Saint Camille de Lellis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert COROT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Heureux celui qui prend soin du malade ; celui-là, au jour de l’épreuve, Yahvé le gardera et prolongera sa vie, il le rendra heureux sur la terre. Oui, il ne l’abandonnera pas à la merci de ses ennemis.

Psaume 41, 2-3.

 

 

– Chameau ! Perche ! Grande tige !

Ces paroles s’adressent à Camille de Lellis, quand il s’approche du lit d’une malade, à l’hôpital de Milan. Il n’en attendait pas tant. Pour un peu, il dirait merci à cette femme, qui s’appelle Marguerite.

Ces paroles, il les mérite, car il mesure un mètre quatre-vingt-quinze ! Ce sont des paroles inspirées, inspirées par Chiappino, le Chipeur. Aujourd’hui Chiappino est en rage. Au chevet de cette femme, dont il a fait sa proie, il a rencontré plus fort que lui : quelqu’un qui s’attaque aussi aux malades, mais non pas pour les posséder : pour se donner entièrement à leur service.

Pour Camille de Lellis, les malades passent avant tout, à tel point qu’il en arrive à n’être plus tendre que pour eux, et dur pour les autres, notamment pour les cardinaux ou prélats, dont certains font partie des Conseils d’Administration des Hôpitaux de Rome. L’un d’entre eux, qui connaît bien son homme, appelle Camille « tête de fer ». Un autre demande à lui parler : Que son Excellence m’excuse, répond-il, je suis avec Jésus-Christ. Je verrai Son Excellence quand j’aurai fini. » Un troisième, trop bavard, s’attire cette réplique : « Monseigneur, pour l’amour de Dieu, je vous prie de ne plus me retenir, sinon je manquerai l’heure à laquelle je dois donner ce remède... » Il a des arguments péremptoires pour couper court à toute hésitation : « Illustrissime Monseigneur, si à cause de ce manque de grains, mes pauvres souffrent de la faim ou en meurent, je proteste devant Dieu, et je vous cite à son redoutable Tribunal, où vous aurez un compte rigoureux à rendre ! »

Une journée de Camille de Lellis : quel programme ! Il bouleverse l’ordre établi dans les hôpitaux avec un petit nombre d’idées toutes simples, des idées de bon sens et de grand cœur, qui se sont révélées des idées géniales. En un temps où la médecine est déficiente, les infirmiers recrutés parmi les repris de justice, et les chapelains ou aumôniers parmi les prêtres frappés d’interdiction ou de suspense, Camille de Lellis fait figure de précurseur et de révolutionnaire :

1°) Un peu plus d’hygiène, S.V.P. Les malades sont installés dans des salles grandioses, mais d’une saleté repoussante (comme la salle Sixtine de l’Hôpital du Saint-Esprit, pourtant placé sous l’autorité d’un prélat nommé par le pape). Plus de fenêtres toujours fermées. Un peu de ménage : Camille de Lellis balaie, prend lui-même une petite pelle de fer pour racler le pavé. Laver les pieds des nouveaux arrivants avant de les mettre au lit. Une fois qu’ils y sont, Camille ne les y abandonne pas. Il les visite régulièrement, même de nuit, car il a organisé méthodiquement les tours de garde. Refaire les lits, changer les draps ou les chemises trempés de sueur, remonter les oreillers, les couvertures, passer le bassin, aider les impotents à manger et à faire leur toilette, les baigner, les essuyer, les parfumer. Refaire les pansements.

2°) Surveiller la nourriture : qu’elle soit d’abord suffisante. Pour cela, Camille de Lellis n’hésite pas à faire des requêtes en haut-lieu, et quand cela ne rend pas, à partir à pied ou avec un petit âne mendier de porte en porte. À bout de ressources, il en vient au miracle, et se résout à faire mûrir les fèves hors de saison.

Qu’elle soit bonne : Camille refuse carrément une grosse fourniture de blé qu’il juge de mauvaise qualité. Rien de trop bon pour Nos-Seigneurs-Les-Malades.

