Bergson, un homme de chrétienté

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Lucien COLLIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Durant un instant trop court et par absurde, il va de soi, n’est-ce pas, imaginons ce grand penseur déambulant dans une de nos enceintes de philosophie.

Nous n’osons dénommer le scandale qui s’en suivrait, tout en croyant à l’admiration de quelques têtes froides au cœur chaud pour notre Platon des temps modernes.

Nous savons – in petto – une admiratrice de Bergson au Canada qui éprouva un jour la vindicte de quelques abbés de salon lorsque mal lui prit d’en parler chaleureusement. Il sied toutefois d’observer qu’une pléiade de nos jeunes écrivains s’en inspire, soulevés qu’ils sont par un courant de joie créatrice.

Il nous souvient d’une lettre de Bergson se lisant avec des sentiments de modestie aussi authentiques que ceux que manifestait jadis l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ. C’est pourquoi nous ressentons toujours un fort malaise quand nous entendons le grand nombre de nos professeurs de philosophie liquider en trois phrases lapidaires et définitives l’homme qui bouleversa et transforma l’âme de la philosophie européenne bien avant la prise de conscience des écrivains existentialistes.

Qu’est-ce à dire sinon que Bergson est méconnu chez nous. Et pour cause, puisqu’il n’est pas un philosophe à thèses, un géomètre du verbe, un savant de la matière abstraite. Il découvrit, enfonça et dépassa rapidement tout l’appareil pseudo-scientifique de son époque, en particulier l’École positiviste. Bergson n’est pas le technicien de l’Absolu raisonnable nous invitant à nous pencher une fois pour toutes sur le monde extérieur et intérieur.

Tout le long de son œuvre, la matière coule en un sens vital, le cosmos cerne la présence et le mystère, la conscience s’intériorise, l’homme s’incarne.

Il nous délivra tour à tour des fétiches des dieux primaires, du matérialisme sans issue, et de la métaphysique péremptoire !

Après Bergson nul ne peut ignorer l’immense élan de vie concerté qui soulève l’univers en fraîche création, la gestation interne du positif au normatif, du fermé à l’ouvert, de l’esprit à l’âme et de l’amour à Dieu.

Si cet accoucheur de la pensée moderne s’est renouvelé en réinventant la synthèse du monde et de l’homme, l’explication est simple : ce fut essentiellement un créateur.

Tous ses livres coïncident avec une extase de soulèvement, d’approfondissement et de gratuité.

Tel un poète au sens prophétique du terme, il se laisse porter par une intuition chaude, neuve et tenace des choses et en approche la genèse spirituelle.

Aussi que d’absurdités reprises sur la qualité de cette intuition ! Comme si elle n’était pas jaillie du fond de la conscience : imprégnant le corps autant que l’âme.

Habitués qu’ils étaient de reprendre constamment les thèmes anciens, les partisans de la philosophie désincarnée surtout quant au mode d’enseignement, y ont vu, ou peu s’en faut, le summum de la fantaisie et du romantisme sans proue ni poupe en refusant la nouveauté de l’être que leur offrait l’intuition bergsonienne.

Et pourtant toute sa pensée converge vers la création de soi par soi, vers un appel émouvant et transcendant au plus être de la découverte humaine.

Si nous quittions un jour ou l’autre les plaines closes de notre humanisme de conservation pour enfin nous acheminer avec amour à la recherche de la vérité, de la beauté qui deviennent un peu plus et un peu mieux notre substance, nous participerions davantage à la noble aventure de la civilisation.

Tout est peine et ténacité, tout est joie et création, alors pourquoi ne pas inventer et vivre notre propre grâce, notre humanité profonde.

Si nous songeons à l’harmonieuse synthèse de la philosophie thomiste, force nous est d’en rechercher la filiation intellectuelle ou spirituelle aux sources vives de Platon ou d’Aristote en passant par saint Augustin.

Il serait dès lors inintelligent et barbare de refuser l’effort de compréhension, d’amitié et de charité que représente l’œuvre entière de Bergson. Nous aurions tout à gagner et si peu à perdre à sympathiser avec l’homme qui sauva du désastre moral ou intellectuel tant d’esprits et tant de cœurs. La pensée de cet écrivain de génie assouplirait de beaucoup la rigidité de notre enseignement par trop métaphysique et nous inciterait, croyons-nous, à mieux réciter les catégories de nos chers manuels.

 

 

 

Lucien COLLIN.

 

Paru dans Amérique française

en 1952.

 

 

 

 

 

 

 

 

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