Appel aux nations chrétiennes en faveur des Grecs

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Benjamin CONSTANT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Société de la Morale chrétienne, dévouée par son but et par les intentions de chacun de ses membres, à tout ce qui peut intéresser l’humanité et la religion, deux choses inséparables, avait nommé depuis longtemps dans son sein un comité grec, qui, restreint dans ses attributions, et borné dans ses moyens, n’en remplissait pas moins avec zèle et avec activité la noble tâche que la Société lui avait confiée. Mais tout à coup la sympathie et la générosité françaises se sont émues. Un grand Comité philanthropique s’est formé d’hommes distingués par leurs talents, éminents par leurs positions sociales, et plus en état qu’aucune autre association de secourir le peuple courageux et infortuné que l’indifférence persévérante des États chrétiens livre depuis quatre ans au glaive des Musulmans. Aussitôt la Société de la Morale chrétienne, dont l’unique désir est que le bien se fasse le plus efficacement qu’il est possible, a pensé qu’en continuant à former des vœux pour le triomphe des pieux et braves Hellènes, elle devait laisser au nouveau comité, qui se présentait sous des auspices si favorables, le soin d’appeler, de recueillir et de distribuer les secours de tout genre qui seraient mis à sa disposition ; et le Comité grec s’est dissous.

Le grand Comité philanthropique a dignement répondu aux espérances que sa composition avait fait naître. Ses membres ont donné l’exemple de souscriptions abondantes, destinées à subvenir aux besoins impérieux du gouvernement de la Grèce, et l’envoi du général Roche a préservé les Grecs des premiers effets de l’expédition tentée par les barbares, sous la protection, et presque sous les drapeaux d’une des puissances qui gouvernent l’Europe au nom de la Sainte-Alliance. Mais les périls ne sont qu’ajournés. Les forces ottomanes, escortées par des vaisseaux appartenant à cette puissance, se précipitent chaque jour en plus grand nombre sur le sol dévasté de la malheureuse Grèce. Des transfuges, ô honte, guident contre nos frères de l’Orient ces hordes féroces qui portent partout le viol, le pillage et la mort.

Dans ces circonstances, la Société de la Morale chrétienne a cru devoir, en nommant un nouveau comité grec, pour coopérer avec le grand comité philanthropique, s’associer d’une manière plus intime et plus publique à la cause sacrée des Hellènes ; elle a pensé que ce concours d’hommes désintéressés, appartenant sans distinction à toutes les communions chrétiennes, cet assentiment solennel donné à la résurrection du christianisme en Orient, au moment où des esprits timides pouvaient en désespérer, laveraient au moins une partie de la population de l’Europe de la honte éternelle empreinte sur son front, par la conduite à la fois hypocrite et barbare des ennemis des Grecs, quel que soit le rang que ces ennemis occupent, et quels que soient les prétextes dont ils couvrent leur politique perfide et cruelle.

En se décidant par ces motifs, la Société de la Morale chrétienne s’est déterminée en même temps à les exposer brièvement au public, et le Comité des Grecs a chargé de ce travail l’un de ses membres, M. Benjamin Constant.

De longs développements seraient inutiles, pour prouver que tous les hommes, tous les chrétiens, tous les Européens, tous les Français sont intéressés au triomphe de la Grèce.

En effet, un pays inondé de sang et couvert de ruines, des populations entières disparaissant sous le glaive ou au sein des flammes, des femmes subissant au milieu même des supplices les derniers outrages de la brutalité des vainqueurs, des vieillards livrés à d’effroyables tortures, des captifs empalés, suspendus aux mâts des vaisseaux infidèles, des milliers de têtes envoyées en pompe par des esclaves féroces à leur maître imbécile, tel est le spectacle que la Grèce offre à nos regards partout où les Musulmans pénètrent ; spectacle tellement horrible, que les écrivains stipendiés eux-mêmes s’excusent quelquefois d’en faire l’apologie. Est-il besoin de réveiller par des paroles les émotions de l’humanité ?

Mais, à ces émotions doivent se joindre les sentiments naturels à tout chrétien, à la vue du massacre de ses frères. Nos autels profanés, les objets de notre vénération en butte à d’exécrables insultes, les ministres de notre culte égorgés dans le sanctuaire, les martyrs punis de professer notre foi, le nom de chrétien un titre à l’outrage, aux fers et à la mort : voilà ce que nous contemplons chaque jour, ce qui à chaque heure retentit jusqu’à nous de ces contrées désolées. Nous ne tenterons point d’expliquer comment la Sainte-Alliance tolère tant d’horreurs, les autorise par son immobilité, comment une assistance qui ne daigne plus même être secrète les encourage et les facilite. Ces déplorables énigmes sont au-dessus de notre portée, et nous laissons le ciel les juger. Mais nous, qui n’avons ni le droit ni le malheur de soumettre notre religion à des considérations politiques, nous qui n’avons point d’intérêts à mettre en balance avec le triomphe de la civilisation et du christianisme, ni de pouvoir à acheter au prix du viol, de l’égorgement et de la destruction des chrétiens, nous pouvons le déclarer sans détour : abandonner les Grecs, s’unir à leurs ennemis d’une manière ou clandestine ou publique, est, pour des chrétiens, une apostasie, et se parer ensuite de ce nom précieux, se faire allié de Mahomet pour la Grèce, et serviteur du Christ en Europe, est une hypocrisie sacrilège.