Qu’elle soit bien préparée : pas de viande mal cuite, de mauvais vin, de potages saumâtres. Camille les renvoie à la cuisine, et va préparer lui-même des douceurs : des grillettes rôties (sa spécialité), des pommes et des poires cuites, des fruits crus (oranges, grenades), des sirops, de la soupe au vin, etc.

3°) Séparer les malades : ne pas confondre les galeux, les pestiférés, les fous, dans un horrible mélange. Les mettre dans des salles différentes.

4°) Suivre les malades : de leur entrée jusqu’à leur sortie, que cette sortie soit pour la mort ou pour la guérison. C’est ainsi que Camille est le premier à fonder, avec l’aide du pape Clément VIII, un Centre d’Accueil pour ceux qui n’ont plus de fièvre depuis trois jours, mais ne sont pas forcément guéris. Auparavant on les renvoyait, sans se soucier d’eux. Quant à ceux qui restent, il ne faut pas les traiter comme du gibier d’hôpital. Leur parler à chacun, en particulier. Écouter leurs doléances. Pas de charité globale, qui manque son but. S’arrêter à chaque lit. « Ce ne sont pas des mercenaires qu’il nous faut ici, dit-il, ce sont des mères. » Aider à guérir ou à mourir. Veiller les mourants. Donner la Communion, l’Extrême-Onction. Conduire les Enterrements. « Mon Père, dit Camille à un aumônier qui attendait toujours la dernière minute pour venir, Dieu permettra un jour que vous soyez à votre tour privé de Sacrements. »

Ce devoir d’État, avec lequel Camille ne badine pas plus pour les autres que pour lui-même, ne va pas sans « grâces d’état », dont une au moins nous a été révélée : « Je ne crois pas qu’il y ait dans le monde entier un champ de fleurs dont l’odeur me paraisse plus délicieuse que les odeurs des hôpitaux. Je m’en sens tout ragaillardi. » Il aurait pu aussi aller très loin pour chercher – sinon des champs de fleurs – du moins des champs d’action pour sa charité débordante, mais là encore il les trouve sur place, et répète à qui veut l’entendre : « Quelles plus belles Indes et quel plus beau Japon, pour convertir les âmes à Dieu, que ces saints lieux des hôpitaux ? »

Il ne faudrait pas croire cependant que Camille se cantonne dans les hôpitaux. Il connaît bien les rues de Rome, pour les avoir parcourues à la recherche de la misère, partout où elle se cache : dans le quartier des tisseurs de velours, sur le Quirinal, sous les arcades du Colisée. Il organise des soupes populaires sur la place de la Madeleine, il apporte des soins et des provisions à domicile, il arrête les carrosses pour les transformer en ambulances. Mais Rome ne lui suffit pas : on le voit, lui ou ses amis les Camilliens « ministres des infirmes », à Milan, à Gênes, à Nole, à Mantoue, sur les champs de bataille de Hongrie (où les armées autrichiennes et italiennes se battent contre les Turcs), à Bucchianico, dans les Abruzzes (c’est là qu’il est né, en 1550). Il connaît bien les routes d’Italie. Il ne craint pas la pluie. Il ne craint pas le ridicule. Il se fabrique un capuchon avec ce qui lui tombe sous la main, dans un placard de lingerie. Quand la sonnette est cassée, ou qu’on n’ouvre pas tout de suite, « nous serions de vrais serviteurs des malades, dit-il, si baignés et crottés comme nous sommes, il nous fallait rester ici toute la nuit, ou bien si le concierge sortait furieux pour nous administrer une bonne volée ! » Il ne craint pas davantage le soleil : « Eh ! quoi, le soleil est une créature de Dieu. Il ne me fera pas plus de mal que Dieu le permettra ! »

