Un club de Jacobins en province

 

(1792-1793)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ch. CONSTANT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Grâce à des travaux historiques, encore assez récents, les Jacobins de Paris, leur origine, leurs développements rapides, leur puissance pendant la Révolution, leurs abominables agissements sous le régime de la Terreur, sont généralement assez connus. Il n’en est pas de même des Jacobins de province, et l’histoire de ces mille petites Sociétés jacobines qui se formèrent dans tous les départements de la France, obéissant à l’impulsion que leur donnait, en 1792, la Société mère des Jacobins de Paris, reste encore à composer presque entièrement. Tous ces clubs révolutionnaires au petit pied ont pourtant leur histoire, jusqu’à ce jour les historiens seuls leur ont manqué ; et cependant les Archives municipales ou départementales sont très-riches, dans maintes localités, en manuscrits très curieux sur les faits et gestes de ces orateurs grotesques, de ces harangueurs de carrefour qui se pressèrent en 1793, dans presque toutes les villes de France, autour d’un arbre de Liberté sans racines, et entonnèrent, en donnant des signes visibles de démence, des hymnes à la Raison. Il faudrait pourtant se hâter de fouiller dans ces Archives locales et de mettre à l’abri de toute destruction les pièces manuscrites qui reflètent d’une façon si lumineuse les passions, les folies, les enthousiasmes, les faiblesses, les impressions les plus diverses des révolutionnaires de 1793, et qui témoignent encore des actes de bassesse, de barbarie, de cruautés des soi-disant patriotes auxquels Prudhomme, dans ses Révolutions de Paris, s’adressait avec une si coupable complaisance.

Il y aurait cependant un travail bien curieux à entreprendre sur ce sujet ; et si, dès à présent, on se contentait de réunir toutes les brochures déjà publiées sur les clubs jacobins de province ; si un esprit impartial puisait dans tous ces écrits archéologiques et locaux et s’efforçait d’en extraire le suc et la moelle, il est certain qu’on ne tarderait pas à trouver dans ces publications diverses, disjecta membra, matière à composer une étude historique du plus haut intérêt, une histoire générale des Jacobins de province 1. Toutes les Sociétés jacobines de France correspondaient continuellement entre elles, entretenaient des relations quotidiennes avec la Société des Jacobins de Paris, s’adressaient sans cesse à la Convention et au Comité de Salut public, et l’on comprend dès lors que c’est dans l’histoire de ces Sociétés locales que tout historien de la Révolution française devra chercher désormais l’esprit général du pays, durant cette période si importante de notre histoire nationale.

Ce n’est pas l’esquisse d’un semblable travail que nous avons eu la prétention de tracer pour les lecteurs de la Revue ; c’est une tâche qui nous paraît encore trop au-dessus de nos forces ; mais le hasard a mis entre nos mains le plus grand nombre des procès-verbaux, authentiques et en minutes, qui relatent scrupuleusement les moindres actes des Jacobins de Fontainebleau (Seine-et-Marne) pendant une période de plus de trois ans (mai 1791 à janvier 1795) ; quelques communications obligeantes 2 nous ont en outre permis de prendre une copie fidèle des feuilles d’écrou de la prison d’État installée, pendant la Terreur, dans une partie du château de Fontainebleau ; ce sont quelques pages extraites de ces documents inédits et précieux à plus d’un titre, que nous désirons simplement faire connaître aujourd’hui.

 

 

I

 

On a toujours, dans notre pays, singulièrement abusé du droit de pétition ; les réclamations coûtent si peu, la critique est si facile ; et puis, écrire aux représentants de la nation, sous le prétexte même le plus futile, passe assez volontiers, aux yeux de bien des gens, pour un acte de patriotisme et de dévouement. Les Jacobins de province abusèrent de ce droit d’écrire à chaque instant à la Convention, aux Jacobins de Paris, au Comité de salut public ; rédiger et expédier des adresses était leur passe-temps favori, lorsqu’au lendemain d’une fête patriotique, après chanter, rire et boire, ils essayaient enfin, comme ils le disaient eux-mêmes, de « se mettre aux choses sérieuses. » Des Jacobins parlant pour ne rien dire, qui de nous n’en a pas entendu ? Des Jacobins écrivant dans le même but ne sont pas beaucoup plus rares ; nous allons en donner quelques exemples.