Le but et les règlements de la Société de la Morale chrétienne lui interdisant toute excursion sur le terrain de la politique, le Comité doit s’abstenir d’ajouter à ces motifs sacrés de concourir à la délivrance de la Grèce, des considérations plus propres peut-être à toucher les âmes intéressées et les esprits calculateurs.

Sans doute, l’Empire ottoman, tombant de toutes parts en dissolution, capable encore par les convulsions mêmes de son agonie, de porter le ravage dans quelques provinces sans défense, mais hors d’état de résister à la moindre attaque européenne ; l’Empire ottoman, dont quelques régiments disciplinés auraient dès longtemps délivré le monde, si les puissances qui se partagent le gouvernement des peuples civilisés n’usaient pas leurs forces contre leurs voisins ou leurs sujets ; l’Empire ottoman, exception monstrueuse aux mœurs et aux lumières de notre âge, est un objet perpétuel de convoitise, une cause imminente de discorde entre les États européens. L’indépendance de la Grèce délivrerait le reste de l’Europe, c’est-à-dire la portion la plus industrieuse et la plus éclairée du globe, d’une chance constante de déchirement. Son résultat nécessaire et immédiat serait de repousser en Asie un foyer perpétuel d’anarchie féroce et de despotisme sans frein ; et la paix générale serait bien mieux assurée par la disparition d’une proie facile toujours offerte et toujours disputée, que par l’immobilité contre nature, à laquelle les puissances se condamnent, inquiètes qu’elles sont du moindre progrès des idées et de ce qu’elles prennent pour des symptômes avant-coureurs d’une liberté, que des excès dont elle n’est point coupable ont rendue suspecte.

Sans doute aussi la France est plus particulièrement intéressée au salut de la Grèce qu’aucun des autres pays de l’Europe. Le Turc n’est plus cet ancien allié du roi très chrétien, qui offrait à la France une ressource contre la Russie et contre l’Autriche. C’est sous leur bon plaisir qu’il existe ; c’est avec leur assistance qu’il lutte contre une population faible en nombre, dépourvue d’armes, privée de tout moyen pécuniaire, et n’ayant pour elle que son courage et sa foi. La France ne redonnera pas la vie à ce colosse tombé, que peuvent anéantir d’un seul mouvement les deux colosses vivants qui le cernent, redoutables, l’un par ses accroissements rapides, l’autre par sa masse lourde et immobile. Un État indépendant, que garantiraient des reconnaissances solennelles et des alliances respectées, remplacerait efficacement une barrière qui n’existe plus que dans l’imagination routinière des vieux diplomates.

Que s’il était permis aux Comités de la Société de la Morale chrétienne de s’occuper d’intérêts commerciaux aussi bien que politiques, nous ajouterions que l’occasion s’offre pour la France de se dédommager, par des relations faciles à établir avec la Grèce indépendante, des privations que lui ont fait subir, dans ses relations avec l’Amérique du sud, des scrupules que nous ne prétendons nullement juger, mais dont les conséquences incontestables se feront longtemps ressentir. Une conduite généreuse et chrétienne ouvrirait au commerce de la France une carrière de richesse et de prospérité : la conduite opposée livre à ses rivaux cette carrière, dont ils s’arrogeront le monopole, comme celui de Colombie, du Mexique et du Pérou.

L’Angleterre, depuis quelque temps, marche en première ligne dès qu’il y a quelque bien à accomplir, et les profits du bien sont à elle. Nous n’attribuons point aux Anglais une absence d’égoïsme, un désintéressement qui n’est dans les habitudes d’aucun peuple : mais quels que soient les motifs qu’on prête à leur gouvernement adroit et habile, il a eu depuis plusieurs années ce singulier bonheur, qu’il a toujours trouvé de son intérêt de faire le bien. Aussi son nom a paru en tête de l’abolition de la traite des nègres, des réformes dans la législation criminelle, de la liberté de l’industrie ; et maintenant des indices certains nous annoncent que s’il n’est pas devancé par nous, l’indépendance de la Grèce sera son ouvrage.