Mais ce Camille qui fait tant de choses merveilleuses, d’où vient-il ? Il vient de loin. Il a d’abord voulu se faire soldat, à la suite de son père, qui était marquis et petit capitaine de l’armée de Charles-Quint. Il veut bien se battre pour les Vénitiens, les Espagnols, les Autrichiens. Mais ses projets sont sans cesse contrecarrés : une mauvaise blessure à la jambe droite, qui deviendra un ulcère variqueux dont il ne guérira jamais, l’empêche de rejoindre sa troupe. Une autre fois, c’est la dysenterie qui lui fait rater la fameuse bataille de Lépante (1571). Pour finir, ce sont les Espagnols qui annulent le débarquement à Tunis auquel il devait participer. Démobilisé, démoralisé, il ne sait que faire. Alors il joue un peu... beaucoup, passionnément ! Il se perd « corps et biens » dans le jeu. Il y laisse ses armes (épée, arquebuse, poires à poudre), son manteau, sa chemise, et se retrouve parfaitement conforme à un mendiant. Alors il se croit une vocation de Capucin, parce que sa mère lui a parlé de saint François d’Assise, parce qu’il a rencontré jadis deux Capucins sur la route de Bucchianico, et un nommé Frère Ange, à San Giovanni, parce qu’il a senti sur lui la main de Dieu, qui l’a fait échapper de justesse à un naufrage. Chez les Capucins, il entre par la petite porte, d’abord comme manœuvre à Manfredonia, puis au Noviciat des Frères Convers, à Trivento, et réussit à se faire surnommer « Frère Humble », ce qui n’est déjà pas si mal. Mais il n’était pas fait non plus pour devenir Capucin.

Le premier hôpital dont il est question dans la vie de Camille, c’est l’Hôpital Saint-Jacques-des-Incurables, à Rome. Il y est venu une première fois s’embaucher comme infirmier, mais on l’a flanqué à la porte, car l’amour du jeu, à ce moment-là, était le plus fort. Il y revient malade, en 1575 et en 1579, sa blessure s’étant rouverte à deux reprises. Comme il n’a pas de quoi payer, il s’embauche à nouveau comme infirmier. Il fait donc ainsi connaissance avec la souffrance des deux côtés : du côté de ceux qui la subissent, et du côté de ceux qui la soignent.

Mais c’est là qu’il découvre un scandale permanent, et ce scandale sera le déclic, bon à déclencher toute l’énergie contenue dans cet homme. Non, on ne dit pas à un malade : « Allons, bois ça, et dépêche-toi, même si ça doit t’étouffer ! » Camille a tôt fait de repérer, parmi le personnel, ceux qui font exception, notamment le magasinier Bernardino Norcino, et l’employé à l’économat Curtio Lodi. Ce seront les deux premiers Camilliens, les chers compagnons de ses débuts. Avec eux, il formera une petite société, qui sera jugée comme une « compagnie ridicule ». Avec eux, il déménagera pour s’installer à la Madonnina des Miracles. Entre-temps, il aura donné sa démission de Directeur de l’hôpital Saint-Jacques, et reçu l’Ordination (1584). Avec eux, il ira soigner les malades d’un autre hôpital de Rome, celui du Saint-Esprit. Avec eux, il déménagera encore pour s’installer rue des « Boutiques obscures ».

Et peu à peu la semence qu’a jetée Camille va devenir un grand arbre. Le 18 mars 1586, un Bref du pape Sixte-Quint approuve la « compagnie ridicule ». La même année, elle reçoit comme signe distinctif, sur la soutane noire, une croix rouge à l’épaule droite et au côté droit – et comme maison-mère l’hospice de la Madeleine, près du Panthéon. Le 21 septembre 1591, Grégoire XIV érige la « compagnie ridicule » en Ordre : celui des « Clercs réguliers, ministres des Infirmes ». Ils ne sont plus trois, mais douze. Ils prononcent les trois grands vœux, plus un quatrième, sans aucune dispense possible : « Je vous promets, Seigneur, de servir les pauvres malades, vos fils et mes frères, tout le temps de ma vie, avec le plus de charité possible. »

De cet Ordre, Camille est naturellement le premier Préfet général. Jusqu’à ce que, – malgré un certain désaccord et déficit suscités par le Chiappino pour gâter le beau fruit enfin mûr – l’Ordre s’épanouisse et prenne des proportions vraiment catholiques : 242 profès, dont 88 prêtres, 80 novices, 15 maisons et 8 hôpitaux.