Au mois de novembre 1792, les Jacobins de Fontainebleau applaudissaient « au sage décret » qui venait d’abolir la royauté et d’établir la République. En apprenant cette nouvelle, ils avaient « manifesté cette joie calme qui convient à des hommes libres » ; et pour exprimer de nouveau tout leur enthousiasme, le 7 novembre, ils écrivaient à la Convention : « Les privilèges, les distinctions, les signes de la féodalité viennent enfin d’être extirpés du temple où ils semblaient avoir établi leur dernier retranchement ; l’argenterie de la paroisse serait déjà à l’hôtel des monnaies si nos magistrats n’étaient continuellement occupés à pourvoir au logement des troupes. On vient d’enlever de la chapelle de ce ci-devant roi 386 marcs d’argenterie qui serviront à indemniser la nation des faux assignats que la cour a fait fabriquer 3... » Piller les églises, renverser les autels, c’était là apparemment ce que nos Jacobins de province, d’accord en cela avec ceux de Paris, appelaient « manifester cette joie calme qui convient à des hommes libres » !

À chaque instant et à tout propos, les Sociétés populaires de province s’adressent ainsi à la Convention ; c’est tantôt pour critiquer ses actes, tantôt pour s’associer à ses résolutions et les encourager. Après la journée du 31 mai, qui eut pour résultat l’anéantissement complet du parti girondin, les Montagnards de nos provinces, ivres de joie, s’associent au triomphe des Montagnards de l’Assemblée nationale : « Continuez de porter le flambeau de l’observation sur les replis les plus ténébreux de la conjuration, s’écrient-ils avec colère 4, recherchez-en soigneusement tous les fils, n’en échappez aucun, que tous les conjurés périssent !... Que leur sang cimente l’édifice de la Liberté !... »

Nous voici bientôt à la veille de la Terreur, et les cris de vengeance et les menaces de mort vont s’accentuer de plus en plus ; c’est de la province et de ses Sociétés jacobines qu’arrivent à la Convention les excitations à la guerre civile les plus ardentes, les exhortations à la révolte et au carnage les plus pressantes : « Vous parlez de vous retirer, écrivent les Jacobins de Seine-et-Marne aux membres de la Convention, et la guerre civile menace la République d’un bouleversement total, et la discorde secoue ses torches enflammées dans nos départements ?.... Il faut que les malveillants (?) abandonnent la surface de la République... Voulez-vous abandonner les affaires à des mains novices et que les assemblées primaires, les malveillants en force, viennent y nommer des représentants contre-révolutionnaires qui sont partout en si grand nombre ?... Il faut que le sang de nos ennemis, les aristocrates, cimente la Constitution. »

Tel était le langage des sans-culottes de nos départements pendant cette triste époque de notre histoire ; et, pour s’exprimer avec tant d’audace et de fierté, la lettre suivante, que la citoyenne Lesueur adressait de Melun à la Convention (16 novembre 1793), nous montrera quels étaient les titres et les actions d’éclat de ces grands patriotes : « Le citoyen Lesueur, mon mari, dit-elle, a plus d’une fois accepté la surveillance des citoyens contre les prêtres ; il en a fait arrêter plusieurs, a jeté trois églises (sic) par terre et en a fait des maisons pour les sans-culottes 5 » ; et la citoyenne Lesueur ajoutait, car elle demandait à la Convention la mise en liberté de son mari : « Est-ce que cette belle conduite mérite la prison dans laquelle il gémit sur la paille humide des cachots ? Est-ce que de telles actions ne sont pas vraiment faites pour lui attirer autre chose qu’un mandat d’arrêt ? »