Pour se préserver de la Russie, sous le point de vue politique et militaire, la France a besoin que la Grèce soit un État indépendant. Pour lutter sans désavantage avec l’Angleterre, sous le point de vue du commerce, elle a besoin d’établir entre elle et la Grèce des relations d’affection et de reconnaissance, qui préparent et qui facilitent ces rapports.

Voilà ce que pourrait entourer de raisonnements qui porteraient ces vérités jusqu’à l’évidence une association qui ne s’interdirait pas les réflexions étrangères aux questions de religion et d’humanité. Et certes, le moment serait propice, après le récent et mémorable exemple de l’émancipation de Saint-Domingue, œuvre à la fois d’une politique généreuse, d’une louable franchise, et d’une sollicitude égale pour les droits d’une population longtemps immolée à d’horribles calculs, et pour les intérêts de la France, longtemps sacrifiés à des prétentions vaines. Le Comité doit s’abstenir d’entrer dans un champ si vaste. Mais il est une observation dernière qu’il soumet à tous les chrétiens, parce que c’est la religion même qu’elle intéresse à un haut degré.

L’Empire du croissant, tel que l’a façonné depuis plusieurs siècles l’union nécessaire et funeste du despotisme et de l’anarchie, ne saurait inspirer sans doute aucune alarme fondée. Son génie stationnaire a pâli devant les progrès de la civilisation : et nous sommes bien loin des temps où l’étendard infidèle faisait trembler les habitants de la capitale de l’Autriche, délivrée par la Pologne, qu’on a partagée pour la récompenser. Mais le génie de l’Orient n’est pas étouffé. C’est dans cette contrée que l’islamisme a pris naissance, et cette patrie des croyances religieuses n’a perdu ni son ardent soleil, ni ces imaginations disposées à l’enthousiasme, ni ce courage aveugle et furieux qu’exaltent les religions naissantes, et qui précipite des flots de sauvages frénétiques sur les nations policées.

La pensée qu’une secte religieuse venue de ces climats à main armée pourrait envahir aujourd’hui notre Europe éclairée, défendue par des découvertes accumulées et des lumières toujours croissantes, semble assurément chimérique. Mais l’Empire grec aussi, orgueilleux héritier de la civilisation romaine, était riche des trésors de huit siècles de science ; et quand pour la première fois les Sybarites de Byzance apprirent que dans les déserts de l’Arabie un conducteur de chameaux prêchait un nouveau dieu, et rassemblait des sectaires épars pour fonder sa religion par le glaive, ils ne prévoyaient pas que bientôt Omar et Amrou seraient aux portes d’Alexandrie, et qu’un jour le palais des empereurs serait occupé par les califes. Les Porphyrogénètes, et leurs favoris, et leurs eunuques, souriaient de mépris ou de pitié.

Qu’est-il arrivé néanmoins ? L’enthousiasme de la religion s’est emparé d’une peuplade obscure, et cette peuplade a vaincu l’univers savant et la civilisation amollie.

Ce qui nous préserve maintenant de tout danger, c’est que la superstition des ulémas et la jalousie farouche des janissaires ont repoussé jusqu’à ce jour tout perfectionnement dans l’art de la guerre et dans la discipline. Lorsque Bonaparte, qui était aussi l’allié des Turcs, mais qui du moins faisait assez d’honneur à l’intelligence humaine pour ne prendre aucun titre contraire à cette alliance ; lorsque Bonaparte offrit à Selim l’instruction, la tactique et les connaissances militaires de l’Europe, l’ignorance ottomane s’irrita, et Selim tomba du trône. Aujourd’hui, ces connaissances, cette tactique, cette instruction pénètrent dans l’Empire turc par la route de l’Égypte ; des Français que la France désavoue, des Français vont à prix d’argent discipliner les suppôts de la barbarie et les assassins des chrétiens.

Ainsi disparaît ou s’affaiblit la garantie véritable de l’Occident contre l’Orient, de la civilisation contre l’état à demi sauvage que peut armer soudain et rendre invincible quelque fanatisme inattendu.

Encore une fois, ce n’est point l’Empire turc, tel qu’il est, que nous avons à redouter ; mais du sein de quelque horde inconnue peut s’élever un Mahomet nouveau, et certes l’Europe devrait savoir ce que peut sur elle un seul homme.

Quel esprit pénétrant, quelle raison prévoyante aurait deviné, il y a trente ans, que devant un seul homme l’Europe agenouillée tremblerait, que les peuples recevraient ses fers, que les souverains lui donneraient à choisir entre leurs filles et s’honoreraient de son choix ?

