier des poètes en 1937.

 

 

 

 

 

 

 

 

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