On a peine à comprendre aujourd’hui comment la Convention pouvait accueillir à chaque instant cette quantité prodigieuse de lettres, d’adresses, de réclamations, d’exhortations qui lui arrivaient de tous les points de la France ; et pourtant, loin de s’en plaindre, elle sollicitait ces envois et répondait presque toujours à cette volumineuse et prodigieuse correspondance qu’elle entretenait ainsi chaque jour avec toutes les Sociétés populaires, avec tous les clubs jacobins de province. Un comité de correspondance avait été institué à cet effet au sein de la Convention, et le président de ce comité qui, au mois de janvier 1793, était le citoyen Cazalès, écrivait aux Jacobins de Fontainebleau : « Frères et amis, les républicains sont au-dessus des dangers, la calomnie peut les poursuivre, mais jamais elle ne les atteint ; jamais elle ne fléchit leurs caractères, la trempe républicaine est indélébile ; c’est cette trempe que nous avons trouvée dans ceux qui, parmi vous, ont courageusement dénoncé les abus ; et tous ceux qui n’ont pas eu le courage d’imiter votre exemple nous paraissent de faux républicains... Soutenez ce courage énergique. Plaignez ces êtres que l’intrigue fléchit ou que la crainte amollit... Qu’’ils périssent ces hommes que la mollesse, que le modérantisme dirigent !... Nous, soyons énergiques ; périssons, s’il le faut, mais soyons libres ; libres, nos neveux nous vengeront 6 ! »

 

 

II

 

La Convention n’encouragea pas seulement par ses missives le zèle des Jacobins de province ; afin de se mettre plus directement en relations avec eux, elle envoya dans les départements quelques-uns de ses membres dont la mission consistait à rallier les vrais républicains, les braves sans-culottes, à exciter le patriotisme des plus timides et de ceux qui demeuraient « infectés de modérantisme ». Plusieurs de ces représentants en mission dans les provinces se sont arrêtés à Fontainebleau, et les procès-verbaux des séances tenues en cette ville par les Jacobins constatent leur présence, résument ou reproduisent même in extenso leurs harangues. Il est intéressant de comparer les discours prononcés par ces membres de la Convention avec les adresses rédigées par les membres des Sociétés populaires ; le style y conserve la même préciosité, la même emphase ; les phrases y sont sonores mais vides d’idées et ne contiennent qu’une collection de lieux communs et de pensées vulgaires ; on y chercherait en vain la trace de quelques-unes de ces grandes idées qui ont parfois conduit les Conventionnels, et l’on s’explique dès lors comment il se fait que la présence des représentants en mission n’ait pas fait naître dans les clubs populaires de province quelques larges et imposantes idées de réformes sages et utiles. Il semble qu’à l’époque de la Terreur, comme d’ailleurs à toutes les époques de troubles et de révolutions, on se soit plu à abêtir les hommes, à exciter leurs mauvaises passions, à ne leur inspirer que des pensées de vengeance et de haine pour leurs semblables, bannissant avec soin de leurs esprits et de leurs cœurs toute idée de pardon, de réconciliation et d’amour.

Écoutons Pierre Dubouchet ; en septembre 1792 il parcourt le département de Seine-et-Marne ; il veut faire connaître (c’est lui qui nous l’apprend  7) à tous les sans-culottes leurs droits nouveaux et leur faire aimer et chérir le gouvernement républicain qui vient d’être proclamé. Dans l’exposé « naïf et sincère » de sa mission, comme il le qualifie lui-même, il ne parle que de la nécessité de frapper et de porter « des coups de vigueur » ; à tout prix il faut que le pays soit « sans-culottisé ». Il ne voit partout que royalisme et modérantisme ; « l’esprit public est avili et dégradé, la faction liberticide a infecté tous les villages par ses poisons périodiques » ; et pour remédier à cet état de choses, « pour faire aimer et chérir le gouvernement républicain », c’est à un de ses lieutenants, au citoyen Métier, « dont la tête révolutionnaire seconde si bien ses vues », qu’il va confier le soin de désinfecter le district de Nemours et notamment la ville de Fontainebleau. Aussitôt les arrestations commencent ; le lendemain de son arrivée, soixante-dix aristocrates sont jetés en prison, plusieurs curés de campagne traduits devant un tribunal révolutionnaire ; mais en revanche, et comme par dérision, pour faire ressortir davantage ce régime de terreur et d’oppression, Dubouchet fait dresser sur toutes les places publiques des arbres de la Liberté, autour desquels les Jacobins entonnent des chants d’allégresse et se livrent à de véritables saturnales. Tout le jour est consacré aux arrestations et aux poursuites, à la création de nouveaux cachots « pour les besoins du service », et pour suppléer à l’insuffisance des anciens ; mais le soir, Dubouchet organise et préside de tous côtés des fêtes civiques « qui semblent, dit-il, vivement impressionner les habitants », et qui toujours se terminent par de joyeux banquets, dont les aristocrates acquittent nécessairement tous les frais.