S’il fallait maintenant résumer la spiritualité de Camille de Lellis, dans ce qu’elle a de valable pour moi, qui n’ai pas fait les quatre vœux, ni même un seul, je dirais que cet homme rude, qui n’avait pas toujours bon caractère, ce bourreau de travail qui ne ménageait peut-être pas assez les forces et la susceptibilité des autres, ce pointilleux qui entrait dans tous les détails, et n’était pas principalement un mystique ni un intellectuel, transfigure tout cela pour nous donner un magnifique témoignage. C’est un homme qui a des œuvres derrière lui, mais qui ne s’embarrasse point quand elles battent de l’aile ou qu’elles périclitent, car l’esprit pour lui compte avant tout, l’esprit qui anime son action, et qui peu renaître aussi bien dans d’autres œuvres que les siennes. Camille de Lellis reste un précurseur, même si nos hôpitaux modernes sont bien mieux outillés que les siens. Notre cœur, lui, est toujours très mal outillé. La question sociale qui intéresse particulièrement Camille, celle de la maladie accompagnée de la misère, n’est pas seulement une question de justice. La justice est froide. Camille de Lellis est bouillant. Les pires obstacles ne l’ont pas arrêté : hostilité, calomnies, humiliations, cataclysmes (famines, épidémies, inondation de 1598), sans compter des souffrances physiques personnelles qui ne lui laissaient pas de répit. Au contraire, c’est cela le combustible de sa vie intérieure. À côté de lui, nous sommes éteints. Il ne reste en nous que les cendres de petits feux de paille. L’inondation du Tibre, il en préserve l’hôpital du Saint-Esprit. Se passant de la permission des administrateurs qui restent sourds, avec six Camilliens il évacue deux cents malades, les portant dans ses bras ou sur ses épaules, juste avant que les eaux n’envahissent le rez-de-chaussée. C’est plus beau que tous les discours. Un ulcère variqueux à la jambe droite, une hernie, des coliques néphrétiques, et deux furoncles sous le pied droit, il appelle ça : mes quatre miséricordes. C’est inoubliable. Et la plus belle relique de lui, ce sont peut-être ses deux sandales, qu’il a si souvent traînées sur tous les pavés. Il accepte de démissionner de son poste de Directeur de l’hôpital Saint-Jacques, il accepte que ses pouvoirs soient progressivement restreints, et finalement que la Direction même de son Ordre lui soit retirée. Mais il n’acceptera jamais qu’on néglige ou qu’on maltraite les malades, qu’on manque de charité.

Charité : voilà le grand mot lâché. La terre est belle, mais nous en faisons un « mauvais lieu ». La vie est passionnante, mais nous la prenons de travers. Il s’agit de faire bénéficier les autres de ce que Dieu nous a mis dans le cœur : un Trésor. Trésor que nous enfouissons, ou que nous gaspillons la plupart du temps. Trésor qui est dû à notre prochain, car il ne nous appartient pas. Trésor, capacité de charité. La Charité pour Camille, c’est la seule chose pour laquelle la vie vaille la peine d’être vécue. La seule chose qui rétablisse le courant voulu par Dieu, et si souvent coupé par les hommes. Tout va bien pour le Corps mystique de l’Église quand y circule le beau sang rouge de cette Charité. Rouge comme la Croix que portent les Camilliens. Rouge comme le Précieux-Sang de Jésus, que Camille demande à un peintre de lui représenter, pour l’avoir sous les yeux jusqu’à l’heure de sa mort (14 juillet 1614) : « Deux calices d’or pour y recueillir le Sang des Plaies de Jésus... deux Anges offrant au Père ces calices de Sang... peindre le Sang bien en rouge, en mettre beaucoup, afin que cette abondance me donne d’autant plus d’espoir de mon salut. »

 

 

Gilbert COROT.

 

Recueilli dans Les saints

de tous les jours de juillet, 1959.

 

 

 

 

 

 

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