Cet homme avait quelque chose d’oriental dans son génie. Il n’avait point la foi religieuse, mais avait la foi en lui-même ; il était son culte, et devant ce culte les rois ont pâli, les armées ont pris la fuite, les ministres se sont vendus, et s’il est tombé, ce n’est pas à l’Europe qu’il le doit, c’est à ce qu’il avait emprunté des vanités de la civilisation, qui a faussé ses calculs et affaibli son génie.

Que l’Europe ne s’exagère donc pas ses forces de résistance : amollis, incrédules, abâtardis par les jouissances, désarmés par l’industrie même, incapables de conviction et de sacrifice, les peuples européens sont encore bons pour l’attaque, parce que l’attaque espère le succès ; ils ne le sont plus pour la défense, quand les revers se montrent. Des rois sont tombés du trône, et les peuples n’ont rien fait pour ces rois. D’autres peuples se sont mis en tête qu’ils voulaient être libres, et ces peuples n’ont rien fait pour eux-mêmes.

Disons-le franchement, si une horde de barbares, grossie par la victoire, ardente d’enthousiasme, et commandée par quelque Omar fanatique, cernait une capitale quelconque de la vieille Europe, les rois songeraient à se mettre en sûreté, les généraux à prolonger la défense, autant qu’il le faudrait pour l’honneur, les ministres à stipuler les intérêts matériels de la Cité, et surtout les leurs, les habitants à sauver leurs monuments, leurs banques, leurs magasins ; et l’on capitulerait avec les barbares, et les autorités bien disciplinées iraient les complimenter.

Supposition fantastique et bizarre, dira-t-on ; mais rappelons-le encore une fois : les empereurs du sixième siècle trouvaient aussi la supposition bizarre et fantastique ; et dans le septième siècle, l’Asie entière était aux Musulmans ; et dans le huitième siècle, les Sarrasins étaient en France ; et dans le quinzième, Sainte-Sophie était devenue une mosquée.

La Providence, qui ne veut pas que le christianisme succombe, a suscité un peuple qui a les deux qualités que l’Europe policée n’a plus, celle de croire et celle de mourir. Ce peuple est placé à l’entrée de l’Europe. Il oppose à l’Asie un boulevard politique et religieux ; il est admirable par son courage, par son dévouement, par son enthousiasme, par son héroïque mépris de la mort. Notre intérêt, notre devoir envers Dieu, envers les hommes, envers la dignité de l’espèce humaine, nous commandent de ne pas souffrir que ce peuple périsse.

Un dernier mot sur la légitimité du barbare qui campe à Constantinople. Qu’est-ce que la légitimité sans la succession régulière, et où est dans l’Empire ottoman la régularité de la succession ? La légitimité s’établit-elle par le parricide, le fratricide, les révoltes des soldats, les insurrections de la populace ? Telles sont les bases du trône des sultans. Ils y montent sur les cadavres les uns des autres. N’outrage-t-on pas la légitimité en parant de son nom la violence et le crime ?

La cause des Grecs est la nôtre, elle n’est pas perdue, car aucune cause n’est perdue quand elle a ses racines dans le cœur d’un peuple. Nous pouvons la secourir puissamment. L’opinion fortement manifestée, des publications propres à faire pénétrer dans tous les esprits les principes que nous avons exposés, telle est la mission du Comité de la Société de la Morale chrétienne. Dans ces publications, il s’attachera surtout à convaincre les Grecs eux-mêmes d’une vérité qu’ils ne doivent jamais oublier. La seule garantie de leur indépendance, leur unique espoir de salut, c’est l’union intime de toutes les parties de la Grèce. Une division fondée ou sur des prétentions personnelles, ou sur des intérêts et des espérances de localités, serait leur inévitable ruine. En perdant l’appui des îles, dont la marine s’est couverte de tant de gloire, le continent de la Grèce perdrait toute chance de succès. En se séparant du continent, les îles renonceraient à toute existence. Elles sembleraient se charger elles-mêmes de l’anéantissement du nom Grec, et la postérité flétrirait d’un nom sévère leur faute irréparable.

Les envois d’argent, produits de souscriptions généreuses, dont le nombre compensera la modicité, les envois d’armes, d’instruments, d’hommes intrépides qui voudront s’associer à cette noble cause, sont réservés au grand Comité philanthropique. Ces moyens seront efficaces pour relever, non pas le courage des Grecs, qui est inébranlable, mais leurs ressources et leurs espérances. C’est dans ce but que la Société de la Morale chrétienne a formé de nouveau son Comité grec ; c’est dans ce but que ce Comité s’adresse à tous les chrétiens, à tous les Européens, à toits les Français.

 

 

 

Benjamin CONSTANT,

Appel aux nations chrétiennes

en faveur des Grecs, rédigé par

Benjamin Constant et adopté par

le Comité des Grecs de

la Société de la Morale chrétienne, 1825.

 

 

 

 

 

 

 

 

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