Quelques semaines de cette administration toute républicaine suffirent, paraît-il, au représentant Dubouchet pour désinfecter le département de Seine-et-Marne ; et ce n’était pas, sans un certain orgueil, qu’en quittant Fontainebleau, il s’écriait : « L’on peut constater maintenant que le département est tout à fait sans-culottisé ; les Sociétés populaires s’accroissent chaque jour, les confessionnaux des églises sont placés au coin des rues pour servir de guérites ; tous les corps administratifs, les municipalités et les comités révolutionnaires sont formés dans un sens énergique et vigoureux. »

Les représentants du peuple Isoré, Mauduit et Lakanal parcoururent également le district de Nemours et vinrent discourir au club jacobin de Fontainebleau en mars et avril 1793 ; mais leur mission a eu surtout pour but d’activer l’enrôlement des volontaires et de favoriser la levée de trois cent mille hommes que la Convention venait de décréter. Toute autre fut la mission du représentant Loiseau dont la loquacité était bien connue et fort appréciée des Jacobins de province. Envoyé à Fontainebleau pour y visiter les dépôts de chevaux établis en cette commune, le député d’Eure-et-Loir passait tout son temps à discourir sur « l’hypocrisie des prêtres », sur « les cours dissipatrices et crapuleuses qui n’avaient pas honte de pensionner de nombreux favoris, compagnons de leurs infâmes débauches ». Nous ne pouvons reproduire ici deux longues harangues de ce « verbiageur » insipide, que le club jacobin a conservées religieusement dans ses archives 8, et auxquelles les marques d’enthousiasme n’étaient guère ménagées, et nous n’avons qu’à signaler les applaudissements frénétiques qui accueillaient la fin de ces prétendus discours patriotiques. Un jour, le citoyen Sornet, président de la Société populaire de Fontainebleau, veut se faire l’interprète des sentiments de la foule qui venait d’acclamer le représentant Loiseau, et tout aussitôt il composa « l’impromptu » suivant, qui fut chanté, on ne sait trop sur quel air, à l’issue de la séance, par une assemblée en délire :

 

        Les sans-culottes de Fontainebleau (bis)

        Ont le plaisir de voir Loiseau, (bis)

              Fameux représentant,

              L’ennemi du tyran ;

              Imitons sa franchise,

        C’est là l’avis, c’est là l’avis,

              Imitons sa franchise,

        C’est là l’avis de votre ami.

 

On ne peut plus douter, en présence de ces rimes grotesques, que dans les clubs jacobins de province, orateurs et auditeurs, vu la platitude de leurs idées et la grossièreté de leur langage, n’aient été admirablement faits pour s’entendre.

 

 

III

 

À côté du club jacobin qui donnait asile à tous les « verbiageurs » existait aussi, à Fontainebleau comme ailleurs, le Comité révolutionnaire, qui, sous le régime de la Terreur, s’était constitué le tribunal suprême, le grand juge de la liberté et de la sécurité des citoyens. Fondé au lendemain de la révolution du 10 août, le Comité révolutionnaire de Fontainebleau ne formait à son origine qu’un double emploi avec le Comité de la société populaire ; ce n’était qu’un embarras de plus créé pour entraver l’administration municipale dans toutes ses actions ; mais au mois de septembre 1793, ce petit Comité de surveillance devient un véritable Comité de salut public, et désormais il va fonctionner d’une manière régulière et efficace. Autorisés « à prendre les mesures de sûreté générale que les circonstances pourront exiger, à requérir les municipalités de donner au besoin main-forte à la loi », les membres de ce Comité révolutionnaire appliquèrent, dans toute sa cruauté, cette terrible loi des suspects, qui fut pour ainsi dire la véritable charte de la Terreur.

Nous n’avons pas à indiquer ici l’organisation de ce Comité révolutionnaire, encore moins à faire son histoire complète ; mais il nous a semblé intéressant de relever sur des feuilles d’écrou, parfaitement authentiques et dont nous avons pris copie avec le plus grand soin, les noms de quelques-uns des personnages importants qui furent, en 1793 et en 1794, emprisonnés dans le château de Fontainebleau ; ce palais, cette maison des siècles, comme l’appelle un de ses historiens, devenu prison d’État, est un fait sur lequel on ne s’était pas jusqu’ici suffisamment arrêté.

La liste d’écrou, à laquelle nous empruntons les renseignements qui vont suivre, est signée du nom de Métal, secrétaire du représentant Maure aîné ; elle porte la date du 3 germinal an II (23 mars 1794). Plus de trois cents noms figurent sur cette liste, et parmi ces trois cents personnes incarcérées pendant la Terreur dans une commune de Seine-et-Marne, figurent soixante-dix-sept femmes, en tout deux cent cinquante-quatre familles. Toutes ces personnes sont désignées comme suspectes ; les unes sont des suspects de la première classe : les prêtres et les nobles ; les autres appartiennent, suivant la division du conventionnel Bazire, à la seconde catégorie, ce sont « les boutiquiers, les gros commerçants, les agioteurs, les ci-devant procureurs, huissiers, les valets insolents et hommes d’affaires, les gros rentiers, les chicaneurs par essence, profession ou éducation, etc., etc. » L’on sait d’ailleurs avec quelle facilité les personnes les plus honorables étaient, à cette époque, considérées comme suspectes ; Merlin de Douai en distinguait six catégories bien distinctes, et Chaumette, beaucoup plus expéditif, proposait de déclarer suspects en thèse générale « ceux qui n’ayant rien fait contre la liberté n’avaient aussi rien fait pour elle ».

Les arrestations opérées à Fontainebleau par le Comité révolutionnaire de cette ville commencent au 21 septembre 1793 et se poursuivent ensuite presque sans interruption jusqu’à thermidor ; mais les membres de ce Comité semblent tout d’abord effrayés de la triste besogne à laquelle ils viennent de prêter leur concours, et le 19 octobre 1793 (le registre de leurs délibérations le constate), ils s’empressent de demander à Dubouchet, le représentant du peuple dont nous avons déjà parlé, une déclaration écrite qui serait de nature à éloigner d’eux toute responsabilité. Dubouchet consent à leur accorder satisfaction sur ce point, et il écrit sur le registre du Comité la déclaration suivante : « Les particuliers, mis en état d’arrestation à Fontainebleau dans la nuit du 21 au 22 septembre dernier, l’ont été par mon réquisitoire, adressé au Comité de surveillance alors existant à Fontainebleau. Les listes des gens suspects ont été dressées par ce Comité et l’arrestation faite d’après mon ordre, en vertu de la loi du 17 septembre. »

Si les feuilles d’écrou que nous avons consultées contiennent des renseignements utiles en ce qui concerne l’âge, la famille, la position de fortune des personnes incarcérées, pendant la Terreur, dans le château de Fontainebleau, transformé « pour les besoins du service » en prison d’État, les causes qui ont décidé le Comité de surveillance de Fontainebleau et l’ont guidé dans ses arrestations ne sont pas le côté le moins curieux de ces pièces originales. Nous allons en donner quelques exemples à l’aide desquels il sera facile de reconnaître avec quel arbitraire, avec quelle légèreté coupable il était d’ordinaire procédé par les tribunaux révolutionnaires de province.

Le brave curé d’Avon, Jean-Baptiste Desessart, est considéré « comme suspect par ses propos, dont (sic) il y a une dénonciation de faite contre lui et signée par une femme » ; son arrestation a lieu le 5 nivôse. Un ancien curé, en retraite à Fontainebleau depuis quatorze ans, Jean Sabatier, est arrêté dès le 23 septembre 1793 « comme suspect et aristocrate, fanatique tenant à son ancien état ». C’est en vertu d’une dénonciation faite par deux hommes, « qui souvent se prennent de vin avec excès », que se trouve détenu Adrien-François Peyre, architecte et membre de l’Académie des beaux-arts ; c’est comme noble et « père du ci-devant garde des sceaux » que se trouve également en prison Nicolas-Thomas Hue de Miromesnil, ancien maréchal de camp. Quant à Alexandre-Jean de Puch, capitaine aux dragons d’Orléans jusqu’en 1774, son crime est d’avoir un fils absent « dont il ne peut justifier la présence sur le territoire de la République ».

Les premières victimes du Comité de surveillance de Fontainebleau furent les fonctionnaires de l’administration des eaux et forêts, et le grand-maître André de Chessac est arrêté le 21 septembre 1793, « comme étant accusé de ne pas avoir empêché la dévastation de la forêt, le tout par sa négligence ». On lui reprochait en outre de rechercher « la société des gens mal notés ». Un lieutenant inspecteur de la capitainerie, Jean-Claude-François-Marie Gouyon de Lurieux, subissait le même sort pour être « fortement attaché à son ci-devant maître et à son capitaine Montmorin ». Il paraît avoir dû principalement sa détention à son caractère « indéfini » et à l’ignorance dans laquelle se trouvait le Comité de salut public sur la question de savoir « s’il aimait ou haïssait la Révolution ».

Ce n’était pas seulement le serviteur dévoué à ses anciens maîtres, l’homme exalté et défenseur ardent de la royauté, qui subissait dans la prison de Fontainebleau la peine de son dévouement et de son exaltation ; Antoine-Charles Du Blaisel, que le Comité de salut public nous dépeint comme « un homme faible, insouciant, se laissant gouverner, n’ayant aucune opinion », n’en subira pas moins une détention de cinq mois à cause des fonctions de maréchal de camp qu’il avait remplies jusqu’en 1784. Il en était de même de Jean Lehoux, un ancien officier du 2e régiment d’infanterie, qui « jouissait agréablement de sa fortune (5,000 livres de revenu), sans s’embarrasser du reste » ; ou bien encore de Valentin-Xavier Rossignole, un vieux serrurier de Fontainebleau, homme d’un « caractère très-tranquille », mais qui avait eu le malheur d’être, jusqu’en juin 1791, le serrurier du château.

Antoine Hollande est un Anglais, c’est là tout son crime, et quoiqu’il ait manifesté « dans toutes les crises de la Révolution des principes de républicain qui lui ont mérité l’estime de ses concitoyens », la maison d’arrêt doit être sa demeure ainsi que celle de sa femme et de sa fille âgée de treize ans. Ils étaient encore assez nombreux à la prison de Fontainebleau ceux qui s’y trouvaient détenus en vertu de la loi sur les étrangers ; citons par exemple Madeleine Vergé, veuve de Santo-Domingo, qui était Espagnole ; Christiane Monterif, veuve de Vaubram, d’origine hollandaise ; enfin une Portugaise, Henriette-Claire de Rodnay, la veuve de l’amiral de ce nom.

Le respect dû au malheur, la fidélité et le dévouement sont loin d’être des vertus aux yeux des Jacobins qui composent le Comité de surveillance de Fontainebleau ; ce sont là, au contraire, les motifs les plus sérieux qui amenèrent bien des arrestations : Pierre Jacquemin, le vieux garde de la porte d’Artois, « a manifesté des principes favorables pour son ci-devant maître » ; Jacques-Antoine Cellier, un pauvre orfèvre ; Louis-Balthazar Corbie, l’ancien concierge « d’une maison nationale appelée écurie du ci-devant tyran », ont tous trois commis le même crime, ils n’ont pas injurié et calomnié leurs anciens maîtres ; tous trois sont arrêtés dès le 23 septembre et demeurent plusieurs mois en prison.

Elles furent aussi nombreuses les arrestations qui n’eurent pour motifs que l’émigration d’un parent ou d’un ami ; Marc-Antoine Dupont de Compiègne, ancien capitaine d’infanterie dans le régiment de Saintonge, a deux fils en exil ; Marie-Armand Gaston de Compiègne, capitaine de grenadiers jusqu’en 1751, a deux neveux qui ont émigré ; tous deux sont détenus, pour cette seule raison, dès le 21 septembre 1793. La duchesse Eugénie de Saulx-Tavanne, qui « ne peut prouver le lieu qu’habite son fils », subira le même sort, ainsi que la princesse de Bergue, ancienne dame d’atours, réduite « à vivre d’emprunts », et « soupçonnée d’avoir émigré ». Sur la vicomtesse Éléonore de Saulx-Tavanne, ancienne dame du palais, planaient les mêmes soupçons ; elle fut arrêtée le 23 septembre par ordre du Comité de Fontainebleau. Enfin, dans le même ordre d’idées, en raison de l’absence de ses fils et sa correspondance à Bordeaux, Élisabeth-Louise Rigault, marquise de Paroy, est arrêtée le 9 octobre 1793 ; Angélique-Charlotte Castellane, veuve d’Albon, qui a « le tort d’être fortement attachée à son père et à ses principes », expiera « ses torts », dès le 21 septembre, dans la prison de Fontainebleau.

Citons encore quelques noms, avant de clore cette liste de personnages, arrêtés et détenus à Fontainebleau pendant cette période maudite ; continuons cet exposé rapide des motifs qui ont amené tant d’arrestations injustes ; nous n’en comprendrons que mieux combien, à cette époque, tout ce qu’il y avait d’illustre en France, par la naissance, par le travail, par la science et le dévouement, était en discrédit et subissait la persécution farouche des nullités jacobines. Voici, par exemple, « un bon médecin désintéressé dans ses fonctions pour le public et actif pour les hôpitaux », c’est Augustin Dassy, le médecin des hôpitaux de Fontainebleau et d’Avon ; tout en rendant justice à son dévouement et à son zèle, les membres du Comité de surveillance le maintiendront pendant six mois emprisonné, en raison de « ses liaisons avec les grands, notamment avec Madame Élisabeth et Montmorin » ; ils le remplaceront par le citoyen Lenfant, chirurgien aux principes jacobins, un de ces médecins, comme ils l’avouent eux-mêmes, qui apportent aux malades « plus de discours que de secours », et qui contribuent pour une bonne part à la détresse de l’hôpital d’Avon.

L’on peut comprendre jusqu’à un certain point l’arrestation de Charles-André Sciard ; c’est un homme « turbulent, ambitieux, processif », auquel le Comité révolutionnaire de la section de la Cité à Paris a refusé un certificat de civisme ; mais l’arrestation de Pierre-Alexandre Leprince s’explique plus difficilement ; on ne peut lui reprocher qu’une chose, à ce parfait honnête bomme, c’est de porter un nom qui rappelle de trop près celui des tyrans, et « de n’avoir jamais parlé avantageusement de la Révolution ». Les causes de l’arrestation de Antoine-Louis Dupré de Saint-Maur, ancien capitaine en second aux gardes françaises, semblent même devoir toujours rester inconnues ; nous savons seulement que c’est sur l’ordre de Couturier, représentant du peuple en Seine-et-Oise, qu’il a été arrêté le 21 septembre et maintenu en prison jusqu’après Thermidor.

Enfin Nicolas-Vincent Boisset Dutrouchet est un ancien gendarme qui a été ensuite inspecteur de la police de sûreté à Paris, Charles-Félix Crépy est un ancien employé « à la pourvoirie de la ci-devant reine » ; Anne-Hélène Leroy, épouse de Pierre La Flèche, était la femme d’un régisseur des Droits réunis ; Jean-Pierre de Villiers était noble ; Charles La Bruyère « n’avait pas fait sa déclaration suivant sa fortune (700 livres de rente) ; Esprit-François Henri de Castellane « passait pour un avare et regrettait ses anciens titres » ; l’on a compris que la prison dut s’ouvrir pour eux comme pour tant d’autres aussi peu coupables, et qu’ils y furent détenus pendant toute la période révolutionnaire.

 

 

IV

 

Nous venons de relever quelques-unes des pensées de haine, de vengeance, de mort et de sang qui remplissent les écrits et les harangues des Jacobins de province, nous avons essayé de montrer l’injustice et la cruauté de leurs persécutions ; les mêmes sentiments de destruction, de nivellement et d’oppression se manifestent encore dans leurs moindres actes, lorsqu’il s’agit, par exemple, d’organiser des fêtes qu’ils ne craignent pas d’appeler des fêtes patriotiques.

Au mois d’octobre 1793, l’inauguration du buste de Marat avait été l’objet d’une sorte de procession à laquelle toute la population de Fontainebleau prêtait son concours ; des bannières flottaient à tous les vents, le buste de Marat rayonnait dans toute sa hideur, « son image est ici, son temple est dans les cœurs » ! Le rire était, paraît-il, sur toutes les lèvres, la plus franche gaieté envahissait les âmes, et pourtant voici qu’un immense bûcher se dresse à l’horizon : ce sont les portraits de nos rois, peints par nos plus grands maîtres, et qui tapissaient encore, il n’y a qu’un instant, les splendides galeries du palais de Fontainebleau, dont ils chantaient la gloire ; ce sont tous ces admirables chefs-d’œuvre qui vont être la proie des flammes ; et dans ce sinistre incendie se trouvera consumé 1e portrait de Louis XIII, par Philippe de Champaigne, une des plus belles pages du grand peintre !

Que conclure enfin de l’exposé rapide des faits et gestes de quelques jacobins de province dont nous sommes heureux d’avoir retrouvé les archives, si ce n’est que leurs doctrines sont des plus funestes et contribueront toujours, tant qu’elles n’auront pas été définitivement combattues, à créer des ennemis à la France, à fomenter la discorde dans notre malheureux pays. Il faut le répéter sans cesse, et prouver, chaque fois que cela est possible, avec des faits indiscutables, que la Terreur n’a été que la pratique cynique du plus abominable despotisme ; on ose encore le nier aujourd’hui, malgré les enseignements si vivaces dans nos esprits que nous a légués en 1871 la Commune de Paris ; pour nous, nous ne cesserons de proclamer que ce régime n’a été et ne sera jamais que la suppression de la liberté et de l’égalité, au profit de la plèbe la plus infime, ou plutôt, comme l’a fort justement fait remarquer M. Vallon, dans son Histoire de la Terreur, au profit de ceux qui mènent toujours le peuple en prétendant le servir.

Il faut flétrir les crimes, mais il faut aussi et surtout flétrir les doctrines et les systèmes qui tendent à les justifier. Pour justifier la Terreur, on a invoqué tour à tour la raison d’État, la nécessité fatale, le salut public. Il faut faire bonne justice de toutes ces excuses invoquées à tort pour défendre les démagogues et les socialistes d’hier par les démagogues et les socialistes d’aujourd’hui ; il faut proclamer hautement, parce que c’est là la vérité qui ressort lumineuse des faits eux-mêmes, que les sans-culotte ou les bons-patriotes de 1793, aussi bien que les Vengeurs ou les Communeux de 1871, n’ont jamais été et ne peuvent être que des bourreaux, des incendiaires et des assassins.

 

 

Ch. CONSTANT.

 

Paru dans la Revue de France en 1875.

 

 

 

 



1 Nous lisions dernièrement dans un journal de Paris que M. Louis Tréquier, mort en août 1874, avait laissé de nombreux documents destinés à composer une histoire complète de la Révolution française dans les départements. Que sont devenues ces pages manuscrites ? Il serait à souhaiter qu’elles ne vissent bientôt le jour.

2 Celles de M. Th. Lhuillier, de la Société archéologique de Seine-et-Marne.

3 Archives municipales de Fontainebleau et Journal des amis de la Constitution, 1792.

4 Archives municipales de Fontainebleau.

5 Lettre conservée aux Archives déjà citées.

6 Cette lettre est conservée en minute aux Archives déjà citées.

7 Voir son Rapport à la Convention.

8 On peut les lire encore aujourd’hui aux Archives municipales de Fontainebleau.

 

 

 

 

 

 

 

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